HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE VII.

 

 

Pichegru, chef des royalistes. — Séance du conseil des cinq-cents racontée par Ozun. — Discours d'Aubry. — Rapport de Pichegru. — Henri Larivière dénonce le directoire. — Barras interrompt Ozun à diverses reprises. — Thibaudeau parle en faveur du directoire. — Boissy d'Anglas s'exprime à son tour. — Message des directeurs. — Proposition hostile de Pontécoulant. — Elle est adoptée. — Barras m'amène dans le jardin du Luxembourg. — Notre dialogue. — Il me charge de faire à Pichegru des offres d'accommodement. — Détails curieux. — Un cercle chez Barras. — Colloque entre Chénier et moi.

 

Pichegru était l'âme de la conspiration ; néanmoins, tout en la dirigeant, il ne s'y lei-vrais pas dans sa plénitude. Réservé, mystérieux, couvrant son ardeur sous une froideur apparente, il lui suffisait de tenir les principaux fils, et il abandonnait de plus téméraires les détails et ce qu'ils avaient de dangereux. Il continuait là parfaitement son rôle de général d'armée qui se tient en arrière pour ne pas exposer en sa personne le salut de tous, et qui donne ses ordres sans prendre le soin de les exécuter par soi-même. Peu des conjurés traitaient directement avec lui ; zn plus petit nombre encore étaient admis dans, sa confidence, ceux-là pouvaient s'en glorifier.

Cette conduite réservée rehaussait la position dé Pichegru ; ceux de son parti ne doutaient pas du succès sous sa conduite. Ceux du parti contraire craignaient de perdre la victoire, puisqu'il fallait nécessairement la disputer avec lui. Ces derniers, quelques espérances qu'ils eussent d'ailleurs dans leurs mesures, auraient bien voulu ne pas avoir à le combattre, et le directoire, avant que d'en venir an coup d'état qu'il méditait, se résolut à tenter la voie des négociations auprès de cet habile militaire.

Le 2 thermidor au soir, et chez Barras, dont je ne sortais plus, entra Ozun, l'un des nôtres ; il revenait de la séance des cinq-cents, et, encore rempli de ce qu'il avait entendu nous la raconta dans les termes suivants :

Jamais, dit-il, on n'a montré autant d’exaspération et de male-volonté contre le directoire. L'attaque commencée hier au sujet de la marche des troupes a continué aujourd'hui avec encore plus de ténacité et d'amertume. On a commencé par se quereller au sujet des émigrés, dont Bourdon voulait qu'on poursuivit la proscription. Il a trouvé une opposition nombreuse. Puis le président a dit : que l'Ordre du jour appelait le rapport de Pichegru sur la réorganisation de la garde nationale..... Au même instant Aubry, l'un des membres de la commission d'inspection de la salle, demande la parole pour un fait important et d'urgence ; elle lui est accordée, et la curiosité de tous, éveillée sur ce qu’il va dire, commande un silence universel.

Aubry revient sur les mouvements inquiétants de l'armée de Hoche ; il désigne les lieux que divers corps occupent, qu'ils sont en flagrant délit ; il rappelle enfin l'article de la constitution qui interdit au directoire de faire passer des troupes à vingt lieues dé distance de Paris sans y être autorisé par le Corps législatif ; que tout membre du directoire, que tout commandant de force armée, qui aura violé cette défense, qui aura donné oui signé l'ordre de le faire, est, au terme du code des délits et des peines, condamné à dix ans de fers.

Barras, interrompant Ozun, se mit à dire avec sa légèreté naturelle :

Citoyens, voyez-vous Roche fauchant le grand pré en la compagnie du directoire ? Mais ce serait un spectacle nouveau, et donc aucun roi de l'Europe ne céderait sa part.

Cette plaisanterie parut peu convenable ; nul ne la relevant, Ozun poursuivit.

Aubry a ajouté :

— Le directoire ignore peut-être le fait que je vous dénonce ; il est de votre devoir-de l'en instruire, afin de le mettre en mesure de vous donner des renseignements. Je demande qu'il lui soit fait un message pour qu'il ait à vous rendre compte demain.

Aussitôt et de chaque partie de la salle on s'écrie :

— Non pas demain, aujourd’hui, séance tenante.

BARRAS. Ces messieurs étaient pressés.

OZUN. Aubry voulait qu'on vous obligeât à répondre sur les trois questions suivantes : 1° S'il est vrai que quatre régiments ont reçu l'ordre de se rendre à la Ferté-Alais ; 2° par quel ordre cette marche a eu lieu ; 3° quelles mesures il a prises pour en poursuivre, les auteurs ? Le député Delarue lui a succédé à la tribune. Il a parlé dans un sens moins hostile, pris votre défense, expliqué comment sans mauvaise intention le général Hoche, ou ses subordonnés, ont pu commettre cette faute, et après lui Pichegru a commencé la lecture de son rapport. nous l'avons écouté avec un soin extrême ; il est long, divisé en six titres, et il établirait la garde nationale sur des bases pellet' harmonie avec les formes républicaines ; car, Si tous les citoyens peuvent en être, une portion seule serait mise en activité, et se composerait du choix de tous les inscrits ; ceci amènerait la création d'une classe privilégiée...

BARRAS, avec impatience. Allons au fait, et revenez aux débats de la chambre.

OZUN. Ce que je disais en était le texte ; à peine Pichegru a-t-il achevé son rapport que Henri Larivière s'est précipité plutôt qu'il n'est monté à la tribune, en disant :

— J'ai demandé la parole pour inviter le conseil à discuter sur-le-champ le projet présenté ; cette discussion est d'autant plus pressée que le projet est plus urgent. Les circonstances où nous nous trouvons sont infiniment critiques. Il y a trois jours qu'on annonçait le renvoi des ministres qui ont mérité la confiance nationale. Hier encore on lisait à cette tribune les calomnies atroces dirigées contre les Cinq-cents dans un papier ministériel. Aujourd’hui enfin j’ai entendu annoncer à cette tribune qu'un corps de troupes marche sur Paris, et vient renverser la barrière sacrée que la constitution établit entre le corps législatif et la force armée. Si dans trois jours des nouvelles aussi surprenantes ont été données aux conseils, qu'apprendrons-nous demain ? Je ne sais si mes alarmes sont vaines, mais je vois autour de n élus tous les symptômes d'un trente-un mai.

BARRAS. Ah ! ah.

OZUN. A ces mots une vive agitation éclate dans la salle ; vos amis témoignent leur mécontentement. La majorité applaudit par ses murmures de satisfaction.

— Mais, continue Larivière, nous touchons aussi au 9 thermido, et ce jour doit être funeste encore à la tyrannie. Cependant il est impossible de rester spectateur indifférent des événements qui se pressent autour de nous. Le ministre de la police a été renvoyé au moment où il allait dénoncer les complots qui commencent à éclater. Il est remplacé par un homme qui n'a pas craint de salir les murs de Paris en les couvrant de placards calomnieux envers la représentation nationale. Je suis bien éloigné d'imputer au directoire les manœuvres que je dénonce ; je lais qu'il lui appartient de renvoyer les ministres, et de les remplacer par des hommes de son choix. Mais c'est pour noms un devoir sacré de prémunir les citoyens sur les nouveaux mail :Leurs qui les menacent, de frapper l'opinion publique, et de prendre des me Ares propre à sauver 1g patrie. Je sais, avec tout Paris, que le directoire est en proie en çe moment aux divisions les phis funestes

BARRAS, frappant des mains. Qui le lui a dit ?... Est-ce d'ailleurs à répéter, à crier à toute l’Europe du haut de la tribune ? C'est un maitre imprudent que çe monsieur Larivière ? nous nous rappellerons de lui..... Achevez, achevez ; je yeux voir jusqu’où il poussera l'audace.

OZUN. Cette assertion a excité dans le conseil une seconde tempête. Les cris à l'ordre, il a raison, se croisaient ; Demiard, qui souffrait de ne pouvoir, en sa qualité de président, prendre la parole, s'en dédommageait par le carillon qu'il faisait avec sa sonnette. Les huissiers allaient criant, paix là ! c'était un vrai désordre. Enfin tout finit, et Larivière, impassible, s'est remis à pérorer :

Oui, je le révèle Carnot n'était pas instruit de l'arrivée des troupes ; le ministre de la guerre n'en avait aucune connaissance et c'est en cet instant que ce ministre a été renvoyé. Eh bien dans ces circonstances critiques, deux directeurs ont protesté contre ce renvoi ; je les sépare du directoire comme ayant bien mérité de la patrie. Je leur vote des remercîments pour la courageuse énergie qu'ils ont développée. Je le répète, les circonstances où nous nous trouvons sont critiques ; nous sommes entourés d'échappés des galères, d'amnistiés de la horde affreuse des hommes de Vendôme (les associés de Babœuf) ; dans la rue de Thionville un club médite le massacre ; des armes sou t distribuées ; un ministre qui a dévoilé tous les complots est renvoyé ; des troupes arrivent à Chartres, à la Ferté-Alais ; cette nuit même il en est entré dans Paris. Deux membres du directoire protestent contre ces mesures ; ils déclarent hautement que leurs jours sont menacés et nous resterions indifférents, et nous ne prendrions aucunes précautions, et, infidèles à notre mission, nous laisserions de nouveau planer sur nos têtes un régime à jamais exécré ! J'en ai dit assez pour vous faire sentir la nécessité d'organiser promptement les gardes nationales. Je demande qu'on discute le projet à l'instant même, n'igue les anciens soient invités par un message à ne pas désemparer avant d'en avoir reçu la résolution.

Ozun, qui, au moyen de notes tachygraphiques, avait retenu tous les discours prononcés dans cette séance, et qu'il lisait devant nous, termina là celui de Henri La Rivière, dont la véhémence nous surprit. Il ajouta que son avis avait été chaudement appuyé. Barras écoutait, et commençait à n'avoir plus envie de rire ; puis il dit :

Mais B*** m'a conté que Thibaudeau avait relevé ce monsieur.

OZUN. Oui, Thibaudeau a pris votre défense.

MOI. Et dans quels termes ? demandai-je sachant que je ferais plaisir à Barras.

OZUN. Mes notes me permettent de vous les répéter ; les voici :

Je ne viens point me dissimuler les justes inquiétudes manifestées à la tribune :je ne viens point endormir le conseil -sur le bord du danger, ni lui inspirer une sécurité trompeuse dans un moment critique ; car il n'en est pas de plus périlleux que celui où il existe entre les pouvoirs, et les membres de ces pouvoirs des divisions funestes ; mais je suis bien loin de sonner le tocsin de l'alarme aux yeux de l'Europe, qui nous contemple, et à une époque où les plus importantes négociations sont ouvertes. Je ne crois point nécessaire de tirer l'épée, et, du haut de cette tribune, de faire éclater les dangers plus ou moins fondés que le corps législatif peut courir. Il y a des moyens puissants de s'en mettre à couvert ; cette puissance n'est point dans l'organisation 4e lai garde nationale. Quelque importante que soit cette mesure, elle serait, trop tardive. Cette puissance est toute morale ; elle est dans l'accusation même que vous prononcerez contre des hommes assez audacieux pour comploter le renversement de la constitution et des mesuras violentes contre le corps législatif. Oui, la représentation nationale a la force de faire exécuter le pacte social, et de frapper les =bistrots qui conspirent. Mais pour cela il faut sonder nos maux, et y appliquer des remèdes constitutionnels et efficaces. J'aime à mêler mes regrets à ceux qui ont été exprimés sur le renvoi des ministres. La patrie reconnaissante n'oubliera jamais les services qu'ils out rendus ; mais je respecte les droits du directoire, jusqu'à l'abus qu'il peut en faire. Cet article doit donc être mis à l'écart ; toutefois, croyez-vous que. le directoire se constitue en état d'hostilité contre vous ? Dans ce cas-là, je demande, non qu'on le fasse rentrer dans le devoir par une insurrection violente, indigne du corps législatif, mais qu'a la suite d'une dénonciation éclatante et signée, on frappe de la foudre nationale ceux de ses membres qui seraient coupables des attentats dénoncés.

BARRAS. Malpeste ! notre ami ne nous veut guère plus de bien que Henri Larivière.

OZUN. Ne vous fâchez pas ; il ne pouvait détourner l'orage qu'en parlant ainsi. Il a dit ensuite :

L'arrivée des troupes dans les environs de Paris est un, de ces faits qui appellent sur eux la vengeance des lois. La constitution a posé une barrière entre le corps législatif et la force armée Si le directoire a rompu cette barrière, il doit être frappé ; et sur-le champ vous venez à cet égard, de prendre une mesure ; vous avez adressé un message au directoire. Toute délibération doit être suspendue jusqu'à ce' que vous ayez une réponse.

BARRAS. A la bonne heure.

OZUN. Thibaudeau a terminé par ces paroles :

Quant à la garde nationale, quoique sa réorganisation soit très-urgente, elle ne peut assez tôt être prête pour nous mettre à l'abri des attaques, si tant est qu'on en médite coutre nous. J'aime à le dire, le corps législatif, fort de la confiance de la nation, saura, avec cette seule arme, déjouer tous les complots ourdis contre sa liberté. C'est la confiance dans nos propres forces qui fait notre force véritable. Je demande l'impression du projet et du rapport, et l'ajournement vingt- quatre heures après la distribution.

BARRAS. Allons, j'avais eu tort de prendre d'abord la mouche contre Thibaudeau ; il est bien des nôtres ; mais on m'a chanté que Boissy-d'Anglas avait beuglé sur un autre ton ?

OZUN. Oui, il a paru moins convaincu de vos bonnes intentions ; car, ayant à son tour occupé la tribune, il y a parlé en ces termes :

Je pense, comme Thibaudeau, que la force des représentons du peuple est dans la confiance publique. Mais nous ne pouvons nous dissimuler les inquiétudes et les justes alarmes qu'a fait naître le renvoi d'un ministre qui, pendant la session dernière, a déjoué trois complots, et qui, dans le moment actuel, tenait les fils de ceux qui se trament encore à l'instant où je parle. Les Tuileries sont remplies d'hommes féroces, qui ont joué un rôle dans les fureurs révolutionnaires. On y voit Léonard Bourdon, et Fournier l’Américain, qui a égorgé, à Versailles, les prisonniers d'Orléans. Je n'accuse point le directoire, mais je dis que, comme tous les hommes investis du pouvoir suprême, il est trompé par les gens qui l'entourent ; ce sont ses ennemis et les vôtres qui l'ont engagé à renvoyer Ses ministres, et à faire nommer à la police un homme qui a rempli tout Paris de placards injurieux à la représenta-tien nationale. Je pense, comme Thibaudeau, que nous ne pouvons prendre de détermination sur la situation de Paris avant d'avoir reçu la réponse à votre message ; mais je ne pense pas, comme lui, qu'il ne faille pas discuter à l'instant même le message relatif à la garde nationale. Cette force est nécessaire pour en imposer aux médians, sinon comme moyen actuel de répression.

La discussion, poursuit OZUN, a continué : la proposition de Thibaudeau a obtenu la priorité, et les débats sont ajournés à vingt-quatre heures.

BARRAS. C'est un siècle quand on sait en profiter. Au demeurant, la frayeur des conseils a dû être calmée dès ce soir ; car à sept heures nous avons donné aux conseils les explications demandées.

MOU. Quelles sont-elles ?

BARRAS. Tenez, voici la copie.

Je me retirai à l'écart, et je lus :

Il est vrai que quatre régiments de l'armée de Sambre-et-Meuse devaient passer à la Ferté, située onze lieues de Paris, les 13, 14, 15 et 16 de ce présent mois, pour se rendre à une destination éloignée. Le directoire en fut averti hier par le ministre de la guerre, et sur-le-champ il a été donné des ordres pour changer cette route. Le directoire ne croit pas que la malveillance ait eu la moindre part dans la direction donnée à cette marche ; il croit qu’elle est l'effet d'une erreur d'un commissaire des guerres. Il fera punir les auteurs, s'il les découvre. Il est faux qu'il y ait des troupes à Soissons.

CARNOT.

 

Cette signature m'étonna ; je ne pus m'empêcher de le manifester. Barras me dit :

Il faut bien que le président du directoire signe ce- que veut la majorité.

MOI. Mon Dieu ! la laide grimace qu'il a dû faire !

BARRAS. J'ai vu L'instant où nous nous prenions à la gorge. N'est-ce pas plaisant que cette pièce attestée par lui réponde à sa protestation ? Il n'a pas bu encore le -calice jusqu'à la lie ; mais patience, il y viendra.

OZUN. Pressez-vous, car le péril vous presse. Vous ignorez encore qu'à l'instant où je sortais, Doulcet (Pontécoulant) venait de prononcer un discours bien hostile.

BARRAS. Qu'a,-t-il dit ?

OZUN, recourant â ses notes. A peine votre message a-t-il été lu, que Doulcet1 prenant la parole : — Il n'est pas question ici de jeux d'enfants ; il faut savoir pourquoi ces troupes ont en l'ordre de se détacher de l’armée de Sambre-et-Meuse, pour se rendre à une autre destination ? Pourquoi il leur a été enjoint de passer à onze lieues de Paris, tandis que la constitution interdit ce passage à douze lieues ? Il ne s'agit pas ici de commissaire des guerres, mais il faut suivre la responsabilité dans tous ses fils, afin de la faire tomber sur celui, qui a donné le premier ordre. Il est bien étonnant que le directoire dise qu'il ne sait que d'hier la marche de ces troupes ; il est bien étonnant que les papiers publics mous aient appris que le directoire ignore. Sommes-nous donc encore dans ce régime où régnait l'anarchie, et où le gouvernement, privé d'unité, se disséminait dans une foule de commissions cite comités ? On nous dit que le ministre de, la guerre ignorait cette marche. Eh ! pourquoi la lui avait-on cachée ? Je le dis franchement, c'est parce qu'on redoutait sa probité intacte, et son imperturbable fermeté. Je demande l'impression du message, et le renvoi à une commission de cinq membres, qui sera chargée d'examiner cette affaire, et de ramener la responsabilité à son dernier anneau.

BARRAS. Et qu'a-t-on résolu ?

OZUN. L'adoption de la proposition de Pontécoulant.

BARRAS. Que Satan les étrangle Et cette commission, de qui sera-t-elle composée ?

OZUN. De Pichegru, Villot, Doulcet, Gau et Normand.

BARRAS, ricanant. De plus fort en plus fort ; c'est ici comme chez Nicolet.

Il fit quelques pas, puis revenant à nous :

Mon cher Ozun, vous devriez aller prévenir La Révellière et Rewbell de ce qui se passe. Ils ignorent peut-être que nos adversaires ont franchi le Rubicon...

OZUN, avec gaîté, l'interrompant. N'est-ce pas plutôt Hoche qui a sauté le pas ?

BARRAS. Lui. ou les autres, qu'importe, puisque eux et nous sommes en présence ? Allez donc vers mes collègues ; contez-leur ce que vous savez, et qu'ils se tiennent prêts à tout événement.

Ozun partit, charmé d'être pour quelque chose dans les menées du directoire. Barras demeuré seul avec moi, fit fermer sa porte ; et, pour être plus sûr qu'on ne le dérangerait point — car il y avait des gens de l'un et de l'autre sexe qu'aucune défense n'arrêtait chez lui —, descendit avec moi dans le jardin du Luxembourg. Le ciel était étoilé et la nuit profonde ; la lune achevait son décours ; il faisait chaud et pas de vent ; nous entendions dans le lointain le murmure nocturne de Paris. Dès que nous fûmes là, et après quelques paroles indifférentes échangées sur la sérénité et la splendeur du firmament, Barras prit mon bras sans façon, et entra en matière.

Nous sommes prêts à la guerre, me dit-il. Nous la ferons sans doute avec avantage ; mai qui peut répondre d'un de ces maudits coups de la fortune, d'une de ces catastrophes imprévues qui sautent à pieds joints par-dessus tous les calculs de la prévision humaine ? Je vois qu'on nous attaque avec vigueur, Hoche ne peut plus nous servir. Nous ne voulons pas, de Moreau, qui trahit aussi bien que Pichegru, nous en avons la preuve ; et Bonaparte est bien loin.

MOI. Il accourra à la nouvelle du moindre danger.

BARRAS. Je n'en doute pas ; mais, attendu qu'il y a plus près du palais des, cinq-cents au Luxembourg que du Luxembourg à Milan, Bonaparte, quelque diligence qu'il fasse, arrivera pour nous venger, mais nous trouvera pendus, et des pendus d'été que peut-on faire ?

Je me mis à rire, et dis ensuite

Pas grand chose, il est vrai ; et les honneurs du Panthéon ne vous dédommageraient pas de ce désagrément positif.

BARRAS. Cela nous porte, mes deux collègues et moi, à tenter une démarche indispensable. Nos adversaires n'ont à leur tète qu'un homme, Pichegru.

MOI. Et Villot, Bourmont, le prince de la Trémouille, Frotté ?

BARRAS. Gâteraient, perdraient la cause des conseils, s'ils tentaient ostensiblement de la défendre. La France n'est pas mûre encore pour qu'on essaie un plein retour à la royauté, et direct surtout : on n'y pourra revenir qu'en passant encore par une apparence de république. Si on voyait ces chouans se mettre à la tète d'une attaque, l'immensité des mécontents reviendrait à nous soudain. Villot est un fou qu'on sifflerait, je connais ces hommes. Mais Pichegru, Pichegru, parait républicain ; sa trahison est ignorée ; on croira qu'il ne s'arme que pour la patrie ; on l’écoutera, ou le suivra, des bataillons entiers viendront à lui. C'est notre seul antagoniste.

MOI. J'en tombe d'accord.

BARRAS. Aussi avons-nous résolu de l'écarter, si la chose est possible. Que veut Pichegru ? de l’importance ? il aura le commandement de l'armée du nord, que Hoche quitte pour passer a celle de l'océan. Une fortune positive ? on lui fera accorder un grand domaine national à titre de récompense. De Par-' gent ? on lui en donnera.

MOI. Mais, pour en donner, en avez-vous ? On prétend que les caisses sont vides.

BARRAS. Il est vrai que le numéraire nous. fait quelque peu défaut. On s'en procurera pourtant ; nous en attendons d'Italie — ceci se rapportait à une négociation avec Bonaparte, qui viendra plus tard —. Bref, ou en créerait plutôt que de manquer iià satisfaire Pichegru, s'il lui en fallait absolument beaucoup et tout de suite. Qu'aura-t-il de plus du comte de Lille ? des titres, des cordons. Un héros tel que lui en a-t-il besoin ? D'ailleurs lui tiendra-ton tout ce qu'on lui promettra ? Est-il certain que, le service rendu, on lui en conservera de la reconnaissance ? Il inspirera des méfiances, de la crainte, de la jalousie, et un beau jour il aura à choisir entre l'exil, une -prison d'état, ou peut-être la vieille acqua toffana. Avec nous, au contraire, point de danger ; nous sommes tous égaux ; certitude de paiement et amitié parfaite. Au demeurant, mon cher seigneur, poursuivit Barras en me serrant le bras qu'il tenait dans le sien, vous lui feriez envisager tout cela aussi bien que je pourrais vous le dire.

MOI. Que prétendez-vous ? m'écriai-je,

BARRAS. Que vous deveniez auprès de Pichegru le chargé de pouvoir du directoire. Est-ce une mission si désagréable, surtout lorsqu'une ambassade la suivra ?

MOI. Grand merci du paiement ; a est magnifique. Souffrez pourtant que je le refuse. Quant à ce qui regarde la négociation.... Mis Pichegru voudra-t-il traiter avec moi ?

BARRAS. Il vous connait.

MOI. Je l'ai vu chez Cambacérès et ailleurs encore — c'était à la Place-Royale, mais je ne voulais pas le faire savoir.

BARRAS. Eh bien ! cela suffit. Il saura qui vous êtes et ne vous traitera pas en intrigant.

MOI. En vérité, je ne sais si approcher du Luxembourg n'est pas acquérir un brevet de suspicion. Vous êtes environné de tant de gens, ces Montgaillard, par exemple, et R***, et T***, et A***, et mesdames de Mont***, de Vau***, et mille autres. Je vous assure qu’à la place de Pichegru, je me méfierais de tous ceux qui me viendraient d’ici.

BARRAS. On croirait, à vous entendre, que nous ne recevrons que ces espèces. Ne voyons-nous pas ce qu'il y a de plus honorable ?..... Votre réputation est faite. Voulez-vous ou non nous servir ?

MOI. Je dirai donc à Pichegru qu'il a tout à gagner en passant de votre côté. Mais où il est il commande.

BARRAS. Oui jusqu'au lendemain du succès ; alors il obéira.

MOI. Oh ! de tout point. •

BARRAS. Présentez-vous chez lui demain matin de bonne heure. Si on vous voit là, soyez-y venu le solliciter pour un émigré de vos amis. Vous en avez, n’est-ce pas ?

MOI. Quelques-uns.

BARRAS. On les radiera en masse.

MOI. Allons, ceci me détermine. Aussi ai-je déjà fait mon apprentissage.

BARRAS. Avec succès. Le bonheur ide ce 4clébute tus fait espérer qu'en cette occasion vous ne serez pas moins heurieux.

MOI. Je n'ai pas une aussi haute idée de mes moyens. La position n'est pas la même : Pichegru vous en veut beaucoup, craindre un piège...

BARRAS. N'importe.

Faisons notre devoir, et laissons faire aux dieux.

 

Après cette citation poétique, le directeur reprit le chemin de son appartement. Nous le trouvâmes rempli d'intimes qui avaient tous rompu la consigne ; mesdames de Vau***, de Mon***, de Vi*** ; Am***, et que sais-je encore ? la haute police féminine du moment ; le prince Charles de Hesse, R***, le général Ba***, Chénier, Merlin, un fouillis digne de l'époque. Si on nous avait vus rentrer ensemble, que de conjectures on aurait faites, que de prévisions on aurait mises en avant ! J'avais prévu le cas, et, tandis que le directeur se montrait à ses affidés par la porte de sa chambre, j'arrivais dans le salon par celle du public.

La conversation était tournée sur la séance de la journée du conseil des cinq-cents c'était à qui tomberait sur les rebelles, à qui proposerait le moyen le plus violent de s'en débarrasser. Les dames n'étaient pas les moins belliqueuses. Chénier se faisait remarquer par sa véhémence je lui en fis l'observation ; il me dit :

— L'ombre d'un roi me fait peur.

— Craignez-vous sa vengeance ?

— Non, mais sa tyrannie.

— Le despotisme-West-il donc que chez les rois ?

— On l'excuse chez les peuples, parce que chacun l'exerce à son tour.

— Ainsi vous ne haïssez du despotisme que la part que vous n'en pouvez avoir. Je suis plus républicain que vous, car je n'en veut pas plus chez les peuples que chez les rois.