HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE VIII.

 

 

Détails circonstanciés de mon entrevue avec Pichegru. — Il refuse la proposition du directoire. — Celle qu'il me charge de faire à Barras. — Je reviens vers ce dernier. — Ce que nous nous disons réciproquement. — Suite de la querelle des conseils avec le directoire. — Message évasif du pouvoir exécutif. — Lettre approbative du directoire à Bonaparte. — Proclamation singulière de celui-ci. — Ce que La Revellière et Barras en pensent. — Lavalette vient à Paris. — Sa mission. — Bonaparte y envoie également Augereau.

 

Je ne pus me livrer au sommeil tant que dura la nuit, à tel point je demeurais vivement préoccupé de la mission importante qu'on m'avait donnée à remplir. Je n'en augurais rien de bon, étant bien persuadé que Pichegru devait avoir lié trop fortement sa partie pour pouvoir, lors même qu'il le voudrait, s'en détacher avec facilité. Je savais d'ailleurs qu'il portait au directoire autant de haine que de mépris, ne lui pardonnant ni sa destitution, ni les injustices avec lesquelles il prétendait que ses services militaires avaient été récompensés. Cependant il y a dans le cœur humain tant de fluctuations, tant de volontés diverses, et qui éclatent au moment où il s'y attend le moins, qu'en réfléchissant bien, je me disais qu'il serait possible d'amener Pichegru à un sentiment tout opposé, si l'on s'y prenait avec adresse, ou si l'on avait assez de bonheur pour pouvoir le toucher par la fantaisie favorable...

On était aux plus longs jours de l'année. Je me levai en même temps que le soleil, ne pouvant rester dans le lit, où, comme je viens de le dire, il m'avait interdit de rencontrer le repos. Je savais que Pichegru se levait tard, et néanmoins, vers six heures et demie, je ne mis eu route, me dirigeant vers la demeure du général, qui, alors, était logé rue de Raincy, n° 505. A. ma grande surprise, on me dit qu'il était levé. Je m'informai s'il était visible, et, au préalable, je lui fis remettre une carte où j'avais écrit mon nom. La réponse fut affirmative ; j'en profitai et entrai chez lui. Je le trouvai en manches de chemise, les bras, les jambes, la tête nus, presque en robe de chambre hussard, il ne portait que des caleçons. Il était déjà devant un secrétaire chargé de papiers et de brochures, ainsi que deux  tables assez grandes, placées à droite et a gauche ; elles supportaient en outre une manière d'arsenal, tant je vis là de sabres de différentes longueurs ou formes, de pistolets de divers calibres ; il y avait en outre des poignards, des fusils ; bref, c'était trop s'il ne s'agissait que d'objets de curiosité, et pas assez cependant pour s'en servir à armer un nombre d'hommes suffisant à une entreprise hardie.

Pichegru n'était pas de haute taille ; ses traits, sans être beaux, étaient assez réguliers ; néanmoins il n'en imposait point par son extérieur, qui avait plus de rapport avec l'apparence -d'un ancien sergent aux gares françaises qu'avec la réalité d'un général en chef. Il ne se leva pas pour me recevoir, et, tournant vers moi la tête, tenant toujours sa plume, il se contenta de me faire un signe de la main gauche, me dit de m'asseoir sur le siège.que son domestique avança, et aussitôt, et avant que je pusse entrer en matière à l'aide des préparations oratoires que j'avais disposées, il me dit si brusquement que j'en fus tout ému :

Vous venez de la part de Barras ?

MOI. D'où le savez- vous, général ?

PICHEGRU. Je le devine ; je sais vos liaisons avec lui. Je sais que vous venez de faire un voyage d'agrément en Italie. Vous voyez que vos actes me sont connus ; je pourrais en dire autant de vos affections. Vous êtes ici le délégué majeur de Bonaparte auprès du directoire, de l'ancien évêque d'Autun, et de quelques autres. Je vous dis ceci, afin de vous mettre à votre aise et de vous éviter des circonlocutions dont vous n'aurez plus besoin.

Il appelait cela me mettre à mon aise ! il ne m'y mettait pas du tout, le général ; j'étais au contraire désappointé et décontenancé même ; car il me plaçait dans une position pénible, et désormais il me semblait qu'il ne pourrait plus avoir de confiance en moi, puisqu'il était si bien instruit de mes liaisons intimes avec eux, qu'il devait croire ses ennemis. Néanmoins, je tâchai de refouler au fond de mon cœur et mon embarras et ma mauvaise humeur ; je pris le dehors d'une pilé toute contrainte, et lui répondis

Vous avez eu tort, général, de ne pas vouloir, puisque vous savez si bien ce que je suis, faire pareillement connaissance avec ma franchise ; vous l'auriez vue éclater devant vous dans toute sa plénitude ; car je venais résolu, avant que de vous parler d'affaires, à vous apprendre d'abord ce dont on vous a si bien instruit.

PICHEGRU, avec presque de la politesse. Je n'en doute pas, monsieur, et j'en serai phis convaincu encore lorsque vous m'aurez appris ce qui vous amène, et cela sans retentum, sans rien garder en commençant, pour le défiler un peu plus tard.

MOI, me remettant complètement. En vérité, général, il y a du plaisir à traiter avec vous d'affaires diplomatiques ; car vous les simplifiez de manière à gagner beaucoup de temps, en les dégageant d'une mer de paroles oiseuses. Je vous imiterai, dans ce qui m'est facile, par une sincérité égale, et j'entrerai presto en matière. Voici de quoi il s'agit.

Alors, ayant débuté par lui présenter le tableau de la situation présente des choses, tel que je le voyais, je tâchai de lui faire concevoir les avantages qu'il trouverait dans un rapprochement avec le directoire, et finis par lui dérouler la série des conditions avantageuses qu'on lui offrait. Je parlai sans hésiter, avec autant de rapidité, de clarté que de franchise ; de telle sorte que, si je ne pue le convaincre, je le persuadai que je ne venais pas pour le tromper. Il me laissa aller aussi loin que je voulus, sans m'interrompre, sans faire aucune exclamation. Ses yeux, sa bouche, ses mains, son corps, restèrent dans une apathie complète. Je ne pus deviner, ni si je le touchais à l'âme, ni si elle se tiendrait indifférente à mes propositions ; et lorsque feus achevé, il se leva ; je l'imitai. Il fit seul deux fois le tour de la chambre, en allant et venant, tandis que je me tenais immobile, ne sachant plus qu'augurer de son silence et de ses mouvement. Enfin, revenant à moi :

PICHEGRU. Tout ceci, monsieur, ne sont pas jeux d'enfants. Il s'agit du va-tout de chaque parti, et Dieu seul en sait les conséquences. Vous ne me parlez pas au nom du directoire, mais de trois directeurs. Il n'y a plus unanimité dans le pouvoir exécutif. La majorité ne tient qu'à une voix ; aussi on est en droit de se demander si réellement elle existe ; je crois qu'on peut répondre par la négative.

Je fis involontairement un geste de surprise lui m'imposa silence, comme s’il eût craint que je voulusse l'interrompre, dit continua :

Ouf, la majorité n'existe plus du côté des trois directeurs, quoiqu'elle paraisse y être encore II y a un de ces messieurs que je regarde comme étant, à cette heure-ci, en état nécessaire d'accusation, pour le fait de la marche inconstitutionnelle des troupes dans l'intérieur du cercle constitutionnel. Or dé ; km il ne peut avoir sa voix ; donc les deux fractions du directoire sont égales en nombre, et alors où est la majorité ? nulle part. Pouvez-vous donc me porter ses offres, lorsque, d'un autre côté, on pourrait m'en faire do tout opposées, et avec autant de droit ?

MOI. Général, permettez-moi de vous dire que vous déplacez la question. Il ne s'agit pas, dans la matière que je viens traiter avec vous, de savoir où est aujourd'hui la majorité, mais où elle sera demain, soit au moyen de votre concours ou de tout autre. Ce. n'est pas de la légalité que nous disputerons ensemble ; on ne vous demande que de renforcer la force d'une fraction du directoire, voilà tout.

Pichegru se mit à rire. La solennité de ses. traits disparut ; en même temps il frappa familièrement sur mon épaule avec le revers de sa main, et me dit :

A la bonne heure. Vous êtes ut' Ion enfant qui ne- vous amusez pas à. enjoliver une intrigue ; vous avez assez de sens pour ne la présenter qu'avec sa physionomie naturelle, et cela vaut mieux. Traitons donc la question, crédulité à son acception la plus simple. Il est deux choses auxquelles je ne crois aucunement, à la possibilité que le directoire puisse se maintenir long-temps encore, et à l'impossibilité de l'existence prolongée de la république. Le directoire aura pour adversaires, moi mis de.cité, qui toutefois n'en abandonne point ma part, Moreau, Hoche, Joubert, Bernadotte, Kléber et Bonaparte sans compter, si Dieu lui prête vie d'homme, tous les autres généraux qui s'élèveront. Il n'y en aura pas un qui ne veuille remplacer pour son compte le directoire, et des gens de plume ne tiendront jamais contre des épées aussi effilées que brillantes. Or, puisque le directoire ne peut échapper à ce sort, je ne peux ni le sou. tenir ni le préférer à un meilleur système de gouvernement. Quant à la république, vous m'en direz des nouvelles aussitôt qu'elle sera tombée aux mains d'un de ces messieurs que je viens de nommer :Vous verrez ce qui restera avant peu de son impérissabilité. Elle deviendra une belle et bonne monarchie ; et, ceci certain, à quoi bon recommencer une nouvelle dynastie ? Dites à Barras que, lors même que mes affections me permettraient de m'entendre avec lui, ma perspicacité n'y consentirait pas ; un autre dans six mois ferait ce qu'à tort on m'accuse de vouloir faire aujourd'hui. Le directoire devrait gagner ce général ambitieux tout comme il m'aurait acheté ; puis viendraient un troisième, un quatrième ; où trouver-ait-on les ressources pour satisfaire tant d'ambition et d'avidité ? et nous-mêmes demeurerions-nous impassibles ? ne finirions-nous pas par nous entredévorer ? Faites part a Barras de ce que je vous signale ; il sera forcé de convenir que j'ai raison.

 

J'avoue que Pichegru portait au moins la conviction dans mon âme ; que je ne trouais en moi aucune objection à lui opposer, tant il me paraissait vrai que le directoire et la république ne tarderaient pas à avoir à combattre contre des chefs affamés d'étendre sur la France la puissance absolue qu'ils exerçaient sur les camps. Je ne pus donc que dire à Pichegru :

Ainsi vous refusez d'entrer en arrangement ?

PICHEGRU. Je ne refuse rien ; et, pour le prouver, je vais à mon tour vous faire mes propositions.

MOI, charmé. Pour peu qu'elles ne soient pas déraisonnables, tenez-les à l'avance pour acceptées.

PICHEGRU. Les voici tout ce que Barras me fait offrir par vous, je le lui offre au nom de qui de droit. Je ne m'explique pas davantage ; qu'il lui suffise, ainsi qu'à vous, de savoir que je suis autorisé à conclure définitivement, et sans avoir besoin de ratification, tout traité qui tendra à rétablir le bon ordre. Barras a du sens, à travers ses folies de jeune homme qu'il réfléchisse avant que de me répondre, et, s'il est sage, nous nous entendrons.

MOI. Voilà cependant ma mission renversée.

PICHEGRU. Que vous importe, au fond, qu'elle aille de lui à moi ou de moi à lui ?

MOI. Oh t peu de chose, très-peu, général. De lui à vous, il s'agit de consolider la république, et de vous à lui ce serait....

PICHEGRU, me coupant la parole. Monsieur, je n'ai nominé personne, imitez-moi... Au reste, ceci n'aura pas pour Barras autant de nouveauté que vous pourriez le craindre. Il y a eu depuis quelque temps nombre de négociations mises en jeu et manquées Dieu veuille que cette dernière ne s'en aille pas aussi en fumée ! Dites bien à Barras que, s'il se défie de moi, il doit un million de fois plus encore se méfier de votre ami.

MOI. De mon ami ?.,. lequel, s'il vous plaît ?

PICHEGRU, ricanant. Du vainqueur de l'Italie, à qui vous avez été demander de protéger le directoire contre nous. C'est un petit monsieur que je ne serais pas fâché de rencontrer à la tête d'une armée ; car, jusqu'à présent, il n'a attaqué que ceux que j'ai vaincus moi-même. Sa réputation mérite d'être soutenue par quelque chose de plus réel. Les trois directeurs se flattent de le conserver leur créature il les mangera un beau matin sans les en prévenir.

Je vis, au ton qui fut mis à débiter ceci, que Pichegru n'avait pas l'âme assez élevée pour are sans jalousie contre Bonaparte. J’en eus du chagrin, et ne me crus pas en droit de chercher à le guérir ; je gardai le silence sur ne point, rue contentant. d'assurer le générai que je- rendrais mot à mot ses paroles au directeur ; puis j'ajoutai :

Ne vaudrait-il pas mieux que tous les deux vous eussiez ensemble une entrevue ? Peut-être qu'en vous voyant vous parviendriez à vous mieux entendre.

PICHEGRU, après avoir réfléchi. Une entrevue avec Barras ! elle ne serait ni sans difficultés ni sans inconvénients. Néanmoins, je ne la veux ni ne la repousse. Parlez-lui ; nous verrons ensuite. Bonjour, monsieur.

C'était me donner mon congé ; je le pris sans résistance. Mon cabriolet m'attendait au bas de la Petite-Provence ; je le rejoignis et Georges, le Suisse qui le conduisait, me mena avec une rapidité extrême vers le Luxembourg, où j'arrivai avant huit heures. Barras était au lit, et pas seul ; on me fit attendre avant de m'introduire.

Que vous avez hâte de paraître chez les gens ! me dit-il. A peine si vous leur laissez le temps de sommeiller.

— Dormiez-vous ? lui dis-je ; il me semble que plutôt vous causiez.

Et du bout du doigt je désignai un second oreiller, que son valet de chambre avait oublié d'enlever. Barras éclata de rire, puis, reprenant un ton sérieux :

Quelle bonne besogne avez-vous faite ?

MOI. Je vous apporte exactement, de la part de notre homme, ce que vous m'aviez donné commission de lui offrir de la vôtre.

BARRAS. Il n'est pas assez riche pour m'acheter.

MOI. Mais il est épaulé par des commanditaires dont la fortune peut devenir telle que les plus fortes opérations ne les incommoderont pas.

BARRAS. Expliquer-vous.

J'entrai en matière, et lui racontai toute ma conversation avec Pichegru. A mesure que je parlais, la gravité du directeur augmentait ; il portait une attention extrême à mes révélations, et je compris qu'en même temps il les pesait au fond de sa pensée. Lorsque j'eus achevé

BARRAS. Pichegru s'avise un peu tard de tout ceci. Les filets sont à la mer ; l'un de nous doit en prendre. Voilà tout. Non, non, je ne peux ni ne dois abandonner la cause de la république. Je sais tous les dangers qu'elle court, je vois les récifs qui briseront peut-tire le vaisseau ; mais il n'appartient pas au pilote de quitter le timon au plus fort de la tempête. Au demeurant, Pichegru a raison e nous périrons tous par les généraux ; c'est le chancre qui a toujours dévoré les républiques.

MOI. Vous ne voulez donc pas k voir ?

BARRAS. C'est inutile, dès qu'il ne veut pas s'arranger avec nous. Quant a moi, je ne traiterai pas avec lui.

MOI. Souvent une explication fait du bien. Essayez-en.

BARRAS, hésitant. Nous verrons.... plus tard.... Attendons quelques jours.

Attendre, retarder, c'étaient les deux bé. quilles de sa nonchalance morale. IL croyait gagner beaucoup en louvoyant, et il perdait plus qu'il n'en retirait de l'avantage. Il-ajouta que je pouvais faire savoir à Pichegru sa du-solution.

MOI. Laquelle ?

BARRAS. Oh ! mandez-lui ce que vous voudrez. Ne lui faites rien dire, si cela vous convient mieux.

Je m'arrêtai à ceci. Ce que d'ailleurs Pichegru M'avait proposé n'était que dubitativement ; car je présume que de son côté il ne croyait guère à une réconciliation de Barras avec les principes monarchiques.

Ce même jour la discussion continua avec chaleur aux cinq-cents sur la matière importante mise la veille eu discussion. Le député Normand, rapporteur de la commission à laquelle' on avait confié l'examen de la note du directoire relative au passage des troupes, s'exprima en ces termes

Ce message, dit-il, après avoir exposé de nouveau le fait, ne répond pas à la, question qu'il vous importe le plus de connaître, Le directoire n'attribue point cette marche à la malveillance, mais à l'erreur du commissaire des. Guerres. Il déclare que, s'il trouve des coupables, il les fera punir. La commission a pensé que cette réponse était évasive. Vous désiriez connaitre quel est celui qui a donné l'ordre de la marche, et il a paru à la commission qu'il était impossible que le directoire ne pût vous donner là-dessus une réponse catégorique. En effet, un mouvement de troupes ne peut avoir lieu en vertu fies ordres d'un général que dans l'étendue de son commandement hors de là, les ordres sont donnés par le ministre de la guerre, qui les reçoit lui-même du directoire exécutif. Ainsi, comme La Ferté est hors du commandement de l'armée de Sambre-et-Meuse, il faut nécessairement que l'ordre donné aux troupes de s'y rendre soit émané de quelqu'un autre que le général de cette armée, et c'est ce quelqu'un qu'il faut connaitre.

La commission a pensé encore quai importait de savoir dans quelle latitude le directoire avait usé de la permission que le corps législatif lui avait accordée d'avoir à sa disposition un corps de troupes dans le rayon de dix lieues autour de Paris ; elle vous propose donc d'adresser au directoire deux nouveaux messages. Par le premier, vous lui demanderez qu'il vous fasse connaître le nom de celui qui a donné l'ordre de marche au détachement de troupes de l'armée de Sambre-et-Meuse ; et, par le second, vous exigerez qu'il vous donne le nombre de troupes et les noms des corps qui existaient au 1er messidor dans le rayon de dix lieues autour de Paris, le nombre et les noms de ceux qui s'y trouvent aujourd'hui.

C'était perpétuer la lutte sans la finir ; mais, en même temps, c'était laisser du répit au directoire. On s'amusa d'ailleurs à rendre une loi qui fermait les clubs, et dirigée contre le cercle constitutionnel, que l'on voyait trop favorable au gouvernement. Il est vrai que cette mesure atteignait aussi le cercle de Clichy ; mais les hommes passionnés ne reculent pas toujours à la pensée de se nuire, pourvu qu'ils portent aux autres un préjudice égal.

Le directoire répondit aux questions des cinq-cents sur la fameuse marche des troupes. Dans le premier des deux messages adressés à cet effet, il disait qu'il fallait distinguer l’ordre de faire marcher les troupes de l'ordre de la marche à tenir par elles. Un mouvement a été ordonné, il est vrai, pour une destination éloignée, nubile directoire ignore celui qui a tracé la marche par La Ferté-Alais. Il sait seulement que Lesage, commissaire des guerres à Charleville, a prévenu les officiers municipaux de La Ferté d'un prochain passage de troupes par leur commune ; mais il ignore s'il en a donné l'ordre, le ministre ne le sait pas lui-même. Dès que le directoire en sera instruit, il en informera le conseil.

C'était une vraie plaisanterie qu'un e réponse semblable, la seconde ne valait pas mieux. Le directoire, par celle-ci, invitait le corps législatif à tracer le cercle de la distance constitutionnelle que les troupes devaient respecter, afin qu'il n'y eût plus d'erreur à cet égard. Il provoquait une loi d'autant plus nécessaire, que la distance de Paris à La Ferté n'était pas déterminée géographiquement ; puis il donnait le détail relatif aux troupes, nombre et corps, en' garnison dans Paris et l environs.

Ceci parut suffisant. Quelques meneurs, grondèrent bien encore ; mais on se laissa distraire par d'autres motifs de querelle, au mi. heu desquels celui-là se perdit. Il survint d'ailleurs un autre épisode du grand drame en, scène qui appela toute l'attention des deux partis, et dont Bonaparte fut l'auteur.

J’ai rapporté dans un des chapitres précédents et l'attaque de Dumolard et la réplique de Bonaparte, Le directoire, avant d'en venir dans son sein à une rupture ouverte, et avant l'affaire des ministres, décida qu'une satisfaction éclatante serait donnée au général en chef d famée d'Italie, satisfaction contenant l'approbation formelle de tous se& actes politiques et militaires jusqu'à ce jour. En conséquence, et le 13 juillet, une lettre officielle lui fut écrite ; elle portait

Le directoire exécutif a pensé, citoyen général, qu'il devait aux importants services que vous avez rendus à la république depuis votre entrée en Italie, de vous en témoigner hautement sa satisfaction. Il vous déclare en conséquence qu'il approuve pleinement la conduite politique et militaire que vous y avez tenue, notamment à l'égard de Venise et de Gênes.

Signé CARNOT.

 

Ce bill d'indemnité était complet ; mais presque le même jour, le lendemain an moins, une proclamation foudroyante de Bonaparte adressée à son armée sous le prétexte de la commémoration du 14 juillet, dessina sa façon de penser de la manière la plus énergique, apprenant à la fois aux royalistes que désormais ils auraient affaire à lui, et au directoire qu'il ne pouvait plus se sauver que par lui. Il se plaçait dorénavant entre tous les querel7 leurs, et amis et ennemis se trouveraient soin sa dépendance positive. Cette proclamation célèbre disait r

SOLDATS,

C'est aujourd'hui l'anniversaire du 14 juillet ; vous voyez devant vous les noms de nos compagnons d'armes morts au champ d'honneur — sur un sarcophage dressé pour la fête — pour la liberté de la patrie. Ils vous ont donné l'exemple : vous vous devez tout entiers à la république ; vous vous devez tout entiers au bonheur de trente millions de Français ; vous vous devez tout entiers à la gloire de ce nom, qui a reçu tant d'éclat de vos victoires.

Soldats, je sais que vous êtes profondément affectés des malheurs qui menacent la patrie ; mais la patrie ne peut courir des dangers réels : les mêmes hommes qui l'ont fait triompher dans l'Europe coalisée sont là... Des montagnes nous séparent de la France... Vous les franchiriez avec la rapidité de l'aigle, s'il le fallait, pour maintenir la constitution, défendre la liberté, protéger le gouvernement et les républicains.

Soldats, le gouvernement veille sur le dépôt des lois qui lui est confié ; les royalistes, dès l'instant qu'ils se montreront, auront vécu. Soyez sans inquiétude, et jurons par les ornes des héros qui sont morts pour nous, pour la liberté, jurons sur nos nouveaux drapeaux — le directoire venait de les envoyer à l'armée — guerre implacable aux ennemis de la république et de la constitution de l'an 3.

 

Ce fut une étoile flamboyante, une comète toute de menace, que cette proclamation inattendue. Barras en demeure stupéfait. La Révellière la voyait admirable ; Barras lui dit :

Ne comprends-tu pas que nous n'avons plus. rien à ajouter ? Cet homme monte sur nos épaules.

LA RÉVELLIÈRE. Il nous sert.

BARRAS. Il nous tue. On ne verra que lui désormais, et c'est notre arrêt de mort.

Je le crus ainsi que lui ; mais comment y parer ? Bientôt arrivèrent des adresses de cette armée chargées de signatures ; celle rédigée par Augereau, toujours extrême contenait cette phrase terrible :

Ô conspirateurs, tremblez ! de l'Adige et du Rhin à la Seine il n'y a qu'un pas. Tremblez ! vos iniquités sont comblées, et le prix en est au bout de nos baïonnettes.

Cette proclamation, cette adresse, furent apportées par La Valette, alors aide-de-camp d'e Bonaparte, et depuis intendant général des postes, sous l'en pire. C'était un garçon fort agréable, peu adroit, et très-dévoué a Bonaparte. Il avait en outre la mission secrète de mettre a la disposition du directoire les fonds nécessaires au coup d'état à venir. La Valette, qui me vit en arrivant, et auquel je fournis les instructions nécessaires, se démêla fort adroitement de ce pas difficile. Le directoire avait été mis dans un mauvais pas par cette démarche de Bonaparte et de son armée.

Celle-ci, en délibérant, était entrée dans l'inconstitutionnalité formelle, et on ne pouvait songer à la punir ; ii faudrait la récompenser peut-être : le cas devenait ardu. La publicité ne put non plus être évitée. Les conspirateurs en ressentirent de l'effroi. Dumolard éprouva de la crainte de son attaque maladroite lui et les autres comprirent la faute qu'ils avaient faite en irritant le lion.

Ce lion, une fois réveillé, ne se rendormit plus. Le directoire avait provoqué et accepté l’offre d'un général de son armée pour le remplacer à Paris, puisque lui-même ne pouvait s'y rendre ; il satisfit à cette convention en dépêchant Augereau. Augereau devenait fou de républicanisme. Jacobin, il voulait que ses collègues l'imitassent, et, à la moindre opposition, mettait le feu aux quatre coins du camp. Des plaintes contre son irascibilité étaient faites perpétuellement au général en chef, qui, fatigué à son tour de cette véhémence extravagante, fut enchanté de rencontrer une occasion de se délivrer du radicalisme d'Augereau, Il ne lui confia rien, le prévenant seulement qu'il le mettait à la disposition du directoire. Augereau, enchanté de jouer un rôle à Paris, ne recula pas devant le voyage à faire, et nous le vîmes arriver tout-à-coup. Mais, dès la veille de son apparition, nous avions, avec La Valette e reçu des lettres de Bonaparte. Il nous mandait de nous tenir en une grande réserve vis-à-vis d'Augereau, et de le traiter en enfant perdu, sans l'admettre dans notre confidence, et sans recevoir la sienne.