HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE X.

 

 

Le 16 fructidor les députés royalistes se rassemblent. — Détails de leur conférence. — Proposition de Willot. — Combattue par Pichegru. — Liste des directeurs provisoires nommés par Louis XVIII. — Cause de la mauvaise humeur de Pichegru. — Colère du directoire contre Bonaparte. — Qui vent se rapprocher de Carnot. — Lettre que celui-ci lui adresse. — La réponse de Bonaparte est escamotée par La Révellière. — Barras en fournit la preuve sans le vouloir. — Madame de Staël en mouche du coche. — Son directoire. — Son citation. — Ce qu'elle veut que je mande à Bonaparte.

 

Les manœuvres du directoire ne pouvaient être tellement cachées qu'il n'en transpirât quelque chose. La frayeur d'ailleurs suffit seule â porter de plus en plus l'épouvante dans les âmes qui commencent déjà à ne pas compter sur leur fermeté. Il revenait de toutes parts aux clichiens que le pouvoir exécutif allait fondre sur eux ; cette certitude, appuyée sur des mouvements de troupes sur les allées et venues de ces gens qui se remuent toujours aux environs des grandes catastrophes, apportèrent une telle conviction dans l'esprit des conjurés, qu'ils se mirent à délibérer sur ce qu'il fallait faire.

La réunion eut lieu chez le général Willot, rue du Cherche-Midi, n° 295. Pichegru s'y trouva avec Henri La Rivière, Job Aymée, de La Rue, Imbert Colonies, Camille Jordan, Mersan, Lemerer, Madier, Vaublanc, Lafond-Ladébat, des anciens, ainsi que Murinais, Rovère, Tronçon du Coudray, formèrent le noyau du comité, dans lequel parut aussi et pour la première fois l'abbé de Montesquiou.

Camille Jordan, nommé rapporteur, fit un tableau de la situation de Paris, que rembrunit encore Dossonville, pareillement présent. Ils ne dissimulèrent pas que le directoire avait tout disposé pour une prochaine attaque ; il représenta que le moindre délai serait fatal.

Willot, prenant la parole, dit alors que la victoire appartenait presque toujours à l'assaillant ; que c'était être à moitié vaincu que de se résoudre à soutenir la première attaque. Si on mien croit, ajouta-t-il, cette nuit même, et à une heure 'convenue, les conseils se rassembleront, tandis que je me chargerai à la tête de leur garde de marcher sur le Luxembourg, où nous nous déferons des trois directeurs qui forment la majorité.

Pichegru parla dans le même sens, ajoutant qu'il ne demandait que trois cents hommes pour enlever cette nichée de jacobins mais il ajouta que le péril ne lui paraissait pas aussi rapproché qu'on voulait le montrer, qu'il savait dei science certaine que, si un coup de main avait lieu de la part du directoire, il ne pourrait avoir lieu avant le 20 ou le 21 fructidor ; que jusque là il était en mesure d'assurer que les adversaires se tiendraient tranquilles. Il parlait ainsi, se fondant sur la conversation trompeuse qu'il avait eue avec R***. Il finit en conseillant de reculer jusqu'à la nuit du 19 au 20 l'attaque demandée par Willot avec tant d'insistance.

La plupart des assistants manquaient de cette énergie qu'il faut posséder pour entamer la guerre civile : Ces hommes, si belliqueux à la tribune, redoutaient singulièrement le combat plus rude qu'il faudrait livrer dans les rues ; ils ne furent donc pas fichés que Pichegru, dont certes la bravoure ne pouvait être suspectée, reculât l'instant décisif ; tous opinèrent dans son sens, et la partie fut remise à la nuit fixée par le général. J'ai appris plus tard, de Camille Jordan, un autre motif du refus de Pichegru de prendre subitement l'initiative. L'abbé de Montesquiou, avec une rare maladresse, fit connaitre les intentions de Louis XVIII, gin ordonnait la formation d'un gouvernement provisoire, que jusqu'à sa rentrée on déguiserait sous le nom de directoire exécutif ; voici la liste des cinq membres qui le composeraient l'abbé de Montesquiou, président ; le duc de la Trémouille, Barthélemy, Barbé-Marbois et Boissy d'Anglas ; et de Pichegru pas un mot. Le mécontentement de celui-ci fut extrême ; il s'en expliqua avec aigreur, et je suis demeuré surpris, en lisant les mémoires de Fauche-Borel, de ne pas y trouver trace de cette anecdote et des paroles de colère que le général laissa-échapper devant lui. Fauche-Bord me les cita en 1814, il me les rappela plus tard ; comment les a-t-il oubliées en écrivant, ou quelle cause lui a fait faire cette nouvelle concession à une royauté qu'il a si bien servie et qui l'en récompensa si mal ? il Lut que j'aie avec lui une explication sur ce point. J'ajouterai en note ce qu'il me dira là-dessus[1].

Dès que Pichegru eut pu lire clairement dans l'ingratitude royale, VI en ressentit un dépit qui paralysa ses bonnes intentions ; se trouva moins de zèle à combattre pour une cause qui déjà le plaçait en seconde ligne, lui qui était cependant la cheville ouvrière de-l'entreprise. Je présume que cette liste était au fond une étourderie (je tranche le mot), plutôt qu'un acte déterminé de rejeter Pichegru à la seconde place. Quoi qu'il en soit, elle causa un mal infini # car je ne voudrais pas assurer qu'elle n'eût été la cause de tout ce qui survint après ; non que pareillement je sois persuadé que Pichegru eût triomphé. La partie du directoire était bien liée : il avait pour lui l'élite des généraux l'armée de Hoche aux portes de Paris, tous les jacobins, toute la canaille des faubourgs dans la ville, et en arrière Bonaparte, son génie et ses soldats ; c'était sans doute une masse de ressources immenses ; mais qui peut répondre d'un caprice de la fortune et d'un mouvement chaudement mené ?

Quoi qu'il soit, et quelle que fût la cause influente, il est certain que Pichegru ne se remué pas, qu'il paralysa l'activité de Willot, et que la victoire dès lors passa du côté des trois directeurs. La chose qui embarrassait te plus ceux-ci était qu'ils manquaient d'argent. Les trois millions promis par Bonaparte et demandés si instamment n'arrivaient point-, et chaque minute de retard devenait une semaine de désavantage ; on était pressé dans l'étau de diamant de la nécessité en sortir était impossible. Barras et ses collègues fulminaient contre Bonaparte, qu'ils accusaient de jouer un double jeu. L'accusation était fondée. Bonaparte même en se décidant pour la majorité du directoire, hésitait encore ; j'en trouve une preuve dans les délais qu'il mit à envoyer l'argent, qu'il n'envoya définitivement pas, et par la correspondance toujours continuée avec Carnot, malgré les sujets de plainte que réciproquement ils élevaient l'un contre l'autre.

Lavalette avait reçu de son général, en venant à Paris, l'ordre de voir Carnot. Il prévint à plusieurs reprises ce directeur que son aide-de-camp viendrait prendre ses ordres. Lavalette, en homme de sens, se conforma aux instructions de Bonaparte, et Carnot, satisfait de ces prévenances, crut devoir écrire au vainqueur de l'Italie la lettre suivante, datée du 30 thermidor an V (17 août 1797).

Je ne vous entretiendrai pas, cher général, des prétendus dangers que court en ce moment la république ; si ces dangers ne sont pas nuls, ils sont au moins centuplés par la peur. La peur fait prendre de part et d'autre des mesures extravagantes, et c'est dans ces mesures qu'est le véritable péril pour les spectateurs ; il y a de quoi rire de ces terreurs paniques et réciproques : on peut dire que les deux factions ont le cauchemar ; chacune d'elles s'arme pour combattre des moulins à vent. La seule chose à craindre, c'est que, lorsqu'elles seront armées sans savoir pourquoi, elles ne se trouvent en présence et ne se battent réellement ; mais on commence à s'éclairer ; la peur a fait le mal, la peur en sera le remède,

J'ai vu plusieurs fois votre aide-de-camp Lavalette, pour lequel vous m'avez écrit ; c'est un homme d'esprit, qui m'a paru très-sage : je serai fort charmé s'il m'est possible de faire quelque chose pour lui.

Ce qui à travers l'exaltation, la folie de nos don Quichottes, fixe l'attention des hommes raisonnables qui veulent enfin un terme aux maux de la patrie, c'est l'expectative de la paix ; tous, mon cher général ont les yeux fixés sur vous. Vous tenez en vos mains le sort de la France entière. Signez la paix, et vous la faites changer de face comme par enchantement. Je sais quelles sont à cet égard vos bonnes intentions ; je sais que c'est la mauvaise foi seule de l’empereur qui a retardé un événement si désirable ; mais puisque enfin l'empereur semble vouloir se rapprocher et conclure séparément, ne laissez pas échapper l'occasion. Ah ! croyez-moi, mon cher générai, il est temps de couronner vos travaux militaires. Faites la paix ; il ne vous manque plus que ce genre de gloire. Ne remettons pas la république en problème ; songez qu'elle en sera toujours un jusqu'à la paix. Dussiez-vous la faire sur les seules bases du traité préliminaire de Léoben, concluez-la ; elle sera encore superbe ; elle le sera aussi pour l'empereur à la vérité, mais qu'importe, la paix pourrait-elle être solide, si elle était onéreuse pour lui ? L'empereur ne devient-il pas notre ami naturel, et forcé par sa position géographique du moment que la pomme de discorde qui était dans les Pays-Bas se trouve enlevée ? D'ailleurs son agrandissement ne donne-t-il pas de la jalousie à ses voisins, à la Russie ; aux Turcs, au roi de Prusse ? Ses nouvelles possessions ne lui semblent-elles pas des embarras qui de longtemps l'empêcheront de s'occuper de nous ? Je ne vois qu'une seule précaution à prendre, c'est de vous ménager l'occupation de l'Italie même le plus longtemps possible ;  et en tout état de cause ne consentez à l’évacuer qu'après le traité fait et ratifié par François II, tant en sa qualité de roi de Hongrie et de Bohême, qu'en sa qualité d'empereur et chef de la confédération germanique ; en un mot, vous devez rester maitre du pays jusqu'à ce que la paix continentale ait lieu de fait. Il me semble que cela peut se faire aisément ; et alors, mon cher général, venez jouir des bénédictions du peuple français tout entier, qui vous appellera son bienfaiteur ; venez étonner les Parisiens par votre modération et votre philosophie. On vous prête mille projets plus absurdes les uns que les autres. On ne peut pas croire qu'un homme qui ne fait que de grandes choses puisse se réduire à vivre eu simple citoyen. Quant à moi, je crois qu'il n'y a que Bonaparte, redevenu simple citoyen, qui puisse laisser voir le général Bonaparte dans toute sa grandeur.

Croyez-moi, mon cher général, le plus inviolable de vos amis.

Signé CARNOT.

 

J'ai tenu à rapporter toute cette lettre d'abord, pour montrer que Bonaparte, tout en sachant que le directeur le jalousait en secret, persistait à son égard dans le développement de la règle de conduite dont il m'avait l'ait part avant d'aller en Italie ; qu'il travaillerait de tous ses moyens à ramener à soi ses ennemis avant que de se déterminer à les traiter avec dureté ;' et ensuite pour prouver aussi que Carnot, bien qu'il craignit le général et se défiât de lui, cherchait à le lui cacher dans sa correspondance. Sait-on pourquoi tous les deux agissaient ainsi ? c'est qu'au fond, s'ils ne s'aimaient pas, ils ne pouvaient du moins se refuser leur estime réciproque.

Lavalette, qui trouvait son avantage à entretenir cette bonne intelligence, ne fût-elle même qu'apparente, vint le 12 fructidor chez Carnot, et lui dit, après avoir causé avec lui& diverses affaires qu'ils avaient à traiter ensemble :

Enfin, citoyen directeur, j'espère qu'il ne vous reste plus aucun motif de défiance contre mon général, et que vous êtes complètement rassuré au sujet des nuages qu'on armait élevés contre vous dans son esprit. Il a été si satisfait de votre dernière lettre, de vos expressions franches et amicales, que, dans celle que je viens de recevoir aujourd'hui, il m'annonce vous avoir écrit de manière à ce que le même courrier vous a apporté cette preuve de sa réconciliation sincère ; il ajoute que sa politique est conforme à la vôtre, tant pour ce qui a lieu au dedans qu'au dehors.

Carnot, charmé de ces paroles, témoigna combien elles plaisaient à son cœur, mais ajouta en même temps que la lettre annoncée ne lui était point parvenue. Lavaient, en réponse, persista à soutenir son envoi. Carnot alors alla aux informations au secrétariat du directoire, il n'obtint aucune nouvelle de cette missive, ou perdue, ce qui n'était guère possible, ou soustraite, ce qui était vrai ; il soupçonna coupable du fait La Révellière, et il avait raison.

J’ai dit que Barras, aux derniers moments avant le coup d'état, se piqua un peu contre moi de mon refus à ne pas vouloir l’aider à tromper Pichegru, que je le vis moins jusqu'après l'événement. Cependant la chose n'alla pas à une rupture ouverte, il savait qu'on devait me ménager à cause du général Bonaparte et le 15 ou 16 fructidor il me dit en passant :

Nous n'aurons pas l'argent d'Italie, le général n'est plus pour nous.

— Comment le savez-vous ? demandai-je ; ceci ne serait-il pas le résultat d'une intrigue ?

— Non, non, il se rapproche de Carnot. Il lui mande que leur façon de voir en politique est absolument semblable. Oh ! nous sommes bien informés.

Barras s'arrêta sans pousser plus loin la confidence ; mais, malgré sa réserve, il m'en apprit plus qu'il ne voulait sans doute. Lavalette la veille au soir, m’ayant fait part de la disparition de la lettre de Bonaparte à Carnot, il me fut facile de reconnaitre que, si elle n'était pas parvenue au directeur dont elle portait l'adresse, du moins n'avait-elle pas été perdue pour tout le directoire. Je me contentai de répondre à Barras :

Je ne crois point que le général vous joue, mais je doute qu'il soit satisfait du choix de votre nouveau ministre de la guerre. Vous ne pouviez ignorer comment il a mécontenté Scherer quand il a reçu de lui les explications sur l'état de l'armée d'Italie. Il est naturel qu'il range Scherer au rang de ses ennemis, et, par conséquent, qu'il le voie de mauvais œil investi d'un portefeuille, qui le mette lui Bonaparte, dans une sorte de dépendance de quelqu'un qu'il a violemment offensé.

Barras me répliqua :

C'est la faute de Rewbell ; il a tenu à nous bombarder, Scherer son ami ; et le moyen résister toujours à un homme qui veut fortement et avec persistance une chose ? on cède de guerre lasse, et presque toujours on fait mal.

Je reconnus dans cette excuse le fond de faiblesse naturelle du caractère de Barras.

Nous finîmes là notre conversation, d'au. tant que madame de Staël entra. Bon Dieu ! qu'elle était affairée ! Nous étions une trentaine dans le salon, directeurs, législateurs, fonctionnaires, militaires, simples particuliers. Eh bien, nous fûmes tous appelés successivement, et nous eûmes avec elle notre causerie secrète in fiochi, sorte de mystère public qui plaisait beaucoup à madame de Staël.

Sa fantaisie dans ce moment était entièrement anti-royaliste et toute pour la république. Elle intriguait contre les conseils de son mieux. Quand mon tour vint :

Nous touchons à la catastrophe, me dit-elle, le directoire triomphera ; je lui ai pré-par é les voies ; il me devra de la reconnaissance et sera ingrat, afin de rentrer dans la règle n'importe ; j'aurai fait mon devoir, et mon esprit sera satisfait.

Je ne compris pas trop ce que son devoir était dans cette affaire. Mais j’eus garde de le lui demander, nous n'eussions pu nous entendre. Elle, sans me laisser le loisir de répliquer, poursuivit :

Il faut que Bonaparte profite de-ceci. Je veux qu'on le fasse directeur très-incessamment. Je veux qu'il entre là, avec Barras, que je conserve, Sieyès, Talleyrand, Constant et lui ; la république sera parfaitement administrée.

Alors, cher Cinéas, glorieux et contens,

Nous pourrons rire à l'aise et prendre du bon temps.

 

Ce fut par cette citation de Boileau qu'elle acheva sa période étourdissante, qui m'assomma. J'admirai comment une femme, dont la raison était supérieure, pouvait s'attacher à jouer la mouche du coche y et les projets absurdes qu'elle formait. Aucun mot ne put sortir de mes lèvres je m'inclinai seulement, il ne lui en fallait pas davantage, et poursuivant :

Mandez à votre ami ce qui se passe, ce que je fais pour lui, qu'il sache bien l'intérêt que je lui porte ; il y a des nuits où ses triomphes troublent étrangement mon sommeil ; il y aura de la sympathie entre nous, j'en suis certaine.

Je me tus encore, que répondre à de telles pauvretés ? J'étais au supplice ; par bonheur que j'avais été appelé le vingtième, et qu'elle devait tous nous passer en revue. Cette nécessité la contraignit, à ma grande joie, à se séparer de moi. Je pus m'éloigner sans compromettre ma prudence, et sans faire devant elle un abandon complet de mon simple bon sens.

 

 

 



[1] Il s'est tué !!!