HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE XIII.

 

 

Quelle agitation fait mitre la nomination de Bonaparte, — Son mariage ne fut pas la cause principale de son avancement. — D'où provint celui-ci. — Colère de Napoléon contre Barras. — Ce qu'il me dit là-dessus. — Détails sur son mariage. — Les noces. — Je me brouille avec madame de Mon***. — Ce que je dis d'elle à Barras. — L'oncle Fesch. — Ce que Pie VII pensait de ce cardinal. — Joseph Bonaparte. — Égards de Joséphine pour sa nouvelle famille. — Madame Lætitia. — Ce qu'elle pensait de sa bru. — Mot de Napoléon à sa femme.

 

Ce fut une clameur étrange qui s'éleva du milieu des militaires à la nouvelle de la nomination de Bonaparte à un, commandement en chef. Je dois le répéter, ses services n'étaient point assez remarquables pour légitimer ce choix. Les protecteurs r les partisans des généraux habiles qui aspiraient à remplacer Schérer, ne se turent pas ; ils accablèrent le directoire de plaintes, de reproches, de menaces ; ils en firent tant que La Réveillère répéta à Cambacérès que, si la chose était à faire ou seulement non signée, elle ne se ferait pas. Barras, lui aussi, fut ébranlé par la masse des murmures ; Carnot seul soutint son œuvre, allant répéter partout qu'il répondait de son général. Son général ! Bon Carnot, qui ne se doutait guère que Bonaparte ne serait jamais le général de qui que ce soit au, monde, lui qui déjà, comme ses antécédents eu faisaient foi, n'avait obéi ni à Carteaux devant Toulon, ni à Barras aux Tuileries : certes, il n'obéirait pas davantage à lui Carnot lorsqu'il serait à la tête de l'armée d'Italie. L'illusion du directeur se prolongea en effet jusqu'au moment où Bonaparte fut vainqueur ; elle cessa dès après les premières victoires. Ici son général se moqua de lui, ne tint nul compte de ses instructions, de ses ordres même ; fit la guerre par lui seuil et pour lui : de là vinrent les colères de Carnot et la haine qu'il lui porta, haine toujours croissante et qui s'amortit à peine vers la fin de l'empire, à une époque où le patriote Carnot immola ses ressentiments personnels à l'avantage de la patrie.

La nomination de Bonaparte est du 23 février 1796 ; elle fut suivie de son mariage avec Joséphine Tascher de la Pagerie, veuve du vicomte Alexandre de Beauharnais, qui eut lieu le 8 mars suivant. Cet hymen était non le motif du choix fait, mais il devait être sa conséquence. Les méchants, les jaloux, qui sont en grand nombre, ont répandu à cette époque et depuis, que Bonaparte .épousa la maîtresse de Barras, enceinte des œuvres de ce directeur, à la condition d'être nommé général en chef de l'armée d’Italie il y eut autant de mensonges que de mots dans cette calomnie.

Certes, Bonaparte, en prenant une femme jolie, aimable bien apparentée ne fut pas insensible à l'appui qu'elle lui procurerait. Barras, d'une autre part, ami du vicomte de Beauharnais, galant auprès de sa veuve comme auprès des autres femmes, n'avait, certes, aucun intérêt assez grand à se débarrasser d'elle qui le portât à un acte aussi important. Le fait de la grossesse aurait pu en être un majeur, mais la suite prouva sa fausseté, et il fallut abandonner cette allégation. Bonaparte, d'ailleurs, avait trop de délicatesse personnelle, d'orgueil de sang de besoin de se maintenir dans l'estime publique, pour se flétrir ainsi lui-même dès son début ; il aurait tué plutôt Barras s'il l'avait soupçonné d'être l'amant  de sa maitresse. Je puis affirmer que l'aversion que depuis il manifesta pour le directeur, que la dureté avec laquelle il le traita au dix-huit brumaire et après, provenaient uniquement de la mauvaise humeur fomentée en lui par la connaissance de cette allégation mensongère.. Il lui fut insupportable que le public y ajoutât foi ; et se figurant que le directeur y avait donné lieu par la légèreté de sa conduite ou de ses propos, il lui déclara une guerre véhémente dont les suites sont connues du public.

Les amis de Barras, car il en avait beaucoup, surpris de la rigueur avec laquelle on le traitait, si différente d'ailleurs de la manière d'agir du premier consul envers ses deux autres collègues, Gohier et Moulin me prièrent d'en savoir le motif. Je m'empressai d'en parler au premier consul, qui me répondit en ces termes :

De quoi vous mêlez-vous ? est-il nécessaire de se placer entre cet homme et moi, et de me demander compte de ma conduite son égard ? Je le traite selon ses œuvres, comme il le mérite, et moins mal encore qu'il conviendrait de le faire. Savez-vous qu'au moment où je suis revenu il traitait avec le comte de Lille ; que la république, prête à périr, allait être immolée par lui ; qu'il n'a aucun vrai patriotisme ; qu'il ne recule pas à la pensée de ramener en France la famille dont il a égorgé les chefs ; que je dois détester son immoralité profonde, qui le porte à souiller l'honneur de ma maison, à propager des bruits infâmes et menteurs ? Vous savez ce que l'on a débité, répété, colporté, contre mon mariage ; il dépendait de lui de faire cesser ces horreurs, il en a ri..... Et je devrais le lui faire pleurer en larmes de sang ! Ne vous laissez donc point prendre à ses doléances, à ses protestations hypocrites ; il a bien mérité son sort, et même je me reproche de lui montrer trop d'indulgence. Au reste, je m'acquitte par là du peu que je lui dois ; il m'a toujours trompé, ne m'a jamais tenu sa promesse. Je devais entrer au directoire, il en prit l'engagement vous le savez, et il l'a éludé constamment. Qu'il bénisse le repos que je lui laisse. Si j'étais méchant, si seulement j'étais juste comme doit être te le chef d'une grande nation, je le ferais juger par la haute cour, et j'ai en main cent preuves qui le conduiraient à pis que l'échafaud ; car elles le perdraient sans retour dans l'esprit de ses concitoyens. Ce que vous avez de mieux à faire pour lui, c'est de ne jamais prononcer son nom devant id moi ; il faut, pour son repos, que je l'oublie, et, pour le vôtre, que je ne me rappelle plus de la démarche que vous faites aujourd'hui.

 

Foudroyé par ces terribles paroles, je fus les rapporter à 'ceux qu'elles intéressaient ; et, depuis ce moment, toute tentative directe en faveur de Barras cessa auprès de Bonaparte. IL est donc faux de prétendre que ce dernier dut sa nomination à son mariage ; 'certes, ce mariage ne lui nuisit pas ; il lui rendit le directeur encore. plus favorable, mais il ne fit point pencher complètement la balance. IL faut chercher la cause principale de cette nomination dans les conséquences de la journée du 13 vendémiaire ; dans la reconnaissance que les directeurs, dont elle avait fait la fortune, en conservèrent longtemps. Inquiets, touchant l'ambition des autres généraux, dont la réputation militaire était déjà faite ; craignant en particulier celle de Pichegru, dont le comte de Montgaillard leur avait découvert l'intrigue avec les étrangers ; n'étant pas plus certains de Hoche, de Moreau, de Marceau, et de quelques autres, ils étaient charmés d'élever un homme à eux,-qui tiendrait tout d'eux, et qui ne se soutenait par aucun antécédent remarquable ; qui d'ailleurs était détesté des Parisiens ; et ceci ne fut pas la cause la plus médiocre de son succès. Enfin Carnot, complètement trompé, tenait à honneur d'avoir, comme il le disait, son général. Il se figura que Bonaparte serait cet homme de paille ; il ne comprit aucunement ce qu'il pouvait être dans l’avenir, et, tout en lui accordant de la capacité, ne lui soupçonna pas du génie.

Telles .furent les vraies causes qui amenèrent la fortune de Bonaparte ; elles seront appréciées par les bons esprits qui, loin de faire ainsi que Walter Scott, ne voudront pas écrire l'histoire avec des rumeurs populaires, et qui éviteront de répéter en perroquets ce que la malice a propagé sans fondement.

Cette erreur relevée, et le fait rétabli dans Mute sa pureté, je viens aux détails du mariage. Dès qu'on l'eut déclaré, les amies de madame de Beauharnais, parmi lesquelles je citerai mesdames Tallien, Amelin, de Mon***, et nombre d'autres, éprouvèrent un violent dépit. Elles voyaient l'avantage de cette union pour Joséphine ; et quelque chose d'intérieur, qu'elles ne s'expliquaient pas, leur faisait craindre qu'à la faveur de la renommée à venir de son époux elle ne montât bien haut.

Ce fut une sorte de commotion politique dans la société on blâmait le mariage d'une femme titrée avec un homme de rien ; car il était de règle alors que tout homme nouveau et inconnu devait sortir des rangs de la canaille. On allait reprochant à Bonaparte son exagération jacobine ; on lui attribuait des lettres qu'il n'avait pas écrites, signées pourtant de son nom, et qui étaient du fait de Lucien son frère, dont le républicanisme furibond n'avait pas eu de bornes ; on l'accusait du sang parisien qui avait coulé au treize vendémiaire ; on gémissait, on soupirait, comme par exemple si Tallien était plus pur. Joséphine, qui possédait le don des larmes, pleurait, mais ne renonçait pas à prendre un époux dont elle était charmée.

Sa famille, celle de son mari décidèrent à l'unanimité que c'était un mauvais mariage. Elle laissa dire, passa outre, et fit bien ; ses-enfants seuls la consolèrent. Eugène, séduit par la gloire militaire, prétendait qu'il fallait un héros pour lui faire aimer le mari de sa mère. Au reste, ce sentiment ne put tarder à mitre en lui a l'égard du général Bonaparte qui, dès le premier moment, se montra pour lui véritablement paternel ; il le traita même avec une tendresse extrême et motivée, tâcha de développer son beau caractère, de le tourner plus encore aux grandes choses ; enfin il lui prouva, dès le début, qu'il était digne de tout son attachement.

Ce fut pour Joséphine une affaire bien importante que celle de régler tous les détails de la noce à venir. Elle voulait paraître charmante de toutes manières, et dans ce dessein elle imagina de se rajeunir : ce fut au moyen de l'acte de naissance d'une de ses sœurs, ainsi que je crois l'avoir dit plus haut. Cet acte ne fut que montré rapidement au général, et point à l'officier de l'état civil, qui eut la complaisance d'en relater les diverses dispositions dans celui de mariage qu'il fut chargé de dresser. Là il est dit que Joséphine Tascher de la Pagerie est née, le 23 juin 1767, de Joseph-Gaspard de Tascher et de Rose-Claire des Bousons de Sanois, tandis qu'il était certain, et que depuis on l'a constaté, qu'elle avait été mise au monde le 23 juin 1763, ce qui établissait une différence de quatre ans.

Je ne4sais pourquoi, dans ce même acte de mariage civil, passé le 19 ventôse an IV de la république (9 mars 1796) par-devant le sieur Leclerq, officier public de l'état. civil du deuxième arrondissement de Paris, Bonaparte, dont le prénom est écrit Napolione se vieillit d'une année, se faisant naître le 3 février 1768, lorsque la date certaine de sa naissance est celle du 15 avril 1769. Les témoins furent Paul Barras, membre du directoire exécutif ; Jean Lemarrois., capitaine aide-de-camp de Bonaparte ; Jean-Lambert Tallien, membre du corps législatif, domicilié à maillot ; Étienne-Jacques-Jérôme Calmelet, homme de loi, qui tous signèrent l'acte.

Aucune bénédiction religieuse ne suivit ; Joséphine étant trop bonne catholique pour souffrir l'intervention d'un prêtre constitutionnel, et Bonaparte trop excellent républicain pour appeler un prêtre réfractaire ; le fait est qu'on se passa du mariage canonique, soit par crainte, oubli ou indifférence. Il fallut, lors du sacre, et la veille, je crois, réparer cette faute commise contre la religion.

Les noces furent peu brillantes la fortune précaire des deux époux ne permettait aucun luxe. Joséphine, portait ce jour-là une robe de mousseline avec une garniture de fleurs blanches, bleues et rouges ; une ceinture tricolore et une guirlande dans les cheveux, de la même façon. Ce fut une galanterie qu'elle réservait à son mari, disant à ceux qui lui en témoignèrent leur surprise qu'elle ne voulait avoir désormais d'autre opinion que celle du général Bonaparte.

Je me ressouviens encore de la colère de madame de Mon*** à la vue de ces symboles de la république. Elle, si enfoncée dans la fange ; elle, qui avait espionné pour le compte de tous les jacobins, ne pouvait supporter le costume républicain de Joséphine ; c'était, à l'entendre, une abomination, quelque chose de révoltant à l’extrême. Elle en débita tant, que je ne pus me retenir de lui dire :

Madame, je préfère ces couleurs arborées en public à des rapports faits en secret : elles ne nuisent à personne ; les autres ont fait couler beaucoup de sang et de pleurs.

La dame me lança un regard sinistre, dont je compris l'étendue, et je me tins pour bien averti. Je ne marchandai pas sur ce que j'avais à faire ; j'allai vers Barras, qui était là, et je le prévins de ma rupture avec madame de Mon***. Il se mit à mire.

Pourquoi lui avez-vous dit une chose désagréable ? Elle se sait maintenant connue de vous, et, certes, rie vous ménagera plus, mon cher.. il ne faut jamais pousser à bout les prêtres, le espions et les femmes.

J'ai eu donc tort doublement envers celle-là ; je ne puis me repentir ; tout ce que je vous demande, C'est de ne point écouter ses propos sur mon compte.

 

Barras me le promit : ma précaution de venir avait été bonne, il ne me le dissimula pas dans la suite. Madame de Mon*** me prit en haine, ne mie ménagea point, et étourdissait le directoire de ce que je pouvais dire, supposant même ce que je ne faisais point. Sa rage — car c'est là le mot — contre moi augmenta avec plus de véhémence au retour de Bonaparte de sa campagne d'Italie. Il se plaignit d'elle à sir femme, et lui défendit de la voir ; il ne l'employa même point en titre d'espionne lorsqu'il devint consul ; ce qui fut cause du royalisme, par-dessus les toits, qu'elle afficha plus tard, en 1814.

Bonaparte, qui possédait d'une manière exquise le sentiment des convenances, reconnut bientôt le mauvais entourage de sa femme ; il aurait souhaité que d’elle-même elle purgeât sa société dès le lendemain de son mariale. Ce ne put élire obtenu d'abord il resta trop peu de temps à Paris pour arriver à ce résultat. Ce ne fut que lors du consulat, qu'agissant par lui-même, et prenant la haute main, il bannit des Tuileries les personnes qui lui étaient désagréables, et auxquelles Joséphine ne pouvait renoncer volontairement. Cet acte de vigueur dé sa part, tout en faveur des bonnes mœurs, lui attira des ennemis irréconciliables, soit des évincées, soit de leurs maris ; chacun se trouva insulté, sans faire un retour sur soi-même pour convenir que le chef du gouvernement ne doit recevoir, dans son intimité, et dans celle de sa famille, des créatures entachées de vices, et qui sont le déshonneur d'une nation.

Je fis connaissance, aux noces de Bona. parte, avec son oncle Joseph Fesch, frère utérin de madame Lætitia Ramolyno, sa mère. Il était Suisse d'origine, quoique né à Ajaccio, le 3 janvier 1763. Son père était de Bâle, et venu en Corse avec le régiment suisse de Douard, dans lequel il servait en qualité de premier lieutenant.

Fesch, en 1796, avait donc trente-trois ans. Destiné à l'état ecclésiastique, et fait prêtre à l'âge canonique, il quitta presque aussitôt le séminaire, renonça au sacerdoce dès que la révolution lui permit de le faire, et, entrant dans l'administration militaire, devint garde-magasin lors de la guerre de Savoie, soutenue par le général Montesquiou-Fezensac. Il n'était plus rien, à ce que je crois, à l'époque où son neveu devint géLé.ral en chef de l'armée d'Italie ; il sollicitait du service, aspirait à une place de commissaire des guerres, qu'il ne tarda pas à obtenir. C'était un homme d'une société agréable, doux et complaisant, amateur des beaux-arts, sans trop encore s'y connaître, quelque peu tourmenté du rôle qu'il jouait, très-incompatible avec son sacerdoce. Je remarquais déjà en lui des velléités de rentrer dans la vie religieuse ; il luttait contre la grâce, qui en lui triompha plus tard. Il s'attacha à moi, recherchai mon amitié ; nous nous liâmes ensemble, et depuis lors ninas n'avons cessé de vivre en bon accord. Je sois persuadé de l'excellence de son cœur, de la sincérité de sa piété, et peux répondre que sous l'empire le pape n'eut jamais de serviteur plus dévoué.

Pie VII, par sa conduite bienveillante envers lui, a prouvé ce que j'avance. Le souverain pontife dit à ce sujet, en 1813, à l'ambassadeur de France, qui le sollicitait d'éloigner le cardinal Fesch de Rome :

Monsieur, je n'en ferai rien, par justice et par reconnaissance. Si tout le monde avait fait son devoir comme le cardinal Fesch, les choses n'auraient pas été si loin. Il y a des ecclésiastiques que lion vante maintenant dont j'aurais bien autrement à me plaindre, si je n'avais pas tout oublié.

 

Bonaparte vit avec plaisir mon amitié avec son oncle ; il aurait vanta pareillement que j'en contractasse une intime avec ses frères : je ne pus jamais aimer Lucien. Je ne sais trop pourquoi Les circonstances ne me rapprochèrent pas de Louis, mais elles me mirent en présence de Joseph, dont je parlerai quelquefois. Il avait épousé, deux ans auparavant, mademoiselle Julie Clary, fille d'un négociant de Marseille singulièrement estimée. Madame Joseph Bonaparte n'a cessé de fournir-de modèle à toutes les vertus ; et, placée sur un trône, elle en fut l'ornement par ses qualités privées. Son mari montra moins de ces taleras supérieurs qui assurent les couronnes sur les fronts de ceux auxquels elles échoient, que de cette indifférence philosophique qui procure du courage dans le malheur.

On l'a en général traité trop sévèrement ; on ne lui a tenu compte d'aucun des embarras de sa position. Frère d'un grand homme, on lui reproche de n'être pas monté à la hauteur de Napoléon. Est-ce sa faute, ou celle de sa nature ? Il a été ce qu'il a pu être, un homme ordinaire, bon, affable, indulgent ; il a protégé les arts et les sciences, n'a point voulu verser de sang, a gouverné de son mieux, mais n'a pu jouer un rôle supérieur. Il a préféré se délasser dans une fête se fatiguer au milieu des combats. Il a perdu son royaume un peu trop joyeusement peut-être, et n'a déployé aucune énergie pour la conservation de l'empire de son frère, j'en conviens ; j'avoue que le prince n'est pas irréprochable, mais le particulier lest complètement.

Joseph aurait voulu du repos plus que de la grandeur, une belle fortune à dépenser, et non des états à régir. Arraché à ses goûts par l'ordre de son frère, par r9mbition des siens, qui devint la sienne, quoiqu'il n'en eût pas au fond, il fit ce que chacun de nous aurait fait à sa place ; il accepta un sceptre, le porta d'une main faible, et le laissa tomber sans entreprendre de le ramasser. Mais à aucune époque de sa vie il ne se montra tyran, persécuteur, violent, haineux. Il pardonnait avec facilité les plus grandes offenses, n'emprisonnait même qu'avec peine. On ne lui a jamais reproché la mort d'aucun Napolitain ou Espagnol pour crime politique ; d'autres, à sa place, auraient fait couler le sang à flots. Aussi n'a-t-on pu lui reprocher que son penchant pour la table et sa galanterie ; ce ne sont pas des griefs majeurs.

Il assista au mariage de Napoléon, avec Louis et Jérôme ; ceux-ci, bien jeunes encore ; ne faisaient point parler d'eux. Lucien était alors en Provence, qu'il ne quitta que pour aller rejoindre son frère en Italie où Louis se rendit pareillement, ainsi que Joseph, nommé commissaire des guerres.

Madame de Beauharnais fit ce qu'elle put pour paraître agréable à sa nouvelle famille ; elle écrivit une lettre charmante à sa belle-mère. J'ai vu la réponse, qui péchait peut-être par l'orthographe, mais dont les idées et la construction des phrases ne manquaient ni de profondeur ni d'élégance. Madame mère, à laquelle je donne ce titre par anticipation, méritait le respect et l'amour de sa famille par ses qualités précieuses. Joséphine, pins tard, n'eut qu'à se louer d'elle, quoique madame mère ne l'aimât pas au fond. Le grand reproche qu'elle lui adressait portait sur ses prodigalités.

C'est une dépensière, disait-elle, qui mangerait la France et la Corse avec, si on la laissait faire.

Madame mère avait de la parcimonie, et non de l'avarice s'étant vue avec fort peu de biens, et dans la misère même, avec beaucoup d'enfants, elle redoutait de retomber dans la pauvreté, et se conduisait en conséquence. Je l'ai peu .vue, mais j'ai entendu souvent parler d'elle à sa famille, et toujours avec une vénération qui me donnait une haute opinion de sa conduite. Rarement les mères qui oublient leurs devoirs sont-elles louées ainsi par leurs fils ; un silence désapprobateur les frappe au moins, lorsqu'ils craignent d'élever contre elles des voix accusatrices.

Bonaparte ne parut point enchanté de son nouvel état dans les premiers jours de son mariage ; il ne goûta pas la douceur entière de la lune de miel, car la situation des affaires politiques commanda impérieusement son départ. Il employa le peu de jours qu'il resta encore à Paris à régler ses affaires personnel. les, à visiter les ministres, à prendre aux archives de la guerre tous les documents dont il avait besoin. Je le rencontrais partout ; et lorsqu'il rentrait chez lui, c'était pour travailler sur la carte des Alpes, pour méditer sur les états de son armée et de celle des ennemis, pour préparer son plan de campagne. Joséphine venait l'interrompre, il lui donnait un baiser et la renvoyait. Revenait-elle encore ? il redoublait la dose en murmurant un peu. Enfin, se fâchant tout-à-fait, il prenait le parti de se barricader, et quand elle se plaignait :

Patiente, ma bonne amie, lui disait-il ; nous aurons le temps de faire l’amour après la victoire.