Les royalistes triomphes chez la marquise d'Esparbès. — Abbé de Montgaillard. — Je suis appelé au Luxembourg par Barras. — Il me développe la politique du directoire. — Ses projets. — Hoche. — Moreau. — Bonaparte. — Le directoire veut traiter avec celui-ci. — J'ai la mission de savoir ce qu'il demandera. — Destinée du ministère d'alors. — Révélations et confidences. — Défiance de Barras. — Je me mets en route. — Lyon. — Passage de Alpes. — L'Italie et son vainqueur. — Turin. — Le roi de Piémont. — La reine. — Rencontre mystérieuse à la chapelle du Saint-Suaire. — La Lombardie et ses villageois. — Barras m'avait conseillé d'éviter et de voir.Le 24 mai, jour où fut faite l'élection, de Barthélemy, j'avais été au. Luxembourg sans pouvoir parvenir à Barras ; l’impatience me prit ; je ne parus pas ce même soir dans son salon ; je m'en allai chez la marquise d'Esparbès, où le royalisme tenait au grand complet une séance. Je vis la Vaublanc, Henri Larivière, Imbert-Colomis, Lemerer Camille Jordan, Mersan, Pastoret, le marquis de Clermont-Gallerande, La Harpe et tutti quanti, moins cependant l'abbé de Montesquiou, qui ne se prodiguait pas. On nageait dans la joie la plus vive ; on aurait enfin un des nôtres au directoire, et un chef militaire d'une haute capacité pour chef aux cinq-cents. Pichegru était acquis, c'était chose certaine ; on en faisait les honneurs ; on le compromettait épouvantablement. Il y avait parmi cette foule heureuse, radieuse, expansive, imprudente un vilain petit bossu, aussi noir d'âme que de peau, spirituel par delà toute expression ; tout yeux, tout oreilles, et dont je me méfiai sans savoir, pourquoi, aussitôt que je l'eus entendu nommer. C'était l'abbé de Montgaillard, frère de l'agent du directoire, qui alors continuait d'exploiter la crédulité de Louis XVIII, du prince de Condé et du cabinet de Londres. L'abbé jouait le royaliste à ravir ; il était de tous les complots, et, quoique tous fussent régulièrement vendus au directoire, lui ne se trouvait jamais compromis ; il disait que c'était du bonheur. Je prétendais que ce n'était qu'un accord entre le directoire et lui ; au demeurant, il acheva de se démasquer lors de la levée de boucliers que firent les royalistes du midi en 1799, sous la conduite du général Rongé, du téméraire comte de Paulo. L'abbé de Montgaillard, cette fois fut pris la main dans le sac ; il n'y eut pas moyen de s'en dédire ; il s'en retourna cacher à Paris sa honte, et manger en pair l'argent que cette dernière trahison lui avait valu. Sa présence dans le salon de madame d'Esparbès m'annonça que le directoire serait exactement informé de ce qu'on y tramait. Je restai là peu de temps, y ayant été pris de mauvaise humeur à l'audition de tant de folies imprudentes. Mort domestique one remit un billet qu'un gendarme venait d'apporter ; il était de Barras, qui m'engageait à me rendre au. Luxembourg, toute affaire cessante et tout sommeil interrompu, à cinq heures du matin ; il y avait par post-scriptum ces mots : Faites faire votre porte-manteau. Cette phrase m'expliqua à peu prés ce que Barras voulait de moi. Ce fut donc une autre nuit que je passai sans entrer dans mon lit, ayant à faire plus d'une disposition. Il était d'ailleurs près d'une heure du matin, et à cinq je devais être dans l’appartement du directeur..... Je fus exact ; Barras était levé. Vous venez de pester contre moi, me dit-il. J'aurais voulu vous épargner la corvée qu'on vous destine, mais nul mieux que vous ne la remplirait. — Qu'est-ce ? demandai-je, quoique déjà je susse à quoi m'en tenir. — Vous êtes, me fut-il répondu, l'ami du général Bonaparte ; je me plais à croire que vous êtes aussi le mien. C'est à ce double titre que j'ai recours à vous. Écoutez attentivement, car ce que j'ai à vous dire ne sont pas des billevesées. Et il se mit à se promener avec moi dans Sa chambre, oti, il m'avait reçu. Nos ennemis ont jeté le masque, et tandis que de plus haut on essayait à me leurrer au moyen de négociations menteuses, ici on nous attaquait à force ouverte, et de manière à ne pas nous laisser respirer. Les choix des présidents, des secrétaires dû corps législatif, celui du niveau directeur, sont des actes positifs de guerre. Les Bourbons entrent.au pouvoir exécutif avec Barthélemy. Nous savons que Pichegru. a des engagements précis avec le comte de Lille, et que la majorité des deux conseils, traitres ou moutons, passera de ce cité au premier signal. Le commandant Ramel est vendu, ainsi que les autres ; et, si nous tardons à prendre l'initiative, c'en est fait de la république et de nous. Il y a pourtant de la ressource ; on se sort des mauvais pas avec de l'énergie et de la persistance. La Révellière, Rewbell et moi sommes déterminés à prendre un parti extrême. Le salut : public avant tout. — Ainsi, dis-je, vous ne comptez plus sur Carnot ? — Il se fait royaliste, non de principes, mais d'actes. La bine qu'il nous porte l'égare ; il nous croit traîtres parce que nous ne pensons pas comme lui, et que nous ne lui cédons pas toujours ; il se rapproche des conseils, pactise avec Pichegru ; ils ont eu hier une entrevue. Vous savez que Pichegru ne nous visite pas ; qu'il ne nous a pas rendu. les politesses que nous lui avions Lites. Eh bien ! il est au mieux avec Carnot. Carnot sera dupe, parce qu'il veut être despote ; il tombera avec les autres, ceci est arrêté. Un mouvement aura lieu ; un coup d'état est nécessaire ; il faut l'appuyer sur un général en chef à grande réputation. Ils sont trois entre lesquels le choix peut être fait : Hoche, dont la réputation est établie ; il commande l'armée du Nord, si éminemment républicaine, non sans quelque soupçon de-conserver les vieilles traditions jacobines, ce qui nous porte à la craindre en quelque façon ; Moreau, avec ses messieurs... Ici je dois interrompre le propos de Barras, pour donner l'explication des mots soulignés. L'armée que Moreau commandait avait pris en Allemagne des habitudes en rapport à celles du pays. Accoutumée à fréquenter avec la noblesse germanique et la foute des petits princes des deux bords du Rhin, elle se distinguait par un vernis de politesse et de formes patriciennes dont les autres années se choquaient dans leur âpreté patriotique. L on employait la qualification de monsieur au lieu de celle de citoyen ; cela faisait grand bruit. Il y avait eu en Italie des généraux, Augereau, par exemple, qui, par un ordre du jour, interdisirent impérieusement toute expression de politesse féodale ; les compagnons de Moreau s'en étaient piqués, et des duels s'ensuivirent, que Bonaparte, contraint à s'en mêler, eut beaucoup de peine à faire finir. Le sobriquet de ces messieurs resta longtemps aux officiers de Moreau, dont, on peut le dire, la conduite ne fut jamais parfaitement républicaine. Ceci rapporté, je reviens au discours de Barras. Moreau, avec ses messieurs, dit-il, vient en second ; il a une renommée très-honorable, et on serait assuré que son concours rab lierait force gens bien pensants ; mais il serait possible que nous trouvassions là d'arrière-pensées des changements différends de ceux que nous proposerons, et qu'en définitif nous ne fissions que passer de Charybde en Scylla. Reste Bonaparte et la brillante armée d'Italie, si jeune, si complète de gloire et de patriotisme ; tout en elle nous répond que nos ennemis n'en retireraient rien. Mais le chef... le chef..., c'est un homme... ; il a déjà tant de réputation ; il est monté si haut en si peu de temps... ; il cache si bien sa pensée, qu'on ne peut rien établir sur elle. Cependant il est le seul qui pourrait assurer la victoire, et on tiendrait beaucoup à s'accommoder avec lui. Le désir m'est venu, avant que de prendre avec mes collègues une détermination définitive, de connaître les Intentions précises du général. Si elles sont modérées, s'il est possible de les contenter sans avoir à craindre pour soi, il est hors de doute que l'on préférera traiter avec lui plutôt qu'avec tout autre. Mais, puisque nous pouvons choisir, il faut qu'il s'explique ; qu'il fasse ses conditions ; que nous sachions à quel prix il se met, et si on peut faire fond sur sa coopération. La chose presse. Voilà maintenant la part que vous pouvez y prendre : il y a une voiture qui vous attend à la poste aux, chevaux ; vous trouverez dans une des poches de côté un passeport, et dans l'autre les fonds nécessaires à payer la route. Je vous donnerai une lettre de créance, et vous agirez en qualité de ministre secret du directoire. Je laissai parler Barras tant qu'il voulut j'étais décidé à lui complaire en un cas où je voyais jour à me rapprocher momentanément de Bonaparte. Aussi, prenant à mon tour la parole, je l'assurai de ma discrétion et dn zèle que je mettrais à remplir cette mission de confiance. Mais, dis-je ensuite, m'avez-vous donné toutes mes instructions ? Oui... attendez... Ah ! j’oubliais... Demandez au général ce qu'il penserait de la nomination de M. de Talleyrand au ministère des relations extérieures. Dites-lui aussi que nous comptons renouveler en' partie le reste du ministère et qu'en conservant Ramel aux finances et Merlin à la justice, nous tâcherons de remplacer les autres par des choix en harmonie avec les principes républicains. Je souligne ces deux mots, parce que Barras appuya sur eux en les prononçant d'une voix extraordinaire. Or le ministère alors, à part Ramel et Merlin 5 était composé ainsi Charles Delacroix aux relations extérieures Pétiet à la guerre, Benezech à l'intérieur, Truguet à la marine, Cochon à la police. Enfin, continua Barras, vous l'engagerez à ne pas s'étonner s'il voit nommer Hoche au ministère de la guerre. C'est une politesse qu'on veut faire à ce jeune et digne général.- -Il n'acceptera pas. D'ailleurs, s'il acceptait, il trouverait dans son âge un obstacle invincible. — Et si Bonaparte vous proposait un ministre de la guerre ou d'ailleurs ? Ma question parut embarrasser le directeur, qui ne l'avait pas prévue. Il hésita un instant, puis me dit : Détournez-le de cette fantaisie ; elle lui serait plus nuisible qu'utile. Il dominera toujours, s'il veut s'arranger, le ministre de la guerre, quel qu'il soit ; et puis, s'il va où il doit aller, que lui importera ce portefeuille ? J'avoue que cette-dernière phrase ne m'éclaircit pas ce qu'elle m'apprenait. Je ne m'imaginai pas d'abord qu'il s'agissait déjà d'une expédition outre mer. Je crus que lion avait le projet, au moyen.des états de Venise, d'ab. taquer le sultan, et de former peut-être pour Bonaparte un grand établissement en Morée. Je n'allai pas plus loin. néanmoins, je crus devoir dire à Barras que, s'il m'envoyait vers le général sans m'initier à toute la négociation, je craignais que lui n'accordât pas une entière foi à mes paroles. Quoi ! répliqua. Barras, il vous a donc caché notre plan de faire la conquête de l'Égypte ? A ces mots, je demeurai confondu ; j'exprimai mon étonnement et eus de la peine à croire à la possibilité d'une pareille entreprise. Il ne m'appartenait aucunement de disputer là-dessus je ne m'en occupai point, une autre pensée d'ailleurs me frappant. Est-il possible, dis-je, que vous m'envoyiez en Italie sans me laisser le droit d'offrir mes services à madame Bonaparte ? — Et à votre tour, répliqua Barras en riant, est-il possible que vous me croyiez assez impoli pour commettre un tel oubli, et assez peu de reconnaissance pour vous mal mettre avec cette dame ? Rassurez-vous. Elle sait votre départ d'hier au soir ; elle sait que vous l'ignorez encore ; et, par conséquent, que, pris par moi à l'improviste, je ne vous laisserai pas le loisir d'aller vous mettre à ses pieds. Voici ses dépêches, avec les miennes, avec celles de Rewbell et de La Révellière. Vous êtes sifflé, en outre, aussi bien que le plus beau perroquet de France. Sur ce, tirez votre salut, et partez. — Sans rentrer chez moi ? — Sans rentrer chez vous. Si, dès mon post-scriptum lu, vous n’êtes prêt encore, quelle excuse me donnerez-vous ? Enfin, avec de l'argent on a des chemises ; Lyon est sur votre route ; il y a certainement des chemises à Lyon, et vous avez aussi de l'argent dans la voiture qui vous attend à la poste aux chevaux. Cet empressement à me mettre sur le grand chemin, cette insistance déguisée sous une gaîté de circonstance, me parurent cacher le dessein de m'empêcher de voir qui que ce fût. Les politiques se méfient de leur propre père c'est tout simple ; ils se connaissent eux-mêmes, et savent de quoi ils seraient capables. Ils jugent, par suite, les autres à leur propre poids. C'était donc au milieu de tant d'épanchement, de tant d'abandon, et de la remise de si hauts intérêts à ma discrétion entière, une belle et bonne méfiance que Barras me manifestait. Je ne m'en étonnai point, en vertu de la maxime que je viens d'établir ; et, sans plus discuter, je me décidai à monter en voiture. Mon domestique m'avait suivi, chargé de ses hardes et des miennes. le pris congé de Barras, et m'abandonnai à la Providence. Je quittai le Luxembourg, et m'acheminai vers la poste aux chevaux j'y trouvai la chaise annoncée ; on n'attendait que moi pour la lancer sur la grande route d'Italie. A sept heures du matin j'avais dépassé la barrière de Fontainebleau. J'allai sans m'arrêter jusqu'à Lyon, vivant des provisions dont Barras, avec un soin gastronome, avait fait garnir deux amples paniers ; buvant du vin de sa table, qui était du meilleur, et, du reste, enchanté de prendre l'air et d'aller à la guète des aventures. Je rie connaissais pas Lyon, et néanmoins je ne m'y arrêtai que quelques heures, le temps nécessaire à examiner l'ensemble, à en saisir les détails à la volée. Mon cœur fut péniblement serré lorsqu'on m'amena sur la place Bellecour, où je ne vis que des ruines, et aux Brotteaux, ou tant de sang avait été répandu. Lyon, victime des fureurs révolutionnaire, démolie par Couthon, égorgée dans ses habitans par Fouché, Collot- d'Herbois et compagnie ! Hélas ! de ces deux monstres, le dernier seulement était puni, et le premier, en pleine liberté, avait encore à parcourir une longue carrière toute d'agrément en retour de tant de crimes, que Dieu seul a pris la charge de punir. Je ne parlai qu'à 4les gens du peuple ; je les vis mécontents ; la révolu.- fion leur était peu chère ; ils ne demandaient que le luxe d'une cour somptueuse. Ce fut Bonaparte qui la leur donna, lui, le restaurateur de Lyon, dont la mémoire ne perdra jamais le souvenir du grand homme. Je repris ma course et me dirigeai vers le mont Cenis. Les Alpes, à cette époque de l’année, se montraient dépouillées en partie de leur majesté terrible, mais une autre pompe y suppléait, celle d'une verdure admirable, celle de tant de torrents, de cascades, de masses d'eau, sourdrant, tombant, jaillissant de toutes parts ; mon œil saisissait des points de vue immenses ou resserrés, et portant de chaque façon l'empreinte de la main féconde et variée de la nature. C'était un mélange de roches nues, de terrains couverts de bois, de pics chargés d'une neige éternelle, de profondes vallées, (j'aiguilles inaccessibles, et, au milieu de toutes ces variétés d'aspect, des jeux sublimes de lumière, des effets magiques, produits par les rayons du soleil ; l'air, échauffé ou rafraîchi, était chargé d'odeurs balsamiques, d'émanations suaves ; on respirait plus librement sur ces hauteurs, qui, en nous rapprochant du ciel, élèvent notre âme à de plus dignes pensées. Je ne décrirai pas la route en voyageur. Pourquoi répéterais-je ce que tant d'autres ont redit de mille façons ? Mon cœur palpita lorsqu'on me dit : voici l'Italie ; quand mon œil put plonger dans la plaine immense qui se déroule majestueusement du pied des Alpes jusqu'à la mer Adriatique, et à travers laquelle roule l'Éridan ; aujourd'hui le Pô, fleuve célèbre et tant chanté par les poètes. Mon imagination plana au-dessus de cet espace gigantesque, parmi cette forêt de villes illustres et dignes de fixer l'attention ; et néanmoins la mienne, en ce moment, aperçut un colosse encore plus démesuré, celui du jeune capitaine qui ne venait que d'apparaître au monde, et qui déjà le remplissait du bruit de sa réputation. Je ne fis que traverser la ville de Suze ; mais je m'arrêtai à Turin une demi-journée. Je voulus voir en gros les principales curiosités de cette capitale du Piémont. Le beau-frère de Louis XVI y régnait en ce moment ; il avait l'an passé succédé à sou père, et la couronne lui était tombée, en partage lorsque certes elle n'était qu'un diadème d'épines. Cerné de toutes parts, et lié, pour ainsi dire, par les. Français, il ne pouvait regarder son règne que comme précaire. Il supportait avec peine ce joug humiliant. La prudence aurait dû lui commander de se tenir tranquille, souffrir son malheur avec résignation, et il n'agissait pas ainsi- La dissimulation insuffisante qu'il employait montrait assez son impatience, et combien il avait bite Ide prendre, sa revanche des affronts qu'il subissait. Il eu résultait que les Français, instruits de ses intrigues, de ses négociations secrètes avec tous les cabinets.de l'Europe, dans le but de les pousser à une nouvelle coalition, loin de le considérer comme un allié utile, le traitaient en ennemi prêt à se déclarer, et déjà menaçaient Le reste des états que le traité de paix lui laissait. Les choses étaient à ce point lors de mon passage à Turin.. Je vis sur tous les visages l'attente des événements à venir. Le peuple, la bourgeoisie appelaient de leurs vœux une révolution dont ils ne connaissaient pas les conséquences. Le clergé et la noblesse, au contraire, ne cachaient pas leur effroi. De l'instant où la catastrophe éclaterait, elle devait les frapper d'abord les premiers, sans pour cela épargner davantage le reste de la nation. Je plaindrai toujours un peuple qui, dans l'espérance d'une amélioration politique, lie lancera dans la voie du, changement. Les premiers fruits d'une révolution sont les infortunes, la misère, la guerre, la famine, les phots, l'exil, la discorde et le sang. Quant à ses avantages réels et supérieurs aux pertes qu'elle occasionne, je serais bien charmé qu'on les fasse coi :maitre eu France ; nous lie les, avons pas encore aperçus. J'appris que la reine Clotilde ne passait pas un seul jour, depuis la fin cruelle de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de madame Élisabeth, sans répandre aux pieds de la croix des larmes amères ; qu'elle allait bien souvent gémir dans la chapelle du Saint-Sépulcre, et y demander à Dieu la force nécessaire à, soutenir l'énormité de ses chagrina. J'en ressentis à mon tour une impression pénible, et je me dis que, si la famille des Bourbons a commis les mêmes fautes que celle des &vans, elle en a été également punie, et avec encore plus de rigueur. Je me mis à visiter rapidement les édi6ces majeurs de Turin, les palais de la couronne, l'académie, quelques églises. rentrai dans la bizarre et magnifique chapelle du Saint-Sua-ire, dont je viens de parler, avec une émotion bien légitime. Tout frappe les yeux sous ces voûtes, extravagantes, si singulièrement combinées dans leurs proportions c'est un délire d'architecture, et en même temps un luxe de construction que nous ignorons en France. J'arrivai là vers la chute du jour les ombres qui naissaient déjà étaient augmentées par la couleur noire du marbre employé à la construction de la chapelle ; les lampes qui l'éclairent sans cesse y répandaient un éclat majestueux et lugubre tout à la fois ; un 'silence solennel y régnait. Mes pas seuls et ceux de mon guide le troublaient par intervalle. Je m'arrêtai pour jouir de l'effet de l'ensemble, et aussitôt l'écho devint muet.... Dans ce moment, et d'une tribune élevée, un soupir partit... suivi d'un second... Je fus ému... Mon guide, se penchant à mon oreille : Entendez-vous pleurer la reine ?.... La reine... J'étais donc auprès d'elle, et je cheminais chargé des instructions des bourreaux de ses proches... Il y eut en moi quelque chose d'indéfinissable en ce moment ; mon sang s'arrêta presque ; un voile couvrit mes yeux, qui se remplirent de larmes, et je demeurai immobile, occupé à compter malgré moi les gémissements déchirons d'une reine... Des sanglots à la place des joies du trône !... Hélas ! que les temps avaient changé ! Une puissance irrésistible me retenait immobile ; je m'abandonnais à une sorte de rêverie délirante. J'en fus retiré par le sacristain qui, voyant mes pleurs, me dit : Pauvre émigré, ce n'est pas ici que vous pourrez saluer la reine. Ces paroles me ramenèrent à la vie positive. Moi aussi, poussant des soupirs profonds, je sortis précipitamment de la chapelle du Saint-Suaire, et bientôt après de Turin. La route, magnifique, est située dans des plaines à perte de grue. Elles avaient alors toute leur parure agreste, une végétation riante qui couvrait l'espace là où les moissons ne commençaient pas à jaunir. Je voyais pour la première fois les vignes cesser d'être rampantes et s'enguirlander avec autant de grâce que d'attrait aux arbres dont elles formaient la charmante parure. J'aimais à voir les buffles, qui déjà en certains lieux remplaçaient avantageusement les bœufs, animaux plus géants, plus robustes, et dont l'ensemble, sans avoir rien de beau e a cependant une majesté toute particulière. Je m'attachais à examiner ces physionomies italiennes, ces contadini (villageois) de l’un et de l'autre sexe, si pittoresquement vêtus, si remplis de vivacité et d'élégance. Je ne retrouvais plus là les formes lourdes, les figures blafardes de nos paysans parisiens ; mais des visages noblement dessinés, des !expressions profondes, relevées par la chaleur d'une peau fortement colorée, des yeux étincelants de vivacité, de réflexion et souvent de malice. Les femmes me semblaient plus entrainantes, plus voluptueuses, avec leur costume tout de soie, de clinquant, et leurs chapeaux de paille chargés de couronnes de fleurs. La vue d'un village italien par un jour de dimanche est uue représentation naturelle d'une fête champêtre au grand Opéra. Je traversai quelques villes, Verceil, Alexandrie., alors au pouvoir des Français. le laissai ravie de côté, et j'arrivai à Milan, très-impatient que j'étais de toucher. à ce but de mon voyage. Milan est une vraie merveille pour ceux qui viennent de France. C'est une cité du moyen âge construite (rune façon particulière, dont il n'y a pas non plus de modèle chez nous. C'était alors toutefois une ville moins superbe qu'elle me l'a été depuis, tant la domination française y a laissé des marques somptueuses de sa durée trop courte, époque pour les Milanais de gloire, de prospérité, et qu'ils regretteront longtemps encore. Je m'installai dans une des meilleures auberges, véritable palais si on la comparait à celles de France. A peine y fus-je descendu, que l'on me demanda. mon passeport. ll n'était pas en mou nom connu ; il portait seulement un surnom de famille, ignoré de presque toutes les personnes que. je fréquentais habituellement. Barras l'avait voulu ainsi, afin que j'attirasse moins sur moi la curiosité inquiète de nos compatriotes. je ne devais voir Bonaparte qu'en secret, et surtout il m'avait été recommandé d'éviter de me présenter aux yeux de M. de Bourrienne et de deux ou trois autres intimes qui ne possédaient pas la confiance du directoire ; mais, si Augereau se trouvait là, j'étais libre de m'adresser à lui, ou à Lannes, ou plus particulièrement à Marmont, dont on avait apprécié tout le mérite et la retenue lorsqu'il était venu apporter à Paris une portion des drapeaux conquis par l'armée d'Italie. |