HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME TROISIÈME

CHAPITRE V.

Liaison plus intime des trois directeurs. — Barres me raconte ce qui s'est passé. — Projets à venir. — Barras traite aussi avec Hoche. —Caractère de ce dernier. — Il est gagné par Barras. — Mesures hardie qu'il prend. — Affaire du changement de ministère. — Benezech pour tous. — Truguet, ses antécédents et son caractère. — Charles de Lacroix et Talleyrand. — Ce dernier mystifie La Révellière. — Et tout le monde. —Scène que fait Carnot au directoire contre Talleyrand. — Ramel de Nogaret. — Carnot en campagne pour gagner une voix. — Il attaque La Révellière. — Faujas de Saint Fond le seconde. — Réponse et défense du théophilanthrope. — Récit de Barras. — On vient à lui par Villaret-Joyeuse. — Il feint de céder. — Trompe ses adversaires. — Les trois directeurs arrêtent le choix de ministres à faire.

La première fois que je revis Barras, après mon audience de retour, il me dit

Nous avons tenu conseil entre nous — ce qui voulait dire, La Révellière, Rewbell et lui — ; il a été décidé que pour agir contre Pichegru on attendrait une occasion favorable ; elle n'ultra sous peu. L'audace des ennemis de la république s'accroit de notre longanimité. ne nous jugent faibles, parce que nous demeurons impassibles à leur attaque. La suite leur prouvera le contraire. L'essentiel était de nous entendre, nous l'avons fait ; l'union et la force, et nous sommes unis.

— On affirme, néanmoins, que vous ne l'êtes guère, repartis-je.

— On se trompe ; nos picoteries particulières cèdent à l'intérêt public. Je ne pense pas complètement comme mes deux collègues ; ils ont plus d'affinité l'un avec l'autre qu'avec moi. N'importe, le péril commun nous force à marcher sous la même bannière. Notre explication a été comique et sérieuse tout à la fois. Figurez-vous Rewbell, s'imaginant le péril extrême, et la victoire assurée aux conseils, et la cause nationale perdue, nous avec, bien entendu ; et cependant, malgré cette conviction désolante, faisant tout de bon le Romain décidé à tenir tête à l'orage, et à mourir à son poste, s'il ne pouvait le conserver : La Révellière, non moins effrayé, mais avec autant d'énergie : celui-ci et l'autre se figurant, en outre, qu'au fond j'étais un royaliste déguisé.

— Vous ! m'écriai-je.

— Oui, moi ; cela vous surprend. Je croyais avoir fait mes preuves..... Tant il y a qu'ils fondaient leur opinion sur ce que dans mon cercle je reçois tous ceux qui s'y présentent, sur mes coquetteries envers des gens de qualité, émigrés peut-être, mais toujours de très-bonne compagnie, et, par conséquent, que l'on traite bien. Mes collègues ne voyaient pas que des politesses pour des individus ne faisant rien à ma crainte de la masse. Je suis parvenu à leur prouver qu'on peut à la fois se montrer rempli d'urbanité envers des personnes bien élevées, et les envoyer peindre pour peu qu'elles s'avisent de conspirer.

Ceci une fois traité à fond, le reste est venu de lui-même. Nous avons reconnu que la majorité du directoire suffirait à autoriser un coup d'état, et que, puisque Carnot préfère marcher avec nos adversaires, nous le ferons arrêter en même temps que ces messieurs-là.

— Et ces messieurs, demandai-je, sont-ils en nombre ?

— Au moins cent quatre-vingts ; nous les enlèverons d'un coup de filet.

Barras, en me parlant ainsi, ne fut pas pleinement sincère. Il retint une partie de ce qu'il faisait, soit seul, soit avec ses collègues. Je parvins, néanmoins, à le savoir malgré ses réticences, dont je devinai le motif.

Barras en traitant avec Bonaparte n'allait pas de franc cœur sur cette route ; quelque chose d'instinct le portait à se méfier du héros ; et dans le temps où il négociait avec lui par mon intermédiaire, il nouait une autre intrigue non moins serrée avec Hoche. Elle éclata en partie, malgré ses soins à la cacher, et ce manège, mis au jour devint ensuite une des causes principales de l'éloignement définitif que le général manifesta envers un homme qui avait voulu le compromettre, et non se lier pleinement avec lui.

Hoche avait, lin aussi, reçu les avances de Barras. Hoche a l'âme ardente, a la résolution impétueuse ; lui dont la fortune avait ité si rapide, que dans une seule campagne il était monté du grade de sous-officier à celui de général en chef. Cet avancement sans exemple, loin d'enivrer Hoche, lui avait inspiré seulement une profonde reconnaissance pour iine patrie si empressée de mettre le mérite dans son jour. Hoche comprenait le sien, qui était immense, qui, non seulement tourné aux prévisions stratégiques, pouvait encore se développer dans la carrière politique. Il y avait en ce militaire une de ces capacités rares qui rendent propre à tout ; il y était joint une intrépidité folle, un amour immodéré de liberté et de gloire, et un besoin toujours croissant d'agir, de jouer un rôle, et de s'écarter du repos, vu avec plus d'horreur que la mort.

Ses victoires dans la Vendée, et en face des ennemis de l'extérieur, devenaient des gages, aux soldats, de trouver des lauriers avec lui ; aux républicains, qu'il ne pactiserait pas avec le royalisme. Nul mieux que lui ne servirait à ceux déterminés à maintenir les institutions actuelles. Toute sa vie passée s'offrait pour garant de son avenir, et elle l'avait jamais laissé percer cette ambition, qu'à tort ou à raison on croyait déjà reconnaître dans Bonaparte. Il touchait d'ailleurs presque à Paris ; il s'y rendrait pour nsi aire en quelques heures, tandis que des semaines entières se succéderaient avant que les drapeaux de l'armée d'Italie flottassent seulement en-deçà des Alpes.

Barras voyait toutes ces choses ; Barras, qui ne recourait à Bonaparte Ta contre-cœur, se décida, avant de rien arrêter avec ses collègues, de gagner Hoche, sauf après à se justifier auprès de Bonaparte, en accusant la volonté des deux autres directeurs. En conséquence, ii dépêcha, vers ce général, R***, dont j'ai parlé au commencement de cet ouvrage ; R***, son âme damnée, ai-je dit, et qui depuis l'a été de nombre d'autres. R***, en s'embrouillant à dessein dans un flux de paroles, tourna si bien Hoche, qu'il le décida à servir le directoire contre les conseils. Hoche demeura convaincu de l'accord des directeurs à son sujet ; ne demanda d'autres preuves qu'une lettre de Barras e et, une fois déterminé, s'engagea dans cette intrigue avec toute la véhémence de son caractère.

Tout concourait au succès de cet accord. Hoche avait le commandement général d'une expédition que le gouvernement français pré. tendait diriger contre l’Irlande. Les préparatifs nécessaires s’étendaient du Texel à Brest. Vingt mille hommes de l'armée de Sambre-et-Meuse en seraient détachés pour aller s'embarquer à Brest. Ils traverseraient le territoire de la république, et dans le trajet il était fertile ide les rapprocher tellement de Paris, qu'on pût tes y jeter si l’opportunité de la chose le demandait. Hoche prit sur lui de les faire dévier de la ligne d'étape ; cri même temps il retint deux millions de contributions, frappées sur les pays situés entre le Rhin et la Meuse ; de telle sorte qu'il en fit, à ses périls et risques, un fonds libre à la disposition da directoire.

Voilà ou l'affaire en était, tandis que Bonaparte se croyait seul investi de la confiance du gouvernement, et appelé à venir défendre la cause de la patrie avant tous les autres généraux en chef, ses émules et ses rivaux.

Ce n'était pas uniquement avec Hoche et Bonaparte que Barras jouait au plus fin ; il nouait en même temps dans l'intérieur une autre intrigue plus adroite et que le succès couronna. Le ministère en pied ne pouvait être maintenu dans son intégralité. Plusieurs membres parmi ceux qui le composaient ne convenaient à aucun des partis, et parmi tes autres il en était que, si un parti voulait les conserver, l'autre s'obstinerait à les jeter à terre.

J’ai déjà parlé de ceci ; je crois devoir y revenir pour plus de clarté ; les clichiens auraient laissé volontiers en place le ministre de la police Cochon, et Petiet le ministre de la guerre, et Benezech celui de l’intérieur, tandis que les quatre autres leur étaient insupportables ; ils les redoutaient sans les estimer, et, ne pouvant les gagner, il fallait les perdre.

Le triumvirat directeur, par un sentiment contraire, avait en haine ces trois ministres ; les deux premiers moins comme portés au royalisme qu'en leur qualité d'amis de Carnot. Petiet ne faisait rien dans son département sans le consulter, sans même prendre ses ordres. Cochon marchait également avec lui dans une étroite intelligence, et Barras, en outre, ne lui pardonnait pas d'avoir pris avec le seul Carnot les mesures nécessaires lors de la conjuration de Brottier, et auparavant, lors de celle dite du camp de Grenelle. Quant à Benezech, il possédait un de ces caractères qui, pouvant s'accommoder des opinions de tout le monde, restent en butte aux méfiances de tous. Il avait sans doute des connaissances variées, de la capacité, de la vivacité dans son travail, des vertus supérieures, mais un laisser-aller tel, qu'il aurait administré également bien sous les ordres d'un roi ou d'un comité de salut public. Cette facilité de mœurs politiques inspirait des craintes au trio directorial, qui ne pouvait regarder comme à soi un homme prêt à appartenir aux autres. Il fut donc au nombre de ceux dont on voulut se séparer.

Après lui venait l'amiral Truguet, homme de courage, de vertu, de mérite. Il avait une haute expérience maritime ; et, lieutenant de vaisseau dès 1779, il avait fait toutes les campagnes de l'Inde avec Le Bailly de Suffren, dont il était connu et particulièrement estimé. Il transporta en 1788 sur son bord M. de Choiseul-Gouffier à Constantinople et reçut de cet ambassadeur, ami des arts, la commission, à son retour, d'aller renouveler en Égypte, avec les beys martres du pays, les traités de commerce qu'ils avaient faits avec la France. Il n'émigra pas ; ses principes s'y opposèrent : il embrassa avec chaleur ceux de la révolution. Élevé au grade de contre-amiral, il commanda en 1792 l'escadre sortie de Toulon, et destinée à seconder par mer les opérations militaires du général Anselme dans le comté de Nice. Au mois de décembre de la mène année, il faisait partie de la flotte que l'amiral de Latouche Tréville conduisit devant la rade de Naples, et qui épouvanta si fort la cour des deux Siciles. Il fut envoyé au commencement de 1793 pour tenter de conquérir la Sardaigne. Sa flotte consistait en vingt-trois bâtiments de toutes grandeurs, et n'était pas suffisante pour qu'il pût réussir complètement. Il débuta par s’emparer de l’île de Saint-Pierre, bombarda Cagliari ; mais, repoussé dans la descente qu'il tenta, et ses vaisseaux battus par une tempête violente, il dut effectuer sa retraite. On lui en sait mauvais gré ; on l'accusa injustement de trahison et d'ignorance. La victoire même n'était pas suffisante pour sauver du soupçon en ces temps désastreux.

Le républicanisme très-prononcé de l'amiral Truguet engagea le directoire â lui confier le ministère de la marine, qui, sous le rapport de la science locale, ne pouvait être en de meilleures mains. Mais sa tendance au jacobinisme le rendit odieux à la majorité du conseil des cinq-cents. Il y fut attaqué avec violence, principalement par Vaublanc : ce député n'hésita pas à prétendre qu'il avait trompé les conseils et la nation en faisant un faux exposé sur la situation de Saint-Domingue ; On ne s'arrêta pas là, et presque chaque jour on renouvelait contre lui des accusations opiniâtres et virulentes. Les formes toutes empreintes de la rudesse maritime du ministre Truguet rendaient 'on abord peu agréable il ne craignait pas de blesser l'amour-propre de ceux qui venaient à lui ; et que l'on fût représentant du peuple, marin ou simple citoyen, l'accueil brusque était toujours le même. Et dans la société, et chez les administrateurs surtout, ce qu'on souffre le moins, c'est l'impolitesse on excuse un refus enveloppé de bienveillance, on regarde presque comme un outrage le service rendu brutalement.

Des plaintes sans nombre s'élevaient donc contre Truguet ; elles furent poussées si loin, que, bien que le directoire fût persuadé de l'excellence de son mérite et de la fermeté de son républicanisme, il consentait à le congédier, l'immolant en forme d'holocauste au mécontentement universel a-t-il prétendu depuis, était las du ministre ; il préférait la douceur des ambassades, et touriiait.ses vues du côté de celle d'Espagne ; c'était à cette époque la plus lucrative. Truguet, lui, ne voulait aller à Madrid que. pour diriger la marine espagnole dans Un sens propre à seconder un plan qu'il avait formé dans le but de ruiner la puissance des Anglais dans les Indes.

Restait Charles de Lacroix, petit administrateur à la tête du département des relations extérieures, et qui aurait été un excellent chef de division dans ce même ministère ; homme de peu de moyens, de science à peu près nulle, sans aucune représentation personnelle, et dont on se moquait partout. Or un fonctionnaire en butte à la raillerie doit quitter son poste, car des sifflets au mépris il n'y a. qu'un pas. On ne connaissait enfin à Charles de Lacroix qu'un titre à son portefeuille, son vote régicide.

Le directoire, quoique d'ailleurs il dût être certain de lui, en aurait fait bon marché dans un traité de paix avec ses adversaires, et, sans qu'on le lui demandât, était décidé à den débarrasser. D'ailleurs il y avait derrière lui, prêt à se mettre en son lieu et place, un personnage bien autrement important, Talleyrand Périgord.

Celui-ci, grâce à la dextérité de sa conduite, était parvenu à plaire à tous ceux vers lesquels il avait manœuvré. Bonaparte, Barras, Rewbell, La Révellière même, oui Talleyrand avait empaumé jusqu'à celui-ci, et sait-on comment ? Il causait un jour avec lui ; on en vint bientôt à la théophilanthropie, que le directeur aurait été chercher aux antipodes ; Talleyrand tout-à-coup quitte le ton ordinaire de la conversation, et prenant celui d'un inspiré :

C'est une grande idée sublime... consolante... c'est le complément de tous les cultes... Ah ! citoyen, si on osait... !

Et le fin seigneur, après un demi-soupir, moitié avoué, moitié caché, rentra dans le texte qui était sur le tapis.

Le pauvre La Révellière jubilait ; sa joie faillit à le faire mourir sur la place. Faire la con guète à la théophilanthropie de Maurice de Talleyrand Périgord, ancien évêque d'Autun quelle victoire ! quel triomphe ! On pouvait l'espérer, après ce qui lui était échappé. Aussi, dès ce moment, La Révellière devint son partisan déclaré dans le directoire, et le soutint tant qu'il put et tant que l'autre prolongea cette mystification de bonne compagnie. Talleyrand avait plus d'une corde à son arc ; il s'était fait admettre au cercle constitutionnel fondé par Benjamin Constant, alors à la solde du directoire ; et là, prenant souvent la parole, y soutenait tons les actes du pouvoir exécutif avec ce dévouement qu'il a toujours manifesté envers ceux auprès desquels il a son chemin à faire, sauf à le leur retirer tout aussitôt que le chemin est fait. Bonaparte non plus ne lui était pas contraire, mais il n'avait pu gagner Carnot.

Lorsque l'on agita pour la première fois dans le conseil des directeurs l'admission de Talleyrand au ministère, à peine son nom eut-il été prononcé par La Révellière, qui, en cette occasion, servit de compère à Barras, que Carnot fit un bond sur son siège 7 et un juron énergique lui échappa.

Quoi ! s'écria-t-il, ce c..... de prestolet, ce finaud qui nous vendra tous en pleine foire lés uns après les autres, pour peu qu'il y trouve du profit !

— Eh ! qui déjà vendu ? demanda La Révellière de mauvaise humeur.

CARNOT. Qui ? son Dieu d'abord.

LA RÉVELLIÈRE. Il n'y croyait pas.

CARNOT. Pourquoi le servait-ii ? Son ordre ensuite.

LA RÉVELLIÈRE. C'est par philosophie.

CARNOT. Par ambition, crois-moi. Son roi enfin.

LA RÉVELLIÈRE. Est-ce à nous à lui en faire un crime ?

CARNOT. Écoute, La Révellière, compare-moi au diable, j'en rirai ; mais je me fâcherai si tu rue mets en ligne avec cet homme-là.

BARRAS. Ms préventions particulières doivent disparaître en présence de l'intérêt commun. Le citoyen Talleyrand a une réputation très-étendue dans le monde diplomatique ; il sera bien vu de tous les cabinets de l'Europe, et son habileté secondera nos efforts.

Carnot, là-dessus, s'emporta encore ; mais la majorité le battit, et on décida que l'ancien évêque d'Autun prendrait part au gouvernement de la république française.

Quant à Merlin, ministre de la justice, le directoire avait pris la ferme résolution de le conserver il n'avait pas à craindre que celui-là pactisât jamais avec les royalistes, et on brait, 'Lest vrai, trouvé difficilement un plus savant jurisconsulte ; sa science contrebalançait ses mauvaises qualités.

Ramel de Nogaret, ministre des finances, et autre régicide, possédait au plus haut degré, et à juste raison, la confiance du directoire. Sévère envers les comptables, il avait le droit de l'être à cause de sa rigoureuse probité. C'était un homme taillé à la romaine, du temps des Fabricius ; républicain d'intérêt et de sentiment, qui vécut sous l'empire sans vouloir se rapprocher du souverain, et qui, depuis. le 18 brumaire, conserva dans son salon une statue de la liberté, couverte d'un voile noir. Financier de première classe, il fut le digne précurseur de Gaudin, non qu'il fût sans défauts, sans faiblesses ; mais enfin on en aurait peu trouvé de plus capable et point de plus désintéressé. Je ne peux concevoir comment Barras lui souffrait cette vertu. On n'eût, à aucun prix, renoncé alors à sa coopération, et, quoique les conseils le poursuivissent avec acharnement, ils ne devaient pas espérer qu'on le leur abandonnât.

Cependant, si tous les députés n'avaient pas la pensée de repousser le pouvoir directorial pour y substituer celui du roi, une forte fraction prétendait au renversement du ministère ; ceux.ci se raccordèrent avec Carnot et Barthélemy, dont la personne leur plaisait, et ils tâchèrent tous ensemble de marcher vers le but con venu. Il consistait à ne point retirer lai direction de leurs portefeuilles à Benezech, Cochon et Petiet ; à chasser les ministres des finances, de la justice, des relations extérieures et de la marine. Carnot ne demandait pas mieux, puisqu'on lui laissait ses créatures, qu'il appelait ses amis ; mais pour cela il fallait avoir dans le directoire la majorité, et celle-ci était opposée à ces changements ministériels. Le gain d'une seule voix porterait vers lui cette majorité indispensable ; Carnot essaya de se la procurer.

Il avait moins de confiance en la capacité de La Révellière, et ce fut vers lui se tourna, se flattant de le gagner avec moins de peine que les deux autres. Carnot se trompa. La médiocrité est opiniâtre, c'est ce qu'elle appelle être énergique. Elle prend la ténacité pour de la force, et, comme s'es lumières sont peu de chose, la raison parvient rarement à l'entrainer. La Révellière d'ailleurs suspectait Carnot, à cause de sa supériorité positive, et de telle sorte 5 que tous les efforts que Carnot essaya pour l'entamer furent en pure perte. Vainement détacha-t-on vers lui in de ses intimes, un ancien membre de l'académie des sciences, Faujas-de-Saint-Fond, savant du premier ordre, bon géologue, et que La Réveillière cultivait avec plaisir. Celui-là, charmé d'entrer pour quelque chose dans une intrigue politique, mit jusqu'à de l'obsession dans ses prières. Il ne réussit pas mieux que l'autre directeur, et en réponse aux menaces que le savant ne craignit pas de lui faire, il répliqua :

Vos instances sont inutiles ; vous ne nous ferez pas frayeur ; et au jour où les conseils nous attaqueront, ils nous trouveront prêts. Nous vous tuerons, mais politiquement ; vous voulez notre sang, nous rie verserons pas le vôtre ; on vous mettra seulement dans l'impossibilité de nuire à la république.

Après de telles paroles, il ne fallait plus rien attendre de La Révellière ; et néanmoins comment, agir sans la majorité ? On se convainquit qu'une attaque sentimentale dirigée contre Rewbell aurait encore moins de succès, et en désespoir de cause on se rabattit sur Barras. Je tiens de ce directeur te7us les détails de cette intrigue ; il se plaisait plus tard âme les raconter, le succès qu'elle avait en t'aveuglant sur le rôle qu'il avait joué, et qui ne me paraissait pas honorable. Il appelait cela une ruse de guerre diplomatique ; je n'y voyais, moi, que de la franche duplicité. Je vais le laisser parler lui-même, afin d'animer davantage la narration.

Tandis que je machinais assez habilement contre les conseils, voici que dans les conseils on se mit en tète de me faire travailler contre moi-nième ; c'était me traiter, avec peu d'honneur. Le bon Barthélemy, qui ne doutait.de rien, s'imagina que je céderais aux fantaisies des ennemis du directoire. En conséquence, on mit après moi l'un de mes amis, l'amiral Villaret-Joyeuse, que je voyais beaucoup, et avec qui je causais en pleine sincérité. J'aime à croire que Villaret ne comprenait pas bien le fond de sa mission ; que, s'il l'eût aperçu, il se serait refusé à me 'porter à mon suicide. Le voilà donc à mes trousses de concert avec Barthélemy ; ni l'un ni l'autre ne laissent entrevoir d'arrière-pensée. On ne parle que du bien public, selon l'usage ; on veut davantage unique de la nation ; et, pour l'atteindre dans la circonstance présente, il faut conserver les ministres de l'intérieur, de la guerre et de la police, en même temps de se débarrasser des citoyens Ramel, Truguet, Merlin et de Lacroix.

A mesure qu'on me développait ce pian, je réfléchissais à la meilleure manière de le contredire. Je craignis qu'à mon refus on n'intriguât auprès de mes deux collègues, et qu'enfin l'un d'entre eux ne cédât. Je compris que toutes ces menées cesseraient aussitôt que le parti croirait avoir victoire gagnée, et qu'il ne douterait pas l'avoir obtenue si je me rangeais de son bord. D'après ce raisonnement, je me décidai à mystifier complètement messieurs les royalistes. Je répondis à Villaret-Joyeuse en termes qui lui laissèrent espérer de finir par me gagner à la cause dont il était l'agent sans le savoir. Lui, et Barthélemy revinrent à la charge ; je continuai à mollir. Les instances redoublèrent d'énergie, et moi, à la fin, me laissai persuader. Ce fut pour eux un beau moment. Il fut convenu que les ministres haïs du parti seraient congédiés ; j'y mis pour condition unique un retard nécessaire à mon projet particulier. On me l'accorda, mais l'impatience de ces messieurs ne put le laisser prolonger ; on me pressa de nouveau de tenir rengagement que j'avais pris.

Alors je me plaignis de la virulence avec laquelle les journaux de l'opposition attaquaient le directoire en masse, et moi personnellement ; je demandai pour épingles de ma défection qu'on les fit taire ; on le fit, et j'y gagnai que nous pûmes respirer en repos, et que ce silence de nos ennemis Lissa croire au peuple qu'enfin ;ils reconnaissaient la bonté de notre administration.

Il était cependant impossible que les choses se maintinssent longtemps en cet état ; il fallait en venir à une solution complète. Nous nous concertâmes entre Rewbell, La Révellière et moi, sur les choix à faire pour remplacer les cinq ministres dont nous consentions à nous défaire ; deux par concession autant à nos amis qu'à nos adversaires, Truguet et Lacroix ; trois par mesure de prudence, Benezech, Cochon et Petiet. Il fut résolu que le ministère de la guerre serait donné au général Hoche, en forme de récompense, et seulement pour le flatter dans son amour-propre, puisqu'il ne pourrait l'accepter à cause de son âge — 29 ans ; il en fallait trente révolus pour devenir ministre — ; qu'on le remplacerait presque aussitôt ; et nous nous promîmes de bien convenir plus tard de son successeur.

Les relations extérieures devaient être confiées à Talleyrand ; nous nous y étions engagés tous les trois envers le cercle constitutionnel, dont il était une des plus fermes colonnes, et d'ailleurs on ne pouvait faire un meilleur choix. Nous voulûmes mettre à la marine la vertu en personne, aussi ce portefeuille fut-il réservé à Pleville le Peley. Vous avez vu avec toute la France comment il a répondu noblement à notre intention. François de Neufchâteau, homme de lettres, d'humeur douce, et rempli du désir de bien faire, était destiné à l'intérieur. Il y parut nu-peu ginguet peut-être, mais enfin il n'y fit pas de mal, et on n'a pu justement se plaindre de lui. Lenoir Laroche, à la police, ne pouvait être menaçant pour personne. On lui savait de l'instruction, du patriotisme, des opinions modérées, tout ce qui peut rendre respectable un ministère. qui, pour avoir de la considération, doit-être si fort soutenu par celle attachée à l'administrateur qui l'occupe ; enfin notre travail, j'ose le croire, présentait un résultat satisfaisant, et depuis, à aucune époque, on n'a vu un ministère composé d'hommes aussi probes, aussi spéciaux. Il fallait que l'esprit de parti dominât étrangement pour que ces nominations parussent inconvenantes. Nous étions à la veille de tenter un grand coup, et nous tenions à le justifier par le personnel des collaborateurs que nous nous donnerions.