HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME PREMIER

CHAPITRE XII.

Talleyrand entre en scène. — Ce que Rewbell pense sur son compte. — Il agit en faveur de Bonaparte. — M'engage à épouser la vicomtesse de Beauharnais. — Intrigues pour faire donner à Bonaparte le commandement en chef de l'armée d'Italie. — Sa conversation avec Carnot à ce sujet. — Concurrents de Bonaparte. — Bernadotte. — Marceau. — Championnet. — Le général Scherer. — Des avantages de la position de Napoléon. — Il est nommé. — Ce qu'il me dit de lui-même. — Des causes de la faveur dont Talleyrand jouit toujours auprès de Bonaparte. — Révélation à ce sujet.

Le citoyen Talleyrand Périgord avait mis à peine le pied en France, que déjà il fi garait parmi les personnages les plus influents. Barras aimait en lui l'homme de bonne compagnie et de haut rang ; il retrouvait, dans sa société, ces manières gracieuses, cette urbanité que ses collègues ne lui offraient pas. La Réveillère chérissait le prêtre défroqué ; il lui semblait une conquête toute trouvée pour le culte théophilanthropique ; Rewbell admirait le diplomate consommé ; Letourneur ne s'en occupait guère ; Carnot seul ne pouvait le souffrir.

Il amène avec lui, disait-il à Chénier, tous les vices de l'ancien régime, sans qu'il ait pu prendre une des vertus du nouveau. Il n'a aucun principe arrêté, il en change comme de linge ; il les prend selon le vent du jour. Philosophe, lorsque la philosophie était de mode ; républicain maintenant, parce qu'il faut l'être aujourd'hui pour devenir quelque chose ; demain il proclamera la tyrannie, si elle lui apporte du profit. Je n'en veux à aucun prix ; et tant que je serai au timon des affaires il ne sera rien.

Carnot agit dans le sens de ses paroles, et, à la première ouverture que fit Barras en faveur de Talleyrand, il s'opposa avec une telle vivacité à ce qu'on lui donnât part aux affaires, que ses collègues, déconcertés par cette résistance vigoureuse, craignirent de se compromettre en la prolongeant. Je sus bientôt ce qui avait eu lieu dans le conseil, par Barras qui, dans nos soirées du Luxembourg, ne gardait pas toujours, comme il l'aurait le secret de l'état. J'ai dit qu'il était commère, je le prouverais au besoin. Il avait besoin de parler, de narrer la petite anecdote, de rire, de se distraire, et pour y parvenir il ne ménageait rien.

Je sus aussi que Talleyrand, piqué d'un retard qu'il croyait provoqué par une influence secrète, supérieure à celle de Carnot, se promettait de ne pas se laisser vaincre, et de démêler avantageusement la fusée, pour son compte. Il chercha d'abord à se procurer des appuis de tous les côtés. Il avait le coup-d'œil trop bon pour tarder à reconnaître une portion du génie éminent du général Bonaparte ; il le 'rencontrait souvent chez la vicomtesse de Beauharnais, et il vit bientôt aussi la passion que lui inspirait cette dame. Il se mit en téte de manigancer un mariage utile à. ses intérêts, qui plaisait d'ailleurs à Barras. En conséquence, il circonvint le jeune général, et lui conseilla de conclure avec sa belle amie.

Bonaparte était amoureux ; des considérations éminentes le retenaient ; pourtant sa sévérité naturelle souffrait du laisser-aller de la vicomtesse qui, légère, étourdie, irréfléchie, se donnait en apparence plus de torts qu'elle n'en avait eh réalité. Il hésitait donc à se déclarer, lorsque Talleyrand se mit à ses trousses. Il lui fit envisager les avantages qu'il trouverait dans cette union sous le rapport de la famille, des alliances, des alentours, des amis ; que madame de Beauharnais tenait à tout le monde ; qu'elle aurait des appuis dans les dent régimes, que le directeur Barras lui voulait beaucoup de bien par suite de son intimité avec Alexandre de Beauharnais, ce qui était vrai. La méchanceté a beaucoup brodé sur ce fait, l’a dénaturé même.

Le jeune Corse avait de l'amour et de l'ambition ; il aimait Joséphine et adorait la gloire ! Il rêvait aussi au pourvoir, en comprenant que, pour l'obtenir, ll lui fallait auparavant se rendre recommandable par de grands succès. Talle rand lui disait souvent :

Citoyen, vous avez donné des preuves d'un ardent patriotisme ; on vous reproche un peu trop d'exaltation peut-être ; nous sommes maintenant plus modérés. Vos services au 13 vendémiaire ne conviennent pas à tous ; ils ont une apparence de jacobinisme dont il est bon de se laver ; vous le ferez par des victoires ; elles sont, en France, la seule réhabilitation admise. On ne vous verra plus que couronné de palmes. Croyez.-moi prenez une femme, qui vous apportera en dot de belles espérances qu'il ne tiendra qu’à vous de réaliser.

Ces paroles habiles germaient dans up cœur ouvert aux sentiments les plus hauts. Bonaparte s'appréciait, et savait que le tout pour lui était de se faire connaître par des actions d'éclat, et que dès lors sa fortune marcherait rapidement ; il ne disait plus non. D'une autre part, Talleyrand ne cessait de répéter aux directeurs ses amis qu'il fallait faire quelque chose du général Bonaparte. i C'est votre homme ; il a combattu et triomphé pour vous ; il vous a fait ce que vous êtes, et la reconnaissance est la première des vertus. Barras, qui, tout eu accordant ceci, n'avait peut-être au fond aucune bonne envie de trop élever son subordonné à la journée de-vendémiaire, cherchait le moyen de le contenter sans trop le placer avantageusement.

Ce fut encore Talleyrand qui lui suggéra de confier à Bonaparte ce qu'on était convenu d'appeler l'armée d'Italie, malheureuse agglomération de troupes abattues et découragées qui, retenues entre les Alpes et la mer, dans le comté de Nice et sur une partie du dogat de Gènes, luttait mollement à demi vaincue, moins par les ennemis que par la lassitude, la mauvaise administration et la faim ; armée, en un mot, qui n'en était plus une, et chaque général auquel on en proposait le commandement se refusait à l'accepter.

Barras, homme trop ordinaire pour apprécier Bonaparte ce qu'il valait réellement, regarda comme au-dessus de ses forces la possibilité de réorganiser cette armée, et surtout de lui faire reprendre l'offensive. Son insouciance rie lui rappelait pas les prodiges opérés dans une nuit par ce général, et comment la partie perdue la veille avait été, grâce à lui, gagnée le lendemain. Le miracle de vendémiaire était plus qu'à moitié sorti de sa mémoire. En conséquence, il consentit à ce que Bonaparte fût nommé général en chef de cette armée d'Italie. Il promit d'en parler au premier conseil, craignant, à l'avance, l'opposition de Carnot, annonça-t-il.

Cette opposition n'existait plus ; Bonaparte s'était présenté devant Carnot, et, avec une franchise toute militaire, lui avait demandé de l'emploi.

Vous êtes bien jeune pour commander en chef, lui fut-il répondu.

— Scipion était-il plus vieux que moi lorsqu'il entreprit de sauver Rome ? Je n'ai point ses bleus, sans doute ; mais j'ai comme lui l'amour de la patrie, et un ardent désir d'aider la mienne à s'élever au-dessus des despotes qui voudraient l'opprimer.

— Je sais, répondit Carnot, que vous êtes républicain, vo s preuves sont faites ; mais je crains la responsabilité qui pèsera sur moi, si l'on vous envoie vers une armée plus que perdue.

— Je compterai sur vos avis et sur vos secours.

— Mais, vous-même, comment entrerez-vous en campagne ?

Bonaparte se hâta de lui esquisser le plan d'opération qu'il exécuterait. Cela parut si net, si lucide à la perspicacité de Carnot, que, rempli d'un enthousiasme héroïque, il dit :

Général, si vous faites ce que vous dites, et si nous nous entendons ensemble, à nous deux appartiendra la gloire d'asseoir enfin la république sur une base inébranlable. Mais, prenez-y garde, il faut que vous et moi ne fassions qu'un ; à ce prix, soyez assuré de ma coopération. Général, il y a .un rôle à jouer, bien plus beau que celui qui usurpe ou qui ne s'empare du pouvoir que pour le recéder à autrui.

Bonaparte s'engagea à ne dévier jamais de la ligne tracée par le devoir à tout officier républicain. H obtint à ces conditions le-concours de Carnot qui, jugeant les autres d'après lui, crut avoir gagné un défenseur de plus à la cause nationale.

Mais en gagnant Carnot et les autres membres du directoire, le plus difficile n'était pas encore fait ; il y avait des généraux propres à commander en chef cette armée d'Italie, et qui la demandaient en récompense de leurs belles actions. Il fallait mettre à leur tête Jean Bernadotte, homme à grand caractère, à vues supérieures, digne pansa conduite honorable de la haute fortune à laquelle il est parvenu ; aussi bon administrateur que savant militaire, non moins habile à diriger les travaux du cabinet que ceux d'un champ de bataille. Brave de sa personne, avec prudence et témérité, tout à la fois ; probe et sage, donnant dans aucun, excès républicain ; de bonne foi tant qu'il fut sujet d'une république, et apportant sur le trône qu'il gouverne avec tant de gloire un amour du bonheur public sans borne, et un désir non moins véhément de le consolider par des lois utiles.

Celui-là combattait avec intrépidité et désintéressement. La république pouvait compter sur lui, car il ne songeait pas à grandir pour lui devenir redoutable. Il aspirait a la gloire, non pour le profit à en retirer mais pour l'estime qu'elle procure. Après avoir paru avec éclat dans la dernière campagne d'Allemagne, il subissait en ce moment sa part de nos revers ; mais sa retraite n'était pas une déroute, et comme les grands capitaines il savait cueillir des lauriers en reculant.

Marceau était le second. Non moins vertueux, non moins savant, non moins rempli de valeur, il s'était fait aimer dans la Vendée, où il avait pourtant commandé au milieu de la guerre civile. Sa réputation établie sur de brillants exploits, jetait un vif éclat et militait en sa faveur ; le peuple penchait pour lui, ainsi que le soldat dont il était adoré. Marceau comptait des partisans nombreux dans les membres des deux conseils, qui tous chaque jour sollicitaient pour lui.

Championnet aussi avait des prétentions légitimées par des succès, une bravoure égale, moins peut-être de connaissances étendues ; mais il possédait celles qui naissent d'une âme forte, élevée, audacieuse. Les protecteurs non plus ne lui manquaient pas.

D'autres généraux, ayant chacun des droits .acquis, des partisans et de l'ambition, auraient dû être, par l’ancienneté de leurs grades et l'éminence de leurs services,-appelés au coin-mandement suprême désiré par Bonaparte. Schérer d'ailleurs, ami intime de Rewbell, Schérer, était à la tête de cette armée qu'on parlait de donner à un autre. Il n'était pas sans mérite il avait combattu et su remporter des victoires ; il avait même terminé la campagne par le gain de la bataille de Loano. Mais, depuis ce moment, sans qu'il fût possible d'expliquer à son avantage le secret de sa conduite, loin de continuer les opérations de la erre, il se tenait dans une inaction absolue, et, ce qui surprenait plus encore, les Austro-Sardes, imitant son-exemple, gardaient aussi un profond repos.

Cette tranquillité peu naturelle fût le grand moyen dont on se servit pour l'évincer. Barras, Carnot, et même Letourneur, représentèrent à leurs collègues que la patrie ne pouvait faire aucun fond sur un général inactif, et que les ennemis ne tourmentaient pas ; que cet état réciproque de calme apparent ne' pouvait qu'être interprété au désavantage de Schérer coupable, ou au moins peu empressé de servir utilement la patrie. On rapprocha avec habileté cette Conduite de celle de Pichegru, à qui, pour l'empêcher de trahir, il avait fallu retirer le commandement ; que c'en serait trop d'avoir encore des inquiétudes vers le midi, lorsqu'à peine celles inspirées vers le nord étaient calmées.

Rewbell, qui n'entendait rien à l'art 'militaire, ne répliqua que faiblement ; il se réservait le soin de dédommager son ami du tort qu'on allait lui faire, et il consentit à ce qu'on le mit momentanément de côté. D'une autre part un profond mystère couvrit cette intrigue ; car pour que Bonaparte pût être général en chef il fallait que nul de ses nombreux concurrents, ou tout au moins leurs partisans, ne soupçonnassent ce que l'on allait faire pour lui. Il est vrai que si depuis, ses travaux gigantesques militèrent en sa faveur, il n'avait à cette époque aucun titre patent à opposer aux autres généraux.

La manière dont il s'était conduit au lige de Toulon, quoique très-glorieuse sains doute, n'était que proportionnée à son grade de simple chef de bataillon ; ses actes aux combats d'Oneille et de Cairo n'avaient pu faire connaitre son nom ; et sa célébrité venue du 13 vendémiaire avait besoin d'être oubliée plutôt que de fournir un appui. Il le savait lui-même ; aussi il me dit, après sa nomination, lorsque je le complimentai.

Je suis un général d'espérance ; on m'a pris sur parole et à l'essai. Je dois, en vérité rougir de l'avoir emporté sur tant d'habiles capitaines ; mais comptez que ma honte ne sera pas de longue durée, et qu'avant six mois la seule question qu'on fera me concernant, sera pourquoi l'on ne m'a pas employé plus tôt.

Il tint parole ; la France et le monde entier sont là pour l'affirmer. Je répliquai que ce qu'il avait fait répondait assez de ce qu'il saurait faire.

Non, dit-il, je n'ai rien fait, je suis tout dans mon avenir ; vous ni les autres ne me connaissez pas encore. On me connaîtra bientôt, cependant, ajouta-t-il en renforçant sa voix et en étendant ses bras comme pour prendre possession du monde ; un verra de quoi je suis capable ; car je sens en moi quelque chose qui me pousse en avant. On a trop fait la guerre dans le même cercle, je veux la mettre hors du pays, rétablir sur un autre terrain, la rendre neuve, de manière à déconcerter toutes les routines, à faire perdre la tête à ces-vieux officiers, qui ne s'y reconnaîtront plus ; les soldats verront ce que peut un seul homme, un homme qui veut fortement. Je parviendrai à tout, car dès ce jour je raie au dictionnaire le mot impossible.

Certes, dans toute autre bouche que la sienne, ce propos, appuyé sur peu de chose, m'aurait paru une rodomontade puérile ; je pensai tout autrement, rien qu'à le lui entendre prononcer. Son accent était celui de la convie. tian ; et comme lui rie doutait pas du succès, il était sûr qu'il le rendrait certain pour les autres. D'ailleurs je lui avais vu faire dans quatre heures le travail d'un mois, et sa journée dans Paris équivalait à une campagne tout entière.

On s'est étonné souvent, dans le cours de h carrière fournie par. Napoléon. Bonaparte, de la faiblesse qu'il montra, pour deux hommes, au fond ses ennemis, qui lui en donnaient des preuves positives, et que cependant il se complut presque toujours à traiter bien. Il est certain que tout autre à sa place, et longtemps avant sa première chute, aurait disgracié sans retour Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent, et Fouché, duc d'Otrante. Loin d’agir ainsi à leur égard, selon les règles de la prudence ordinaire, il ne les châtia jamais qu'à demi ; et lorsque chacun d'eux tour à tour le précipitèrent du trône, ils le firent étant investis de sa pleine confiance, malgré tous les sujets qu'ils lui avaient donné de les suspecter.

Des gens qui réfléchissent ont cherché la cause de cette partialité ; je la trouve, pour le premier, dans les services qu'il lui rendit avant son consulat, services patents, non équivoques, et de la plus haute importance. Talleyrand, dès son retour en France, comprit que, pour parvenir à une fortune éminente et solide, il fallait qu'il changeât la forme du gouvernement. La stabilité au pouvoir ne pouvait exister au milieu d'unie république, où trop de têtes commandent, où chaque homme influent a ses créatures à placer, et tâche, en conséquence, de renverser celles qui occupent les emplois et les dignités.

La chose ne va pas ainsi là où un seul règne, pourvu qu'il soit fort ; car tous ceux qui le servent sont également à lui ; ils sont tous ses sujets : alors que lui importe, en l'absence de raisons majeures, d'écarter l’un pour placer l’autre ? il laisse en pied celui-dont il se loue, surtout lorsqu'il est capable d'en apprécier les talents et la capacité. Or Talleyrand accorda ces qualités à Napoléon Bonaparte. Il devina également que ce n'est jamais un homme étranger à l'art de la guerre qui s'empare solidement du pouvoir souverain ; que tout civil qui y monte ne fait qu'y passer, et qu'à un militaire seul est réservé de s'y établir solidement.

Ne pouvant donc travailler avec apparence de réussite pour lui-même, il se dévoua de tous ses moyens, de toute son habileté, à pousser, servir, défendre, élever, soutenir le général Bonaparte ; il le lui montra de toutes manières, le convainquit, jusqu'à l'évidence, qu'il n'avait et n'aurait jamais de partisan plus chaleureux plus dévoué. Il lui fit connaitre tous les secrets du directoire que, jusqu'au 18 fructidor il pompa avec une adresse extrême, et auxquels, depuis, il fut initié de droit.par sa nomination au ministère des relations extérieures.

Il lui procura des renseignements utiles sur tout ce qui l'intéressait, entretint avec lui une correspondance active, soit pendant son généralat en Italie, soit pendant son expédition d'Égypte ; en un mot, il parut se faire et se fit en réalité son homme-lige, et cela avec un zèle, une activité, une franchise qui ne permettaient pas alors de supposer une arrière pensée contradictoire avec ses sentiments connus. De là provint en sa faveur cette amitié dont Napoléon ne put jamais se débarrasser ; ce besoin de recourir à lui, de prendre ses avis, de le soutenir confie les inspirations, les dénonciations des autres, non moins que contre ses propres intrigues. L'empereur, parvenu au faite de la puissance, ne put se persuader complètement que celui qui avait tant fait pour lui procurer le sceptre, travaillait à le lui arracher. Le passé parlait en lui, en dépit .du présent, et malgré les prévisions de l'avenir. Accoutumé, d'ailleurs, à faire de cet homme le dépositaire de ses pensées, à le voir s'occuper sans relâche du soin de sa grandeur, il lui devenait impossible de croire qu'il voulût rabaisser au point de le ramener d'où il était parti.

A cette erreur funeste, à cette erreur d'une âme généreuse, il faut uniquement attribuer pourquoi dix fois, malgré l'évidence, malgré son intérêt, Napoléon souffrit, toléra des intrigues dangereuses, sans trop manifester sa colère, et 'ne chassa pas sans retard d'au. près de sa personne l'auteur de tant de rom-plots insidieux. Talleyrand connaissait son avantage et la faiblesse, à son égard, de l'empereur ; il le voyait oppressé sous le poids de l'amitié et de la reconnaissance ; aussi n’hésita-t-il pas à en abuser ; trop assuré qu'il ne s'en débarrasserait point entièrement.

Bonaparte, à l'époque dont je retrace aujourd'hui le tableau, voyait, clair comme le jour, que ce personnage avait fait son mariage et sa promotion au généralat d'Italie. Il lui reconnaissait, d’ailleurs, de grands talents, une perspicacité très-peu commune, une facilité rare de travail, l'habitude des affaires, de l'esprit souple, fin et délié ; des formes de bonne compagnie, de la prudence, une discrétion à toute épreuve, une constance énergique à parvenir au but ; peu de préjugés, ayant pour principe de ne pas en avoir ; se gouvernant au jour te jour, ne faisant point les affaires avec de la passion ; étranger à tous les partis, et, par conséquent, toujours propre à traiter avec eux ; ne croyant pas à Dieu s'il le fallait ; croyant au diable, si cela pouvait être utile ; fort instruit de la position de l'Europe, connaissant à merveille le fort et le faible de tous les ministres, dirigeant les cabinets, ne portant de haine à qui que ce soit au monde ; ainsi ne pouvant agir par vengeance ; bref, propre à tout, bon à toutes les places. Il est donc naturel que celui qui le voyait ainsi, lui accordât sa confiance, et tint à se servir de sa dextérité.

Ce fut donc entre eux une liaison prompte, solide et longtemps cachée. Nul ne la soupçonna dans toute son étendue avant le retour d'Égypte ; je pus seul en apprécier la force ; car ce fut moi que Napoléon chargea de la cultiver dans ses absences de Paris ; moi qui, placé entre eux deux pour aider à leur correspondance, le fis-avec un mystère dont chacun me sut gré. Placé en dehors de la scène, j'aidai pourtant à la marche de l’action ; et si on pouvait attendre de la vérité de M. de Bourrienne il avouerait lui-même que je sais ce qu'il ne sut pas, et que si je m'avise de combattre ce qu'il nomme dans ses mémoires indigestes, et non rédigés par lui, c'est parce que le suis en fond et en position de le faire.

J’ai, en débutant, soulevé un voile que nul encore n'avait entrouvert ; j'ai montré aux yeux, fait toucher au doigt, la cause évidente des ménagements de l'empereur envers le prince de Bénévent ; nul, je présume, ne s'inscrira en faux contre mon dire ; M. de Talleyrand lui-même ne niera rien de tout ceci, parce que c'est la vérité parfaite. Maintenant je vais reprendre le récit, et faire agir les divers personnages dont je viens de parler. Peut-être, et si l'occasion s'en présente, ferai-je à l'égard de Fouché ce que je viens d'esquisser a fond pour un autre ; les rapports et la tendance à se servir de lui datent aussi de là même époque quoique la cause en soit bien différente.