HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE XI.

 

 

Barras, pour éloigner le coup d'état, amuse ses collègues et renvoie Merlin chez lui. — Sotin force les portes. — Pourquoi. — Billet du prince de C***, qui demande une audience à Barras. — Barras consulte ses collègues et Merlin, qu'il rappelle, et va au rendez-vous. — Révélations du prince de C***. — Le 18 fructidor est décidé. — Barras engage Barthélemy à donner sa démission. — Ce que Barthélemy dit à Carnot. — Fragment des mémoires de Carnot. — Nuit du 17 au 18 fructidor. — Détails curieux. — Conseil que Carnot donne à Barthélemy. — Récit complet de la fuite de Carnot. — Le général Chérin. — Carnot prétend qu'on voulait l'assassiner. — Barras me raconte les particularités de l'arrestation de Barthélemy, qui ne veut pas se sauver.

 

Cependant, et comme le disait madame de Staël, nous touchions en réalité à la catastrophe. Barras et Augereau avaient pris toutes les mesures qui en assureraient le succès au directoire, mais eux non plus n'étaient pas décidés sur le moment de la mise à exécution ; peut-être même l'aurait-on retardée avec imprudence jusqu'à l'heure où Pichegru se serait décidé à agir avec les siens ; peut-être que le laisser-aller de Barras le retenait dans une inaction funeste, bien.que d'ailleurs il eût tout décidé, lorsqu'un incident particulier précipita le dénouement de cette grande affaire. Je vais le raconter tel qu'il a eu lieu, prévenant mes lecteurs que je varierai avec certains historiens bien instruits d'ailleurs, non.sur le fond des choses, mais sur les détails et les instants ; il me semble que certains ont confondu ceux-ci ; je ne dirai pas qui, afin de ne pas me perdre en des réfutations inutiles. Je me contente de prévenir du fait, afin qu'on ne m'impute point ce tort si on me surprend à ne pas suivre pas à pas mes devanciers.

Le 16 fructidor au soir (samedi a septembre 1797), le bruit se répandit plis vivement an directoire que les conseils tenteraient le lendemain un coup d'état ; la police avait été instruite du conseil secret tenu ee même jour par les conjurés royalistes ; elle en avait prévenu simultanément Augereau et le directoire. Augereau, La Révellière et Rewbell vinrent trouver Barras, afin de régler ce qu'il fallait faire. Barras, on ne sait trop pourquoi, refusa son consentement à une attaque soudaine ; prétendit que ses mesures n'étaient pas complètes, et qu'il avait besoin de retarder jusqu'à la nuit du 19 au 20. Ses collègues et le commandait en chef de la dix-septième division le quittèrent de très-mauvaise humeur, en lui reprochant qu'il serait cause de quelque malheur. Il plaisanta, tourna leurs pressentiments en railleries, et dès leur retraite se coucha ; il en avait besoin, car depuis huit jours il passait les nuits ou à travailler ou en galanteries.

A peine se couchait-il que voici Merlin, apportant avec lui le dossier complet des proclamations, des actes, des arrêtés, des documents nécessaires, et qu'il avait rédigés et fait imprimer ou copier à l'avance, afin de les avoir prêts in moment de s'en servir. Les employés dont il s'était servi pour cette besogne étaient depuis deux jours retenus sous clef en charte privée, tant il importait de s'assurer de leur discrétion. Merlin avait été prévenu par Rewbell que le coup de main aurait lieu cette même nuit. Sa surprise fut donc extrême de trouver Barras non sous les armes, mais entre deux draps. Il eut à se débattre contre la valetaille — car celle-ci revenait au Luxembourg — pour arriver jusqu'à lui. Barras, en le voyant, se récria sur ce qu'il ne pouvait reposer un instant tranquille ; il s'emporta contre les ennuis de ses foutions ; et tout à la fois s'apitoyant sur les nuits blanches que Merlin avait lui aussi passées, lui conseilla d'aller faire comme il faisait, et de se mettre au lit, attendu que la partie était remise à trois ou quatre jours.

Merlin, étonné de ceci, n'insista pas, et partit. Oh ! pour le coup, pensait Barras, à ce qu'il m'a conté depuis, je vais sommeiller à mon aise... Point.... Voilà derechef qu'on frappe à la porte de l'appartement du directeur ; c'est cette fois le ministre de la police en personne, qui s'opiniâtre à ne pas se retirer qu'il n'ait vu Barras. Force est donc au valet d'accourir vers son maitre, qui entre dans une fureur véritable, qui veut faire jeter Sotin par la fenêtre, et qui, en résultat, ainsi qu'on en agit toujours en pareil cas, donne l'ordre qu'on introduise l'importun officiel. Sotin parle ; Barras le rudoie ; l'autre reçoit l’ondée, et puis, déroulant la matière, dit que depuis son entrée au ministère il a mis aux trousses du prince de C*** une demoiselle de vertu médiocre, mais d'habileté très-étendue ; qu'elle a si bien manœuvré autour. du gentilhomme en lui faisant espérer de l'impunité et de l'argent, qu'elle l'a déterminé à faire des révélations importantes que le prince de C*** est venu il y a peu de moments chez lui, ministre de la police, annoncer son projet, puis en même temps sa ferme résolution de ne rien avouer qu'à Barras lui-même, et au moyen d'un rendez-vous. Au demeurant, voici la copie, que je tiens de Barras, du billet écrit par ce misérable prince, à qui Dieu fasse paix :

CITOYEN DIRECTEUR,

Ma position doit vous inspirer peu de confiance : je suis émigré non encore rayé définitivement, et fils d'un ministre de celui qui s'appelle Louis XVIII et se dit roi de France. Mon père, dont il a méconnu les services et la probité, est en pleine disgrâce. J'ai sa cause à venger, et je peux sauver la république. Voulez-vous m'entendre ? mais vite, car il n'y a pas de temps à perdre ; une heure de retard peut même vous être funeste. Je suis si assuré de la gravité des révélations que j'ai à faire, que je ne crains pas de vous proposer de me retenir en otage jusqu'après avoir eu l’assurance de ma sincérité et de l'exactitude des documents que je vous apporte. Je suis dans la rue de Vaugirard sous le portique de l'Odéon, à attendre votre réponse. Méditez-la, car l'existence do l'ordre actuel est à l'attendre avec moi.

Signé C***.

 

Ceci, en effet, méritait qu'on réfléchit. Barras connaissait le personnage ; il savait sa vie désordonnée, la mauvaise réputation dont il était couvert. Était-ce une escroquerie d'un nouveau genre, ou bien savait-il véritablement quelque chose de majeur ? Il voulut prendre là-dessus d'autres avis que ceux, du ministre de la police ; il envoya simultanément courir après Merlin, qu'il faisait rappeler, et chez ses deux collègues, qu'on pria de sa part de venir le trouver ; enfin Sotin alla lui-même prévenir C*** qu'on ne tarderait pas à lui donner une réponse.

Les deux directeurs arrivèrent les premiers, et, quand on leur eut appris le cas, se récrièrent sur l'inconvenance d'un rapprochement avec un homme aussi taré ; que ses révélations prétendues cachaient un piège, le projet peut-être d'assassiner Barras, afin de détruire la majorité du pouvoir exécutif. C'était assurément manifester d'étranges craintes ; Barras ne les partageait pas. Merlin arriva sur ces entrefaites ; le cas lui fut pareillement soumis. Il fut pour l'acceptation du rendez-vous, et donna de si bonnes raisons, que les trois directeurs se rangèrent à son avis. On décida que Barras parlerait au prince de C***, mais hors du palais et dans le jardin, cette nuit même. Le ministre de la police s'en fut chercher le dénonciateur. Barras prit une paire de pistolets pour contenter ses collègues, qui l'auraient voulu voir escorter par tout un régiment de cavalerie et par quelques pièces de canon, et s'en alla au rendez-vous.

Le prince parut presque aussitôt, toujours conduit par Sotin, qui se donna les gants de cette affaire. Une conversation intime s'établit ; C*** fit d'abord ses conditions. Barras, qui en fait d'argent n'était pas ménager, promit tout ce qu'on lui demanda, bien que la caisse du directoire fût vide, et en retour obtint la connaissance du plan entier de la conspiration, le moment où elle éclaterait, ses ressources, ses ramifications, le nom des conjurés, en un mot, tout ce que C*** avait entendu par lui-même, et ce qu'il avait obtenu de la confiance loyale du duc de La Trémouille.

Les faits furent si précis, si détaillés, que le directeur dut admettre leur évidence ; il comprit que désormais le moindre retard serait fatal, et, pressé de se mettre l'œuvre, il remercia le prince, l'assura qu'on le récompenserait généreusement, et, chargeant Sotin de le reconduire, rentra an Luxembourg en toute hâte, et l'a répéta à ses deux collègues et à Merlin tout ce qu'il avait appris. On se confirma dans la nécessité d'agir promptement, et l'on ne retarda que jusqu'à la nuit suivante pour tout délai.

Les ordres définitifs furent donnés à l'instant, soit aux ministres qui étaient dans le secret, soit à Augereau et aux autres militaires sur qui on comptait, et dont 'on voulait la coopération. Barras ne dormit pas, ainsi qu'il l'avait projeté, de plus graves soins l'en empêchèrent.

Au milieu de tous ces mouvements, celui qui aurait dû être un de ceux à s'en occuper davantage, et qui, en réalité, y prenait le moins de part, fut le directeur Barthélemy ; il paraissait assister à une représentation indifférente, au lieu de se montrer en principal acteur. Ses adversaires ne pouvaient ni le haïr ni le craindre, à tel point sa douceur et son peu d'énergie leur étaient connus ; aussi ils auraient voulu pouvoir le séparer de la masse que l'on frapperait et je tiens de Barras le fait suivant.

Le 17 fructidor, dans la matinée, Barras entra chez Barthélemy, qui se montra assez surpris d'une telle visite. Barras, ayant amené la conversation sur les convulsions du moment, prit par la main son collègue, et lui dit s

Pourquoi, vous, dont les intentions sont si droites, vous, qui n'avez aucune ambition, êtes-vous mêlé à des tracasseries, à des intrigues dont les conséquences vous seront funestes ?

Barthélemy se récria sur ce qu'il appelait une supposition.

Mon cher ami, lui dit Barras, on ne peut se dissimuler que la lutte ne soit établie entre la minorité et la majorité du directoire ; il est impossible que le combat qui dure ne :se termine pas bientôt ; la majorité est déterminée à soutenir son droit par toutes les voies possibles, et elle triomphera, soyez en sûr. Elle sera alors forcée de sévir contre ses ennemis. Elle vous voit parmi eux avec peine ; croyez-moi, ou revenez à nous franchement, et nous vous recevrons à bras ouverts, parce que votre loyauté est connue ; ou, si vous croyez que l'honneur vous le défend dans ce cas, aujourd'hui même et pour tout retard, donnez votre démission ; cet acte voue placera en dehors de toute querelle, et les résultats à venir ne vous atteindront pas.

Barthélemy, surpris de cette double proposition, se refusa à l'accepter dans l'une ou l'autre de ses voies. Il répliqua que le devoir lui interdisait d'abandonner son poste ; qu'il en savait le péril, mais qu'un homme publie faisait acte de lâcheté en se retirant en présence de l'orage ; qu'il croyait être dans le bon chemin, et se flattait d'y voir revenir des collègues qu'il affectionnait toujours, malgré leurs dissentiments.

Barras renouvela ses instances, allant aussi loin que possible, sans laisser deviner l'opportunité de ses avis ; il ne put rien gagner. Barthélemy, s'il manquait de vues profondes, possédait toutes les vertus de l'honnête homme, et il aurait cru y manquer en cédant. Barras le quitta, chagrin de ne pouvoir obtenir une démission qui aurait tout arrangé. Barthélemy, peu de temps après, passa dans le cabinet de Carnot. Il trouva celui-ci congédiant un jeune officier qui, enthousiaste du républicain farouche, le suppliait, pour la seconde fois depuis le commencement de la journée, de l'autoriser à poignarder Barras. Carnot se refusait à ce crime, et tâchait d'en distraire celui qui, en voulant le commettre, pensait délivrer la France d'un de ses tyrans.

Barthélemy lui conta ce qui lui était arrivé tout à l'heure. Carnot répondit en mettant sous les yeux de son collègue un billet sans signature qu'il venait de recevoir. On le prévenait que la nui .prochaine le canon d'alarme serait tiré ; qu'à ce signal une révolution aurait lieu, et des assassins pénétreraient dans le domicile de lui, Carnot, pour le mettre à mort.

Eh ! bon Dieu, que ferons-nous ? demanda Barthélemy.

— Rien, répliqua l'autre directeur. Je me méfie de ces avis mystérieux et alarmants ; ce sont, pour l'ordinaire, des spéculations d'intérêt sur notre reconnaissance effrayée. Je crois le triumvirat plus embarrassé que nous ; il y pensera plus d'une fois avant que de mutiler par un attentat le pouvoir exécutif..

La sécurité de Carnot lui fut fatale ; il avait cependant à l'avance pris des mesures de précaution, et il s'était ménagé une issue secrète par laquelle il s'échapperait à volonté du Luxembourg, mais en même temps il avait négligé de remplir sa bourse. Il a dit lui-même dans l'un de ses écrits :

La haine des ennemis souverains de Carnot avait été prévoyante et, pour les cas ou il parviendrait à se soustraire à leurs coups, ils avaient eu la précaution de suspendre, sous des prétextes sur lesquels il ne prit jamais la peine de réfléchir, le paiement de son traitement de directeur ; de sorte qu'au i8 fructidor il avait chez lui, et pour toute ressource quelques écus, dont il n'eut pas même, au moment de sa fuite, le temps de se saisir, pas plus que de ses armes, qu'il laissa par trophée ses vaillants et généreux vainqueurs.

Barthélemy, rassuré par Carnot, ne répandit pas ailleurs les conjectures que lui avaient inspirées les supplications de Darras, à l'effet d'obtenir sa démission. Il passa tranquillement le reste de la journée, assista au conseil où les cinq directeurs se trouvèrent réunis, et pour la première fois, peut-être, la discussion ne tourna pas en aigre dispute. Ces ménage-mens de la part des trois directeurs auraient dû servir de dernier éveil aux deux autres. Ils ne leur servirent pas, bien que Carnot, dans sa réponse à Bailleul, page 155, ait dit : Dans la séance du 17, au directoire, les deux victimes désignées furent en présence de ceux qui les proscrivaient. Elle fut calme. Un sourire, il est vrai, trahit le secret du président (La Révellière) ; un poignard semblait s'élancer de chacun des angles de sa figure ; sa tête était penchée sur son épaule ; ses yeux, devenus presque opaques, regardaient obliquement ; le haut de ses joues. était agité d'un mouvement convulsif, et ses lèvres s'entr’ouvraient et se portaient en avant, comme à rapproche d'une coupe remplie du sang de sa victime.

Cependant les directeurs et Augereau activaient leurs dispositions ; elles furent toutes amenées à point, sans que Dossonville ni ses agents en eussent une connaissance positive. Le corps législatif délibérait sur le bord de l'abîme. La nuit vint, et avec elle commença l'exécution du plan d'attaque. Le jardin du Luxembourg se remplit d'une multitude de jacobins, de coupe-jarrets, d'officiers à mauvaise réputation ; tous gens de main, et capables de tout ce qu'on exigerait d'eux. Carnot prétend qu'ils avaient la mission de l'assassiner.

Un message d'une personne affidée le prévint, vers onze heures du soir, de ce qui se passait dans le jardin. Peu après arriva le commandant supérieur de la garde du directoire, qui sans doute n'était pas dans le secret de la conspiration, car il vint apprendre à Carnot ce que Carnot savait déjà de ce mouvement de tant de personnages à figures sinistres, et qui, sur son interpellation, avaient refusé d'évacuer le jardin. Carnot lui demanda pourquoi il s'adressait à lui, qui n'était plus président ? L'officier répliqua que La Révellière n'était pas dans le palais — la frayeur, au moment du choc vertu, lui avait fait chercher une retraite dans une maison écartée —, et que dans ce cas il avait cru devoir rendre compte de ceci au dernier président en fonction. Carnot alors donna l'ordre par écrit de renvoyer ce monde, qui obéit, on ne sait trop pourquoi, et qui alla se réfugier chez un affidé, dont la demeure était proche du Luxembourg. Carnot, jusqu'à une heure du matin, conserva cette sorte d'autorité.

Barthélemy avait passé la soirée à jouer au trictrac ; on lui rendit compte des mouvements qui avaient lieu, et il vint s'en entendre avec son collègue. Là, tous les deux comprirent que le coup d'état était en action, et Barthélemy demanda quel parti il y avait à prendre.

Celui, pour vous, de la fuite, repartit Carnot, si vous ne voulez être assassiné ou arrêté au moins.

Barthélemy, peu rassuré, et voyant que sa résistance serait inutile, ne voulut aucunement se soustraire à sa destinée. Il rentra chez lui, et y attendit ce qu'on voulait faire de sa personne. Carnot, qu'un aide-de-camp d'Augereau était venu visiter sous un prétexte futile, mais afin de s'assurer s'il était au Luxembourg, se jeta tout habillé sur un lit de camp, placé dans Une alcôve construite dans la salle à manger, et bien cachée par la boiserie.

Vers deux heures du matin, l'officier supérieur de la garde se présenta à l'appartement de Carnot pour l'y arrêter. Il frappe, on ne lui répond point ; la porte est verrouillée ; il n'ose prendre sur lui de l'enfoncer, et retourne vers Barras, alors avec Rewbell, et qui faisaient chercher La Révellière, qu'on ramena plus mort que vif de la maison où il s'était renfermé. Barras, aussitôt, appelant le général Chérin, nommé tout nouvellement commandant suprême de la garde du directoire, lui enjoignit d'arriver à Carnot, et de se saisir de lui, dit-on hacher la porte, si on ne pouvait rouvrir autrement. Chérin ne balança pas à se charger d'une mission pareille. Il va, suivi d'un groupe d'officiers et d'un gros de soldats, arrêter illégalement le directeur. Il frappe ; cette fois on ouvre ; c’est Allent, le secrétaire de Carnot, qui, par une feinte précise, le conduit, non à l'alcôve cachée où son patron a reposé, mais vers son lit ordinaire, encore chaud, dit-il dans son procès-verbal, ce qui n'est pas vrai, car le directeur ne s'y est pas reposé. Il fait des recherches actives et multipliées dans le reste de l'appartement ; ses investigations sont vaines, Carnot a disparu. Chérin se désole ; on doutera de son zèle, on suspectera sa fidélité ; il ne se trompe pas ; on ne lui tiendra aucun compte de son excès d'obéissance, et, comme ïl ne peut arrêter le directeur, il sera remplacé et mis à l'écart peu de jours après.

Carnot, au premier appel hostile de ses ennemis, s'est relevé, et, dans un appareil de toilette un peu négligé, a pris le chemin d'une porte dérobée qu'à l'avance il avait fait ouvrir par mesure de précaution. Elle conduit dans un jardin particulier, qu'il traverse, et une autre issue le mène hors du Luxembourg. Voici dans quels termes lui-même raconte cet incident de sa vie aventureuse :

Le Luxembourg était cerné par une quantité immense de troupe et d'artillerie ; niais je trompai la vigilance des sbires en ce que je m'étais ménagé à l'avance une issue qu'ils ne connaissaient pas. J'en tendis le canon d'alarme au moment où je venais de fermer la dernière porte ; et, avec deux pistolets dans la main, j’errai environ trois heures dans la ville, pour pouvoir gagner l'asile où je me réfugiai par des rues détournées, afin d'éviter les corps-de-garde et les postes militaires, qu'on avait multipliés. Rewbell entra dans un accès de rage contre l'officier porteur du mandat d'arrêt, et Barras eut l'inconcevable lâcheté d'aller avec ses soldats arrêter le débile Barthélemy.

Carnot, autre part, accuse formellement ses collègues d'avoir voulu attenter à ses jours ; car il a écrit en plainte formelle la phrase suivante :

Le moment de l'assassinat de Carnot devait être celui des mouvements concertés depuis longtemps, et le canon d'alarme ne fut tiré par les conjurés que quelque temps après que son évasion rie fut plus douteuse.

Tandis que Chérin accepte et exécute la mission coupable de s'emparer de Carnot, Barras se charge de celle non moins odieuse de saisir également Barthélemy. Il le fit, m'a-t-il répété dix fois, par égard pour ce collègue, que tous aimaient, jusqu'à ses ennemis, et je vais répéter mot à mot ce que je tiens sur ce fait de sa bouche.

Nous ne fûmes pas fâchés de la fuite de Carnot. Quoi que depuis il en ait dit, elle nous sauvait d'un grand embarras, celui de punir un homme aussi recommandable, et que Bonaparte d'ailleurs pourrait bien s'aviser de protéger, ne fût-ce que pour nous faire pièce. On aurait. pu le saisir tant qu'il demeura à' Paris et en France ; et, si on ne le fit pas, c'est parce qu'il nous plut de ne point le faire ; croyez-en là-dessus ma parole beaucoup pins que toutes ses allégations. Nous dîmes entre nous trois : Qui enverrons-nous à Barthélemy ?Vous devriez aller vers lui, dis-je à Rewbell. Rewbell en eut de la douleur, peut-être même de la honte. Eh bien, ajoutai-je, je vous rendrai ce service. Me voilà donc en chemin vers son appartement. Je dis à un de ceux qui m'accompagnaient de frapper ; il obéit, et aussitôt on répond. C'est de la part du directoire, réplique mon homme. Soudain on ouvre ; j'entre le premier. Où est le directeur ? demandai-je. — Dans son cabinet. On nous y conduit ; j'entrai ; il venait de se relever. Qu'est-ce ceci ? me dit-il. — Ma foi, mon cher collègue, une mauvaise nouvelle que j'ai à vous annoncer. Vous avez voulu lutter contre nous, l'avantage nous est resté, et nous en profitons très à regret, toutefois en ce qui vous concerne. — Où est Carnot ? — Sauvé. — Tant mieux. — Écoutez, lui dis, je en m'approchant de lui et en baissant ma voix, si son exemple vous tente, nous ne sommes pas gens à nous y opposer, peut-être même vous feriez bien. Je vais placer des sentinelles aux entrées principales de votre appartement ; les derrières resteront libres. Cela vous tente-t-il ?Non. Si on veut me donner un passeport pour Hambourg, sous mon nom, à la bonne heure, et avec la faculté de sortir d'ici en plein jour. — Nous ne le pourrions sans nous donner tort, et nous tenons à avoir raison. — Dans ce cas, je suis votre prisonnier. — Réfléchissez bien. — Ma détermination est formelle je reste, et proteste contre ce qui se passe. — Adieu donc. Ne nous accusez plus de l'avenir qui vous est échu. Barthélemy leva les yeux et les mains au ciel, s'écria : Ô ma patrie ! Et moi, qui le vis faisant du pathos, et qui avais ailleurs de la besogne, je lui dis adieu et sortis. Nous ne nous sommes plus revus.

Le ministre de la police, à qui on laissa le soin de le conduire au Temple, le catéchisa encore, le conjura même de nous délivrer de sa personne, essaya de lui faire peur de la déportation, de la mort même. Il y a souvent des âmes de bronze dans des corps débiles et un courage moral supérieur là où manque toutefois l'énergie. Barthélemy nous le prouva, et je vous assure que la nécessité de le traiter avec rigueur empoisonna pour nous le succès de cette nuit heureuse.