HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE XVI.

 

 

Suite des propos de table. — Discours un peu tyrannique de Chénier. — Fin du dîner. — Ce que me propose Saint-Aline. — La comtesse de L*** chez moi. — Offres du comité royaliste à Bonaparte. — Je deviens amoureux d'Uranie de Montbert. — Suites de cette passion. — Le prince Charles de Hesse. — Saint-Aline m'annonce la rupture prochaine d'Uranie et de la comtesse de L***. — Causerie avec Barras. — Douceur de Merlin de Douai. — Pichegru et Bonaparte. — Erreur du premier et des royalistes. — Réflexions.

 

Placé à table en face de mademoiselle de Montbert, je m'enivrais du plaisir de la voir. Elle était si séduisante, si jolie ! elle parlait avec un si noble entraînement, qu'il y avait des instants où je croyais que mon opinion était la sienne, tant je cédais au charme qu'elle m'inspirait. Je la voyais dédaigner les plaisanteries pour ne s'occuper que des choses sérieuses. Par exemple, sa bouche si fraîche, si bien coupée, conserva son sérieux accoutumé, lorsque M. de Rippert se mit à nous dire :

Savez-vous ce que prétendait hier, chez moi, un joueur de boston, que nos cartes étaient en France singulièrement brouillées ? Nous avons dans le jeu, contre l'usage, cinq rois (les directeurs), six valets (les ministres) ; mais en revanche nous manquons de cœur ; nous sommes environnés de piques, et le général autrichien Clairfayt nous jette sur le carreau.

Ce calembour fit dans notre cercle une fortune prodigieuse ; on l'applaudit en éclatant de rire, moins la céleste Uranie, à qui tant de gaîté paraissait faire mal. On agita ensuite plusieurs questions touchant des faits passés, qui semblaient n’être avancés que pour tâter mon sentiment personnel sur une foule de choses. On parla de l'emprunt forcé, dont je n'ai pas dit un mot, parce que je tâche à me tenir toujours en dehors de l'histoire. Comme on en fit ressortir l'absurde injustice, non moins que celle de la loi coupable qui força les pères et mères d'émigrés à abandonner, de leur vivant, à la nation, la portion de leurs biens dont leurs descendants n'auraient.dei hériter qu'après leur mort.

On critiqua le discours de Chénier prononcé en cette circonstance, et on le critiqua avec raison. La logique des révolutionnaires — Chénier du nombre —, équivalait à celle des écrivains salariés des ministères qui se sont succédé en France depuis 1814, et surtout de ceux qui dénaturent maintenant les faits avec une audace si ignorante. Ce poète disait :

On parle sans cesse de la justice due aux individus, niais on ne parle pas de là justice qui est due à la patrie. La propriété est, comme la justice, un mot magique, que l'on met sans cesse en avant pour faire illusion. L'emprunt forcé est-il une lésion à la propriété, comme on l'a dit dans certaines feuilles, dans certains journaux, dans certains salons ? C'est une indemnité plus ou moins forte que la patrie exige de tous les citoyens. Mais, quand par la nature immuable des événements, la république s'est trouvée, par le délit des émigrés, entourée d'ennemis ara dehors, déchirée au dedans, n'avait-elle pas le droit de se comporter à leur égard de la même manière qu'elle vient de le faire à l’égard des autres citoyens, en réclamant des indemnités ? S'il était question de les appeler en jugement sans doute toutes les raisons alléguées en leur faveur seraient excellentes ; mais il n'y a point de peine, car il n'y a point de délit ; tous les émigrés doivent leurs biens à la république. Comment exécuter cette loi ? elle serait illusoire sans celle du 9 floréal, qu'on a combattue. La république demande à chaque père d'émigré la portion de ses enfants coupables d'émigration. Ceci est une conséquence immédiate de toute la législation sur les émigrés. Si. la république ne percevait cette succession qu'au moment de la mort, il arriverait que tous les pères et mères aliéneraient leurs biens, et qu'ainsi la nation serait privée de la juste indemnité qu'ils lui doivent ; car toutes les fois que vous laisserez l'intérêt particulier en conflit avec l'intérêt public, vous êtes certain que celui-ci sera sacrifié.

Il n'est question ici ni de salut de la patrie, ni de justice, mais de simple bon sens. Il n'y a là' ni échafaud, ni régime révolutionnaire ; il ne s'agit plus de battre monnaie sur la place de la Révolution. Quand nous avons combattu les hommes qui se sont rendus coupables de ces délits, il se commettait des horreurs dans toute la république, mais il n'en est aucun dans cette enceinte à qui on puisse reprocher que ses vêtements sont teints de sang.

Je conclus pour l'adoption de la loi du floréal, comme étant sage, juste et nécessaire.

 

L'étrangeté de ces maximes, qui tendaient à intervertir l'ordre naturel du cours des choses, qui privait une famille de son bien, qui favorisait ouvertement l'émigré, pour le spolier avec rigueur, ne put empêcher la loi de passer ; elle fut rendue, nous en savons les conséquences. Je le dis à regret, les convives de madame ride L*** s'en applaudissaient ; elle leur paraissait propre à irriter davantage les esprits. Ces pauvres gens s'imaginaient que l'on renverserait la république en se faisant opprimer plus fortement.

J'attendais le moment où l'on s'adresserait particulièrement à moi, pour me faire des propositions que je refuserais ; on ne m'en fit pas. Chacun après le dîner prit sa volée. Je fus le dernier à partir, tant je trouvais de plaisir à prolonger ma position après d'Uranie. Il me semblait que cette belle personne me voyait avec intérêt ; je crus une ou deux fois lire dans ses yeux quelque chose de favorable à mes désirs. J’oubliai, tant j'étais sous le charme, d'examiner à son tour madame de L***, qui ne me perdait pas de vue, et dont les sensations, manifestées involontairement, m'auraient éclairé peut-être.

Saint-Aline resta le dernier, il sortit avec moi. Dès que nous fûmes dans la rue, je dus me résigner à l'entendre m'exprimer son royalisme avec des exagérations tellement outrées qu'il n'y avait rien en elles de naturel. Puis il passa subitement à Uranie, vanta ses grâces, son amabilité, sa sensibilité profonde, son isolement.

Belle et malheureuse de toutes manières, dit-il, par la perte d'abord de ses parents de sa fortune, et puis par le peu d'amitié que lui porte sa protectrice ; ce serait une œuvre pie que l'arracher à son triste sort.

— Vous devriez l'épouser, lui dis-je.

— Moi, grand Dieu ! s'écria-t-il. Hélas ! mon ami, je ne puis goûter les douceurs de l'hymen, car je ne saurais en supporter les peines ; les âmes trop sensibles... Mais vous, pourquoi ne pas vous charger d'elle ?

— Je ne me marierais pas à la première vue.

— Eh, bon Dieu ! qui vous dit de vous marier ? Ne peut-on arranger les choses de manière..... ?

— Y songez-vous, Saint-Aline ? une jeune personne si vertueuse !

— Ah ! si vous lui plaisez, elle n'y regardera pas de si près. A votre place.....

Je ne répondis pas ; je tirai ma révérence, et quittai l'odieux conseiller. Nous arrivons devant la porte de mon logis. Cependant le poison jeté dans mon cœur y fermenta nous étions d'ailleurs à une époque si différente de celle d'aujourd'hui, que les idées sur les convenances ne lui ressemblaient pas ; elles étaient tout autres, et nous nous accommodions des mauvaises mœurs avec une facilité singulière.

Le lendemain, et d'assez bonne heure, mon domestique m'annonça madame la comtesse de L***. Ma surprise fut grande. Elle chez moi ! que venait-elle y faire ? Je me levai en toute hâte de mon bureau, où j'écrivais au général Bonaparte, et courus au-devant d'elle pour la recevoir dans le salon. J’étais en vérité plus embarrassé que la dame, qui, avec une aisance merveilleuse, me dit :

Je viens à vous sans façon, c'est une des conséquences de mon caractère ;.il a une sorte de franchise qui repousse la cérémonie ; et c9mme j'ai à vous entretenir de choses importan.tes, je n'ai pas voulu remettre à plus tard notre conversation.

Je répondis par des compliments généraux, comme je devais le faire ; puis elle poursuivit.

Que vous a semblé de mes convives d'hier ?

— Ce sont des gens fort aimables !

— Eh ! mon abbé ne vaut-il pas votre Sieyès ?

— Mon Dieu madame, je les crois faits presque de la même cire ; aussi n'aurais-je de confiance ni dans l'un ni dans l'autre.

Cette réponse, à laquelle la comtesse ne s'attendait pas, rentrait dans mon but de repousser toute insinuation dangereuse. Je vis que j'avais frappé juste, par l'altération des traits de la dame, qui, cependant, me répondit

Eh bien ! vous ayez tort ; l'abbé de Montesquiou est un excellent homme, rempli fit qualités précieuses. Votre jugement sur son compte est erroné, d'autant plus que lui vous voit avec plaisir, et désire se lier plus intimement avec vous.

— Cela n'est guère possible. Je ne me soucie pas d'augmenter le cercle de mes intimités.

— Oh ! vous êtes trop sauvage ; il faut songer à votre avenir, et mon abbé est une bonne connaissance. Il a du crédit, il ira loin, il de viendra ministre trs-incessamment.

— Lui ! ministre de la république ! m'écriai-je.

— Eh ! non, me répliqua-t-elle ; qui songe à votre république ? mais ministre du roi de France, au prochain retour de S. M. dans ses états.

Je me tus ; ce retour me paraissait moins certain que le croyait la comtesse.

Écoutez, me dit-elle en rapprochant son fauteuil du mien, et en baissant la voix ; nous savons force choses, dont vous-même ne vous doutez pas. Nous sommes instruits de vos liaisons d'amitié avec le général Bonaparte ; et si vous pouvez nous le gagner, il y aura pour vous, au choix, ou une charge de procureur-général dans un parlement, ou une place de fermier-générai.

— Mais où sont, demandai-je, ces parlements et ces fermiers-généraux ? sur l'échafaud et dans la tombe. Eh, madame ! pourquoi se bercer de chimères ?

— Je vous parle de réalités. Nous marchons sans qu'on s'en doute. Écrivez à votre ami ; allez le voir, si c'est nécessaire on lui donnera cinq cent mille francs, le brevet de maréchal des camps et armées du. roi, avec l'expectative d'être lieutenant-général bientôt ; puis la croix de commandeur de l'ordre de Saint-Louis. Ses frères seront tous commissaires des guerres y et on mettra ses jeunes sœurs à Saint-Cyr ; car on croit que les Bonapartes sont nobles. Vous appréciez la beauté de ces profitions ; je ne doute pas de la rée. panse du général.

— Ni moi non plus, repartis-je.

— Eh bien communiquez-la-nous le plus tôt possible.

— Je puis le faire à l'instant même.

— S'offrirait-il de lui-même ? Dans ce cas, vous sentez qu'on lui accordera moins.

Je me mis à rire ; il me fut impossible de me contenir sur ce point.

Madame, dis-je, tout me persuade que, si je lui apportais ces propositions, ii me ferait passer sur-1e-champ devant un conseil de guerre, qui me condamnerait à mort.

— Le croyez-vous ?

— Je n'en doute point.

— Cependant, voyez ! Un demi-million, un grade, un cordon, des places, Saint-Cyr !

— Je pense qu'il aspire à mieux.

— Mais tout cela c'est énorme : les ambitions, aujourd'hui sont donc bien déraisonnables ? Et la vôtre est-elle à ce niveau ?

— Je me donne, repris-je, et ne me vends pas.

— Eh bien, mon cher monsieur ! ceci est un tort encore. Il ne faut jamais faire bon marché de soi au gouvernement qui veut nous acquérir, mais se faire payer au plus haut prit possible.

— Et l'honneur ?

— Est en dehors de ceci. A la cour on ne se croit jamais entaché par ce qu'on prend ; il n'y a de la honte que pour ceux qui laissent. J'y ai passé ma vie ; fiez-vous à mon expérience. On voudrait que vous fussiez des nôtres ; car on prétend que les autres ont de la confiance en vous. Le Luxembourg vous est ouvert ; vous entrez librement chez Barras : il y a là tant de papiers épars, importants toutefois à lire ! on pourrait y faire un si bon coup !

 

J'aurais dû traiter la comtesse comme elle le méritait ; je ne le fis pas : une faiblesse, née de l'intérêt naissant que je prenais à sa pupille, fut cause que la tiédeur avec laquelle je repoussai ses offres laissa l'espérance de me circonvenir. La dame abandonna ces sujets de conversation, sur lesquels nous ne pouvions nous entendre, me parla littérature, pluie et beau temps, de la marquise d’Esparbès et d'Uranie ; trouva le moyen de m'apprendre que celle-ci était bien disposée pour moi ; et me quitta sans plus s'occuper du motif principal de sa visite.

J'allai chez elle une fois, deux fois, dix fois, et à des époques assez rapprochées. Plus je vis Uranie, et plus je l'aimais. Elle, de son côté, ne me cachait point que je lui étais agréable mais elle tâchait de me rendre royaliste, et moi je cherchais à ramener à des sentiments patriotiques. Je m'apercevais du progrès que son amour faisait faire à ses opinions, qui prenaient une nuance des miennes. De là naissaient des discussions, d'abord insignifiantes, puis phis animées, entre elle et la comtesse. On la traitait avec moins d'intérêt, avec aigreur même ; tandis qu'on ne se départait pas de me faire bon visage, et de m’être agréable en tout.

Saint-Aline, bon gré mal gré, rôdait autour de moi ; il me rapportait les scènes que madame de L*** faisait à Uranie ; me peignait la position précaire de mon amie ; frappait mon cœur déjà trop facile à émouvoir.

J’arrivais un jour chez la comtesse, qui venait de sortir. Sa domestique me proposa de l'attendre ; ce que je faisais souvent. J'entrai dans l'appartement où était Uranie, qui, à mon aspect, se troubla. Je vis qu'elle -venait de pleurer ; ses yeux superbes renfermaient encore des larmes. Vainement tâchai-je d'en connaître la cause, elle s'obstina à me la taire ; seulement elle me parut plus avancée dans ma manière de voir. Nous nous abandonnâmes au charme d'un entretien particulier, qui fut interrompu par le retour del comtesse.

Celle-ci ne daigna pas adresser la parole à mademoiselle de Montbert, ne causa qu'avec moi, et de choses indifférentes. Je prolongeai ma visite tant que je pus le faire sans indiscrétion, et partis ensuite, déterminé, cependant, à me faire avouer par ma jeune amie le motif de son chagrin.

A cinquante pas de la maison de la comtesse, qui logeait rue des Mauvaises-Paroles, je rencontrai Saint-Aline, qui, chaque jour, battait en mille sens le pavé de Paris, avec un homme de très-beau .nom sans doute, mais d'une réputation plus qu'équivoque, et qui était prisé généralement du public ; le prince de liesse, ou simplement Charles de Hesse, l'un des membres de la famille électorale de ce nom, qui, perdu de dettes, de débauche, s'était réfugié à Paris, où. il avait pris, avec le langage des jacobins, toutes les habitudes de l'époque. Ce personnages sans vertu, mal famé, avait tenté de s'introduire dans la familiarité du général Bonaparte dès après le 13 vendémiaire, mais sans succès. Il ne me plaisait, ni de le voir, ni de causer avec lui je fus donc très-contrarié d'en être accosté, et par Saint-Aline, qui, au fond, ne valait guère mieux.

J'allais chez vous, me dit ce dernier, ayant à vous entretenir de choses importantes.

— Vous excitez ma curiosité, dis-je, moins dans le désir d'apprendre sur-le-champ ce qu'il avait à me communiquer que dans la pensée d'éluder une visite que l'avais évitée jusqu'alors. Ne pourriez-vous me parler sur-le-champ ?

— Vous êtes en affaires ? dit Charles de Hesse. Je vous quitte, citoyen.

Citoyen !... le plat personnage ! Je lui aurais dit monsieur si je lui eusse parlé. Saint-Aline, après son départ, me prit familièrement par le bras, et, me menant par la rue des Bourdonnais vers la Seine, me conta que mademoiselle de Montbert, devenue républicaine à cause de moi et malgré la mort de ses parents, était très-maltraitée par madame de L...

Les choses sont au point, ajouta-t-il, qu'une rupture prochaine est inévitable. La comtesse est peu riche, la jeune fille n'a pas le sou ; elle se trouvera sur le pavé un de ces moments, à moins que votre galanterie ou votre délicatesse.....

Il s'arrêta, je lui en sus mauvais gré, car c'était piège qu'il tendait âmes sentiments ; aussi répondis-je, avec froideur, que ma conduite serait celle d'un homme dont la vie est sans tache ; que j'espérais cependant un rapprochement entre ces deux dames, dussé-je le provoquer moi-même par une explication.

Vous feriez bien, repartit-il ; et, si vous m’en croyez, que ce soit le plus tôt possible ; car, au point où la querelle était hier, la catastrophe sera prochaine.

 

J’eus un instant la pensée de revenir chez madame de L*** ; je ne suivis pas ce premier mouvement, mais me promis le lendemain de tâcher d'aller raccommoder les choses. Je quittai Saint-Aline dès que je pus le faire sans affectation, et me rendis au Luxembourg,

Barras ne m'avait pas vu de plusieurs jours : je causai avec lui d'objets généraux, lui peignis la position de Paris, toujours très-agité ; les murmures que le gouvernement s'attirait par de fausses mesures ; combien, par exemple, avait été improuvé le choix qui venait d'être fait de Merlin de Douai pour ministre de la police. On avait créé ce ministère en septième, et Merlin y passa de celui de la justice. Cet homme avait toujours été haï. La virulence de ses opinions détruisait le mérite de ses talents. Comme jurisconsultes tout ce qui n'était pas jacobin forcené le portait en détestation on lui reprochait des mesures acerbes, atroces, et, en dernier lieu, une circulaire adressée aux commissaires du pouvoir exécutif près les tribunaux, dans laquelle on remarquait les phrases suivantes :

Le gouvernement est instruit, citoyens, qu'une foule d'émigrés ont osé rentrer en France, et qu'ils jouissent chez eux d'une tranquillité parfaite. Le sol de la liberté les repousse, et cependant les lois mêmes qui les proscrivent sont celles dont ils semblent invoquer l'appui.

Les uns se disent en réclamation, et croient ainsi échapper à tolite poursuite, comme s'il suffisait de réclamer contre l'application d'une loi pour en faire cesser l'empire.

Entendez les autres, ils n'ont abandonné la république que par terreur et pour échapper à la persécution, et ils se prétendent ainsi compris dans le décret du 22 prairie a dernier.

Désormais toute réclamation est inadmissible ; les délais accordés pour les présenter sont échus ; depuis longtemps la loi ne voit plus dans.ces pétitionnaires que des émigrés véritables, que des coupables qu'il faut punie.

Poursuivre avec une sévérité inflexible, faire arrêter et juger sans délai tous les individus qui, n'étant pas dans le décret, ont osé rentrer en France ; tel est le devoir que vous avez à remplir, etc.

 

Le renouvellement de ces mesures infâmes indignait contre Merlin ; on eut peur bien plus encore de sa manie sanguinaire quand on le vit abandonner le portefeuille de la justice, qui fut donné à Génissieux, pour prendre celui de la police, auquel tous les moyens de faire le mal, de vexer les malheureux, étaient attachés. Je croyais trouver Barras convaincu, au moins en partie, de cette vérité ; je le vis, au contraire, très-monté.

Le moment, me dit-il, est choisi désagréablement pour recommander l'indulgencie ; nous sommes sur un terrain miné de toutes parts, des conspirateurs nous environnent, la patrie est menacée. Savez-vous que des généraux trahissent presque sans se cacher ?

— Est-ce Pichegru que l'on accuse ? demandai-je.

— Oui, lui-même communique en secret avec le prince de Condé, par l'intermédiaire d'un Neufchâtelois, libraire de son métier, et maintenant postillon diplomatique, comme dit Figaro, et de l'ex-comte de Montgaillard.

— Je ne connais, dis-je, ni l'un ni l'autre ; je les ai pourtant entendu nommer.

— Le premier, dit Barras, est un fort hou rate homme, qui se male de ce qui ne le regarde pais ; le second est un adroit compère, qui, pareil au greffier de Brid'oison, mange à double râtelier.

— J'entends, il sert deux maitres : rie les tromperait-il pas tous les deux ?

Barras fit un signé qui me permit de voir clair. Je me promis dorénavant de me garder du sieur de Montgaillard ; qui Roques, en son nom, prouva depuis par-ses propres aveux, quel rôle il jouait bers de France.

Mais, dis-je, pourquoi ne faites-vous pas arrêter Pichegru ?

— Les preuves matérielles manquent. Il ne reviendra plus à son armée. On lui offre l’ambassade de Suède ; il n'en veut pas : eh bien ! qu'il reste sous la remise. Là il ne pourra nuire ; et, s’il continue de cabaler, on le saisira avec plus de facilité qu'au milieu de ses soldats. Au reste, ses officiers ne partagent point ses trames, il est demeuré isolé au milieu d'eux.

 

Le fait est vrai, Pichegru ne s'apercevait pas qu'il lui serait impossible d'amener l'armée qu'il commandait vers la révolte ; car aucun de ceux qui la dirigeaient après lui ne partageait ses opinions. J'ai lu depuis tout ce qu'on a écrit sur ce fait ; j'ai en même temps admiré les déceptions dans lesquelles tombaient les royalistes : ils se sont toujours figuré que la volonté de Pichegru aurait été celle des autres ; jamais erreur ne fut plus complète. Ce général n'eût pas été plus heureux que le marquis de Lafayette et Dumouriez, tous les deux abandonnés des leurs aussitôt qu'ils voulurent le conduire vers la représentation nationale. C'est une erreur dans laquelle tombent trop souvent ceux investis de quel que autorité : ils se figurent que la multitude, qui les flatte en vertu de leur pouvoir, qui leur obéit au nom de la loi, leur demeurera fidèle lorsque eux-mêmes se déclareront en rébellion. Tout le monde n'est pas porté à s'abandonner aux chances de la révolte, et le plus grand nombre préfère attendre sa fortune du cours ordinaire des choses que de la devoir au hasard.