HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE XV.

 

 

Bonaparte m'écrit. — Détails de sa lettre. — Tableau de l'état de l'année d'Italie à son arrivée. — Ce qu'il dit aux généraux français.. — Sa proclamation. — Masséna. — Augereau. — La Harpe. — Serrurier. — Premières victoires. — Effet qu'elles produisent à Paris. — Les intrigues entourent Joséphine. — On veut aussi me circonvenir. — Ce que me dit madame d'Esparbès. — Comtesse de L***. — Je la crains. — Pourquoi. — On me présente à elle. — Dîner qu'elle me donne. — Le pain de Paris en 1796. — Abbé lie Montesquiou. — Opinion qu'en avait l'empereur. — Romain de Sèze. — François Bellart. — De Rippert. — Un intrigant. — Pétition de ces gens-là. — Mademoiselle de Montbert. — Calembours de l'époque.

 

Cette lettre amusa Barras ; elle ne me divertit pas moins. Je veux qu'on puisse la comparer à celle que je reçus plusieurs mois après de Napoléon Bonaparte, à qui j'avais écrit quelques fois depuis son départ, sans qu'il m'eût donné encore signe de vie : on verra avec intérêt la différence de la position et de la pensée.

Je suis en retard vis-à-vis de vous, mais pas avec la France ; ceci m'excusera, j'espère. Vous ne serez pas fâché que j'aie songé d'abord à elle. Quand je quittai Paris, on ci me remit des états qui portaient à cent six mille hommes le nombre des soldats de mon armée ; il y en avait trente mille effectifs ; car, comme les gens de bureau, je ne compte pas trente-six mille prisonniers morts ou dans les hôpitaux ; vingt mille en arrière dans la Provence ; le reste malade ou gardant les places fortes de Nice, de Ville-Franche, de Monaco, etc.

Les arsenaux étaient suffisants à mes besoins ; mais je manquais de moyens de transport et pour y suppléer on m'a donné magnifiquement quarante-huit mille francs en or, ce qui a dû former le trésor de mon armée. On va loin avec une telle somme : les soldats manquaient de pain, d'habits, de souliers ; c'étaient de pauvres hères auxquels il fallait tout fournir ; et avec quoi, s'il vous plait ? La victoire y a pourvu, Dieu a fait le reste ; et, s’il faut tout vous dire, je rue suis furieusement aidé : la cavalerie, comme le reste, était nulle ; de quoi ne manquions-nous pas ? Ce misérable Schérer...

Je l'ai mal mené ; il le méritait ; il m'a quitté de mauvaise humeur ; que de choses il a dû dire ! Millesimo, Mondovi, Céva lui ont répondu. On a le droit, avec de telles paroles, de rompre en visière aux fainéants, aux dilapidateurs, aux gens qui manquent de lumières, de justesse et de valeur.

Le quartier-général dormait à Nice ; je l'ai transporté à Albenga pour le tenir éveillé. J'ai trouvé dans l'inaction une foule de généraux, tous gens de mérite, et qui se démoralisaient, Cervoni, Serrurier, La Harpe, Augereau, Joubert, Rampon, Vaubois, etc. Je leur ai dit : Citoyens, on n'avance ni on ne s'enrichit de gloire en demeurant les bras croisés. Nous sommes ici pour faire les affaires de la république ; marchons en avant. J'ai dit aux soldats : Vous êtes nus, mal nourris ; on nous doit beaucoup ; on ne peut nous rien donner. Votre patience, le courage que vous montrez au milieu de ces rochers sont admirables, mais ils ne vous procurent aucun secours. Je viens vous conduire dans les plus riches plaines du monde ; de fertiles provinces, de grandes villes seront en notre pouvoir, et là vous aurez richesses, honneur et gloire. Soldats d'Italie ! manqueriez-vous de courage ?

Tous ont frémi à ma question ; leurs cris m'ont donné la réponse : En avant, et nous y avons été.

Beaulieu, général autrichien, qui, en combattant contre nous dans le nord, s’était acquis une réputation méritée corn mandait en chef l'armée réunie, composée de gens de sa nation, de Piémontais ; cent mille hommes effectifs la composaient Déjà s'avançaient pour la renforcer les soldats de Naples, du pape, de Modène, de Parme. Le bruit de notre canon a suspendu leur course ; ils se sont arrêtés aujourd'hui, demain ils mettront bas les armes, ou se retireront

Cette armée était divisée en deux parties : les Autrichiens et les Napolitains formaient soixante mille combattants. Colli, Autrichien, lui aussi, commandait les Piémontais, qui n'avaient pu trouver dans leurs rangs un général en chef.

Mes quatre divisions ont à leur tête Masséna, Augereau La Harpe et Serrurier. Le premier deviendra notre plus grand général ; il fera un pacte avec la victoire, tant il saura la courtiser : c'est h plus belle conquête que la France ait faite sur le roi de Sardaigne, que j'aurais eu plus de peine à vaincre si Masséna l'eût servi.

Augereau est ce que les soldats appellent trivialement un sacré dieu mon âme, vrai goujat qui a de la vaillance ; c'est une âme de cire molle dans une enveloppe de .fer ; il est tout bras, mais sans cœur ; on fera de lui ce qu'on voudra ; il appartiendra à tous, car il ne sera jamais solidement à personne : il est, en attendant mieux, républicain forcené. Laharpe a des talents, des vertus, de la conduite ; il est bon à présenter aux amis et aux ennemis„ Serrurier lui est pareil ; c'est le bœuf de l'armée ; il trace péniblement son sillon, mais il l'enfonce à une grande profondeur : je compte sur lui, il ne me manquera pas.

J'ai débuté par menacer Gènes. J'ai parlé en maitre : Gênes a eu peur ; et Beaulieu qui comptait sur la prolongation de Schérer et qui, dans cette confiance, dormait lui aussi à Milan, est accouru à la nouvelle de la demande que je faisais au doge de Gènes des clefs de Gavi et du libre passage de la Bocchetta. Nous nous sommes rencontrés à Montenotte. Augereau y commandait ; Rampon était sous ses ordres : le général Argenteau leur était opposé. Il a tenté trois fois d'enfoncer les nôtres, et a été battu. Le lendemain a complété sa déroute : les Français ont fait des merveilles, et le Piémont nous a été ouvert. Le 11 avril le succès a eu lieu ; le 12 j'ai rencontré encore l'ennemi à Mondovi ; il n'a pas tenu, non plus qu'à Millesimo. Provera a posé les armes devant le château de Cosseria. Nous avons poursuivi nos succès à Dego le 15, à Saint-Michel le 20, et à Mondovi encore le 24 ; le 25 à Cherasque ; et le 28 d'avril nous sommes arrivés à dix lieues de Turin, après avoir, avec trente mille hommes, vaincu cent mille, séparé les Autrichiens des Piémontais, et contraint le roi de Sardaigne à proposer un armistice, qui, vu la position précaire de ce prince, sera suivi probablement de la paix. Que vous semble de ceci ? Les Athéniens seront-ils contents ? que diront-ils ? N'est-ce pas le propos d'Alexandre après la bataille d'Arbelle ? Demandez-le à quelques savants de l'Institut.

Adieu ; je vous fais mes amitiés gardez le secret sur ma lettre ; je n'aime pas à les di écrire pour plusieurs personnes,

Signé BUONAPARTE.

 

Car encore il écrivait son nom de cette manière ; bientôt il négligea Vu, non pour franciser son nom, mais. par suite de la prestesse qu'il mettait à écrire et de son envie d'aller vite, Son style me parut, naturel et même concis ! Que de choses il disait en peu de mots. Quant à son orthographe, elle n'est pas aussi défectueuse que M. de Bourrienne se plaît à le dire, bien qu'elle ne soit pas exacte toujours.

Ce fut pour le directoire un puissant lénitif que cette suite de victoires rapides et décisives ; il en releva la tête avec plus de fierté. Le peuple de Paris, toujours extrême dans ses tendresses comme dans ses colères, oublia tout-à-coup ses griefs contre Bonaparte, et le porta aux nues. Il ne fut plus question que de

ne prononça plus que son nom. Les poètes taillèrent leurs plumes, les peintres prirent leurs pinceaux ; et quinze jours après son portrait tapissait uniquement toutes les rues, les quais et les boulevards.

La joie de sa femme devint extrême. Elle versa des larmes bien légitimes, car elle pleura toujours soit avec la peine, soit avec le bonheur. Elle se vit dès ce moment environnée d'une foule qui allait toujours en croissant. Les femmes, les filles, les sœurs, les maitresses — car celles-ci marchaient sur la ligne des autres au temps honorable du directoire — de tous ceux qui servaient ou voulaient servir un titre quelconque dans l'armée de son mari,-ne la laissaient pas seule un instant les flatteurs, les parasites, les solliciteurs vinrent à la suite. Le général Bonaparte absent eut des amis sans fin, qui se réclamèrent de lui auprès de Joséphine, bien que leurs noms lui fussent inconnus. Les fournisseurs ne furent pas les derniers à paraître ; ils offrirent de l'or en échange de ses recommandations. Elle prit à titre de prêt, sauf à rendre plus tard avec les tributs de la victoire. Mais on reconnut bientôt que Bonaparte ne se réglerait pas .sur les lettres de sa femme ; que même il ne fallait espérer de lui aucune condescendance, aucune complicité en tout ce qui pourrait compromettre son armée ou son propre honneur.

La vie de ce grand homme .est pure de ces friponneries trop communes parmi les gens de guerre, et auxquelles les princes, dans l'ancien régime, ne craignirent pas de se livrer. Napoléon emporta au tombeau une réputation intacte. Il quitta deux fois le trône, moins riche qu'un simple financier. Oh ! que de qualités généreuses éclatèrent en lui ! Pourquoi faut-il que son despotisme ait tout gâté ?

Si les intrigues affluèrent autour de madame Bonaparte, s'il en vint de toutes sortes et couleurs, les amis du général ne furent pas à l'abri de leurs sollicitations. Je me comptais dans le petit cercle des intimes du héros naissant. On savait qu'il avait en moi de la confiance ; aussi ne me laissa-t-on pas à l'écart. Madame d'Esparbès, que je voyais toujours, me dit en me tirant à part au milieu de son salon, où il y avait force monde :

J'ai une proposition agréable à vous faire. Madame de L*** demande à vous voir. Je sors peu ; il faudra vous passer de ma présentation en règle. Elle viendra ici ; je vous mettrai en rapport ; elle vous invitera à aller la voir, vous n'y manquerez pas, et le reste ira de suite.

— Mais quel reste ? dis je à la marquise ; je ne vous comprends. pas bien. Je ne connais absolument pas cette dame ; je ne sais en quoi j'ai attiré son attention. Je ne suis poète, journaliste, agioteur, musicien, peintre diplomate. A quoi donc puis-je lui servir ?

— Vous êtes du moins de ceux dont la conversation est agréable ; et, à ce titre, vous ne fuirez pas la bonne compagnie.

— Je la recherche, au contraire, puisque je viens chez vous.

Le compliment, quoique très-commun, plut à la marquise, qui me quitta pour alter s'occuper du boston journalier. Peu après, madame de L*** entra. Je la connaissais de vue et de réputation ; elle se mêlait de toutes sortes d'intrigues, se disait royaliste, l'était sans doute, et pourtant faisait parfois comme si elle ne l'eût pas été. on a prétendu, depuis, que par là elle cachait mieux son jeu. Au demeurant, sa maison était le centre des comités royalistes de toute la France. On faisait là de la contre-révolution à livre ouvert ; ors conspirait sans aucune mesure on aurait dit que l'imprudence devenait un moyen de succès. Madame la comtesse de L***, car c'était son titre, avait paru à la cour avec éclat. Amie de tous les Polignac possibles ; en service auprès d'une des princesses, elle avait acquis une haute réputation de diplomatie de salon, de dextérité de salle des gardes, et même de manège d'antichambre, qui l'élevait bien haut dans l'esprit de ses amis. Elle se mêla de toutes les petites tracasseries, de toutes les ruses de pygmées, de toutes les trames mal ourdies, au moyen desquelles la cour de Louis XVI se flatta d'arrêter l'imposante et forte révolution. Certes, rien n'avait réussi à madame de L***, non plus qu'aux autres, sans pour cela lui faire rien perdre de sa jactance, de son espoir, de son orgueil. Elle rêvait le triomphe dans le moment de la défaite ; et, comme les royalistes en général, elle reculait volontiers pour mieux sauter ensuite ; avec cette différence, que le recul était positif, et que le saut n'avait jamais lien.

Je me souciais peu d'entrer en rapport avec elle. J'étais presque républicain, ai-je dit, et pas amateur de l'ancien régime. Je voulais la perpétuité des idées nouvelles, et non le retour vers-celles d'autrefois ; mais avec prudence et modération. Bien, d'ailleurs, avec tout le monde, ayant l'air d'approuver l'opinion de chacun, on me croyait dans la bonne voie à la Place-Royale, et je ne détrompais pas mes amis de ce quartier. Obligé, par ma position sociale, de voir tous les personnages marquants de l'ancien et du nouveau régime, j'avais bon besoin de veiller sur ma conduite, afin de ne pas encourir le reproche odieux de vendre aux uns les secrets des autres. Cela me contraignait à être très-réservé sur mes rapports du moment, et surtout à ne pas trop me lier avec des personnes qui intriguaient beaucoup. Madame de L*** comptait en première ligne dans cette classe ; die était, d'une autre part, au rang de .ces personnes à qui l'usage accorde une considération que l'estime conteste souvent. On ne pouvait s'éloigner d'elle sans articuler une raison péremptoire ; je ne pouvais dire les miennes ; aussi me trouvais-je très-embarrassé.

La marquise d'Esparbès ne tarda pas m'appeler. La comtesse de L*** était auprès d'elle. Je me rendis à son signe, et la présentation eut lieu. Je fus caressé avec un soin extrême adulé presque, fort louangé du moins. On me témoigna un vif désir d'une liaison plus intime ; on détailla le nombre de gens que nous connaissions, et qui devaient aider à nous réunir. Que je la trouvai polie, prévenante ! Certainement elle avait quelque chose .à me demander. Je me tins sur la défensive ; je fis preuve d'urbanité, mais ne fus pas au-delà Cependant je ne pus éviter une invitation à dîner, qui me vint à brûle-pourpoint, et que je dus accepter, sous peine .d'être grossier.

Me voilà donc, malgré moi, harnaché avec cette dame. Elle croyait me faire aller d'intelligence avec ses desseins ; et moi très-décidé à tourner à dhia, lorsqu'elle irait à dhiu. C'était le surlendemain que je devais m'asseoir à sa table. On donnait peu à dîner à cette époque, à cause de la difficulté de se procurer du pain. Cette denrée était d'une rareté extraordinaire, encore n'en trouvait-on que de mauvaise qualité. Il était commun, en invitant les gens, de leur dire Vous apporterez votre pain. Dans tous les cas, la précaution était bonne à prendre ; il y avait du luxe à en manger du blanc, et en petite quantité.

Madame de L*** m'avait prévenu que je n'en trouverais pas chez elle. Je me munis de ma provision, ce que firent comme moi les autres convives ; ils étaient au nombre de cinq. L'abbé de Montesquiou-Fezensac, homme d'esprit et non de tête, beau parleur ; c'est-à-dire faiseur de phrases brillantes qui ne disent rien ; manquant de génie de forte conception ; paresseux et mystérieux, afin de déguiser sa nullité profonde. On compta sur lui tant qu'il fut à l'écart ; on se moqua de lui dès qu'il devint en évidence, Son supplice était de faire, son bonheur de dire qu'il ferait : quelque peu en opposition avec la cour pendant l'assemblée constituante, il était revenu de l'émigration, après la chute de Robespierre, avec le titre de ministre principal du régent, depuis Louis XVIII. Il avait la charge de correspondre, de diriger, d'encourager. Il devait soutenir l'ardeur des fidèles, échauffer les faibles, ralentir l'impétuosité des impatiens ; mais, pour remplir cette tâche importante, il aurait fallu un cardinal de Richelieu et elle était confiée à l'abbé de Montesquiou. J'ai entendu, j'ai lu les surprises de nombre de gens qui ne voient qu'à la longueur de leur nez ; s'extasier sur ce que Napoléon, sachant ce personnage l'envoyé du roi, l'ait toujours laissé tranquille ; la chose sera moins extraordinaire, lorsque l'on saura l'opinion de l'empereur sur cet abbé. Il nous disait

Je suis charmé que le choix des princes soit tombé sur un homme sans caractère, sans force, sans vigueur. Si je le mettais eu prison, il serait remplacé peut-être par quelque cerveau brûlé, qui me donnerait de l'inquiétude, tandis que j'ai la certitude que celui-ci ne prendra d'autres mesures que celles propres à maintenir sa santé. C'est un conspirateur de cabinet ; je crois qu'il n'ose+ rait se permettre de porter le siée de ses complots sur l'escalier de son appartement. Jugez s'il est à redouter qu'il descende un jour jusque dans la rue.

Ce furent ces motifs qui donnèrent tant de paix à l'abbé de Montesquiou, si bien mort maintenant depuis quinze années, quoiqu'il se porte à merveille, Dieu merci.

Avec l'abbé, je vis là deux avocats Romain Desèze, qui méritait l'estime de ses contemporains, et qui donna, lors du procès de son auguste maitre, les preuves de fermeté morale qui semblent réservées au citoyen non militaire. Il brilla au barreau per son éloquence. Il possédait des vertus élevées, de la grâce unie à la force. Il était spirituel, érudit, bienveillant ; ne tirait aucun orgueil de sa conduite généreuse, s'étonnant seulement de se retrouver en vie, lorsque Malesherbes avait eu la gloire d'une sanglante mort. Il avait, lui aussi, une part dans la confiance des princes, non-point trop étendue, il n'était pas d'assez bonne maison ; et les grands seigneurs sont si habiles ; et ils nous en donnent tant la preuve depuis cent ans.

Un autre avocat, M. Bellac, était là encore. Celui-ci, plus impétueux que Desèze, moins habile, plus diffus, royaliste par sentiment. lui 'en coûtait de déguiser sa pensée, il ne rêvait qu'à la venue de l'heure où il la manifesterait tout entière et on voyait qu'il se 'placerait alors parmi les exagérés.

M. de Ripper, le véritable fondateur de la Quotidienne, à laquelle il avait donné surtout son impulsion royaliste. C'était un homme de taille médiocre, de figure gracieuse, fine et spirituelle, rempli d'énergie, de chaleur de royalisme, de loyauté, d'un commerce sir et agréable, digne de la confiance du prince, quoique lui non plus ne l'eût qu'imparfaitement.

Enfin, en cinquième, je rencontrai un monsieur de Saint-Aline, que j’ai depuis vu sous l'empire porter un autre nom, qu'il a quitté encore en 1814 pour en prendre un troisième, qui, selon toute apparence, n'est pas plus à lui que le premier. C'est un de ces êtres indéfinissables qui sont partout sans tenir à rien ; connus de chacun sans qu'ils aient pourtant de patrie, de famille, d'alentours déclarés ; qui ne sont jamais de la province de ceux à qui ils parlent, et que cependant on reçoit comme si on les avait fréquentés toute la vie. Leur existence est un problème ; ils ne font rien, ont de l'argent' n'empruntent guère rendent parfois, savent ce qu'on ne sait pas, et cela, le crois, afin de reporter en certain lieu au-delà de ce qu'ils ont appris.

Je me suis toujours éloigné de ces mystérieux personnages, équivoques, embarrassants, dont on ne peut se défier à demi, qu'il faut n'avoir pas contre soi, et dont l'intimité peut être dangereuse. Je rencontrai M. de Saint-Aline dans vingt maisons, fort-peu chez les gens en place, et pourtant.... Or, quand je le vis chez madame de L***, je fis plus que jamais un appel à ma prudence.

La comtesse me reçut non moi ris bien qu'elle m'avait traité chez la marquise d'Esparbès. Le nom de celle-ci fut mon passeport auprès des autres convives. Le Saint-Aline vint à moi presque les bras ouverts, s'exclamant de me voir en si bon lieu. Je lui battis froid, le remerciai, et ne lui dis pas grand chose. Je traitai mieux M. de Rippert, parce que je l'estimais davantage ; je savais qu'il avait bravé la mort pour soutenir son opinion et qu'au milieu du règne de la terreur il n'avait pu se soustraire à l'échafaud qu'en se réfugiant dans la boutique d'un pâtissier, où, en qualité de garçon, il prit du service. M. de Rippert fut sensible à mes prévenances ; nous continuâmes à nous voir.

L'abbé de Montesquiou m'était entièrement étranger ; grand, long, pâle, maigre, que de rapports il a avec l'épée de Charlemagne ! Il ne me dit pas grand'chose, garda son rang, fut taciturne, moins par raison que par paresse.

Ses deux collègues Romain Desèze et François Bellart se montrèrent plus communicables.

Au moment de servir le dîner nous eûmes l'apparition d'une sorte d'ange terrestre c'était une jeune fille de seize ans environ, belle à ravir, modeste, réservée, levant à peine ses grands yeux bleus, couverts par de longues paupières noires ; blanche était sa peau, et brune sa chevelure. Elle inspirait l'amour rien qu’à la regarder ; elle le rendait plus ardent encore lorsque, avec une voix sonore qui allait au fond de l'âme, elle exprimait ses pensées violentes, emportées, chaleureuses. Enthousiaste de la royauté éteinte parmi nous, cette jeune vierge était un séide de cette cause perdue. On l'avait nourrie de passion pour la famille de nos rois. Son père et sa mère n'existaient plus ; le premier trouva la mort dans les rangs des émigrés, l'autre était expirée de misère et de désespoir.

Ce fut en peu de mots que l'on me fit l’histoire de mademoiselle Uranie de Montbert. J'en fus ému ; à peine si je fis attention à la bizarrerie du nom de baptême Uranie ; une muse, et précisément celle qui préside à l'astronomie ; il convenait qu'il y eût quelque chose de céleste dans une jeune créature divine par elle-même. J'avoue que pendant tout le temps je fis plus attention à mademoiselle de Montbert qu'aux hommes aimables réunis en petit comité. On parla cependant d'une foule de riens auxquels ils attachaient une haute importance ; on répéta des calembours qui ne valaient pas mieux que ceux d'aujourd'hui.

Ils appelaient les cinq directeurs, les cinq schillings, parce que cinq schillings font la monnaie d'une couronne en Angleterre. Le Luxembourg était devenu la maison de Saint-Cyrde cinq sires — ; je ne finirais pas si je rapportais toutes les pauvretés qu'on dé bita, et qui firent fortune. On aurait cru, à entendre ces messieurs, qu'il suffisait d'une série de plaisanteries pour anéantir la république. Ils parlèrent encore à mots couverts de quelques projets bien petits, bien mesquins, bien étroits. Je souffrais en écoutant ces gens de mérite, et je me disais : Voilà donc à quoi l'on est réduit, lorsque les espérances qu'on se forme sont en contresens du fond des choses et de ce qu'on-pense au fond.