HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME TROISIÈME

 

CHAPITRE IV.

 

 

Bonaparte se plaint des intrigants français. — Ce qu'il fera en cas de non succès du directoire. — Il vent que je reparte sur-le-champ. — Eugène de Beauharnais. — Je traverse la Suisse. — Rentrée à Paris. — Compte rendu à Barras de ma mission. — Il en est content et mécontent. — Il n'ose attaquer Pichegru juridiquement. — Les deux abbés et le coup de pistolet. — Mot plaisant de Sieyès. — Frayeur accoutumée de Merlin. — Pichegru engagé à Louis XVIII. — Les autres conjurés. — Dumolard. — Suite de la guerre des conseils au directoire. — Dumolard attaque Bonaparte. — Indignation manifestée de celui-ci. — J'en explique une phrase. — Les royalistes se croient rentrés au port.

 

Notre conversation avec Bonaparte fut de longue durée ; je n'en rapporte que les points principaux. Il s'étendit beaucoup aussi sur la position de l'Italie, sur la paix à conclure, ses difficultés let es avantages que la France en retirerait. Il se plaignit des intrigants qui, venais de France avec la protection du directoire, s'impatronisaient dans le pays, où, malgré sa résistance, à lui Bonaparte, ils faisaient du mal autant que possible.

C'est pitié, poursuivit-il, que de suivre le maniée de cette canaille menteuse, voleuse, orgueilleuse ; j'en fais fusiller quelques-uns parfois sans que cela épouvante trop les autres. Il n'y a de l'honneur que parmi les militaires ; les employés civils que rai autour de moi en ce moment sont des fripons, à de très-petites exceptions près.

Il me fie alors l'éloge de ses compagnons d'armes avec une effusion de cœur que j'admirai ; il m'exprima son vif désir de consolider l'autorité de la France sur l'Italie, et me parla avec estime de certains Milanais dont il appréciait les talents et le mérite. Puis enfin prenant un ton plus encore rempli de confiance :

Barras vous a-t-il parlé de notre rêve d'avenir ?

— Il m'en a dit Un mot, et il vous appartiendra en seul à réaliser des espérances folles. Vous succéderiez un jour aux Ptolémées.

— Ceci est loin encore. Je ne doute aucunement de votre discrétion, mais un voile complet doit couvrir ce que je vous aurais tu malgré notre amitié, car le secret est l'âme des affaires. C'est une vieille vérité bien vraie. Vous allez retourner à Paris, observez avec soin ce qui s'y passera. Si le directoire s'endormait, s'il était pris au dépourvu, mandez-le-moi par un courrier : mon arrivée sera ma réponse. Si, d'un autre côté, le directoire est vainqueur, engagez Barras à jouir avec modération de la victoire. Dans les révoltes, dans les conspirations, les chefs seuls sont coupables. Je punirais dans un troupeau le chien et le bélier ; mais les pauvres moutons, j'en aurais conscience. En un mot, soyez vigilant autant que vous devez être actif. Vous repartirez demain.

— Quoi, déjà ! m'écriai-je.

— Oui, très-vite. Je me soucie peu qu'on vous aperçoive rôdant ici ; on en ferait mille contes à on ne pourra que conjecturer si on ne vous voit pas. Je vous chargerai d'ailleurs d'une mission importante, celle de présenter au directoire les papiers saisis sur d'Entraigues, et sa fameuse conversation avec ce... de Montgaillard, qui a de l'esprit, de l'intrigue, et dont je ferais quelque chose, s'il n'était de matière à pendre. On est bien à plaindre d'avoir à employer de pareilles gens !

J'étais au fond de l'âme peu satisfait d'être contraint de rentrer aussi promptement en France, et n'en dis rien pourtant. Nul déjà ne se défendait de la suprématie de Bonaparte. Il me retint au palais le reste de la journée, me fit donner à manger, et m'envoya, pour me tenir compagnie, Marmont et Eugène de Beauharnais ; je revis celui-ci également avec un plaisir extrême ; il commençait, quoique bien jeune, à se faire une brillante réputation militaire ; il avait pris part à plusieurs combats où sa bravoure s'était démontrée. Il me parut fanatique de son beau-père ; il s'abandonnait à ce noble dévouement dont il ne s'est jamais départi dans sa trop courte carrière. Il attendait avec impatience s5 mère, qui devait se mettre en route sous peu de jours, et que j'aurais voulu rencontrer en chemin. La volonté de Bonaparte, encore dans cette circonstance, me contraria. La fantaisie lui ayant pris que je m'en retournasse à Paris par la Suisse, Besançon et Dijon, il me dicta ce que je ferais dans ces provinces, les renseignemens à y. prendre, les hommes dont je m'informerais ; il prévoyait dans toutes ses parties la possibilité d'une expédition prochaine contre les royalistes de l'intérieur, et, à l'avance, cherchait les mesures qui aideraient à la faire réussir.

Je le revis dans la soirée. Il demeura avec moi jusqu'à minuit, me remit des dépêches-insignifiantes, n'étant bien claires que sur un point, celui qu'iLl aiderait de toute sa force un coup d'état destiné à frapper Pichegru et ceux de son bord c'était tout. J'avais, moi, la mission de faire entendre que néanmoins il ne faudrait pas compter sur lui, si on croyait absolument nécessaire en même temps le double concours de Hoche et de Moreau, ou seulement d'un seul de ces généraux.

Le lendemain, au point du jour, ayant embrassé l'aimable Marmont, cul fut parfait pour moi dans ce séjour raille, et fait mes adieux à Eugène, qui, avec une grâce extrême, tint à me voir partir, je m'éloignai de Milan, avec le vif regret de ne pas avoir eu le temps de jouir en détail des agréments de cette ville, et en formant le projet, que j'effectuai plus tard, de visiter la totalité de l'Italie. Je gagnai donc la Suisse par la route de Constance. Je ne veux pas donner un supplément à l'itinéraire du voyage, afin de ne pas grossir un ouvrage que-je prétends borner ; aussi je ferai grâce au lecteur de la description des lieux. Je retiens la peinture des sensations que me fit éprouver la vue pittoresque de l'antique Helvétie ; je tairai mon admiration des aspects sublimes de ses montagnes majestueuses, et mon enchantement de la beauté, de la fraîcheur radicale des jeunes filles du vieux Tell. A mon âge on ne peut s'empêcher de jeter un coup d'œil d'amour sur les femmes, ce présent si céleste de la divinité. Je n'ose pas dire que, séduit aux environs de Berne par une jeune villageoise qui me fit tourner la tête en bouleversant mes sens, je lui proposai de l'amener à Paris avec son frère, dont je me décidai à augmenter ma maison. Wilma consentit à me suivre, et je rentrai à Paris avec cette conquête, faite sur un pays où les Français n'avaient pas encore porté la guerre.

Ma belle Wilma était une simple bergère, orpheline et sans pareras. Une rencontre particulière me l'avait fait connaître, et l'impression qu'elle produisit sur moi fut telle que, dans peu d'heures, je rue résolus de ne pas m'en séparer. Elle, remplie de confiance, et peut-être déjà d'amour, accepta mon offre, sort frère y trempa, et nous partîmes tons les trois. J'aurais voulu avoir ici une scène de roman à décrire, où le frère Georges aurait joué un rôle de héros de délicatesse et d'honneur. Hélas ! il n'en fut rien. Les Suisses, malgré leurs admirateurs, ont quelque peu dégénéré des vertus de leurs ancêtres ; j'en appelle à ceux qui ont été en rapport avec eux depuis la révolution. Ils adorent comme nous le dieu du jour, l’or enfin. La police de Paris, si elle voulait être sincère, pourrait faire d'étranges révélations sur les mœurs cachées des régiments suisses qui, depuis la restauration ont tenu garnison dans la capitale.

Le reste de la route s'écoula dans une illusion perpétuelle de bonheur, grâce à Wilma la magicienne. Elle parlait le français à ravir ; sa naïveté, sa tendresse, ses charmes, m'enivrèrent complètement. rentrai à Paris, que je ne croyais pas avoir quitté la Bourgogne, où je m'étais conformé aux instructions de Bonaparte ; et lorsque j'eus installé la jeune fille chez moi en sa qualité de femme de charge, que j'eus remis à son frère le soin de nia cuis sine, afin que Paul, mon domestique, ne perdit rien de ses attributions, j'écrivis un billet à Barras, pour lui annoncer mon retour. Sa réponse ne se fit pas attendre ; elle m'engageait à venir au Luxembourg à quatre heures du soir de ne même jour.

Je n’y manquai pas : le directeur était seul ; il me reçut à merveille, me témoigna sa joie de me revoir en bonne-santé, et sa surprise sur mon retour rapide, bien que j’eusse allongé mon voyage, ainsi que je l'ai dit déjà ; mais ce chapitre fut bientôt épuisé, tant était grande son impatience de connaître les nouvelles dont j'étais le porteur. Je lui remis la lettre de Bonaparte, lettre de quelques lignes très-insignifiantes, obscures, et ne disant rien. Je compris, au jeu de physionomie de Barras, que cette missive le contentait médiocrement. Alors je pris la parole, et je suppléai par ma narration verbeuse à la brièveté du style du général. Je répétai tout ce dont entre lui et moi nous étions convenus ; ce que je lui avais dit se trouva conforme à la vérité. Barras ressentit un chagrin extrême du refus de Bonaparte de mettre à prix sa coopération.

Que signifie cette superbe in différence pour ce que nous aimons tous ? Que, puisqu'il ne demande rien ? est-ce tout ? c'est fort à craindre ; je vois que nous ne devons pas compter sur lui.

Je répondis à Barras qu'il ne devait pas soupçonner ainsi et voir de ce mauvais côté le désintéresse m en t du général ; que, par le fait, il.ne pouvait désirer ni des honneurs dont il avait à choisir, ni des places que sa position ne lui permettrait pas de remplir ; que, quant à de l'argent, il possédait sur ce point un stoïcisme digne des temps antiques, et par conséquent très-ridicule au jour actuel ; que d'ailleurs il était sincère dans ses offres, et qu'on pouvait pleinement se confier à lui.

Mon discours ranima un peu Barras ; j'ajoutai à ceci les conditions réelles du général ; par exemple, son opposition expresse à toute intervention autre que la sienne. Je ne contentai pas le directeur en lui tenant ce langage. Les prétentions de Bonaparte le plaçaient dans une position difficile ; car, de son c6té et pendant mon absence, il s'était en quelque sorte accommodé avec Hoche, et je dirai tout à l'heure ce qui eut lieu à ce sujet. Barras ne m'avoua pas ce que j'apprends à mon lecteur, je le sus 'cependant par lui, mais plus tard.

Le directeur alors me dit de lui-même :

Ce que le général ne veut pas pour lui on le fera pour sa famille. Nous donnerons une ambassade à rainé de ses frères, et les antres seront bien placés. Puis, changeant de conversation, il me parla de l'arrestation du comte d'Entraigues. Les documents dont j'étais nanti achevaient de porter jusqu'à l'évidence la trahison de Pichegru ; néanmoins Barras pensa, comme moi, qu'elles n'étaient pas encore admissibles pour parvenir à une condamnation régulière de ce général député. Il faudrait d'autres titres que les actes d'un émigré pour faire mettre en jugement un homme qui jouissait d'une si haute réputation. Barras déjà avait devers lui les révélations de Montgaillard ; il me dit :

— Les papiers de d'Entraigues corroborent victorieusement les dénonciations de ce T***. Je me méfiais de lui, et pour cause ; je vois que ceux de son bord ne mentent pas toujours ; il faudra faire quelque chose pour lui.

Nous en étions là de notre conversation, lorsque Bottot entra précipitamment en s'écriant :

La conspiration royalise éclate. On commence d'assassiner les votants. Sieyès vient d’être mis à mort tout à l'heure par un autre Paris.

A ce propos je fus ému ; Barras conserva sa tranquillité, et questionna le pauvre Bottot, qui avait perdu la tête, et dont il ne put rien tirer de plus. Nous allâmes aux informations. Bientôt après arriva le ministre de la police ; voici ce qu'il raconta :

Il y avait de par le monde un certain Chrysostome Poulle, natif de Draguignan, moine de l'ordre des Augustins avant la révolution, et même prêtre, si ma mémoire est fidèle. Celui-là ayant pris la révolution en haine, parce qu'elle l'avait arraché à la paix de son couvent, faisait du conventionnel Sieyès l'objet de sa colère particulière ; c'était son compatriote, et, à ce titre, naturellement son ennemi plus direct. Ce Poulle, neveu d'un ancien prédicateur qui a laissé quelque renommée, vivait à Paris dans un état pénible d'indigence. Sieyès à plusieurs reprises lui avait refusé des secours et son appui. L'ex-moine, pressé par le besoin, entrain é par sa rage contre les auteurs de sa misère, se résolut à frapper un grand coup. En conséquence, muni d'un pistolet chargé de deux balles mâchées, il se rendit chez Sieyès, et n'en ayant encore rien obtenu, tira sur lui son coup à bout portant. Un mouvement heureux sauva la vie à l'assassiné, au détriment toutefois de sa mâchoire, qui fut effleurée, et de son poignet, qui fut fracassé. Poulle aussitôt, au lieu de prendre la fuite, se présenta à la fenêtre, en criant à la foule qui se rassemblait au bruit de cet attentat :

— Mes amis, j'ai commencé sur un des plus grands coquins de la révolution ; suivez mon exemple en vous délivrant des autres.

Nid ne prit conseil de sa fureur, on le laissa prendre et conduire en prison. Son procès lui fut fait. On y présenta le crime sous des couleurs tellement spécieuses, on essaya à tel point de transformer cet attentat en une légitime défense, que Sieyès un jour, pendant que la cause était encore en instance, dit en rentrant chez lui à son portier : Si Poulle revient vous lui direz que je n'y suis pas. Le moine cependant auquel, par grâce spéciale, on enleva la préméditation, fut condamné a six heures d'exposition, à vingt ans de galères. Il y mourut.

Cet événement fit grand bruit ; Il épouvanta singulièrement les régicides, qui crurent que le parti était pris de se défaire d'eux en détail. La frayeur de Merlin de Douai présenta des aspects comiques ; il fut pendant plus d'un mois sans oser sortir, s'il n'était environné d'une manière d'armée ; il avait dans son hôtel une garde nombreuse, et portait sur lui deux sonnettes afin de s'épargner la peine d'arriver aux cordons des cheminées ; il se plastronna au moyen de plusieurs mains de papier. On en fit au Luxembourg de longues plaisanteries. On constata cependant qu'il n'y avait pas là de complot, mais bien un acte de désespoir isolé. Sieyès revint assez vite à la santé, et il dut être satisfait des marques d'intérêt que lui donnèrent les portions diverses de l'ensemble du gouvernement.

Dès le premier jour de l'installation des conseils renouvelés dans leurs tiers, les conjurés royalistes, entraînant cette fois avec eux, et au moyen dé beaucoup d'adresse, les républicains ennemis du directoire, commencèrent leurs attaques contre celui-ci. Pichegru était l'âme du complot ; il le dirigeait à sa guise, sans trop y prendre une part apparente, se tenant en dehors ; il se servait merveilleusement de son extérieur froid et compassé ; il gardait une sorte de neutralité fallacieuse, et mille fois plus redoutable qu'une véhémence patente. Ce fut vers ce temps que Louis XVIII se décida à traiter directement avec lui. Pichegru, charmé de cette marque de confiance, se dévoua tout entier à la cause royale. Mersan, Imbert, Colorais, Vaublanc, Willot, Lemerer, le secondaient de leur mieux ; ils formaient ensemble un comité en correspondance avec celui présidé par l'abbé de Montesquiou, mais qui n'avait aucune influence ni direction. C'était là que l'on préparait les dispositions à exécuter, les motions à proposer aux chambres, toutes hardies, attaquantes, et souvent présentées par de vrais républicains, qui jouaient à cette époque le rôle du chat de la fable, occupé à retirer les marrons du feu pour le compte du singe Bertrand.

Dans le nombre de ces ratons niais je placerai en première ligne Dumolard, le plus lourd, le plus beuglant de tous les orateurs. Jamais il ne fut bavard de sa force ; toujours parlant sur toutes matières, sans fin, sans habileté, ennuyant ses collègues, les tribunes et la France par dessus le marché, contrainte à lire Dumolard dans le compte rendu de ses harangues, dont les journaux nous assaillaient quotidiennement.

Ce Dumolard, à qui Dieu fasse paix, quoiqu'il n'ait fait que guerroyer pendant toute sa vie, acceptait toujours la charge de harceler à la tribune et le directoire, et le ministère, et tous ceux qu'on lui désignait. Il ne s'y épargnait point, et fit plus d'un pas de clerc, ainsi que je le dirai plus tard. En attendant, les conseils le secondaient avec une vivacité imprudente ; ils voulaient que la garde de Paris fût abandonnée à la seule garde nationale, et que les troupes de ligne en partissent soudainement. Ils prétendaient disputer au directoire la direction de la police générale, et en particulier de Paris, au moyen d'une interprétation de mots que l'on forcerait pour en venir là. Ils auraient mis les conseils en permanence, et, investis de ce pouvoir sans bornes, changé le gouvernement à leur volonté.

Je passe sous silence divers autres acte législatifs très-connus, et tous rentrant dans lia même voie. Par exemple, les exceptions aux lois d'émigration en faveur dies ouvriers. des paysans, que la frayeur de Saint-Just et de Lebas avait fait fuir des bords du Rhin ; les réfugiés de Toulon rentraient aussi dans la même catégorie, et on avait prononcé pour eux dans le même sens. La véritable émigration, déjà lasse de son existence à l’étranger, rentrait en foule en se faisant passer dans rune ou dans Vautre de ces classes traitées favorablement. Ou attaqua le directoire et la conduite des conventionnels avec une rudesse peu commute. On voulut favorise/ le culte catholique, et le rapport de Camille Jordan développa dans son ensemble toute cette partie de la conjuration. Il n'était rien sur lequel on laissât tranquille le pouvoir exécutif ;les finances surtout devinrent Le champ de bataille sur Lequel on le combattit avec acharnement. Se ne finirais pas de rappeler tous les incidents de ce démêlé de tribune. Aujourd'hui, ou voulait priver le directoire de la faculté de destitution envers les officiers de l'armée ; le lendemain, il s'agissait d'augmenter de cavalerie et d'artillerie la garde du corps législatif, et d'en donner le commandement aux inspecteurs de la salle. Enfin la guerre était ouverte, et on en devinait le motif.

Bonaparte ne fut pas ménagé ; on soupçonnait son concert avec le directoire, ou plutôt on savait que le royalisme ne se l'attacherait point ; aussi on ne lui épargnait aucun désagrément. On fit rentrer au trésor un million, qu'il avait envoyé directement à Toulon pour presser le départ d'une escadre qu'il pensait nécessaire à ses projets dans l'Adriatique. On l'accusait de régner en Italie, de se mettre au-dessus de la loi ; on fit en outre une plus grande faute, celle de pousser Dumolard à demander, le 23 juin, qu'une enquête fût ordonnée sur la conduite du directoire et du général en chef, relativement à la république de Venise et à celle de Gênes ; blâmant ainsi, sans le nommer toutefois, Bonaparte, objet de sa sotte haine.

Cette motion fut accueillie ; elle exaspéra le directoire, elle indigna Bonaparte, qui en rugit, à la manière du lion. Voici en quels termes il en écrivit au directoire. Barras me montra la lettre, j'en retins une copie, que d'ailleurs Bourrienne a fait connaître dernièrement.

AU PRÉSIDENT DU DIRECTOIRE EXÉCUTIF.

Je revois à l'instant, citoyen directeur, la motion d'ordre de Dumolard ; il s'y trouve la phrase suivante : Que plusieurs anciens ayant depuis élevé des doutes sur les causes et la gravité de ces violations criminelles (Venise) du droit des gens, l'homme impartial ne fera point un reproche au corps législatif d'avoir accordé sa croyance à des déclarations aussi précises, aussi solennelles, et garanties avec autant de chaleur par la puissance exécutive.

Cette motion a été imprimée par ordre de l'assemblée ; il est donc clair que cette phrase est contre moi.

J'avais le droit, après avoir conclu cinq paix, et donné un coup de massue à la coalition, sinon à des triomphes civiques, de moins à vivre tranquille et à la protection des premiers magistrats de la république ; aujourd'hui je me vois desservi, persécuté, décrié par tous les moyens honteux que leur politique apporte à la persécution.

J'aurais été indifférent à tout, mais je ne puis pas l'être à cette espèce d'opprobre dont cherchent à me couvrir les premiers magistrats de la république.

Après avoir dans ma dernière démarche bien mérité de la patrie, je n'avais pis le droit de m'entendre accuser d'une manière aussi atroce qu'absurde. Je n'avais pas le droit d'attendre qu'un manifeste, signé par des émigrés à la solde de l'Angleterre, acquit au conseil des cinq-cents plus de véracité que le témoignage de quatre-vingt mille hommes, que le mien.

Eh quoi ! nous avons été assassinés par des traîtres, plus de quatre cents hommes ont péri, et les premiers magistrats de la république lui feront un crime de l'avoir cru un moment !

On a traîné dans la boue plus de quatre cents Français ; on est venu les assassiner à la vue du gouverneur du fort ; on les a percés de mille coups de stylets pareils à celui que je vous envoie, et des représentants du peuple Français feront imprimer que, s'ils ont cru ceci un instant, ils étaient excusables !

Je sais bien qu'il y a des sociétés où l'on dit : ce sang est-il donc si pur.....

Que des hommes lâches et qui sont morts au sentiment de la patrie et de la gloire nationale l'aient dit, je ne m'en plaindrais pas, je n'y eusse pas fait attention ; mais j'ai le droit de me plaindre de l'avilissement dans lequel les premiers magistrats de la république traînent ceux qui ont agrandi a et porté si haut la gloire du nom français.

Je vous réitère, citoyens directeurs, la demande que je vous ai faite de ma démission ; j'ai besoin de vivre tranquille, si les poignards de Clichy voudront me laisser vivre.

Vous m'aviez chargé de négociations, j'y suis, peu propre.

Je suis etc.

Cette lettre rompait la glace, elle annonçait que Bonaparte ne traiterait jamais avec la législature. Le trio directeur n'en eut pas de chagrin, et je présume même qu'il resta charmé de l'attaque folle et intempestive de cet extravagant Dumolard. Quant à l'avant-dernière phrase, qui réitérait la demande d'acceptation de démission, j'ai oublié de dire qu'au début des conférences pour la paix, et lorsque pour la première fois Bonaparte fit connaître au directoire qu'il faudrait céder Venise et ses états à l'Autriche, la majorité reçut fort mal cette ouverture. Des plaintes en revinrent au général, et lui y répliqua par l'offre de sa démission ; ceci ferma la bouche aux directeurs. On l'apaisa, et on ne fit aucun droit à sa requête. Il y revenait cette fois, à tel point 'sa colère était véhémente ; j'en eus ma part ; il m'écrivit aussi dans un style mille fois plus énergique qu'il' n'avait pris en s'adressant au directoire. C'était le Vésuve déchainé ; jamais il ne pardonna à Dumolard son absurde sortie, et plus tard il le lui manifesta durement. Le résultat fut que Bonaparte se résolut, sans arrière-pensée, de soutenir la majeure partie du directoire et de se préparer à tout, plutôt que de souffrir le triomphe des royalistes.

Ceux-ci ne dissimulaient plus leurs espérances. Les émigrés rentraient en foule, abondaient à Paris. Les chouans s'y réunissaient pareillement en nombre, décidés à tout événement ; ils devaient se rallier à Pichegru, c'était le chef suprême que le roi venait de désigner. Les députés (ils étaient près de deux cents), tous, bourboniens dans l'âme, se flattaient, en cas de besoin, de composer à eux seuls une représentation nationale dont la France reconnaitrait l'autorité.

Je voyais chez madame d'Esparbès des visages nouveaux, frais débarqués d'au-delà du Rhin, d'Angleterre ou des bords de la Loire, chacun ayant un nom de guerre, et conservant un demi-incognito, car pour un incognito complet, cela leur était impossible. Leur jactance imprudente avait le trop vif désir d'éclater, pour leur permettre de se régler sur les actes d'une sage retenue.