Je réfute en passant certains historiens. — Ce que pensaient les directeurs. — Ils accueillent Augereau. — Conciliabule de généraux. — Agitation dans Paris. — Le général Willot attaque encore le directoire. — Adresse de la vingt-neuvième demi-brigade. —Scène violente au directoire. — Récriminations violentes qui ont lieu. — Scherer ministre de la guerre. — Sotin ministre de la police. — Madame de Staël intrigue entre les deux partis. — Anecdote à ce sujet. — Talleyrand ne veut pas la paix. — Mot patriotique de Kléber. — Rapports de La Valette à Bonaparte peu favorable au directoire. — Barras se plaint de Bonaparte à moi. — Malo faisant une scène à La Révellière est chassé à coups de balais. — Les collègues amis de Barras se méfient de lui. — Ils ont tous les trois une explication satisfaisante. — Conseil secret tenu entre le directoire et ses principaux affidés. — Mot sanglant de Rewbell. — Rouerie de Barras à l'aide de R*** envers Pichegru. — Les conjurés se réunissent. — Dossonville. — Ce qu'il a été. — Décousu et frayeur de la conjuration.Certains ont prétendu que la majorité du directoire, et au moins Rewbell et La Révellière, avaient vu avec peine Augereau venir leur offrir sa coopération ; que son exaltation patriotique, ses jactances, ses paroles de menaces et toutes empreintes du type jacobin, leur avaient fait peur, et qu'ils s'employèrent à le calmer, à l'adoucir, à lui faire comprendre qu'on aspirait à une révolution à l’eau de rose et point sanglante, et que paie degrés et au moyen d'adroites flatteries on parvint à contenir sa turbulence ; toute cette assertion m'a paru complètement fausse, à. moi qui ai vu les choses de près et dans l'intimité du directoire ; il ne fut au contraire nullement fâché d'avoir à sa disposition une sorte d'ogre, un vrai mangeur d'hommes, propre à épouvanter ses ennemis. On caressa sans doute Augereau mais dans le seul but de le maintenir dans son exagération ; on l'excita à ne voir de plus en plus dans les clichiens que les ennemis de la patrie et les siens en particulier. Il y a des gens qui depuis peu écrivent l'histoire moderne de France dans l'intérêt de leur coterie particulière ; on est convenu, par exemple, depuis quelque temps, de réhabiliter les membres du directoire. Tous, à entendre ces écrivains, ont été d'habiles génies, et peu s'en faut qu'on ne fasse de La Révellière un Numa, de Rewbell un Socrate, de Moulin un autre Bonaparte et du bonhomme Gohier un second Washington. La vérité est que tout ce monde-là ne dépassa jamais la médiocrité la plus médiocre, et qu'à part Carnot pour la spécialité militaire et Barras pour celle de la politique extérieure, tous les autres directeurs furent de pauvres sires. Je ne prétends pas faire de calembour. Une preuve de ce que j'avance touchant les dispositions du directoire à l'égard d'Augereau est l'empressement qu'il mit à le nommer dès son arrivée au commandement de la dix-septième division militaire, dont Paris faisait partie, et qui, dans ce moment, manquait de chef supérieur. Le directoire, en outre, autorisa — je parle toujours de la majorité — autorisa dis-je autour d'Augereau la formation d'une sorte de conseil secret, composé d'une douzaine de généraux attirés aussi à Paris par l'espoir d'entrer pour quelque chose dans le coup d'état qui se préparait. Il y avait là Cherin qui, de chef d'état-major de l'armée de Hoche, devenait commandant de la garde du directoire — ce fait devenait significatif — ; Bernadotte, autre envoyé dans ce moment de Bonaparte, avec la commission apparente d'apporter les drapeaux conquis par les héros de l'Italie, et qu'on n'avait pas expédiés en totalité ; Kléber, ce géant des braves, soit au moral soit au physique ; Lefèvre, Lemoine, Humbert, etc. Là. on discutait des meilleurs moyens d'attaque et 'de résistance, et on préparait une opposition armée aux attaques constitutionnelles des conseils. Ceux-ci les recommençaient avec une nouvelle véhémence. Des officiers des jacobins, marchant avec eux d'intelligence, insultèrent, frappèrent et égorgèrent même quelques muscadins, c'était le sobriquet appliqué aux fashionables du temps. Cette jeunesse, plus ardente que courageuse, irritait le reste impur des sans-culottes, et ne savait que mal se défendre lorsqu'on tombait sur elle. Ceci servit de texte au général Willot, qui, en outre, dénonça de nouvelles marches de troupes dans le rayon constitutionnel, et l'exagération des adresses de l'armée d'Italie, portée il est vrai au comble. On en jugera par la lecture de celle de la vingt-neuvième demi-brigade, qui tombe sous ma main. CITOYENS DIRECTEURS, De tous les animaux produits par le caprice de la nature, le plus vil est un roi, le % plus lâche est un courtisan, et le pire est un prêtre. Quel sentiment a dû animer la vingt-neuvième demi-brigade légère, lorsque son oreille a été frappée des cris de sa patrie ?... celui d'une vengeance terrible... Quoi ! des scélérats marchandent, négocient, mettent à prix notre liberté !... Il faut un roi, disent-ils. Eh bien ! va, cours, tu en trouveras en Allemagne et ailleurs... ; tu désires un maitre, nous n'en voulons d'autres que la loi. Si les coquins qui troublent notre chère France ne sont pas. bientôt écrasés par les moyens que vous possédez, appelez l'armée d'Italie, appelez la vingt-neuvième demi-brigade, elle aura bientôt, à coups de baïonnettes, chassé, balayé chouans, Anglais, etc. ; tout fuira, notre victoire est certaine. Oui, citoyens directeurs, oui, nous jurons de poursuivre ces faux frères, ces assassins, jusque dans la garde-robe de leur digne patron Georges III, et nous finissons par vous assurer que le club de Clichy subira le même sort que celui de Raincy. De pareilles pièces devaient déplaire aux royalistes ; ils réunirent leurs efforts ; et, pour punir le directoire, qui provoquait ces adresses, un message impératif en réclama le châtiment, et exigea en même temps une explication dernière et entière, relativement à la marche des troupes. Il fallut répondre. Une scène affreuse eut lieu au sein du directoire ; Barras injuria Carnot qui lui répondit vivement ; il lui reprocha qu'après avoir été de la faction d'Orléans, il était passé dans celle de Brissot. Et toi, s'écria Barras, tu as demeuré dans celle de Robespierre et à ce titre signé la mort de tous tes amis. — Je ne les ai pas trouvés du moins parmi les galériens de Toulon, riposta Carnot en faisant allusion à une phrase célèbre d'une lettre de Barras. — C'est à toi, dit celui-ci, que nous devons l'infâme traité de Léoben. — Et à toi que la France devra la guerre civile et étrangère. Barras riposta : Si on avait couché sur le carreau, au 13 vendémiaire, un plus grand nombre de royalistes, la révolution ne serait pas au moment de périr aujourd'hui. — Allons, allons, citoyens, dit Rewbell, ne vous emportez pas ainsi ; nous avons besoin d'un bon accord pour bien gouverner ; nous sommes sans argent, et peut-être faudra-t-il lever soixante millions d'emprunt forcé sur Paris, et en vingt-quatre heures. Carnot, à cette proposition, ne pouvant plus se contenir, s'écria, avec une véhémence plus extrême : Vous voulez donc mettre à l'ordre du jour la terreur et la mort ? — Je voudrais qu'elles y fussent déjà, répondit Rewbell ; je n'ai jamais eu qu'un reproche à faire à Robespierre, c’est d'avoir été trop doux. Barras répéta son mot favori : Nous n'en serions pas là si nous avions mieux châtié les Parisiens au 13-vendémiaire. On revint au motif principal de la discussion, le message-à adresser aux cinq-cents. Carnot et Barthélemy k taxèrent de mensonge patent, et lorsque l'on recueillit les voix, non seulement ne l'approuvèrent point, mais encore refusèrent de le signer. Ceci rompit l'homogénéité du directoire ; il y en eut deux au lieu d'un, et la catastrophe à intervenir devint inévitable. Le message, loin de satisfaire les députés, lei anima davantage ; ils recommencèrent à vouloir agir, à tenter eux aussi un coup d'état ; ce fut un moment décisif dont ils ne surent pas profiter. Tout le profit en demeura au triumvirat directorial. Le ministère, d'ailleurs, à peine installé, fut au moment de se dissoudre ; il fallut au moins le renouveler en partie. 'Hoche, n'ayant pu accepter le portefeuille de la guerre, on le remit au général Scherer, à qui Rewbell voulait procurer un dédommagement de la perte du commandement en chef de l'armée d'Italie, qu'on lui avait enlevé pour le transporter à Bonaparte. Lenoir La Roche ne demeura pas non plus à la police ; il y avait contre lui une irritation trop vive dans les conseils, qui lui reprochaient avec juste raison ses placards contre eux ; il abandonna la place, et on y appela Sottin, homme obscur avant sa nomination, et qui n'a pas eu plus d'éclat après sa sortie du ministère. C'était un révolutionnaire à demi, un personnage sans caractère connu ; on alla le chercher au commissariat central près le département de la Seine, et on l'investit d'un ministère bien difficile dans la circonstance surtout. Mais ce ne devait pas être lui qui serait le quos ego de cette tempête, soulevée avec tant de violence par toutes les passions humaines ; il fallait une influence bien autrement puissante ; où la trouverait-on ? Une femme se présenta, et conçut la pensée de débrouiller ce chaos d'intrigues, de trames, de perfidies, d'attaques directes, de menées fallacieuses d'espérances sans fond, d'ambitions délirantes et déchainées, de haines, de calomnies, de mensonges, en un niot impossible à comprimer, à rendre sages, et surtout muets. Ce fut madame dé Staël. Je la rencontrai au jardin de Mousseaux alors fort à la mode pour les promenades du matin ; elle était avec madame Récamier, alors dans tout l'éclat de sa beauté superlative, trainant autour d'elle une foule nombreuse, et où, malgré la médisance, il y avait plus d*admirateurs que d'adorateurs. Madame Récamier avait autant de grâces que de charmes, et alitant d'esprit que de bonté. On allait à elle par entraînement, et on y restait retenu par le lien de ses qualités aimables. Sa grande liaison avec madame de Staël, ou plutôt leur amitié ne faisait que de commencer ; c'étaient aussi les inséparables. Dès que la fille de Necker m'eut aperçu, elle quitta le bras de Tallien qui, depuis la conspiration de Grenelle, ne faisait guère parler de lui, tant avait été grande sa frayeur ; et la dame vint à moi, en me faisant signe de venir à elle. Dès que je l'eus rejoint, elle m'entraina en dehors de la société, et nous nous enfonçâmes dans le bois. Là, madame de Staël prenant la parole : Eh bien, me dit-elle, les affaires vont mal ? Moi. Comme le veut la Providence. MADAME DE STAËL. Il faudrait tâcher que la Providence les voulût en meilleur état, et vous occuper, ainsi que je le fais, de raccommoder les cartes ; elles sont furieusement brouillées. Parlez à vos amis les royalistes ; faites-leur entendre raison. Attaquez aussi Barras. Quant à moi, je me démène comme un beau diable dans nn bénitier. MOI. Vous êtes parfaite. 192-HISTOIRE SECRkT13 MADAME DE STAËL. J'aime la France ; c'est ma passion malheureuse, puisque je l'adresse à une ingrate. MOI. Ah ! madame, lui reprocheriez-vous de ne pas vous apprécier ? MADAME DE STAËL. Que fait-elle pour mon père ? Lui Ta' la sauverait si on l'appelait à la présidence die la république ? Pour moi ; dont les conseils ne sont pas à dédaigner ? rien. On oublie ce héros de l’humanité..... MOI, vivement. En voudriez-vous être l'héroïne MADAME DE STAËL. Allons, pas de mauvaises, plaisanteries ; la passe est sérieuse. On me néglige, n'importe. Je sers des ingrats ; je me suis mis en tète de rapatrier les vrais constitutionnels avec le directoire. Ils font une résistance opiniâtre, se tiennent sur leurs pieds de derrière ; ils ont des prétentions folles celle, par exemple, que les directeurs venant à eux, pieds et poings liés, fetont à leurs pieds amende honorable. MOI. C'est beaucoup exiger. MADAME DE STAËL. C'est chercher à tout perdre. Hier, grâce aux soins de ce pauvre Constant, qui est le vrai postillon du directoire, et cela par affection pure, par franc amour.... MOI. Voyez le désintéressement MADAME DE STAËL, continuant. Hier, j'ai rassemblé dans mon salon une douzaine de ces constitutionnels boudeurs. Constant a couru chercher La Révellière dans la voiture de l'ambassadeur (M. de Staël). La Révellière est donc arrivé ; nos hommes, à. sa vue, ont fait une grimace effroyable. Ils partaient... Je venais de mettre dans mon ridicule la clef de la porte. On a ri de cette charte privée ; la gaîté a amené de la confiance, et l'on s'est mis à discuter. Le directeur a fait de son mieux, au fond pas grand’chose ; mais sa bonne volonté était extrême. Nos amis ont fort bien péroré, mais toujours avec des prétentions délirantes. Constant et moi allions des uns aux autres, portant des paroles de paix, des propositions. Mais le moyen de s'entendre, lorsque d'une part on veut tout envahir, et que de l'autre on ne consentirait à perdre que le moins possible Il s'agissait du. renvoi d'Augereau refusé. D'une attribution spéciale au jury de Paris de tout acte criminel contre l'inviolabilité du corps législatif : refusé. Que les troupes entrées téméraire-, ment dans le cercle constitutionnel en sortissent ; éludé. Que ce cercle constitutionnel ne rentrât dans aucune division militaire refusé. Que vous dirai-je ? On s'est échauffé de plus en plus ; et les constitutionnels, réunis à ceux de Clichy, porteront ces volontés à la délibération des deux conseils. MOI. Ils n'ont pas d'autre moyen de les obtenir. MADAME DE STÀËL. Mais tout périra en même temps. Le directoire a, du reste, un grand ami dans Thibaudeau ; c'est sa créature. Il le sert avec autant de zèle que d'adresse. Talleyrand 'fait aussi comme moi, il crie à tous : La paix I la paix ! On lui répond : La guerre ! la guerre !' La discorde est tout entière parmi nous. Il n'y a pas un instant à perdre. On-veut se jeter dans les partis les plus violents ; et qui sait si un beau matin la royauté bourbonienne ne surgira pas de ce conflit ? Vous voyez aussi Barras, engagez-le à ne pas s'endormir ; car il est au bord du précipice. Notre conversation se termina là. Je savais plus que je ne disais à madame de Staël, et ma prudence était sage. Par exemple, Talleyrand, qu'elle me représentait comme prêchant la concorde, était celui qui poussait le plus le directoire vers les mesures de rigueur. C'était lui qui, de concert avec Barras et Merlin, rédigeait le plan d'attaque. On lui doit en presque totalité la journée du r8 fructidor. Il la provoque, la dirigea du moins ; et cela-moins encore dans l'intérêt du directoire que pour plaire à Bonaparte. Il savait que celui-ci redoutait, dans ce moment, beaucoup plus les royalistes que les jacobins ; et, eu conséquence, il tomba sur lés. premiers ati profit momentané des seconds. Il était d'ailleurs impossible de ramener les esprits vers une même pensée. Plus on allait ; pais on s'aigrissait réciproquement. Les conspirateurs se berçaient parfois d'espérances qui les portaient à ne plus rien ménager. Cependant l'opinion de l'armée leur était encore contraire ; l'armée, à-cette époque, respirait le jacobinisme, adorait le système républicain ; elle a bien changé depuis. Kléber, l'un de ses héros, l'un de ses coryphées, exprima bien énergiquement l'opinion de ses frères d'armes, lorsque, sollicité par les directeurs de se dessiner dans la lutte prochaine, il leur répondit Je tirerai sur vos ennemis s'ils vous attaquent ; mais, en leur faisant face, je vous tournerai le dos. Le directoire, pourtant, devait compter sur la coopération de l'armée, parce qu'il se présentait en soutien de la république. C'était sans doute un concours puissant ; mais il manquait de ce qui assure le succès de la guerre. La caisse particulière était vide ; on n'osait pas demander des fonds au ministre des finances, dans la crainte de donner l'éveil ; et néanmoins il fallait de l'argent pour solder tous ceux que l'on mettrait en mouvement. On ne savait comment s'en procurer. Hoche avait envoyé la dot de sa femme, cinquante mille francs ; c'était une goutte d'eau dans un océan de sable. Bonaparte avait promis des fonds, trois millions au moins, et il ne les envoyait pas. Lavalette, qui, présent au milieu des intrigues de Paris, n'avait pas vu aussi clair que moi le succès assuré au directoire, écrivait depuis son arrivée lettres sur lettres à Bonaparte, pour le détourner de prendre une couleur trop prononcée dans la lutte qui avait lieu. Il lui conseillait surtout de ne pas exposer témérairement le trésor de l'armée, dont un autre pouvoir exécutif, s'il venait à are installé, lui demanderait un compte sévère. Bonaparte, qui avait pleine confiance en Lavalette, hésitait donc à tenir ce qu'il avait promis. Je lui mandais, il est vrai, tout le contraire ; mais son penchant naturel vers l'économie le portait à croire beaucoup plus aux prévisions timides de La Valette qu'aux miennes bien plus hardies. Ce retard désespérait le directoire. Barrie, un matin, me fit appeler en grande hâte. Je me rendis au Luxembourg, aussi vite que si le feu y eût été. Que me voulez-vous donc ? dis-je en entrant. BARRAS. Bonaparte nous
place dans un embarras extrême. Il nous fait des offres d'espèces ; nous
comptons là-dessus le moment approche, il vient même où ces fonds deviennent
indispensables, et nous n'en entendons plus parler. Que vous en a-t-il écrit
? MOI. Rien. BARRAS. Et pourquoi-? MOI. Je l'ignore. Toutefois, si je peux conjecturer sur ce point c'est parce que Lavalette est spécialement chargé de sa part de traiter avec vous ce qui concerne l'administration. L'avez-vous vu ? BARRAS. Oh, celui-là dit comme vous ; il ne sait rien..... Il sait seulement que Bonaparte a donné l'ordre de faire partir les fourgons porteurs de l'argent. Mais où ? quelle route ont-ils prise ? quand arriveront-ils MOI. S'il l'ignore, comment le saurai-je ? BARRAS. J'aurais bonne envie de vous faire courir à leur rencontre. MOI. Où, s'il vous plait ? BARRAS. Au quartier-général, d'où je gage qu'ils ne sont pas sortis encore. MOI. Je suis à vos ordres ; mais réfléchissez que je ne peux être de retour avant quinze jours au plus-tôt, supposé même que je vous rapporte les fonds promis, et qu'une décade ne se passera pas sans que la question soit décidée à Paris. Le directeur voyait ceci aussi bien que moi ; il comprenait que la violence de l'attaque royaliste ne lui laisserait aucun répit, aussi renonça-t-il à la fantaisie que je ne partageais pas de me relancer sur les grandes routes tout lui prouvait la nécessité de prendre un parti extrême et prompt. Les conspirateurs avaient tant fait, que le respect dû au pouvoir exécutif, et sans lequel il n’y a pas de gouvernement, n'existait plus. Le directoire dans l'opinion publique était descendu un peu plus bas 'que la boue. Cet état d'avilissement deviendrait mortel pour peu qu'il durât ; il fallait donc en sortir vite et par violence. La personne mime des directeurs n'était pas à l'abri de cette déconsidération morale. Je signalerai, parmi les mille preuves qui en étaient données, l'attaque indécente que se permit le général ou colonel Malo — car je ne sais trop quel était son grade positif — contre La Révellière. Ce moine défroqué s'imaginait avoir sauvé la république, parce qu'il avait attiré dans un piégé un abbé, un maitre des requêtes et un officier de marine ; depuis lors il fatiguait le directoire de ses prétentions, et l'ennuyait de sa présence ; il poussait des cris contre l'ingratitude du gouvernement, assiégeait avec des paroles hautaines et des demandes impudentes le Luxembourg, dont un ne pouvait l'écarter ; enfin il pénètre dans la chambre de La Révellière, saisit celui-ci au collet, parle de l'étrangler, et lui administre des coups de cravache. Le grand-prêtre du culte théophilanthropique n'était pas de force à lutter contre le spadassin. Il appela au secours : sa femme, armée d'un balai, sa fille, tenant une casserole, accourent des premières, tombent sur Malo, que cette diversion arrête dans la vivacité de son attaque. Bientôt du monde se présente, et Malo est honteusement chassé. Je trouvai Barras indigné au plus profond de son âme de cet attentat, et néanmoins n'osant pas le faire punir à cause du ridicule et du mépris qui en résulteraient pour le directoire, et cherchant à retenir le courroux de son collègue, celui surtout de madame La Révellière, qui prétendait conduire Malo devant le juge de paix, afin d'en obtenir, disait-elle, des dommages et intérêts. Voilà où on en était aux-approches du 18 fructidor. Un état semblable ne pouvait durer ; il fallait ou que la machine du directoire se remontât par un acte extraordinaire, ou qu'elle fût brisée sous les efforts de ses ennemis. Le coup d'état aurait dû même être plus rapproché ; mais, le croira-t-on ? la majorité du directoire n'était plus aussi compacte au dernier moment je ne sais quelle fantaisie avait passé dans la tête de Barras e ce qui était intervenu auprès de lui, car il ne me disait pas tout ; ce qui est certain, c'est qu'à l'heure d'agir, pour ainsi dire, il reculait, et se laissait aller à une 'apathie dangereuse. Ceux qui l'environnaient en ignoraient la cause. Ses deux collègues allèrent s'imaginer qu'elle provenait de ses négociations secrètes avec Louis XVIII ; tout me porta à croire qu'ils étaient dans l'erreur. rai déjà avoué que je n'ai eu jamais qu'une connaissance très-superficielle des ouvertures qui avaient pu être faites â Barras, avant le x8 brumaire, dans les intérêts de la famille écartée du trône. J'ai toutefois heu de penser qu'il les avait repoussées déjà depuis quelque temps.. Ses collègues n'en conçurent pas moins de vives inquiétudes ; ils frémirent à la pensée de se voir abandonnés de leur troisième coopérateur, ce qui les mettrait sous la dépendance des deux autres ; ils se résolurent donc à avoir une explication avec lui. Tous les deux passèrent dans son appartement, lui demandèrent de les écouter, et Rewbell, portant la parole, le questionna sur ses projets définitifs. Barras répondit qu’ils étaient toujours les mêmes, et qu'on ne devait concevoir aucune inquiétude de ce qu'il les contenait encore. La Révellière alors lui dit : Sais-tu les bruits qu'on répand sur toi ? BARRAS. Mais je' présume qu'ils sont Ide la même espèce que ceux dont on-vous charge. LA RÉVELLIÈRE. Non, car on dit que ta traites avec le prétendant, et jamais on ne nous a flétris d'un semblable reproche. BARRAS, gaiment. Ah c'est qu'on vous trouve de trop mauvaise compagnie pour vous soupçonner du penchant vers l'ancienne cour. REWBELL. Allons, Barras, pas de badinage ; le cas est sérieux. Que veux-tu faire BARRAS. Sauver avec vous la république, mes chers amis.- REWBELL. Mors pourquoi t'endors-tu ? BARRAS. Qui vous l'a dit ? Je veille au contraire ; je travaille avec Augereau ; mais nous ne sommes pas prêts encore. LA RÉVELLIÈRE. Nos ennemis nous pressent vivement. BARRAS. Oui, de paroles, d'action ; non. Nous les prendrons par surprise malgré leur jactance j'ai besoin encore de trois ou quatre jours. On le pria de dire pourquoi. Alors il répondit en donnant les détails des mesures préparatoires qu'il prenait ; l'ordre donné aux troupes de Hoche de ne pas sortir du. rayon constitutionnel, quelque ordre que le corps législatif leur intimât ; la réunion en bataillon dévoué des mêmes jacobins dont on avait tiré un si bon parti au 13 vendémiaire ; la subornation de la majeure partie de la garde des conseils, subornation consommée à l'aide du nommé Blanchard, commandant en se# coud, dont Ramel n se méfiait pas, et qui travaillait avec d'autres officiers dans le seul intérêt du directoire ; l’armement d'un grand nombre de gens des faubourgs Antoine et Marceau — car on avait enlevé la qualification de saints — ; les exercices à feu que l'on avait commencé de faire faire soit par les troupes de la garnison, soit par la garde du directoire, et par celle des conseils, qu'on y soumettait également. Enfin Barras prouva que c'était à tort que ses collègues se plaignaient de sa négligence ; le fait était qu'il demeurait oisif, mais qu'Augereau et les autres généraux travaillaient avec une extrême vivacité. Les deux directeurs, que cet exposé tranquillisa, reconnurent que Barras ne méritait aucun reproche ils consentirent à lui accorder le délai dont il avait impérieusement besoin, et lui, voyant qu'on lui mettait l'épée dans les reins, se détermina à. se mêler enfin de. cette besogne ; il était temps, car Pichegru commençait de son côté à sortir de son inaction extraordinaire ; mais, avant de m'occuper de ce qu'il fit, je veux achever de raconter les démarches du directoire ; elles doivent être groupées de manière à former un tout complet. La Révellière et Rewbell, une fois qu'ils eurent la parole de Barras, appelèrent à un conseil tous ceux initiés dans le secret du coup d'état prochain. IL y eut là, à part eux, quatre ministres plus particulièrement investis de leur confiance ; c'étaient celui des relations extérieures, Talleyrand, celui de la justice, Merlin, celui de la guerre, Scherer, et enfin celui de la police, Satin. Quatre députés y parurent également hardi, qui leur était dévoué per fas et nefas. Sieyès, Boulay de la Meurthe, et Ozun. On y décida constitutionnellement une mesure très-inconstitutionnelle. Il fut convenu qu'elle frapperait deux directeurs, Carnot et Barthélemy, un certain nombre députés des deux conseils, et que pour en atteindre un plus grand sans trop faire crier on annulerait des élections de plusieurs départements. Des journalistes opposés au directoire furent pareillement inscrits sur cette table de proscription. On discuta long-temps sur le mode de châtiment. Deux directeurs, Rewbell et La Révellière, insistèrent pour la peine de mort avec Merlin ; la majorité se déclara pour une révolution non sanglante. On décida que les coupables seraient déportés à Cayenne et à Sinnamary, non en vertu d'un jugement qu'on aurait craint de provoquer, mais en conséquence d'une loi qu'on obtiendrait des deux conseils. Décimés et frappés de terreur, ceux-ci seraient bannis momentanément du lieu ordinaire de leurs séances, et pour les avoir sous la main et, assujettis de manière à ne leur laisser aucune liberté dans leur délibération, on transporterait les anciens à l'École de Médecine. et les cinq-cents à l'Odéon. Tout-ayant été réglé ainsi, on remit aux trois directeurs le soin de l'exécution. Rewbell dit en sortant à Ozun Encore une révolution de politesse, aussi n'aura-t-elle aucun résultat. On ne gouverne que par la terreur dans les républiques, et la terreur ne vient que lorsque chacun craint pour son cou. On arrêta également que, pour servir de texte à toutes ces mesures, on publierait les révélations obtenues de Duverne de Presle, qui, emprisonné, n'avait fait aucune façon de trahir son parti ; la fameuse conversation du comte d'Entraigues avec Montgaillard saisie d'après les avis de ce dernier, et qui compromettait tant Pichegru ; enfin diverses autres pièces qu'on avait surprises çà et là, at qui toutes exciteraient contre les royalistes l'indignation républicaine. Pichegru, ai-je dit, devenait menaçant. Il était à craindre qu'il ne tentât un coup de désespoir : il fallait ou le prévenir ou le calmer ; les deux moyens n'étaient pas sans danger. Barras lui détacha son âme damnée, à mon refus, car je ne voulus pas entrer dans une tromperie insigne. Barras m'en sut peu de gré, et s'éloigna de moi jusque après le coup d'état consommé. R*** alla donc vers le général de la part du directeur lui-dire que les propositions qu'il lui avait fait faire par moi étaient sérieusement méditées par lui ; qu'il ne fallait pas le croire ennemi de tout accord ; que, bien loin de se refuser à traiter, ils était prêt à le faire, pourvu que, des conditions larges fussent offertes ; que pour en convenir, il fallait se voir en conséquence, Barras demandait à Pichegru une entrevue dans le lieu qu'il voulait, et cela le t8 fructidor !, ne pouvant avant cette époque disposer d'aucun de ses n'ioniens. Je ne sais par quelle infatuation mal heureuse à sa cause Pichegru se laissa prendre à ce leurre. La possibilité de déterminer Barras à se ranger vers la. cause royale, l'avantage immense qu'il en ré calterait pour celle-ci, lui firent accueillir cette proposition fallacieuse, dont il ne s'est jamais vanté depuis, tant il eut honte de sa trigauderie. Il accepta donc le rendez-vous admit le délai, et dès ce moment paralysa lui aussi les actes que voulaient tenter les conspirateurs. Ceux-ci continuaient à se réunir. Il venait là le duc de la Trémouille, le prince de C***, dont, certes, on ne se défiait pas, MM. de Clermont Gallerande, de Bourmont, de Frotté, de La Harpe, Richer-Serisy, Villot, et en outre la commission des inspecteurs de la salle des cinq-cents, sorte de pouvoir exécutif déguisé sous un titre modeste, qui donnait des ordres pour la sûreté de la législature, pour la police intérieure et dont relevait particulièrement la garde des conseils. Cette commission, depuis le premier du mois de fructidor était composée de Pichegru, Vaublanc, de la Rue et Thibaudeau, celui-ci en dehors de ses collègues, qui ne lui communiquaient pas leur plan, se méfiant de lui et avec raison. Cette commission se réunit à celle.des anciens, ce qui non plus n'était guère légal, quoiqu'on eût sans cesse à la bouche le mot respect à la constituions, et là on convint de se donner une police que l'on opposerait à celle du directoire ; mais on n'a pas de police sang la payer, et les conseils manquaient de fonds non moins que le directoire : on y suppléa par une cotisation personnelle qui.ne produisit pas grand’chose. Il m'a toujours paru surprenant que le comité royaliste n'ait pas versé dans cette circonstance entre les mains des inspecteurs de la salle une portion des sommes que l'Angleterre mettait à sa disposition. Il fallait en outre un chef à cette police secrète, on le trouva dans un agent public du ministère de la police générale, ce fut Jean-Baptiste Dossonville. Jamais homme plus que celui-là ne se mêla à tant d'intrigues subalternes et n'en obtint moins de fortune. Né en 1761, nommé en 1791 officier de paix, et particulièrement connu de de Laporte, intendant-général de la liste civile, ce ministre le présenta à Louis XVI comme digne de sa confiance. Le roi, l'année d'après, l'envoya en Angleterre déjouer les manœuvres du duc d'Orléans. Dossonville s'y employa avec une dextérité qui lui valut des remercîments de la part du roi. A son retour il tenta vainement d'amener des défenseurs au château le 20 juin, et ses rapports servirent à donner l'éveil sur l'attentat du 10 août suivant. Arrêté lui-même dès le lendemain, mis en jugement le 17 de ce mois, il parvint à se faire innocenter, ce qui n'exigea pas moins de bonheur que d'adresse : il fit plus, car dans l'espérance de servir la famille royale dans son infortune, il obtint de la convention la réintégration de son emploi, Il en profita, dit-on, pour anéantir un grand nombre de pièces qui auraient amené de nouvelles victimes sous la hache révolutionnaire ; contribua pareillement à la chute de Robespierre, et ceci dans le but de sauver les restes du parti de Danton. Le 9 thermidor ne le destitua pas. Ce fut Dossonville qui présida aux arrestations du camp de Grenelle, qui mit la main sur Javogues, Babœuf et autres illustres de cette époque. Tallien, qui était fort mêlé à toutes ces conspirations démagogiques, et qui eut l'adresse de se mettre à couvert, se revancha en attaquant Dossonville à la tribune des cinq-cents ; il le dénonça comme l'un des plus vils suppôts de la royauté et ragent de la terreur ce qui au fond aurait pu être compatible. Le ministre Cochon prit la défense formelle de Dossonville, et le conseil passa sur ce point à l'ordre du jour[1]. Tel était l'homme qui accepta les fonctions de directeur de la police secrète des deux conseils. Il chercha sans doute à les remplir avec zèle, mais il n'y fut pas heureux il ne lui était pas possible de soutenir la partie avec Satin son adversaire ; aussi fut-il entraîné dans la catastrophe de fructidor, et déporté à la Guyane, on espérait beaucoup de lui ; il avait promis des merveilles, il ne sut rien ou ne put rien, ce qui est bien possible ; toutes ses menées aboutirent à causer une frayeur extrême à ses commettants, à les égarer par des nouvelles sinistres qui leur faisaient craindre a chaque instant d'être arrêtés eux mêmes. C'était chose pitoyable que l'épouvante dont les conjurés furent saisis au dernier instant ; aucun ne conservait ni calme pi énergie ; ils ne faisaient que courir, que s'entre-demander ce que Von savait ; tel qui pérorait encore avec véhémence faisait déjà proposer la paix particulière avec le directoire ; il y en avait une douzaine qui ne sortaient plus de chez moi dans Fa pensée que je les garantirais d'un péril prochain. Chacun le voyait venir, et néanmoins il ne faisait rien pour le surmonter ; c'étaient des enfants pleurant criant en face de l'objet de leur épouvante, sans qu'ils osent mettre la main dessus. |
[1] Déporté à la Guyane, Dossonville s'échappa avec Pichegru, il vint en Angleterre passa sur le continent pour apprendre aux puissances que Miranda indiquait aux anglais les moyens de conquérir. le Mexique. L'Autriche le fit arrêter mis en liberté en 1801, il devint l'un des agents supérieurs de la police de Bonaparte ; il fut emprisonné lors de l'affaire de Pichegru, puis exilé ; le roi a sa rentrée le nomma commissaire de police du quartier Saint-Louis ; j'ignore ce qu'il est devenu depuis. (Note de l'auteur.)