HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE XVIII.

 

 

J'ai une explication avec Barras. — Elle devient plaisante pour lui. — Le citoyenne Roger. — Elle se charge de ma rupture avec Uranie. — Confidences importantes de Barras. — Ses idées touchant Bonaparte. — Lettre autographe et orthographiée de la citoyenne Roger, — Comment le prince de Hesse justifie Saint-Aline. — Celui-ci s'explique avec moi. — Je le chasse. — Madame de Staël voudrait aimer et intriguer avec Bonaparte.

 

Barras m'attendait avec impatience. Il prie la lettre, la lut deux fois, la tourna, retourna dans tous les sens, en pesa toutes les expressions, puis me dit :

J'avoue que vous n'êtes aucunement coupable, et que mes gens seuls ont tort. Comment se Lit-il qu'ils aient défiguré des expressions aussi claires ? Je vis que vous lui avez écrit comme un ami qui raconte ce qu'on lui dit à lui-même, et pas en agent de corruption. Recevez mes excuses des soupçons que je vous ai manifestés.

— Vous devriez bien, repartis-je, alors, en retour de votre offense, me faire connaître par quels moyens des expressions dénaturées sont parvenues jusqu'à vous.

— Non pas directement, mais par voie détournée ; le gouvernement est étranger à ceci. On ne se méfie point de vous ; on ne vous soumet à aucune investigation désagréable ; mais c'est dans les mains d'un membre du comité royaliste que l'on a lu la copie de cette lettre, ou défigurée ou mal retenue. Telle est la vérité, et vous pouvez me croire. Je vous donne ma parole d'honneur qu'il n'y a rien de plus ou de moins. Maintenant, j'achèverai de vous faire la confidence entière. Ce même comité a connaissance du travail que vous faites pour moi.

Je frappai le parquet du pied, et, levant les yeux au ciel, je poussai une exclamation involontaire. A ces mots du directeur, il se passa dans moi quelque chose d'étrange ; mon cœur se brisa, t les larmes me vinrent aux yeux. Barras, à la vue de cette émotion, men demanda la cause avec un intérêt sincère.

J’ai horreur, répondis-je, de la trahison dont je suis la victime ; elle est si infâme, que je ne puis encore me décider à la reconnaitre là où, cependant, je dois la voir.

A la suite de ce préambule, je cessai toute réserve, et rapportai exactement les moindres particularités de mon histoire avec mademoiselle de Montbert. Il m'écouta 'avec soin, parut fort touché de ce récit, auquel l'intervention d'une femme mêlée au milieu de cette intrigue donna un plus vif intérêt. Je lui dis tout ce. qui me faisait craindre qu'Uranie ne jouât chez moi le rôle le plus abominable ; qu'elle n'y fût l'agent du comité royaliste et de la comtesse de L***. Chaque parole que je prononçais devenait, en me soulageant, un trait de lumière. Je comprenais comment la lettre de Bonaparte, perdue dans mon secrétaire x s'était retrouvée ailleurs. Il eût été imprudent de la remettre à sa placé ; il valait mieux me laisser croire que je l'avais égarée, et non serrée avec soin. Je voyais pourquoi Uranie, pendant les journées consacrées- au travail secret remis par Barras, avait un tel vif désir de me faire aller prendre l'air sans sa compagnie ; c'était afin d'avoir le temps de copier ce que je mettais au net. Plus je parlais, plus ma douleur et ma colère croissaient. Combien je fus désappointé des éclats de gaité qui échappèrent au directeur, lorsque je touchais à la fin du narré de cette mystification odieuse !

Parbleu mon cher, s'écria-t-il, cette petite personne doit être une coquine délicieuse. On ne saurait avoir plus d'esprit, plus de finesse ; et avec cela jolie à croquer, dites-vous ? de plus, quinze ou seize ans, de la naissance. Il faut absolument que vous me fassiez souper avec elle ; je suis certain de m'amuser beaucoup.

— Vous, soit ; moi, point, répliquai-je. Ce serait tin monstre à étouffer dans sa jeunesse, si elle appartenait à une famille honorable. Mais, à présent que le voile est tombé de mes yeux, je vois combien j'ai été sa dupe. Ce doit être quelque drôlesse payée à l'elfe de jouer auprès de moi ce drame d'un nouveau genre.

— Cela est possible ; nous le saurons, car je mettrai Merlin aux trousses de votre Dulcinée ; et certainement lui, ou ses limiers, déterreront ses parents, si elle en a, et son origine première. Cependant je ne m'en dédis pas, et vous me ferez faire sa connaissance.

— Non point, au moins, par mon intermédiaire ; il me serait impossible de dissimuler auprès de cette malheureuse ; et, en rentrant chez moi, je vais la jeter à la porte.

— Écoutez, me dit Barras avec une gravité impayable, vous avez raison. Il est inconvenant que vous couchiez désormais sous le même toit. La sûreté de l'état exige d'ailleurs que l'on surveille cette princesse. En conséquence, je vais envoyer chez vous, et de votre consentement, la citoyenne Roger, qui procédera à l'arrestation de ladite personne, non pour la conduire dans une maison de détention, mais pour la domicilier dans un des temples de Vénus, d'où tout me porte à croire qu'elle est primitivement sortie.

J'étais trop dépité pour m'opposer à ceci. La citoyenne Roger avait, depuis l'aurore de la révolution, tenu à Paris la place de la célèbre appareilleuse Gourdan. On trouvait chez elle du fruit nouveau, du fruit mûr, de quoi contenter les goûts divers. Elle regrettait les prélats de l'ancien régime, que les membres de la convention nationale ne remplaçaient qu'imparfaitement ; se plaignait aveu raison de leur ladrerie ; affirmant que tel d'entre eux venait chez elle escroquer du plaisir au nom de la patrie, et en vertu de sou titre de représentant de la nation. Elle affectionnait Barras, moins à cause de sa qualité de directeur que de celle de son ancienne noblesse. La citoyenne Roger prétendait que les gentilshommes de nom et d'armes étaient les seuls dignes d'entrer dans sa maison. Les roturiers, quand ils y venaient, la faisaient frémir par leur lésinerie ét le ton de leurs manières communes.

Pour satisfaire l'un des cinq rois de France, cette créature avait mis son logement auprès du directoire, dans la rue 'des Fossoyeurs, appelée aujourd'hui Servandoni. Là elle occupait un hôtel vaste et commode, où ses demoiselles étaient fort bien établies. Barras l'envoya chercher. Elle vint en toute hâte, fit la révérence avec grâce d'une élève du grand Marcel, et montra une tenue de duchesse. Pendant que le directeur la mettait au fait de ce qu'elle allait faire, je m'aperçus qu'elle riait lorsque j'étais nommé ; je ne balançai pas à lui en demander la cause.

C'est, répondit-elle, qu'au portrait que me trace monsieur le vicomte de cette jolie personne si bien sifflée, j'ai toutes les peines du monde à ne pas reconnaître ta petite Rosalie Dagnès, fille d'une tripière de la rue Saint-Éloi, en la Cité, que j'ai eue pensionnaire pendant-quinze mois. On lui donnerait seize ans, eu plus, elle en a dix-neuf sonnés. Je lui sais une rouerie de demoiselle de l'Opéra, une ingénuité apparente, qui m'a valu bon nombre d'écus ; et tout me certifie que c'est mademoiselle de Montbert.

La gaité de Barras recommença il me fit son compliment touchant les soins que j'avais donnés à cette victime illustre de la révolution, dont le père et la mère avaient péri si malheureusement.

Ah ! quant au père, reprit la Roger, c'est vrai ; il a péri en place de Grève, en 1788, bien et dûment pendu pour menues voleries qui n'en valaient pas la peine.. Quant à la mère, elle fait encore son commerce ; et si monsieur veut lui donner sa pratique...

Le rire de Barras devint fou. Je fis comme lui ; je quittai l'extérieur chagrin que" j'avais pris d'abord ; et voyant, d'ailleurs, que cette trahison, qui pouvait me perdre, tournait en plaisanterie, je m'immolai héroïquement, et fus le premier à faire des gorges chaudes sur nette mystification. Cependant, et afin de ne point me placer dans une situation embarrassante, soit que la Roger se trompât ou non, je décidai qu'elle me précéderait dans. mon domicile ; qu'allant à la découverte, elle tâcherait de connaître ce qu'était véritablement la personne nantie de ma confiance et en possession de 'non cœur.

Barras donna son consentement à mon projet. Il me retint à dîner, d'autant plus, me dit-il, que cette affaire conclue il en avait une autre dont il voulait m'entretenir. Madame Roger partit donc toute seule très-assurée d'aller rejoindre une de ses pensionnaires, et moi sur les épines jusqu'à ce qu'elle me fit savoir ce qui s'était passé. Nous convînmes m'écrirait dès après avoir vu mademoiselle de Montbert.

Lorsqu'elle se fut éloignée, Barras, qui était demeuré debout, se jeta sur un large canapé, me faisant signe de prendre place à ses côtés. Je n'en -fis rien, et m'assis dans un fauteuil non moins commode, mais dont l'emploi me parut plus respectueux.

Or çà, me dit le directeur, savez-vous que notre très-cher le général Bonaparte nous traite sans trop de façon ? Je trouve lestes à notre égard les expressions de sa lettre.

— Remarquez, citoyen, repartis-je, qu'une lettre, n'importe qui l'écrive et à qui on l'adresse, renferme toujours une phrase ou des expressions qu'un tiers ne doit pas lire ; qu'elle est toujours confidentielle ; que la plume qui la trace est moins vagabonde que la tête qui la dicte ; que l'on écrit souvent au-delà de ce qu'on pense, et que les intempérances de style ne sont guère moins communes que celles de la langue.

— Je sais cela, répondit Barras ; et certainement j'ai mis parfois dans telle missive des choses qui dépassaient mon idée, et j'aurais été désolé que ceux dont je parlais pussent le voir, car au fond je pensais d'eux mieux que je ne marquais.

— Ne vous offusquez donc pas, répliquai-je, si le général de mauvaise humeur d'ailleurs à cause des intrigues dont il est le but, des friponneries dont on l'environne, fait retomber sur votre facilité Une partie de ce qui lui déplait. Il vous accuse en masse, ou plutôt fait sous votre nom la guerre aux voleurs qui vous nuisent.

— Il n'a que trop raison, dit le directeur avec un ton pensif ; le Luxembourg ne ressemble pas mal à un bois de méchante renommée. Est-ce notre faute ? tous les gens bien nés ont voulu faire de l'opposition ; il n'est autour de nous que de la canaille, J'estime, j'honore les républicains ; mais il faut avouer qu'ils sont tous bien mauvaise compagnie. Or, attendu qu'on ne peut vivre seul, il faut voir du monde, et on le prend ce monde parmi ceux qui ont de l'argent. Ce sont les seigneurs de l’époque. Eh bien ! ces drôles ne peuvent se tenir tranquilles : ils assiègent nos bureaux, cajolent nos amis, enlèvent nos maitresses. On prend autour de nous, on pille, ou escroque, on dévalise, et puis les malicieux qui se placent en observation prétendent que nous avons notre part du travail concussionnaire ; on nous déshonore sans que nous ayons le profit de la honte, et nous nous conduirions comme des saints, qu'on ne nous taxerait pas moins de friponnerie.

Je trouvai si justes toutes ces réflexions, que je me contentai de faire un geste approbatif. Le directeur continua,

Quant a la mort de Louis XVI, qui a dit au général que je men repentais ? J'ai agi dans cette circonstance selon ma conviction, en honnête homme, j'ose dire. Je crois pourtant que je me suis trompé, ajouta-t-il en soupirant, et comme entraîné par une volonté supérieure à la sienne ; il me semble qu'il eût mieux valu garder le roi en otage ; mais ce qui est fait est fait. Je tâche de ne plus y revenir, et lorsque je prête le serment annuel de haine à la royauté je remplis un devoir que les circonstances m'imposent. Il me blâme, le général, et je trouve dans sa lettre 'des expressions qui me prouvent qu'il ferait pis que moi. Voulait-il que les deux d'Orléans fussent empoisonnés ? que la fille de Marie-Antoinette mourût comme son frère ? c'eût été des cruautés déplacées. D'ailleurs, il vaut mieux qu'un prince l'épouse, que si elle devenait la proie de l'ambition d'un citoyen français. Le général.....

Je ne sais ce que Barras allait ajouter ; il s'arrêta. Je ne lui dis rien qui pût l'engager à poursuivre. Je répondis que Bonaparte était dans tous les cas un franc patriote, un militaire habile, et qu'il valait mieux le bien traiter que lui déplaire. Barras pensait ainsi.

Il avait encre plus de paresse dans Urne plus d'inertie dans le caractère, que d'envie de dominer au moyen d'une lutte active ; c'était par saccades qu'il trouvait en lui quelque énergie, mais il tâchait de s'en débarrasser pour rentrer dans cette quiétude nonchalante qui faisait son premier bonheur. C'eût été pour lui un tourment trop pénible que de préparer de loin une lutte, que de veiller avec, constance aux projets de ceux qui pouvaient lui nuire ; il préférait être réveillé en sursaut, agir à l'improviste, combattre, vaincre dans une journée, et puis se rendormir moralement, Tel il agit au g thermidor, au 13 vendémiaire, aux époques de la révolution, et chaque fois où son salut exigea qu'il fit montre de courage et de sagacité.

Certes, il avait trop d'esprit, trop de connaissance des hommes et des choses pour ne pas prévoir que Bonaparte serait ambitieux ; niais il se défendait de préjuger quelle serait l'étendue de cette ambition, pour ne pas se mettre dans la nécessité de la repousser dès sa naissance. Bref, tl lui fallait la présence du danger pour qu'il s'en occupât ;et il aurait préféré tenter de sauter par dessus un gouffre ouvert sous ses pas plutôt que de préparer à l'avance les matériaux d'un pont gui .facilitassent les moyens de le franchir sans péril. Tel ïl était, et tel il demeura jusqu'à l'instant de sa chute. Il la décida pour n'avoir pas su profiter de ses avantages ; il remit la bataille à la semaine prochaine, en présence d'un adversaire qui n'attendait pas à la fin du jour le moment de la livrer.

Nous causions encore sur ces matières importantes, lorsque je reçus de la main d'un huissier du directoire le billet suivant, dont je conserve avec fidélité le style et l'orthographe :

Sitoen, ge ne ine trornpès pax la demoicelle an qestion ai bin la fie de la tripiere de la ru Sain-Éloi ; ge l’ai reconu dabor. Elle a bocou pleurai quan ge lui é dit qu'il falai me suivre. Elle voulai vous voire ; ge mi sui oposai. Alors elle a fé son paqet de bone grasse ; gai veillé à ce qu'elle ne le grossit pas a vos depans, car ge sui fame doneur, rnosieur le sitoen viconte vous le sertyfira. Dite-lui que la petite ai rantré chez moi a ses ordres et os votres. Je me recomande a votre bonté, a la siene et a vus conaisance et amis.

Fame ROGÉ.

 

Barras, à la lecture de cette pièce, recommença le cours de ses plaisanteries. Cette dernière phrase surtout, où l'on nous invitait à faire part, à nos amis et connaissances de rétablissement moral de la fame Rogé, l'amusa surtout particulièrement ; ïl me jura qu'il ne tarderait pas à faire connaissance avec la fie de la tripiere, et je suis persuadé qu'il me tint parole.. Au reste, le premier moment passé, il eut la délicatesse de ne plus me reparler de cette aventure désagréable que pour me communiquer ce que Merlin, nouveau ministre de la police, poste qu'il ne garda pas longtemps, lui avait appris.

On tenait dans le comité royaliste à connaîtra les sentiments secrets du général Bonaparte. On savait que j'étais avec lui en commerce de lettres ; par conséquent, et n'ayant pu me gagner, on plaça près de moi, à la faveur d'une rouerie dont je fus la dupe, cette prétendue demoiselle de Montbert, qui n'était qu'une coquine aussi rusée que jolie.

J'avoue ma mauvaise humeur ; elle me dicta une lettre plus qu'impolie à la comtesse de L***, dont je taxai le manège en termes justement mérités, et qui ne daigna pas me répondre. J'eus une explication très vive avec la marquise d'Esparbès, qui protesta de son ignorance touchant le. pige vers lequel on avait voulu me guider. Néanmoins ceci mit de la froideur dans mes rapports avec elle. J'allai la voir moins souvent ; je déménageai même, afin de me rapprocher du centre des affaires, et je vins m'établir rue du Bouloi.

Parmi ceux dont j'avais à me plaindre, je plaçais au premier rang Saint-Aline, et je désirais vivement le rencontrer, mais je ne le voyais plus. Il était toujours sorti lorsque j'allais à son logement, et il faisait toujours la sourde oreille lorsque je lui laissais dire de venir me visiter. Sur ces entrefaites, je bronchai, au milieu du Palais-Royal, sur Charles de liesse, que cette fois-je n'évitai pas. Je savais sa liaison intime arec Saint-Mine, et par son concours j'espérais arriver à celui-ci. Je l'abordai dore, et, de prime-abord entamant la question, me plaignis vivement de son ami, et lui témoignai le désir de causer tête à tête avec Saint-Aline.

A quoi songez-vous ? me répondit .le prince jacobin : Est-ce que ce gaillard-là est homme à vous prêter le collet ? Tl est plus poltron qu'un lièvre ; vous l'assommeriez plutôt que de le faire battre. D’ailleurs il ne sait jamais rien à fond ; on se méfie trop de lui, et il n'a pu aider qu'imparfaitement à la rouerie dont vous vous plaignez. Croyez-moi, écoutez sa justification bonne ou mauvaise, traitez-le ensuite comme il vous plaira, et que tout soit dit. Je vous réponds de sa lâcheté, je ne répondrais pas de sa langue. C'est, au demeurant, un garçon parfait, excellent ami, et que l'aime de tout mon cœur.

Le prince1 après ces paroles étranges, me quitta. Je demeurai dans urne stupéfaction comique, ne pouvant revenir de l'effronterie avec laquelle on se proclamait l'ami d'un polisson ; j'oubliais que Charles de Hesse ne valait pas mieux que ce drôle consommé. Le lendemain, j'étais couché encore, Saint-Aline s'introduisit chez moi. Il y avait sur son visage un mélange de frayeur réelle et de gaîté factice qui me confondit. Je ne pus d'abord lui rien dire, tant son apparition me causa de l'étonnement.

Eh bien, me dit-il, vous m'en voulez ! Il a fallu que ce bon Charles de Hesse prit auprès de vous mon parti, avec la chaleur de la franche amitié. Vous me suspectez, vous m'accusez ; je n'ai aucun tort, je suis innocent comme l'enfant qui vient de naître. Voyons, répétez vos griefs, que je me justifie ; car enfin, nouveau tribunal révolutionnaire, me condamneriez-vous sans m'entendre ?

— Pensez-vous me tromper encore ? lui dis-je d'un ton de mépris. N'êtes-vous pas entré de moitié dans le projet de la comtesse de L*** ? Ne m'avez-vous pas annoncé sa colère contre Uranie ?

— Et de ce que j'ai vu une chose publique, je suis criminel ?

— Oui, vous l’êtes ; car il n'y a jamais eu de colère qu'en ma présence ; car cette demoiselle prétendue était une fille à gage, amenée a pour me leurrer ; parce que, enfin, vous, si avant dans les secrets du comité royal, ne pouviez ignorer une pareille trame. Je vous ai vu rader autour de moi pour jouer votre scène, et, Dieu aidant je vous en punirai.

— Dieu, au contraire, vous en garde ! répondit-il en tressaillant de tout son corps. Malpeste ! comme vous y allez ! Je suis trop de vos amis pour vouloir me chamailler avec vous. Je suis sans reproche, je vous le répète ; mais, s'il vous plait que je sois coupable, je consens à l'être ; je me repens, et vous supplie de me pardonner.

Le propos de ce misérable acheva de m'inspirer un tel dégoût pour sa personne, que je lui dis vivement :

Vous pardonner, soit ; mais à condition que sur-le-champ vous sortirez de ma chambre ; sinon je me lève, et vous fais sauter par la fenêtre !

Saint-Aline pâlit, et ses yeux étincelèrent de rage. Il ne répliqua pas cependant ; niais, prenant son parti, il se retira, moins honteux d'être démasqué que charmé d'avoir échappé à la correction qu'il méritait si bien. Je dois croire que dès ce moment il eut contre moi un vif sentiment de haine. Il ne la manifesta pas de manière à la laisser apercevoir. Les coups qu'il essaya de me porter furent cachés ; je n'en ressentis guère les atteintes.

Ainsi se dénoua cet incident de ma vie, épisode de galanterie malheureuse dont le souvenir ne me fut jamais indifférent. Au reste, mes relations ne finirent pas là avec Uranie ; je la retrouverai plus loin. Libre maintenant de mon amour, et moins occupé de mes travaux politiques, je rentrai dans la société dont je m'étais écarté. Je revins chez l'ambassadeur de Suède ; il continuait à faire du jacobinisme avec une ferveur touchante. Sa femme l'imitait, portant, la première, des toasts à la république française ; ce qui paraissait singulier à nombre de gens.

En vérité, les royalistes ont eu de la bonté de reste, lorsqu'ils se sont ameutés en faveur de madame de Staël, tandis qu'elle a tâché de nuire à leur cause, aussitôt qu'il lui a été possible de le faire. Elle s'est vantée, devant moi, d'avoir aidé puissamment à jeter à bas le trône de France. Elle parlait de Marie-Antoinette en termes odieux. Les plus furieux jacobins étaient ses bons amis ; elle déifia la république ; elle eût fait l'apothéose de Bonaparte, si Bonaparte avait consenti à être son amant.

Il n'en fit rien, se refusa à ses avances, et de là naquit la guerre implacable qu'elle lui voua. Je ne tarderai pas à mettre sous les yeux de nos lecteurs les menées de la baronne de Stal, pour accaparer l'amour ou la confiance de ce grand homme. C'est une portion de notre histoire anecdotique que l'on n'a pas encore exploitée ; je puis mieux que tout autre la faire connaitre dans ses moindres détails.

Déjà et à l'heure dont je parle, la réputation de Bonaparte jetait assez d'éclat pour attirer les regards de madame de Staël, qui, sachant d'ailleurs mes rapports de liaison intime avec le héros, crut que je serais propre à lui transmettre l'expression de l'enthousiasme qu'elle ressentait pour lui. Je devins donc l'objet momentané de ses soins et de ses cajoleries. Elle m'invita plusieurs fois à dîner, me parla de mon ami avec chaleur, regrettant de n'en être connue que superficiellement.

Il me serait doux, dit-elle, de pouvoir lui exprimer la haute opinion que j'ai pour son caractère. Il n'a rien de la physionomie Moderne ; c'est un héros antique transporté on ne sait comment parmi nous, Sa première campagne est un prodige ; elle a duré quelques jours, et déjà le Piémont est soumis. Il triomphera de l'Italie comme Annibal, et, plus heureux que lui, ne trouvera pas sans doute de ci ion qui l'en fasse sortir.

 

Ce propos et nombre d'autres, répétés coup sur coup, me donnèrent à penser ; je vis où la daine voulait en venir ; et, dans une première lettre au général, je lui fis part que toutes ses conquêtes n'étaient pas au-delà des Alpes, et que sa gloire lui soumettait un cœur célèbre, quoique peut-être trop facile à se laisser intéresser, soit par une réputation illustre, soit par une charmante figure, car madame de Staël s'accommodait de tout.