Soirée chez madame d'Esparbès. — Des espions de qualité. — Départ de Madame Royale. — Projets de Robespierre. — Comité secret, connu pour la première fois. — Sa composition. — Il décide du sort des Bourbons demeurés en France. — Doutes sur l'époque de la mort de Louis XVII. — Révélation de Cambacérès à ce sujet. — On décide de rendre Madame Royale à ses parents. — L'Autriche hésite à la réclamer. — Propos du baron de Thugut. — Elle part. — Affaire du comte Carletti. — Sa lettre au ministre de l'intérieur. — Réponse de celui-ci. — Arrêté du directoire qui chasse l'ambassadeur. — Désespoir du comte Carletti. — Ses propos.Je revins chez madame d'Esparbès vers le commencement du mois de décembre, et peut-être, autant que je m'en ressouviens, quelques jours avant ceux dont l'histoire a fourni la matière des derniers chapitres. Cette fois la marquise était presque seule, car je ne trouvai avec elle que le seul Richer Serisy ; on l'avait fait cacher à mon entrée, il se hâta de reparaître dès qu'il eut reconnu ma voix. La marquise, un peu souffrante, reposait sur un canapé auprès du feu. Elle avait, depuis trois semaines à peu près, interrompu ses communications avec l'extérieur, reçu ses plus intimes, songé à elle plus qu'aux autres ; aussi me parut-elle fort en arrière du cours des événements. Le journaliste ne les avait lus aussi qu'en gros. Il se méfiait de presque tous ceux qu'il voyait, redoutant leurs indiscrétions ou leur traité secret avec le gouvernement ; si bien que l'un et l'autre me demandèrent avec avidité de les instruire de ce qu'ils n'apprenaient qu'à demi. SÉRIZY. Il sait tout, madame — dit-il en parlant de moi —, et sa mémoire est excellente. LA MARQUISE. Oui, il est en position de contenter des curiosités affamées ; mais aussi ïl a un pied dans chacun des camps ennemis. SÉRIZY. Avec-tette particularité, madame, qu'il n'en fait le voyage que de jour et devant chacun, qu'il écoute et ne répète rien. Il y a tant des nôtres qui l'ont le contraire LA MARQUISE. C'est qu'en vérité vous croyez ces horreurs, et que vous vous les mettez dans la tête. A vous entendre, il y aurait des espions parmi les royalistes ; et naguère encore vous me désignâtes à ce titre un homme de la plus haute qualité. Ce n'est pas bien à vous, monsieur l'homme de lettres. SÉRIZY. Eh ! madame, ai-je tort de dire vrai ? Votre homme de la plus haute qualité est un misérable. Ancien mouchard sous la police royale, il a continué le même rôle sous celle de la convention. Je vous durai encore madame de Mon***, qui fait de l'observation d'amateur jusque chez son père, et qui va, de la messe entendue avec nous tout au fond d'une cave, rapporter ce qu'elle y a vu clans le boudoir de Barras. LA MARQUISE. Une femme si bien née ! SÉRIZY. Bien née soit, mais mal élevée, et qui certainement ne finira pas mieux. Vous recevez aussi un monsieur Lo***, gourmand et parasite de profession, qui ne perd ni un morceau, ni une parole ; dont l'oreille est aux aguets, tandis que la mâchoire est en exercice. Plus royaliste d'ailleurs que le roi, et dont à ce titre je me méfie avec raison. Cependant laissons ce triste sujet, vous êtes bien et dûment prévenue ; écoutons ce que monsieur nous dira. MOI. Quel sujet voulez-vous que je traite ? SÉRIZY. Celui dont on parle encore, bien qu'il soit déjà vieux de quelques jours ; le départ de Madame Royale, dont, certes, vous devez savoir les détails. MOI. Ainsi que certaines particularités secrètes qui l'ont précédé, et que vous ignoriez uns doute. LA MARQUISE : Faites du moins comme si nous ne les savions pas. Je m'amusai intérieurement des prétentions de la dame qui, par le fait, ignorait tout ; car le comité- royaliste auquel elle était liée par le nœud de l'opinion ne pavait lui-même que les particularités qui couraient les rues. Je rapprochai mon fauteuil du canapé ; nicher Serisy se plaça en face de moi, de l'autre côté de la chambre, et je leur dis : lx Robespierre, la chose est prouvée aujourd'hui, eut un moment l'horrible pensée d'unir sa main à celle d'une auguste victime. Les Anglais, qui en politique ne reculent devant aucune combinaison infernale, la lui inculquèrent les premiers. Leur agent à Paris, un nommé Vaughan conduisait cette intrigue infâme, qui eût amené la fille de la victime dans le lit du régicide. La chute du monstre qui, l'an passé encore, pesait sur nous, dénoua cette trame, et il y eut en France un crime de moins. Barrère, instruit de tout, souleva un coin du voile à la tribune nationale n'osant néanmoins indiquer qu'imparfaitement ce projet de mariage, dans la frayeur qu'en l'apprenant à tous il ne donnât à plusieurs le désir de le conclure à leur grand avantage. Cependant la nouvelle en circula. Les conventionnels craignirent qu'un autre Cromwell, succédant à Robespierre, ne se servit- de ce moyen pour fonder sa tyrannie. Ils nommèrent donc une commission secrète, composée de onze membres, dont faisaient partie Boissy d'Anglas, Billaud-Varennes, non encore en disgrâce parmi ses collègues ; Barrère lui-même, Cambacérès, Carnot, Barras, Depère, Lanjuinais, Lecouteux-Canteleux, Estadens, Maragon et P***, qu'on y adjoignit après l'élimination de Billaud-Varennes. Cette commission eut la charge de faire un rapport sur la famille des Bourbons en général, sur la position réciproque, sur ce qu'il convenait de faire à son égard, soit vis-à-vis de ceux de ses membres en émigration et de ceux détenus sur le territoire de la république. Il y avait alors dans l'intérieur du royaume S. M. Louis XVII, Madame Royale sa sœur, madame la duchesse d'Orléans, leurs altesses- sérénissimes les ducs de Montpensier, de Beaujolais, le prince de Conti et madame la duchesse de Bourbon les quatre derniers en prison à Marseille ; madame d'Orléans à Paris, rue de Charonne, dans lamai-son de santé du sieur Belhomme, et l'auguste frère et l'auguste sœur dans le Temple. Ces débats furent violents ; on traitait en même temps avec la Vendée, qui, à demi victorieuse, et, certes, loin encore d'être vaincue, insistait pour que le jeune roi lui fût rendu. Certains membres du comité opinaient pour qu'on donnât cette satisfaction aux provinces soulevées ; mais un ordre des comités de salut public et de sûreté générale vint défendre à la commission des onze de se mêler désormais de ce qui touchait l'enfant-roi. Il ne sortira pas du Temple, furent les paroles sinistres que prononça Merlin de Douai, chargé de transmettre la volonté des comités de gouvernement. C'était sans doute l'arrêt de sa mort, qui eut lieu quelque temps après. Mourut-il ce roi qui n'a régné que dans les fers ? Un procès-verbal l'annonce imparfaitement, et j'y remarque avec surprise les mots consignés par les gens de l'art, dont l'un avait soigné Louis XVII dans sa dernière maladie : On nous a représenté un cadavre qu'on noie a dit être celui..... Il parait étrange que ces messieurs, notamment Dussaut, n'aient pas affirmé l'identité de ces restes glacés avec le prince traité si cruellement. RICHER SÉRIZY, en interrompant. Il y a beaucoup à dire sur ce point ; il en est un que je puis vous assurer. J'ai assisté, il y a peu de temps, à une fouille nocturne faite au cimetière de Sainte-Élisabeth, et entreprise dans le but d'arracher à cette terre obscure un cadavre sacré ; on n'a rien trouvé dans la fosse, pas même les débris de ce corps qu'on avait dit être celui..... La marquise d'Esparbès poussa une exclamation de joie et d'horreur ; je l'imitai ; et nombre d'années après, causant avec Cambacérès de ce fait que je lui rapportai, il me dit : Mon opinion est que le fils de Louis XVI n'est pas mort au Temple mais ailleurs, et dans un autre temps. — Mais, répondis-je, sur quoi fondez-vous cette opinion ? — Sur ce que je sais, me répliqua-t-il froidement, et sur ce que je ne dirai point. — Pourquoi ? les temps ont changé. — Non pas au moins les hommes. Cambacérès termina là sa demi-révélation ; il fut inébranlable à mes instances. Je fus donc peu étonné lorsque le chirurgien Pelletant me raconta à son tour qu'ayant voulu faire, après 1814, l'hommage à la famille royale du cœur de Louis XVII, qu'il avait extrait du corps en en faisant l'ouverture, et soigneusement conservé dans de l'esprit de vin, elle avait refusé ce cadeau cher et douloureux, avec une persistance singulière dont elle ne se départit pas. Qu'est donc devenu ce prince ? A quelle époque, en quel lieu sera- t-il mort ? Ah ! c'est bien là le cas de répéter le beau vers de Delille, fait exprès pour lui : La terre vit sa fin, la tombe sait le reste. Je cesse ma digression, et rentre dans le salon de la marquise d'Esparbès, à la Place-Royale. Nous devisâmes sur cette mystérieuse obscurité qui environnait les derniers instants de cette royale victime. Nous écoutâmes le récit pittoresque que Richer Sérisy nous fit de cette recherche vaine de ses reliques disparues. L'avocat Bellart était du nombre, ainsi, je crois, que son confrère Chauveau-Lagarde et Desèze ; il y avait aussi le marquis de Clermont, deux Vendéens, députés de Charrette, qui prétendait qu'on l'avait trompé, et je ne sais plus qui encore. Cela raconté, je revins à ce que j'avais, moi aussi, à apprendre. La commission des onze décida que les princes d'Orléans ne seraient rendus à la liberté que lorsque leur frère aîné aurait consenti à quitter l'Europe pour aller s'établir en Amérique : ceci paraissait un exil rigoureux ; et, au fond, la majorité de la commission n'insista que dans le vif désir de sauver ces jeunes gens du sort affreux que des monstres leur préparaient, s'ils demeuraient auprès 'd'eux, de manière à leur causer de vives inquiétudes. Le prince de Conti n'inspirant aucune crainte, soit par son âge, soit par ses habitudes, dut obtenir la permission de résider en France, où on ne vit aucun inconvénient à le laisser mourir en paix ; pareille résolution fut prise envers madame d'Orléans et sa belle-sœur, la duchesse de Bourbon. Quant à Madame Royale, chacun des membrés du comité, à part le petit nombre de scélérats qu'on leur avait enjoint, reconnut l'impossibilité de la garder en otage, sans ei poser la vie de la princesse ou tout au moins sa tranquillité ; il devenait certain que, tant qu'elle resterait parmi nous, elle serait le point de mire de tous les ambitieux, et qu'il y aurait danger pour son honneur ou pour la république. Le comité décida donc qu'elle serait envoyée hors du territoire ; ce principe arrêté, il semblait qu'il ne s'agissait plus que de l'exécution. Ici de nouvelles difficultés se présentèrent : la convention nationale hésitait à se dessaisir d'un otage de cette importance. Elle prévoyait que la fille de Louis XVI, en se mariant avec un prince étranger ou avec le duc d'Angoulême, son cousin, procurerait à son mari une influence dangereuse à la chose publique. En conséquence, elle inclinait à la conserver dans l'intérieur du royaume, en lui procurant seulement un peu plus de liberté. La chose était ainsi, et peut-are allait-elle être résolue dans un sens funeste à la princesse, lorsque ceux des membres du comité, que son sort touchait particulièrement, Boissy d'Anglas, Lanjuinais, Cambacérès et P***, s'adressèrent, sous main, au comité royaliste, lui firent connaître l'état de la question, et lui conseillèrent de faire faire une démarche par l'Autriche, qui, quoique eu guerre avec nous, a néanmoins des rapports avec la république, pour le cartel des prisonniers. Il y avait dans les cachots de cette puissance les conventionnels arrêtés par Dumouriez, lorsqu'il passa aux ennemis ; la convention avait toujours vainement essayé d’obtenir leur mise en liberté, et paraissait décidée à faire les plus grands sacrifices à cet effet. En conséquence, le comte de Saint-Priest, ministre de Monsieur (Louis XVIII), demanda une audience à. l'empereur, et lui communiqua la position dans laquelle se trouvait Madame Royale, et que l'Autriche seule, par son intervention, pouvait sauver cette princesse. L'empereur témoigna un vif intérêt pour sa nièce, promit de tout faire pour l'arracher aux bourreaux de sa famille ; mais son conseil ne partagea nullement son désir. Le cabinet de Vienne ne prenait aucun intérêt au sort de la petite-fille de Marie-Thérèse. Le baron de Thugut, un dei ministres principaux, allait disant sans honte, à qui voulait l'entendre : Mais quel avantage retirerons-.nous de la mise en liberté de Madame ? A quoi nous servira-t-elle ici ? Quelqu'un de bien intentionné lui souffla dans l'oreille qu'on la marierait avec k prince Charles, et que par ce moyen il serait possible, à la paix, de rentrer dans la possession de l'Alsace, de la Franche-Comté, de la Bourgogne, de la Navarre, du Béarn, et peut-être même de la Bretagne, qui pouvaient bien devenir le partage du mari de la princesse, attendu qu'on les disait fiefs, non soumis à la loi salique, qui, elle-même, d'ailleurs, était contestée par plusieurs. Ceci fit ouvrir les yeux au cabinet de Vienne, et des négociations à ce sujet furent ouvertes' La commission des onze, chargée de les suivre toujours en secret, comme l'était son existence même, se hâta de les mener à une heureuse fin, d'autant plus que la convention touchait aussi au terme de son existence, et qu'avec elle les onze perdaient leur mandat. Les Autrichiens, sortant tout-à-coup de leur indolence, répondirent promptement, consentirent à rendre les conventionnels prisonniers ; et, lors du 13 vendémiaire, l'échange était près d'avoir lieu ; les événements de cette journée le retardèrent quelque peu. Le jour fatal de la convention arriva à la suite, et la commission des onze se trouva dissoute naturellement. Cependant plusieurs, de ses membres, à part ceux que je vous ai cités plus haut, se réunirent à ceux.-ci pour presser Carnot et Barras, qui, avec eux, en avaient fait partiel de permettre à la princesse d'aller rejoindre sa famille. Ces messieurs, je dois l'avouer, ne firent aucune difficulté ; les trois autres directeurs ont pensé comme eux, et la négociation suspendue a été reprise et décidée formellement. Dès lors, les précautions extraordinaires dont avait été environnée cette personne si malheureuse ont cessé ; on a permis à madame de Tourzel, sa gouvernante, de se rapprocher d'elle ; la marquise de Soucy, jadis sa sous-gouvernante, était revenue déjà reprendre son service. On a fourni à Madame Royale un trousseau convenable, et dans la nuit du 18 au 19 de ce mois de décembre, elle est partie avec madame de Soucy, n'ayant dans sa voiture, pour toute compagnie, qu'un officier du gouvernement et un gardien, je ne sais à quel titre. Elle a pris la route de Prusse, où elle doit arriver sans s'arrêter nulle part. LA MARQUISE. Dieu la sauve, et nous la rende bientôt, heureuse, triomphante et vengée ! MOI. Heureuse suffira, madame ; ne formez pas des vœux contre la France ! La marquise, à mon propos, se mit en colère ; je la laissai dire. Elle décima le royaume, versa des flots de sang, exila je ne sais combien de gens modérés, je crois qu'elle me mit du nombre ; je ne m'y opposai pas ; son pouvoir, par bonheur, était imaginaire. Je compris seulement avec quelle exagération on nous poursuivrait, nous, amateurs et soutiens des idées nouvelles ; aussi je me fis la promesse d'aider de tout mon pouvoir au maintien de la république, ou de tout ordre de choses qui imposerait un frein aux folies que les royalistes exagérés se promettaient de faire, si jamais la fortune les ramenait victorieux parmi nous. Pour apaiser madame d'Esparbès, je lui parlai de l'affaire du comte Carletti, ambassadeur du grand-duc de Toscane auprès du directoire ; elle est aujourd'hui à peu près oubliée ; on ne me grondera pas de la remémorer au lecteur. Ce diplomate, homme de peu de cervelle et fort imbu des principes nouveaux, passait à Florence pour révolutionnaire, et avait été traité publiquement de jacobin par lord Windham. Un duel s'en suivit ; la rumeur en retentit dans toute l'Europe. Le comte Carletti devint un personnage intéressant auprès des meneurs français ; et lorsqu'en 1795, au commencement de l'année, le grand-duc de Toscane crut de sa politique de traiter avec nous, il pensa ne pouvoir envoyer un meilleur négociateur, et plus agréable à notre gouvernement, que le jacobin italien. Le comte Carletti arriva donc. Il fut accueilli à ravir ; le voilà bras dessus bras dessous avec tout le monde, et digne pendant du baron de Staël ; je ne sais même si ce dernier ne le jalousa pas un peu. Son rôle était agréable ; on le cajolait, le complimentait journellement ; les privautés étaient pour lui chose ordinaire ; enfin on le traita si bien, que ses amis de Florence lui mandèrent que le grand-duc s'inquiétait de cette familiarité, et que l'Autriche trouvait qu'elle était plus qu'indécente. Le rusé diplomate s'imagina que pour contrebalancer le mauvais effet produit par sa conduite et par ses amitiés républicaines, il fallait se signaler à la faveur d'un acte qu'il regarda comme sans importance. Instruit des dispositions du départ de Madame Royale, il écrivit étourdiment en ces termes au ministre de l'intérieur : 27 novembre 1795. Pardon, citoyen ministre, si je vous écris confidentiellement ces deux lignes. Dans l'instant — une heure et demie après midi —, vient de me dire que la fille de Louis XVI va partir ; je ne vous demande pas votre secret, je vous répète franchement le mien. Comme seul ministre étranger en France, qui représente un parent de la fille susdite de Louis XVI, je crois que si je ne cherchais pas par des voies directes à faire une visite de compliment à la prisonnière illustre, en présence de tous ceux qu'on jugerait à propos, je m'exposerais à des reproches et à des tracasseries, d'autant plus qu'on pourrait supposer que mes opinions politiques m'ont suggéré de me dispenser de cet acte de devoir. Au reste, quelle que soit votre détermination, ou celle du gouvernement français, sur l'entretien que j'ai eu avec vous sur cet objet, je la respecterai sans murmure, et je me permettrai seulement de faire connaître, à qui il appartiendra, que je n'ai pas manqué d'insister, sans pourtant présenter aucune demande officielle. Recevez, citoyen ministre, l'assurance de ma parfaite considération. Signé CARLETTI. Il y avait dans cette note une foule d'inconvenances que Iton reconnaîtra au premier coup d'œil. La principale., sans doute, était la sorte de bassesse avec laquelle on s'exprimait. Ce langage rampant convenait-il au ministre d'un souverain et puis était-il plus digne de paraître craindre que, s’il ne se montrait respectueux envers la fille du roi, on n'en accusât ses principes révolutionnaires ? Quoi qu'il en soit, et malgré les précautions serviles du comte Carletti, une foudre imprévue ne tomba pas moins sur sa tête ; le premier éveil lui en fut donné par la réponse sèche et concise, qui disait : Je n'ai pas entendu parler, monsieur, de la nouvelle dont vous me parlez dans votre billet, en date de ce jour ; je ne crois pas même que l'objet en soit autant rapproché qu'on a pu vous le dire. Je soumettrai au directoire exécutif votre demande particulière, et je serai très-empressé de vous faire connaître sa décision. Elle ne se fit pas attendre. rai dit que dans le directoire il existait des rivalités ; elles amenaient une exagération de républicanisme dont on se parait afin de combattre avec avantage ; de telle sorte que, dans la crainte d'être dépassé par un rival en patriotisme apparent, on allait toujours au-delà des bornes de la modération. Les directeurs, au moins en majorité, étaient d'ailleurs régicides. Il leur parut insolent qu'on osât montrer des égards à la fille de leur victime, et commencer à l'égard d'elle cette série d'hommages et de respect dont le bruit les inquiéterait. En conséquence, et charmés d'ailleurs de jouer le rôle du sénat romani, surtout envers une puis-sauce secondaire et d'aucun poids dans la balance politique, ils traitèrent brutalement l'ambassadeur de Toscane, par un arrêté pris tout aussitôt. Le directoire exécutif, après avoir pris connaissance d'une note de M. Carletti, ministre du grand-duc de Toscane près la république française, adressée au ministre de l'intérieur, en date du 29 novembre 1795, vieux style, répondant au 8 frimaire présent mois, par laquelle M. Carletti demande à rendre ses devoirs à la fille de Louis XVI avant son départ, Arrête qu'a compter de ce jour, toute communication officielle cessera entre M. Carletti et le gouvernement français, et néanmoins que le ministre des relations extérieures continuera de communiquer avec la légation de Toscane, par l'organe du premier secrétaire de légation, qui sera considéré comme chargé d'affaires pour tous les objets qui peuvent intéresser les deux nations. Arrête, en outre, que copie de la note de M. Carletti, et de la réponse du ministre de l'intérieur, sera communiquée officiellement par le ministre de la république française au grand-duc de Toscane, en l'assurant, toutefois, que la démarche du gouvernement français est personnelle à M. Carletti ; que le directoire espère qu'elle n'altérera en rien la bonne union et l'intelligence qui règne entre les deux gouvernements ; que de son côté, le directoire maintiendra religieusement le traité d'alliance et d'amitié qui existe entre la république française et son altesse royale ; et qu'enfin il verra avec plaisir que son altesse lui envoie un autre ministre que M. Carletti, pour continuer et resserrer cles nœuds de cette alliance. Le présent arrêté sera notifié sans délai au comte Carletti, à L'effet par lui de se retirer aussi sans délai du territoire de la république, etc. Ces formes dures et acerbes, cette mesure qui ne l'était pas moins, confondirent le gentilhomme italien, qui s'avisait de faire du jacobinisme en amateur. Le corps diplomatique fut confondu de ce coup de souverain inusité jusque là. Un de rues amis, qui voyait beaucoup de ses membres, me peignit leur stupéfaction .et leur colère. ils ne revenaient pas de ce qu'ils qualifiaient en grand secret d'audacieuse entreprise. Carletti en demeura atterré. Il partit précipitamment, la rage dans l'âme, disant à madame de Mon***, dont il ne se défiait pas, et qui, pour le consoler, était venue le voir : Je suis puni par où j'ai péché ; l'ingratitude des républicains vaut celle des rois ; j'avais tout fait pour eux, voilà ma récompense. Alfieri a eu bien raison de les haïr après les avoir tant aimés. Malheur au noble qui cesse de l'être ! il doit suivre les opinions de sa caste, ou tomber sans honneur. Il se pourrait que le comte Carletti eût raison. Le grand-duc ne se plaignit pas de l'affront fait à son ambassadeur il était le plus faible. |