HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE XIX.

 

 

La Harpe, pressé par le besoin, vend ses livres. — Propos dur de Carnot à ce sujet. — Suite de la conversation. — Elle tourne sur Bonaparte. — Carnot veut être bien avec lui. — Position du directoire. — Chénier demande-les honneurs du Panthéon pour les cendres de Descartes. — Mercier s'y oppose. — Ce qu'il dit ensuite à Chénier. — Portrait de Mercier. — Anecdote relative à lui et à Parseval. Il devient l'antagoniste de La Revellière. — Discussion théologique entre ces messieurs. — Mercier ennemi de Boileau et de Racine. — Propos sensé qu'il me tient.

 

La misère régnait dans Paris parmi le majorité immense des habitants de cette grande ville ; un petit nombre jouissait seul des avantages de la fortune : il consistait dans ces sangsues publiques qui, vivent aux dépens de la nation. Le scandale du luxe de ceux-ci contrastait horriblement avec le besoin des autres. On ne voyait autour de soi que familles nécessiteuses, que désespoir, que pauvreté ; les hommes les plus recommandables tendaient presque la main pour obtenir un faible secours. Le littérateur La Harpe fut contraint d'annoncer, par la voie des journaux, qu'il vendrait un à un les livres de sa bibliothèque. Les premiers qu'il proposa furent acquis à un prix très-élevé par des inconnus qui, après les avoir appuyés, déclarèrent ne vouloir point s'en mettre en possession. Tout ceci eut lieu avec éclat. Car les galettes s'en emparèrent.

Ce fait, peu important au fond, contraria singulièrement le directoire, à qui il importait qu'on crût, dans l'étranger, qu'il protégeait les lettres, les arts et les sciences. La Révellière-Lépeaux, à une soirée chez lui, au Luxembourg, interpella nominativement le Ministre de l'intérieur, lui demandant s’il ne ferait rien pour secourir les hommes distingués de l’époque.

Avec quels fonds y parviendrais-je ? répliqua Benezech, qui, était plein de bonne volonté.

Carnot dit alors : Bon ! que vous importe que Là Harpe vive ou meure de faim ? C'est un déserteur de la république et de la philosophie. Que l'autel et le trône lui donnent à dîner et à souper.

Ce propos, d'une dureté extrême, déplut universellement. Carnot s'en aperçut ; il reprit la parole :

Je ne suis pas de ceux qui s'apitoient sur des infortunes ordinaires. Je songe aux soldats de la république. Sont-ils heureux ? ont-ils moins d'appétit que La Harpe ? Qui sait, d'ailleurs, si la pompe 'avec laquelle celui-ci demande l'aumône n'est pas une ruse pour déconsidérer le gouvernement ? Je me méfie d'un capucin novice, il a toute la ferveur d'un commencement de profession.

Quelqu'un ajouta :

Que La Harpe fasse des miracles, il établira par là solidement la sincérité de sa conversion. Il peut changer ses livres en pain.

— Soit, dis-je, mais en farine, non ; car où pourrait-il la faire cuire sans qu'ol y mit la main dessus ?

On se mit à rire de ma réplique, et la conversation changea d'objet. Elle se porta sur les armées de la république, qui alors jouissaient sur les bords du Rhin d'un armistice, tandis que, du côté de l'Italie, elles sauvaient la patrie par des victoires multipliées. On vanta le général Bonaparte. Il y en eut qui mauvais courtisans d'une royauté éphémère, prétendirent que c'était le premier homme de guerre de nos jours, et que son génie répondait à son courage.

Pour cette fois, la mauvaise humeur de Carnot se montra dans toute son étendue. Il fit une sortie contre les flagorneurs à courte vue, jugeant sur les apparences, achevant de bâtir des réputations lorsqu'à peine elles étaient ébauchées ; qui, par des éloges exagérés, inspiraient des ambitions dangereuses à la chose publique, et contre lesquelles il conviendrait de sévir. Chacun écouta cette allocution avec étonnement. On trouvait dans la vanité du directeur une naïve expression très-réjouissante ;on le voyait déjà porté de jalousie envers le vainqueur des Austro-Sardes, et on s'étonnait qu'il la dissimulât si peu. Barras, auprès de qui j'étais, me dit à voix basse

On réjouirait Bonaparte en lui mandant la bougonnerie de notre collègue.

Cela signifiait Vous qui lui écrivez, ne faites faute de le brouiller avec Carnot, j'y trouverai mon compte. Je fis un signe de tête ; Barras en fut satisfait, et me serra la main. Certes, je voulais non le servir, mais mettre en garde le général contre la fantaisie envieuse de Carnot., que je voyais homme, lorsque le vulgaire lui accordait d'autres sentiments plus dignes de sa réputation. Il avait tort de se prononcer ainsi, d'autant plus que le directoire ne pouvait exister qu'en se maintenant appuyé sur les célébrités d l'époque.

On l'attaquait de toutes manières. Jalousé par les conseils, méprisé par une partie de là nation, en butte à deux sortes de conspirations permanentes, celles des royalistes et des jacobins de 1793 ; obligé de se défendre contre tous, manquant de ce qui fait la force des états, n'ayant ni argent ni ressources pour s'en procurer, flottant entre les assignes démonétisés et les mandats dont on ne voulait pas davantage ; sa position n'était pas tenable, et, sans les succès de Bonaparte, il n'aurait pas atteint sans une chute complète le milieu de l'année 1796. Aussi comprenait-il, malgré sa vague inquiétude pour l'avenir, que toute sa force était dans ce général. C'était ce qui le portait à se taire devant son indépendance, à le laisser roi de l'armée, parce que, avec son aide ! il- régnait au moins à Paris.

Ce n'est pas qu'au milieu dé la conflagration générale, élue tandis que tout était en émoi, les idées ne fussent distraites e tempi à autre par des futilités qùi occupaient momentanément les esprits. Par exemple vers cette époque, Chénier, qui se mêlait de tout, monta à là tribune pour réclamer que les honneurs du Panthéon fussent accordés à René Descartes. Certes, ce savant illustre était l'objet auquel on songeait le moins, et son nom, jeté au milieu des Cinq-Cents, y retentit avec un son extraordinaire. On se regarda, on eut presque l'envie de Sourire, tant on trouva de niaiserie dans une demande qui, en d'autres époques ; aurait paru très-convenable.

Chénier, après un discours très bien tourné, proposa un décret ainsi conçu :

ARTICLE Ier. En conformité du décret rendu par là convention nationale, du Ier décembre 1793, les honneurs dus aux grands hommes sont accordé à René Descartes.

II. Là translation de ses cendres se fera le 10 prairial.

III. Il sera gravé sur son tombeau des mots : Le peuple français, à René Descartes le 10 prairial an 4 de la république.

IV. Le directoire assistera en corps à la cérémonie, ainsi que l’Institut national ; les ambassadeurs étrangers seront Invités à assister.

 

Ce projet de décret rencontra des contradicteurs là où Chénier ne croyait trouver que des enthousiastes ; il y eut des critiques. Descartes ne parut pas mériter, à Louis Mercier entre autres, d'aussi grands honneurs. il repoussa la proposition de Chénier par un discours bizarre, dans lequel il qualifia le philosophe de charlatan ; il le traita mal. Il alla plus loin, et comprit Voltaire lui-rêne, Voltaire, le dieu de l'époque, dans sa diatribe spirituelle, dont je citerai quelques passages afin d'en faire connaître l'esprit.

J'ai fait dans ma jeunesse l'éloge de Descartes ; mais j'ai appris par mon expérience que les plus grands charlatans du monde ont été les plus célèbres... Descartes fut un de ces mortels présomptueux qui veulent plutôt deviner la nature que la connaître ; il raisonna d'elle et de ses phénomènes comme assisté au conseil du suprême Architecte. On dit que c'est le luxe de l'esprit humain, moi je dis que c'en est l'extravagance..... Funeste philosophie ! c'est toi, c'est toi qui as formé le calus sur l'âme de tous nos égorgeurs ! Ils ont cessé d'être hommes, du moment où ils ont cessé de sentir le remords.....  Descartes écrivit aussi sur la morale..... Mais cette reine de Suède qui vagabonda en Europe, et qui donna le premier exemple de l'assassinat, il ne parait pas que la morale de Descartes influât beaucoup sur elle. Elle ajouta encore aux rêveries de son maître..... Le Panthéon est un temple républicain, réservons-le pour Féraud et pour les autres martyrs de la révolution. Ne le décernez pas à des hommes d'une réputation et d'un mérite équivoques..... Que la plume du législateur repose au temple des grands hommes, à côté de l'épée du guerrier. La république des lettres a ses palmes comme la victoire ses lauriers ; mais c'est au temps à les mûrir.

N’a-t-on pas ouvert les portes du Panthéon à ce grand corrupteur de la morale et des mœurs, à ce vil flatteur qui encensa les grands et les rois, et qui se montra leur esclave jusque dans son Brutus ou perce son génie monarchien ? Voltaire, dans ses écrits nombreux, n'épargna ni le bon, ni le juste, ni l'honnête, ni le sacré ; et, bien différent d'Hercule qui tua le Centaure sans blesser Déjanire, Voltaire n'a pu frapper la superstition sans blesser la morale. Tous ces faits sont constants ; mais notre légèreté cruelle nous fait glisser sur les vertus comme suri les forfaits.... Que l'auteur des tourbillons et de la matière subtile ait été un romancier ou un homme de génie, qu'importe au peuple ? Quand il verra sa statue, il la verra du même œil que celle du grand Lama : Et combien d'hommes sont peuple à Parie ! il n’y en a pas trente qui aient lu Descartes. Je demande que le corps législatif ne se constitue point corps académique ; mais que, s’élevant au-dessus de la prévention nationale, il laisse la réputation de Descartes mourir dans ses ouvrages. Je demande le rapport du décret qui lui ouvre les portes du Panthéon.

 

Ce discours ameuta contre Mercier toute la tourbe philosophique. On lui dit force injures, parce qu’il avait dit vrai sur Voltaire. On lui reprocha sein admiration passée sur cet illustre écrivain, comme si on ne peut, en avançant en âge, mûrir son goût ou mieux asseoir son opinion ; comme s’il est interdit de s’éclairer lorsque, dès le début, on a eu le malheur de ne pas rencontrer la lumière. Mercier se moqua très-agréablement de cette querelle continuée par le fanatisme et la mauvaise foi. Il dit à ce sujet à Chénier, qui marchait à la tête de ses adversaires :

J'ai combattu toute ma vie l’inquisition sacerdotale, je ne reculerai pas devant le saint-office philosophique. Ah ! citoyens philosophes, vous prêcher la tolérance, et égorgez vos contradicteurs ! Ne vaudriez-vous pas mieux que les prêtres ? Que dis-je ? vous valez moins ; car du moins, s'ils font mal, leur morale est consolante, et, en général, leur vie est pure de vices, tandis que la vôtre est au niveau de vos mauvaises mœurs.

Ce Louis Mergier quelque peu mis de côté aujourd’hui par la mémoire oublieuse de notre nature, fut un des écrivains les plus distingués de la France : son génie fertile, pittoresque, singulier, profond posséda aussi de la sensibilité, de la vigueur, et de la grâce. Il se lança dans des routes nouvelles, s’affranchit de nombre d'obstacles, se créa des ressources ingénieuses, inconnues jusqu’ç lui, et tenta de conduire l'art d’écrire sur un terrain autre que celui qu’il occupait jusque là. Il innova avec autant d'esprit que d’originalité, s’écarta du moins de la route battue, et fut autant supérieur à la plupart de ses contemporains que ceux-ci étaient supérieurs aux écrivains du siècle de Louis XIV. Il méprisa la poésie, ce fut son tort, mais il tira grand parti de la prose. Sa réputation est immense à l'étranger, on l'y apprécie mieux que chez nous. Il faut ou vivre ou être mort depuis longtemps pour que l'on fasse attention à vos œuvres.

Non que je veuille le présenter en tout comme un modèle à suivre. C'était, je l’avoue, un écrivain paradoxal, téméraire, hardi au-delà de toute mesure, écrivant tantôt purement et tantôt se jouant de la grammaire, qu'il appelait une catin destinée à être violée par les hommes de génie. Il inventait des mots lorsque ceux du dictionnaire ne lui suffisaient pas ; il tournait à son gré le sens de ceux connus, mais ce n'était jamais d'une façon triviale ; il en tirait un parti Lumineux. Il était rempli d'énergie ; sa bizarrerie avait du mérite, et on le relit toujours avec plaisir.

Mercier avait des préventions sans bornes à l'égard des traducteurs, il ne pouvait les souffrir. Ce sont, disait-il, des chenilles qui doivent aux fleurs sur lesquelles elles vivent leur nourriture, leurs couleurs brillantes, mais sans avantage pour autrui ; ils dénaturent tout ce qu'ils touchent, et font leurs ordures sur le génie d'autrui.

Un jour il rencontra sur le quai de l'Institut M. de Parseval Jun de nos poètes modernes les plus élégants, et qui, après avoir longtemps essayé ses forces, a fini par faire preuve de génie, en donnant au public son poème épique de Philippe-Auguste. Parseval, à cette époque, était coupable du délit de traduction aux yeux de Mercier, qui d'ailleurs l'aimait assez. Celui-ci l'aborde, lui fait des compliments, et lui demande où il va.

Chez Delille, lui est-il répondu.

— Chez Delille ! le traducteur, le versificateur sans fond ; qui ne brode que d'après les autres ; qui se passe d'esprit ; créateur en défigurant le génie de ceux dont il s'empare ! Mon bon ami, c'est un pauvre homme ; il a la tête farcie de mots, et il n'y a pas pour un écu d'idées. A mon avis, tout traducteur est un sot.

— Grand merci pour moi, qui crois l'être.

— Ah diable ! je ne me rappelais pas vos Amours épiques... Mais vous n'avez pas traduit, vous avez imité... Au diantre la flatterie !... Pardonnez-moi mon expression. Au reste, elle est lâchée, et je ne m'en dédis pas. Tâchez, puisque vous avez l'amour des lettres de nous donner quelque chose de votre cru. Je préfère une aune de bouracan de France à cent de velours de Gènes.

 

Je crois que Mercier avait raison. Je me rappelle toujours de lui avec plaisir. J'aimais sa franchise, sa loyauté, sa gaîté communicative. Il possédait de hautes vertus, un caractère facile ; il plaisait aux sens du monde, et portait les savants méditer sur ce qu'ils appelaient teins erreurs.

La Révellière l’appréciait à sa juste valeur, et aurait beaucoup aussi voulu le capter en faveur de sa religion nom/elle ; il le maquignonnait, ainsi qu'il fit à l'égard de Bonaparte. J'assistai un soir, au Luxembourg, à une converseion.que tous les deux eurent à ce sujet. Barras et moi formions l'auditoire. L'autre directeur, dans son enthousiasme de fondateur de secte, portait aux nues la théophilanthropie. Mercier, par politesse, en disait du bien, car il avait autant d'urbanité que de génie ; mais enfin, ire pouvant plus .se défendre avec des paroles générales, il se prit à dire :

Mais, citoyen, ne savez-vous pas que pour monter un culte il faut du fanatisme, et pour le propager des miracles Votre philosophie vous interdit le premier ; et, malgré votre science, les seconds ne vous viennent pas.

Barras et moi nous mîmes à sourire ; La Révellière, piqué au vif, répondit :

Non, certainement, je ne veux ni du fanatisme ni des miracles ; c'est par la vérité, par la raison, que je me flatte de convertir les hommes.

MERCIER. Vous n'y parviendrez pas. Nous sommes des enfuis à tous les âges de la vie ; il nous faut des contes pour nous plaire, et des prodiges pour nous toucher. Attaquez le cœur, la foule vous suivra ; égarez la tête, vous réussirez encore. Mais, si, les mains dans votre veste, vous parlez à la réflexion, on vous laissera pérorer dans la solitude.

LA RÉVELLIÈRE. J'espère mieux de mon siècle, il me comprendra ; ma religion satisfait tous les esprits.

MERCIER. Ma foi, si vous réussissez, je vous en ferai mon compliment ; mais, plus nous allons, plus le rôle de prophète est difficile. Ces lumières, dont vous prétendez faire votre appui, conduisent non à croire, mais à l'indifférence. Le propre de la philosophie est d'isoler, la religion rapproche, au contraire.

LA RÉVELLIÈRE. Pourquoi la mienne ne peut-elle produire cet effet, à vous entendre ?

MERCIER. Parce que ce n'en est pas une. Vous appelez de ce nom ; quelque chose de calme, de froid, de raisonnable, qui n'affecte pas l'âme, qui ne la fait ni rêver, ni commettre des folies. Pensez-vous qu'elle no us conduise au martyre ?

LA RÉVELLIÈRE. J'en serais bien fâché.

MERCIER. Alors tant pis pour vous. Il n'y a pas de succès possible pour un culte, s'il n'est arrosé dès l'abord par du sang ; si ceux qui le professent ne préfèrent perdre la vie à en abjurer les maximes. Où sont d'ailleurs vos prêtres enthousiastes, persécutants, persécutés, téméraires en face de la foule, imposant silence aux sages, affrontant les magistrats et les lois ?

LA RÉVELLIÈRE. Je les repousserais s'ils avaient ces maximes.

MERCIER. Eh bien, croyez-moi, faites des livres de morale ; et pas autre chose. Une religion n'est pas l'effet d'une combinaison philosophique ; il faut, pour qu'elle se propage, qu'elle agite les sens plus encore que de convaincre l'esprit. Le moindre vicaire de village, sans mine, sans éloquence, sans aucun de ces avantages extérieurs qui plaisent tant à la multitude, fera dans un  jour plus de sectateurs zélés en prêchant l'Évangile, que si l'Apollon du Belvédère, avec l'éloquence cicéronienne, donnait des leçons de philosophie dans le Louvre. Savez-vous que moi aussi j'ai voulu être législateur religieux ? Voyez mon an 2440. Je me figurais que je lutterais avec le pape e et cela à tel point, que je me mourais d'envie de commander, nia tiare. Je suis revenu de mon erreur, et me suis dit : Ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de tâcher de ramener la religion de Jésus à sa pure simplicité : les hommes ne trouveront pas mieux en morale d'abord ; et puis elle a déjà pour elle les miracles, l’antiquité ; et le sang versé par ses premiers élèves.

BARRAS. Vous deviendrez capucin, citoyen Mercier.

MERCIER. Pourquoi non ? Qui peut répondre de l'avenir ? Vous êtes bien devenu républicain, de vicomte que vous étiez d'abord.

BARRAS, avec gaîté. J'ai mon fait, je me retire blessé de la bataille.

MOI. Ainsi nous devons aller exactement à l'office.

MERCIER. Vous voyez que le citoyen La Révellière en a institué un ; il en faut dans. tous les cultes. C'est, a dit une femme d'esprit de mes amies, l'opéra des servantes. Soit, mais pourquoi le ravir à ces pauvres créatures ? D'ailleurs, sachez bien que, qui entre dans une église avec la ferme résolution d'y prier, en sort toujours meilleur qu'il y est entré. On a beaucoup déclamé contre l'office ; qu'a-t-on mis de mieux à sa place ? Pour les gens bien élevés, les maisons de jeu, les spectacles ; et pour la canaille, les cabarets, les billards. Est-ce préférable ? Je plains la philosophie, si sèche, si coupable dans ses inventions.

BARRAS. Mais vous passez pour philosophe ; tous vos écrits.....

MERCIER. Il y aurait fort a dire maintenant sur ma philosophie ; elle est d'ailleurs à part de celle qui court les rues. Je veux le bien et pas le mal la vertu et pas le vice. Se crains qu'à force de vouloir reconstruire nous n'ayons tout renversé. La philosophie marche sur des ruines ; je me demande ce qu'elle a bâti, je cherche, et ne vois rien. Cela fait penser, tandis que les bienfaits du christianisme et de la réforme sont là, palpitants à mes yeux et à ma main.

BARRAS. Vous êtes un homme insupportable ; toujours des paradoxes, et toujours en contradiction avec ceux qui vous écoutent.

MERCIER. Est-ce de cette sorte que vous rétorquez, mes arguments ? J'ai donc bataille gagnée.

Nous nous tûmes tous les trois. La Révellière boudait ; il regrettait son dada de théophilanthropie. Barras haïssait la réflexion ; elle naissait chez moi, et, chose étrange, je me convertissais peut-être aux, propos d'un coryphée des adversaires du catholicisme, car Mercier était an fond cela. Cette conversation devint ensuite moins grave. Ici nous reprîmes nos avantages, car Mercier essaya de nous battre encore, non plus avec des armes réelles, mais avec les ressources de sa bizarre imagination. Dieu sait de quelle manière il habilla notre ancienne littérature, comment il traita Boileau surtout. Je défie ceux qui, dans la suite, voudront détruire la réputation de cet homme de lettres, d'aller plus avant et de dire mieux que Mercier.

Racine non plus n'échappa à son scalpel ; il foudroya Voltaire, poète ; et, comme il était en verve, après avoir foudroyé Descartes une seconde fois, il se mit à détrôner Newton, dont il critiqua sans pitié les hypothèses séduisantes. Comme il nous amusa ! avec quelle rapidité il fit passer les heures ! Il faut convenir que les hommes supérieurs de cette époque avaient un cachet particulier glane originalité dont le moule parait brisé. Ils mettaient surtout une franchise extrême dans leur conduite ; elle répondait à leurs paroles. Ce n'était point gaiment qu'ils faisaient de la tristesse, et s'il y avait de l'élévation dans leur style, on en retrouvait dans leurs actions.

Je sortis avec Mercier, qui, dès que nous fûmes dans la rue, me dit :

Ces gens-là me croient fou, ils sont imbéciles. L'un veut se faire Dieu, ne pouvant être quelque chose sur la terre ; l'autre, parce. que ses passions veillent en furieuses, voudrait que la conscience dormit toujours. Nous sommes en général des égoïstes, qui bâtissons notre mode un monde imaginaire, dont nous nous faisons le centre ; mais ce rive tombe au premier examen. Notre cœur, nos préjugés nos fantaisies tout nous reporte dans la réalité, qui nous devient amère. Croyez-moi e il vaut mieux avoir la foi du charbonnier que tant de hautes idées qui, en général, ne nous rendent pas meilleurs.

Je demeurai d'accord de ceci avec Mercier ; et, lorsque nous nous séparâmes, il me dit :

Eh bien ! de quelle religion êtes-vous ce soir ?

— De la vôtre, dis-je, en attendant que je revienne à celle du curé de village.

— Ne plaisantez pas ; vous pourriez y arriver. Le cœur est porté aux choses mystérieuses, et les mystères du catholicisme lui donneront toujours de nombreux partisans.