HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE IX.

 

 

Barras me fait appeler. — L'adjudant-général Ramel. — Apparition de l'ancien évêque Autun. — Je cause de lui, devant lui, avec madame de Staël. — Je descends au jardin du Luxembourg. — Je rencontre La Harpe et Richier Sérizy. — Portrait de ce dernier. — Propos tenus avec l'autre. — Je reviens à Barras. — Il me parle de la baronne de Staël, de Bonaparte, de la vicomtesse de Beauharnais. — Ce qu'il désire. — Quel rôle il me destine. — Mes principes. — Ma réponse. — Nous nous entendons.

 

Je logeais au Marais, quartier que je devais bientôt quitter. Un matin, vers onze heures, je rentrais chez moi, lorsque le portier me remit un billet d'une écriture qui m'était inconnue ; la signature me surprit, c'était celle de Barras ; il me priait de passer au Luxembourg, aussitôt que je le pourrais. Il avait à me parler, disait-il, d'une affaire toute particulière, point politique, et dont je ne devais point m'alarmer. Il termina cependant par cette phrase inquiétante : Brûlez mon billet.

Je le fis ; et après un instant de réflexion je me rendis promptement à l'invitation d'un des cinq rois bourgeois de la France.

Il y avait peu d'étiquette au Luxembourg, et cependant, à cause des solliciteurs, n'arrivait pas qui voulait jusqu'aux membres du directoire. Je déclinai mon nom aux divers cerbères que je rencontrai échelonnés sur la route ; tous avaient l'ordre de me laisser parvenir au salon.de Barras, où je trouvai tin huissier très-poli ; sans doute, mais qui me pria de patienter un peu, parce-que son 'maitre était en affaire avec son collègue La Révellière Lepaux. Je m'assis auprès d'un militaire que je ne connaissais pas, personnage de belle taille,-de mine assez avenante, et qui ne me laissa pas ignorer qu'il était l'adjudant-général Rand, et qu'il était là pour demander du service. Il ne savait pas, ce malheureux officier, quelle suite d’infortunes l'attendait, et comment, après avoir épuisé la rigueur du directoire en sa qualité de royaliste, il finirait par tomber sous les coups des royalistes prétendus. Déjà deux de sep frères avaient péri, victimes de leur dévouement à la cause des Bourbons : Fun massacré par les soldats, l'autre sur l’échafaud. Il y avait dans sa figure quelque chose de sinistre qui me frappa. Il venait solliciter le directoire, et ce ne fut qu'en 1797 qu'on l'appela au commandement de la garde du corps législatif.

Je fus plus surpris, quelques moments après, de voir entrer dans ce salon madame de Staël, en la compagnie de l'ancien évêque d'Autun, Talleyrand Périgord. Je savais que celui-ci venait d'être rayé de la liste des émigrés ; on ne s'était souvenu que de ses premières amours pour la révolution. Je ne le connaissais que par ses portraits ; je le reconnus à son pied-bot, à sa physionomie spirituelle et à sa coiffure poudrée à frimas encore ecclésiastique. Il affectait en ce moment un air doux et simple, levant à peine son bel œil bleu, et cherchant à occuper le moins de place possible ; le beau chat faisait patte de velours, car encore il était incertain de sa position future, et il la voulait bonne. Quelle était son opinion du jour ? Il ne fallait pas la lui demander, car certes il n'en avait point, n'ayant pas eu le temps de prendre l'air du bureau ; mais on pouvait être assuré qu'il serait bientôt au courant ; il a un mot favori qu'on a négligé d'imprimer, je ne sais pourquoi ; c'est que dans les révolutions il ne faut former son opinion que lorsque celle des autres est faite, et surtout n'y point tenir, afin d'être toujours en mesure d'en changer[1].

Il venait remercier Barras ; il aurait dû plutôt s'adresser à l'abbé Sieyès, qui, avec une bonne foi parfaite, sollicita chaudement pour lui, son retour qu'il obtint et qui plus tard ne lui nuisit pas non plus, lorsqu'il fut question de le porter à un ministère.

Madame de Staël à qui il était plus nécessaire d'intriguer que de vivre ; madame de Sraël, qui aurait dit fi !!! d'une gloire en dehors du pouvoir et de l'agitation, s'était mise faiseuse d'affaires soit aux derniers instants de la convention, soit depuis l'établissement de la cour nouvelle, et parce que son père avait amené la révolution, elle se croyait en droit de la diriger ; femme homme-d'esprit de formes et de manières, ne possédant aucune qualité de son sexe, dont néanmoins elle avait la frivolité et la pétulance : inconséquente, parleuse à l'excès, incapable de garder un secret qu'elle jetait pour se faire valoir, à la tête de tous les beaux garçons auxquels elle voulait plaire ; coquette sans grâce, mais spirituelle autant qu'un démon et non moins maligne. Le besoin de la célébrité politique et littéraire n'était dépassé en elle que par celui de remporter des victoires galantes ; elle prétendait au génie de Sapho. et aux conquêtes d'Aspasie, et en résultat obtenait celles-ci à la faveur de ses qualités supérieures.

Je reconnais l'étendue de son esprit, la profondeur de sa pensée ; mais j'avoue n'avoir jamais aimé sa personne ; je lui donne tous les premiers torts dans sa querelle avec Napoléon ; elle avait voulu séduire ce héros ; il s'en est vanté ; elle a nié et à tort ; rien n'est plus vrai, et j'enrichirai cet ouvrage de la peinture de ce manège ou de cette passion folle qui ne, fut jamais payée de retour, et dont les admirateurs de madame de Staël ont tenté d'étouffer l'extravagance ; ce ne sera pas la moindre partie de mes souvenirs.

Je dis donc que je l'aimais peu, ce qui ne m'empêchait pas de la voir beaucoup, et pour l'éviter il aurait fallu se renfermer entre quatre murailles, car où n'allait pas madame de Staël

Je la vis dans le salon du directeur ; je l'abordai avec une galanterie un peu froide, et de son côté prenant un air protecteur, elle me présenta à M. Talleyrand Périgord, qui me fit grande fête, parce que son habitude est de traiter toujours bien les inconnus et se règle, dit-il, en ce point, sur la fable de Philémon et Baucis.

Que faites-vous ici, me demanda madame de Staël, toujours questionneuse jusqu'à l'indiscrétion.

J'attends mon tour pour entrer chez le directeur.

Je ne sais pourquoi l'ex-prélat sourit de ma réponse ; elle lui parut évasive et par suite lui donna peut-être une idée favorable4 de mes moyens ; je vis aussi qu'elle contrariait ta dame ; un autre à sa place n'aurait pas insisté, mais elle répéta sa question en la précisant davantage ; je lui dis que je sollicitais pour un émigré de mes amis.

Est-ce un homme sans nom ou un nom historique, répliqua-t-elle ?

— Eh, madame, dis-je, c'est un de ces malheureux dont le citoyen, ajoutai-je, — en montrant l’ex-évêque — grossissait naguère le nombre, et cela me suffit pour m'intéresser à lui.

— Je peux tous être utile continua-t-elle, je vois tous ces ogres-là, etje tire force honnêtes gens de leurs mains ; mais où allons. nous ? En savez-vous quelque chose, continua-t-elle ? Je ne sais si ce nouveau système se soutiendra ; ne vous apercevez-vous pas que déjà les conseils ne sont plus en harmonie avec le directoire.

— Je ne le vois pas encore, repartis-je ; ïl me semble que l'accord est parfait.

— Mon cher Talleyrand, dit la dame, Nous êtes nécessaire à consolider la république, et Ses ennemis seuls se refuseront à vous appeler à la tête des affaires.

— Eh bon Dieu, répondit l'interpellé avec un tel air de modestie, que je ne doutai plus de son ambition, je ne suis rentré que pour vivre tranquille à l'écart, ne plus me mêler de rien, et faire l'honnête homme tout à mon aise.

A la manière dont le saint moderne s'exprimait, on aurait cru que c'était pour lui la chose la plus facile ; madame de Staël, qui avait trop d'esprit pour ne pas quelquefois crédule, se récria sur sa grande abnégation, et se mit à lui débiter avec volubilité tout ce qu'il avait à faire, selon elle, pour que la France devint une seconde Eldorado ; nous la laissions dire. Elle dressait un plan de conduite pour chacun ; elle créait un autre gouvernement, une constitution toute différente de celle de l'an III. Elle termina cette belle utopie par donner à monsieur son père la présidence permanente de cette nouvelle république ; à M. Talleyrand le ministère des affaires étrangères et à elle le soin de veiller à tout, de façon à ce que les autres n'eussent rien à faire ; quant à moi, je crois me rappeler qu'elle me jeta en passant une ambassade.

C'était un plaisir que de l'entendre ; ses théories étaient sublimes ; mais leurs applications !!!... J'admirais comment l'autre auditeur gardait le silence ; il ne manifesta pas une seule fois le désir de prendre la parole ; je compris que jusques à nouvel ordre sa consigne serait de rester dans les muets ; il aspirait à nous connaître tous, et savait que pour apprendre beaucoup des autres, il faut soi-même se taire.

Enfin La Réveillère sortit ; la galanterie française décida l'adjudant Ramel et moi à laisser entrer madame de Staël avant nous. Talleyrand la suivit ; je compris que la séance serait longue et je descendis dans le jardin du Luxembourg ; j'y rencontrai d'abord La Harpe et Richer-Sérisy, que je reconnus malgré son déguisement ; à sa vue je reculai de deux pas, tant je trouvai de l'audace à cet homme qui venait braver dans leur propre palais des magistrats occupés à le poursuivre de tribunal en tribunal. Richer-Sérisy, né en 1764, avait alors trente-cinq ans ; son extérieur était gracieux et fait pour plaire, aussi plaisait-il à tous ; il y avait sous cette enveloppe agréable plus que de l'esprit ; son me ardente active, intrépide, lui inspirait une éloquence à la fois chaleureuse et caustique, provoquant le rire et l'indignation ; il travailla aux Actes des apôtres, journal rempli de finesse, de force, où les bons sentiments prenaient tous les tons possibles pour combattre les mauvaises doctrines ; mais après sa détention, après un an passé dans la prison de .ce Même Luxembourg où je le rencontrai, il entreprit seul le combat contre la révolution en publiant des brochures à peu près périodiques qu'il intitula l’Accusateur public.

Cette polémique acheva de porter haut sa réputation ; il devint l'écrivain chéri des royalistes et l'objet de la haine de leurs adversaires ; lui, sans se décourager, continua d'écrire et de conspirer. Lié avec ceux des sectionnaires qui voulaient faire du 13 vendémiaire une des portes ouvertes au retour de la royauté, il se mit tant en avant, qu'il dût être poursuivi après la défaite des siens. Depuis lors caché, soit à Paris dans une maison de la rue d'Enfer, soit plus tard à Versailles dans le coteau et dans le propre appartement de madame de Maintenon, il continua d'écrire, tandis que sa cause, plaidée et gagnée par trois fois, était toujours déclarée en instance par le directoire qui, à tout prix, aspirait à se débarrasser de lui.

Sa tête était donc menacée, et il se promenait tranquillement sous les fenêtres de ses accusateurs, qui se chargeraient de faire exécuter la sentence de mort si elle était portée. Il y avait à cette époque une indifférence singulière de la vie ; on l'exposait avec une légèreté qui faisait frémir ; ceux qu'on poursuivait avec le plus de rage, montraient le 'plus d'insouciance à se dérober à cette fureur ; à peine daignaient-ils se déguiser, s'enfermer dans une maison amie, prendre les précautions les plus communes ; on aurait dit que le moment était venu pour les Français où le supplice devait être de mode, et qu'il convenait a ra gens bien élevés de le subir, tant on craignait peu de s'y exposer ; le plus poltron se donnait ce courage ; il mourait en héros après avoir vécu en lâche.

J'ai dit qu'à l'aspect du spirituel journaliste je fis un mouvement d'effroi ; La Harpe, le voyant, me dit avec un calme sans exemple :

Voilà, monsieur, une imprudence blâmable. Quoi ! vos gestes dénoncent notre ami ! se dénonce bien plus lui-même, répondis-je, en venant dans un jardin cri les espions pullulent, où mille personnes savent qui il est.

— Non pas, répartit Richer Sérisy ; je suis très-bien sous mon costume. D'ailleurs, ceux qui me jugent par mes ouvrages me croient une taille colossale. Je me dérobe sous l'extérieur que me supposent mes lecteurs.

— Dans ce cas, dit le petit La Harpe avec une naïveté d'amour-propre parfaite, je dois paraître furieusement grand aux miens.

Nous fûmes égayés pas ce propos, mais moi qui conservais de l'inquiétude pour Richer, j'insistai tant, que je le décidai à rentrer dans la maison ou on le recelait moins qu'il ne s'y cachait ; je demeurai avec La Harpe ; nous parlâmes des événements passés ; il se plaignit de ne plus me rencontrer chez d'Esparbès, et, avec assez peu de sagesse, commença à rue faire part d'un nouveau projet de conspiration dans lequel il me proposa d'entrer ; je me serais bien gardé d'accepter ; ce monde-là agissait avec une telle imprudence, qu'il ne savait rien cacher à ses ennemis, pas plus qu'à ses amis ; j'éludais donc la réponse, lorsque je vis venir à moi un domestique de Barras, à qui j'avais dit en sortant que j'allais dans le jardin en attendant que le directeur qui m'avait fait appeler, fut libre de ses audiences,

Cet homme m'appris que j'étais attendu ; je saluai donc La Harpe, et entrai dans le Luxembourg ; je trouvai Barras seul dans son cabinet, il était debout, appuyé contre le manteau de la cheminée, et paraissait rêver.

Je vous demande pardon, me dit-il, de vous avoir fait attendre ; mais je ne suis pas toujours maitre de mes actions, et ce matin j'ai reçu tant de monde !...

— Je viens de voir sortir une femme bien remarquable.

— Oui, une femme d'esprit, je la voudrais un peu plus jolie cela ne gâterait rien ; elle assiège le directoire depuis son installation ; on dirait que nous lui appartenons corps et biens,

— Croyez qu'elle se l'imagine et avant peu sans doute, elle vous qualifiera d'ingrats.

— Cela serait possible, car nous sommes bien décidés à ne lui donner aucune part aux affaires.

— Et vous ne confierez pas à monsieur son père les finances ?

— Pas davantage.

— Oh dès-lors, je la vois déjà se tournant vers la royauté.

— C’est assez plaisanter sur son compte, me dit Barras, j’apprécie toute votre loyauté. Vous êtes jeune cependant.

— C'est un défaut que je préfère à toutes mes qualités.

— Et moi je vous l'envie. Vous êtes toujours lié avec le général Bonaparte.

— Il a pour moi quelque amitié.

— Il voit souvent la citoyenne Beauharnais.

— Et avec un vif intérêt.

— Il a raison, car elle est très-aimable, et vous pensez qu'il songerait à l'épouser ?

— Il ne m'eu a rien dit.

— Aurait-il besoin qu'on l'engageât à le faire ?

— Je ne le crois pas, et j'en juge par les paroles qui lui échappent.

— Ses amis véritables, poursuivit Barras, devraient le peser -vers ce mariage ; il serait avantageux au général et puisque vous lui êtes attaché je vous conseillerais...

Je me mis à rire, le directeur fit comme moi, et poursuivit :

Savez-vous mon cher, que si je puis servir le général, il est en mesure de m'obliger lui aussi ; je sais ce qu'il peut faire, de quoi il est capable ; la république trouvera son compte à l'employer activement ; mais dès qu'il sera en vue, on va manœuvrer autour de lui, on tâchera de le gagner à je ne sais quelle cause, et pour des intérêts qui lui seront funestes et auxquels d'ailleurs je ne trouverais pas mon compte ; ii faudrait donc que je fusse certain de ses sentiments pour moi ; je le serais, s'il épousait une femme qui est mon amie et qui me conserverait son affection ; à ce prix je ne négligerai rien de ce qui lui serait agréable, et certes il assurerait par ce mariage sa fortune et son avancement.

Je compris ce que cela voulait dire et le rôle qu'on me destinait ; il ne me convenait guère, cependant je craignis de me refuser à le jouer ; il y avait du danger tandis qu'en louvoyant, je me mettais à l'abri de malencombre et je m'acquerrais la bienveillance d'un homme dont le pouvoir était grand ; je répondis donc qu'avec un caractère tel que celui du général Bonaparte, il ne fallait avancer que lentement, le laisser agir de lui-même et ne lui donner qu'une légère impulsion ; que du reste, je ne cesserais de lui conseiller de se rapprocher du directoire.

— Dites de certains directeurs, répondit Barras, car il y en a parmi nous qui ne me semble pas attachés à la chose publique.

— Je vous croyais tous d'accord.

— Non et par malheur ; l'ambition déguisée sous des formes acerbes et républicaines, travaille déjà sourdement à nous renverser ; on aimerait le rôle de dictateur à défaut du titre dont on s'accommoderait pourtant.

Ces paroles rue laissèrent comprendre que Barras était en rivalité cachée avec Carnot, et qu'avant peu la lutte renfermée dans l'enceinte du Luxembourg, éclaterait peut-être dans les rues de Paris ; je ne crus point Carnot plus coupable que l'autre ; je lui sa vais des qualités supérieures et je supposais qu'il ne pouvait s'entendre avec un collègue dont les alentours étaient tellement discrédités. Barras me dit ensuite :

Les espions ne nous manquent pas, nous en avons parmi les sommités de l'ancien et du nouveau régime, dans la canaille non moins que dans la bourgeoisie ; mais faut-il se confier à ces misérables ? On les paie, ils veulent gagner leur argent, et pour se faire valoir font souvent des contes qu'ils nous vendent pour vérités au poids de l'or ; je sais par eux, à point nommé, tout ce qui se fait ou ne se fait pas dans tel cercle aristocrate, dans tel comité royaliste ; mais quelle confiance établir en leurs rapports, aucune. Je voudrais trouver uni homme d'honneur, sincèrement ami de la république, qui vint de temps en temps, non me dénoncer des hommes, mais me montrer l'opinion véritable des cercles de Paris, qui, sans me désigner, une seule personne ou une maison, m'apprit avec franchise ce que la masse pense, ce qu'elle désire en un mot, qui m'avertit du bon et du mauvais effet de toutes les mesures de l'administration ; remarquez bien que ce service serait tout de loyauté ; c'est à vous que je m'adresse pour l'obtenir ; mais auparavant permettez moi de vous faire une seule question ? Êtes-vous pour la royauté ou pour la république ?

Pendant ce long propos dont j'appréciais importance et qui par le fait ne m déplaisait aucunement, j'avais eu le temps de me sonder moi-même et de préparer ma réponse ; elle fut claire et précise.

Citoyen, dis-je, mon inclination me porterait à désirer le Ire : tour de la famille des Bourbons ; mais ma raison 'm'interdit cette pensée ; la plaie est encore trop fraiche pour essayer de ce moyen de guérison ; je craindrais que la royauté revenue, ne nous replongeât dans des guerres civiles interminables ; la république en France ne sera pas éternelle, mais plus elle aura duré, plus elle aura rendu difficile te retour des anciens préjugés. En assurant la victoire à nos armées, elle étendra nos frontières, elle élèvera la France à la tête des autres nations ; ce sont des avantages incontestables que nous lui devrons et qu'on ne saurait payer assez cher. La royauté au contraire reviendrait aujourd'hui appuyée sur les abus ; les émigrés, les prêtres auraient trop de vengeances à exercer ; ils seraient en outre reconnaissants envers les étrangers et le leur prouveraient en abandonnant nos conquêtes et replaçant sous leur joug les nations affranchies. Dans cet était de cause et air jour où nous vivons je suis républicain par conviction et par amour de la patrie.

Je vis que ma logique plaisait au directeur, il me le prouva en nie serrant les mains dans Tel siennes.

Jeune homme, me dit-il ensuite, je voudrais que nombre de gens âgés vous écoutassent ; ils envisageront, grâce à vous, la question sous son vrai point de vue. Oui certes, la France aujourd'hui aurait tout à perdre du rétablissement de la monarchie ; ainsi nous voilà d'accord sur ce point ; maintenant venons à l'autre, consentez-vous à venir souvent me donner le thermomètre de l'esprit public ?

— Oui, répliquai-je, mais rien que des généralités, car moi qui vois tant de monde de diverses opinions, je regarderais comme un crime de signaler les uns à vos récompenses et les autres à votre vindicte ; je vous tairais également les projets insurrectionnels, les conspirations même qui viendraient à ma connaissance, car à aucun prix je ne serai délateur ; mais un bon citoyen débit placer an rang de ses devoirs d'éclairer le gouvernement sur ses vrais intérêts : je le ferai donc tant pis pour vous si mes rapports ne vous plaisent point ; dans ce cas, je serai Gil Rias, et vous sa grandeur l'archevêque de Grenade.

Barras sourit, puis riposta :

Vous pourrez me répéter des choses désagréables, elles ne m'offenseront point ; tâchez seulement qu'elles soient exactes.

Et vous, tâchez 4n'elles vous paraissent telles, car l'amour-propre nous aveugle trop dans notre propre cause. Quant à moi, je mettrai dans mes rapports une probité sévère et même féroce.

— Pourvu que vous ne finissiez point par me flatter, comme font les autres.

Nous nous séparâmes après ces dernières paroles.

 

 

 



[1] L'auteur anticipe peut-être l'époque du retour de M. de R***. Il y a ici je crois confusion dans les souvenirs. (Note de l'éditeur.)