Le secrétaire-général T***. — Sa poésie. — Lagarde, son remplaçant. — Soirée chez Barras. — Le citoyen R***. — L'abbé de Saint-Albin. — Madame de Mon***. — Le général Ba***. — Le fournisseur Ouvrard. — Propos bâtons rompus. — On cause un peu de tout. — Proclamation du directoire. — Carnot interrompt le cercle intime. — On se sauve de lui. — Conversation dans la rue. — La mouche de qualité.Il fallait encore un secrétaire-général pour le directoire, et on prit le citoyen T***. Celui-ci, dont la famille est peu connue, est un petit homme tout juste au-dessus du nain, aussi ardent que variable dans ses opinions il n'est pas de parti qu'il n'ait servi avec un dévouement extrême, et auquel il n'ait donné des gages d'amour et de fidélité., Il débuta dans la littérature par de faibles essais, qu'il renforça plus tard d'une tragédie dont Ankastrom, l'assassin de Gustave III, roi de Suède, était lé héros, mais qu'il ne put faire représenter en 1793, tant elle était mauvaise. Rédacteur du Moniteur, dès 1791, il ne quitta ces fonctions ni pendant le procès de Louis XVI, ni pendant celui de la malheureuse reine ; et on sait de quel ton ce journal parla de ce couple auguste et infortuné. Ami chaud des vainqueurs du 10 août, T*** composa une ode en l'honneur des crimes de cette journée, dont je ne citerai qu'une seule strophe qui donnera une idée des autres. Voyez vous marcher les cohortes, Du Finistère et du Midi ? Entendez-vous tomber les portes D’où le trait de mort est parti ? Tout a fui. L'horrible repaire[1] Où longtemps s'agita la guerre En solitude s'est changé. Le fer a semé te carnage. L'airain promène le ravage, Mais le sang du peuple est vengé. T*** dédia cette ode à la convention nationale, qui en accepta le sanglant hommage, le 8 septembre 1792, lorsque les rues de Paris regorgeaient encore du sang des victimes des deux et trois septembre. Une ode sur l'égalité, une autre sur la prise de Toulon, une intitulée chant de guerre, prouvèrent encore davantage les bons sentiments de l'auteur. Voici quelques vers de la dernière, digne des hymnes des cannibales. Je le savais bien moi que la loi salutaire Qui promettait la mort à tout esclave anglais A nos républicains français Serait utile autant que chère. Quant je disais. Point de quartier ! Mon cœur jugeait bien de nos braves Ils ont frappé dix mille esclaves, Et n’ont fait qu'un seul prisonnier. Il fit une hymne pour la fête de l'Être suprême, afin de plaire à Robespierre, qu'il né manqua pas de déchirer après sa mort. Il outragea Carnot et Barthélemy dans leur die-grâce, le directoire après sa chute, et Napoléon lors de la sienne ; conséquences du passé et gages de l'avenir. La Révellière-Lepaux qui lui voulait du bien, et pour cause, fut celui qui décida ses collègues à le nommer leur secrétaire ; mais ceux-ci, au bout de quelques jours, se hâtèrent de le congédier ; il rentra au Moniteur, et plus tard on l’envoya en mission en Italie, où j'espère le retrouver. Le citoyen Lagarde fut son successeur ; homme d'honneur ; d’un désintéressement sévère, et qui demeura en charge jusques à la chute du directoire. Les ministres nommés par ceux.-ci ne demeurèrent pas non plus tous en place longtemps ; il y eut des mutations : l'amiral Truguet fut porté à la marine, Faypoult et Ramel successivement aux finances. Je ne me charge pas d'attirer l'attention du lecteur sur ces menus détails, mon projet n'étant pas de donner l'histoire exacte de la république, pendant ces années, mais seulement de rapporter ce que j'ai vu et entendu. Le directoire fut installé le 1er novembre, jour de sa nomination. J'ai dit que Sieyès refusa d'en faire partie. Il motiva son refus par une longue lettre, dans laquelle il fit part de l'impossibilité où il était d'accepter ce qui, plus tard, et lorsque son caprice cuit passé, ne l’empêcha pas de prendre le poste dont alors il ne voulait point. La présidence du premier jour appartint à Barras ; le lendemain au soir, il y avait dans son salon un petit cercle d'intimes : la vicomtesse de Beauharnais ; madame de Mon*** ; l'abbé de. Saint-Albin, fils du feu duc d'Orléans, père d'Égalité ; M. Ouvrard, fournisseur ; le général Ba***, et moi, qui arrivai le dernier. La conversation était engagée... Ah ! j'oubliais un monsieur R***, petit fripon subalterne, âme damnée du nouveau directeur, prenant de toutes mains et ne rendant guère qu'aux filles ou aux brocanteurs de tableaux et de curiosités ; pillard par besoin, sentimental par manie ; faisant de la loyauté en paroles ; cafard comme ce bon monsieur Tartufe ; espion, agent provocateur, que sais-je encore ! Aussi a-t-il fait un chemin rapide ; car il fut assez heureux pouf être méprisé généralement, et on sait que les gens de cette trempe sont presque les seuls qui réussissent. Le directeur était assis dans un vaste fauteuil, au coin de la cheminée ; les deux dames devant lui, à l'autre côté, et réunies sur une causeuse ; les hommes debout, par commodité à les entendre, mais par une flatterie née avec le pouvoir : c'étaient déjà des courtisans, ce Saint-Albin comme les autres. Celui-ci n’avait aucune vertu ; c'était un aussi mauvais prêtre que citoyen, fier envers qui s'abaissait devant lui, et aux genoux de quiconque prenait fantaisie de lui faire peur. Cependant, à cause de sa naissance avouée, le directeur lui dit de s'asseoir ; le Saint-Albin ne s'assit pas. J'ai dit qu'il n'y avait là que des intimes, le service intérieur d'un cinquième de roi, si je peux m'exprimer ainsi. Quant à moi, je n'étais rien, j'aime à lé croire ; je m'accommodai de tout, car tout m'était indifférent, n'ayant jamais trop cru que la race humaine valût la peine qu'on se Onk pour elle. Je passai derrière les dames, et m'accommodai d'un pliant qui était là de manière à ce qu'on pût croire que je m'appuyais seulement au dossier de la causeuse. En un mot je faisais une concession à la bassesse des hommes présents, et je satisfaisais ma paresse personnelle. On causait, et on ne se dérangea pas pour moi. Le général Ba.... avait la parole ; il la garda, et continuant après la légère rumeur de l'établissement : Oui, citoyen directeur, voici enfin Je char de la république lancé dans un nouveau chemin. — Je crains l'ornière, dit madame de Beauharnais en riant. — Vous avez peur d'une mouche, répondit Barras. L'ABBÉ. Et moi, je réponds d'un gouvernement que monsieur le vicomte de Barras dirigera. BARRAS. Êtes-vous fou, l'abbé, avec vos titres ? Songez que l'égalité est décrétée. L'ABBÉ. Oui pour la canaille ; mais entre nous..... BARRAS. Et mes collègues ? GENÉRAL BA***. Bon, voilà de beaux soleils à mettre en lumière ! Il n'y a qu'un seul directeur, et nous sommes chez lui. OUVRARD. Et s'il voit les belles entreprises qu'il y aura à faire, que d'argent à gagner ! MADAME DE MON***. De l'argent ! monsieur, j'en suis. L'ABBÉ. Voilà madame de Mon*** qui court au feu. Quelle bravoure ! BARRAS. Elle a raison ; l'argent est le nerf de la guerre. M. R***. Et le meilleur soutien de la paix ; il en faut beaucoup dans la circonstance présente. MADAME DE BEAUHARNAIS. Qui n'en a pas besoin ? LE GENÉRAL. Nous en manquons tous, n'est-ce pas ? OUVRARD. Je sais le moyen d'en fournir à chacun. L'ABBÉ à Barras. Cet homme est une mine d'or inépuisable ! Je le crois baptisé avec l'eau du Pactole ! BARRAS à moi. Vous ne dites rien ? MOI. J'approuve. BARRAS. A votre âge l'argent a tant de prix ! MOI. Oh ! non, pas partout. MADAME DE MON***. Voilà que Monsieur se vante comme si on était dans un siècle où on donne quelque chose pour rien. L'ABBÉ. J’ai vu en effet une époque où il y avait de la générosité chez les dames. MADAME DE BEAUHARNAIS. Votre souvenir est passablement impertinent. L'ABBÉ. Chaque chose a son temps. Qui n'est pas ruiné aujourd'hui ! MADAME DE MON***. À la bonne heure, cela s'appelle réparer. En effet, comment fournir à tant de besoins ? M. R***. Quant à moi je me surprends â genoux devant un sac de mille francs. BARRAS. Et vous vous faites fesser pour un écu, tant vous avez de l'indolence pour les petites sommes. (sous nous mimes à rire. R*** fit comme nous, c'était son usage, il répondait par de la gâté aux sarcasmes humiliants dont on l'accablait ; madame de Beauharnais, paraissant sortir d'une profonde rêverie, dit au directeur Barras : Dormons-nous ? BARRAS. Cette question..... MADAME DE B***. est naturelle : où sommes-nous ? BARRAS. Mais dans mon salon. MADAME DE B***. Oui ; mais ce salon 5 où donc est-il ? BARRAS. Dans le Luxembourg. MADAME DE B***. Et le Luxembourg où est son maitre ? LE GENÉRAL BA***. Ainsi va le monde, les tins montent les autres descendent. MOI. Ils ont furieusement descendu. BARRAS. C'est leur faute ; ils ont compté sur leur rang, sur la majesté et sur leurs droits ; en révolution on ne doit s'appuyer que sur la force. Qui la néglige, trébuche se casse le cou. MADAME DE MON***. Et la tète roule. Elle se mit à rire après ces mots ; nul ne répondit à sa gaîté ; un silence effrayant régna parmi nous. Barras se mordit les lèvres ; la bacchante venait de faire une école. M. R*** vint au secours de son patron ; il lui demanda si son costume de directeur serait bientôt prêt ; ceci amena la question sur un meilleur terrain, et par degrés nous revînmes de ce ton de solennité. On passa en revue les divers costumes dont le peintre David avait fourni on préparé les dessins : je critiquai, selon les règles du goût, ceux des deux conseils ; c'étaient des toges romaines peu en harmonie avec les habits chevaleresques du directoire ; ce disparate frappait les yeux ; Barras nie dit : Que voulez-vous ? il a fallu laisser agir les gens de l'art. D'ailleurs, au fond, qu'importent Romains ou Celtes ? nous sommes toujours modernes, rien ne rappelle les temps antiques. Ce sera une galimafrée fort plaisante, un échantillon de toutes les époques. Je vous certifie que je ne m'en occupe pas ; l'essentiel est que la machine marche, et la forme de nos vêtements n'y fera rien. OUVRARD. Vous marcherez si les armées sont bien approvisionnées. BARRAS. Ah ! si on pouvait renouveler le miracle des cinq pains ! Nos braves sont sans vivres, sans vêtements, sans munitions ; ils se découragent par la misère ; les fournisseurs, mon cher Ouvrant devraient avoir du patriotisme. OUVRARD sérieusement. Cela n'est pas dans le cahier des charges. Nous éclatâmes tous. MOI. Mais cela devrait s'y trouver. OUVRARD. Monsieur ou citoyen, le pathos n'a pas cours sur la place ; quelqu'un qui se respecte approvisionnerait le grand Turc s'il payait bien, et non son propre père s'il n'avait à offrir pour solde que de belles paroles et de nobles sentiments. L'ABBÉ. Voici nos fermiers généraux ressuscités. MADAME DE BEAUHARNAIS. Cependant lors que le salut de tous est compromis OUVRARD. Alors il faut que chacun mette la main à la poche, se cotise, et dise au fournisseur : Donnez la denrée et recevez nos fonds. BARRAS. On va faire retomber sur nous les malheurs de la république. MADAME DE MON***. Où en êtes-vous avec la victoire ? BARRAS. Ah ! mon Dieu ! presque brouillés ensemble ; nos généraux... J'oublie que Ba*** est là. BA***. Ne vous gênez pas, je ne fais la guerre qu'en amateur. Tout ce que je vous ai dit, c'est que je ne peux souffrir votre Bonaparte. MADAME DE BEAUHARNAIS. Que vous a-t-il fait ? on dit tant de bien de lui ! BA***. Il ne se repose, ni ne laisse dormir les autres. On n'a pas avec lui le temps de respirer ; d'ailleurs il va toujours en avant. MADAME DE MON***. Mais ceci ne constitue pas un tort, bien au contraire. BA***. Si, parbleu, madame ! car il peut donner dans tel piège. BARRAS. Je ne le crois pas ; il a autant de prudence que de talents ; c'est un homme bien habile. MADAME DE BEAUHARNAIS. Et très-poli, je vous assure : il a été charmant pour mon fils et pour moi. La vicomtesse, a la suite de ce début, raconta l'anecdote de l'épée d'Alexandre Beauharnais ; on se récria sur cette fantaisie d'Eugène ; Barras trouva charmante la démarche de l'enfant. Mais l'abbé de Saint-Albin s'avisa de demander au directeur si le projet de lui et de ses collègues n'était pas de faire une proclamation à la république. BARRAS. Dieu nous préserve 4'y manquer ; c'est le devoir de tout gouvernement qui s'installe. L'étiquette veut qu'il permette aux administrés l'entrée du pays de Cocagne, sauf à ne le leur faire voir plus tard que dans les verres d'une lanterne magique. Et cette proclamation est-elle à faire ? dit la vicomtesse de Beauharnais. BARRAS. Non, ma belle amie ; je l'ai là toute minutée. OUVRARD. Est-ce votre œuvre ? BARRAS. Chacun y travaille. On veut en faire un chef-d'œuvre d'éloquence, de républicanisme et de sentiment. MADAME DE MON***. Ah ! du sentiment ! j'en suis. Voyons, Barras, votre œuvre sentimentale, éloquente et républicaine. Le directeur, sur les instances que nous lui fîmes tous, prit le papier avec négligence, tira à lui un guéridon de bois doré, sur lequel R*** posa deux bougies, et la lecture commença en ces termes : Le directoire exécutif, au peuple français. FRANÇAIS ! Le directoire exécutif vient de s'installer. Résolu à maintenir la liberté ou à périr, sa ferme volonté est de consolider la république, et de donner à la constitution toute son activité et toute sa force. Républicains ! comptez sur lui ; son sort ne sera jamais séparé du vôtre. Une inflexible justice et l'observation la plus stricte des lois seront sa règle. Livrer une guerre active au royalisme, raviver le patriotisme, réprimer d'une main vigoureuse toutes les factions, éteindre tout esprit de parti, anéantir tout esprit de vengeance, faire régner la concorde, ramener la paix, régénérer les mœurs, rouvrir les sources de la reproduction, ranimer l'industrie et le commerce, étouffer l'agiotage, donner une nouvelle vie et aux arts et aux sciences, rétablir l’abondance et le crédit public, remettre l'ordre social à la place du chaos inséparable des révolutions, procurer enfin à la république française le bonheur et la gloire qu'elle attend : voilà la tâche de vos législateurs et celle du directoire exécutif ; elle sera l'objet de la constante méditation et de la sollicitude des uns et des autres. De sages lois, secondées par des mesures d'exécution les plus promptes et les plus énergiques, amèneront bientôt l'oubli de nos longues souffrances. Mais tant de maux à réparer et tant de bien à faire ne peuvent étire l'ouvrage d'un seul jour : le peuple français est juste et loyal ; id sentira que, dans la confusion où se trouve l'état au moment où son gouvernement nous est confié, nous avons besoin du temps, du calme, de la patience, et d'une confiance proportionne aux efforts que nous avons à faire. Elle ne sera pas trompée cette confiance, si le peuple ne se laisse plus entraîner aux suggestions des royalistes perfides qui renouent leurs trames., des fanatiques qui embrasent sans cesse les imaginations, et des sangsues publiques qui spéculent sur nos misères. Elle ne sera plus trompée, si le peuple n'attribue pas aux autorités nouvelles des désordres amenés par six ans de révolutions, qui ne peuvent se réparer qu'avec le temps ; si le peuple se rappelle que, depuis plus de trois ans, chaque fois que les ennemis de la république, profitant du sentiment de nos maux, ont exaspéré les esprits et ont occasionné des mouvements sous prétexte d'en diminuer le poids, ces agitations n'ont eu d'autre effet que d'anéantir le crédit et d'éloigner la reproduction et l'abondance, qui ne pouvait être que le fruit de l'ordre et de la tranquillité publique. Français ! vous n'entraverez pas un gouvernement naissant ! vous n'exigerez pas de lui dès son berceau tout ce qu'il peut faire quand il aura acquis toute la vigueur dont il est susceptible ; mais vous seconderez avec sagesse les efforts toujours actifs et la marche imperturbable du directoire exécutif vers le prompt établissement da bonheur ce public ; et bientôt vous vous assurerez irrévocablement, avec le titre glorieux de républicains, la paix et la prospérité nationale. La présente proclamation sera insérée dans le bulletin des lois avec l'arrêté qui la précède. Les membres du directoire exécutif. REWBELL président ; La Réveillière-Lepaux, Carnot, Barras, Letourneur, directeurs. Pour copie conforme ; Trouvé, secrétaire-général. R***, avec enthousiasme. Voilà une pièce admirable ; je vote pour qu'on la grave sur une plaque d'airain. L'ABBÉ. Non, de par tous les diables, car on ne la comprend pas. MADAME DE MON***. Il est vrai qu'elle est peu claire. MADAME DE BEAUHARNAIS. Les phrases en sont longues. OUVRARD. Je blâme la sortie contre les fournisseurs ; que fera sans eux la république ? MOI. Elle manque de chaleur et d'animation. BARRAS, en riant. Ainsi la pièce nouvelle tombe à la répétition ; c'est néanmoins contre l'usage. LE GÉNÉRAL R***. Convenez, citoyen directeur, qu'il n'y a pas un seul mot de vous. MOI. C'est du Trouvé tout pur. MADAME DE MON***. — Aussi c'est bien petit, bien mesquin. L'ABBÉ. — Dam, c'est que le rédacteur du Moniteur fait des proclamations à sa taille ! R***. — Allons, allons, vous êtes trop sévères ; on peut louer. MADAME DE MON***. — Mon cher, mettez-vous à votre aise ; Barras n'est pour rien là-dedans ; ainsi libre à vous d'avoir votre franc-parler ; ne vous gênez pas. R***. — Certainement, ce n'est pas un chef-d'œuvre. BARRAS. — Je le leur ai dit. R***. — Et vous avez eu raison, car jamais morceau lie fut plus pitoyable. BARRAS. — Ma modestie m'oblige à penser comme vous ; et c'est par force que j'ai remis ce travail à mes collègues, tout en les prévenant que je croyais avoir mal réussi en le brochant. TOUS. — Il est donc de vous ? Barras fit un signe de tête ; nous de rire, et R*** de s'écrier : On dira ce qu'on voudra, mais il est positif que vous avez tenu à la nation un langage digne, et j'ose ajouter magnanime. L'explosion du rire fut presque générale ; le directeur n'avait aucune part à cette œuvre, et ce qu'il en disait était dans le seul but de mystifier son flatteur. Il nous conta ensuite que, dès le matin même, Lebrun, le poète, avait apporté des vers aux directeurs ; j'appris à la compagnie la démarche dans le même sens au général Bonaparte ; et le poète fit oublier M. R***, son digne émule. Nous devisions encore lorsque Carnot entra ; Ouvrard, l'abbé de Saint-Albin prirent la fuite ; nous nous rapprochâmes du feu. Carnot, malgré sa sévérité républicaine, sacrifiait aux grâces ; il aimait les dames, et se mêlait de galanterie : il avait fait naguère la cour à madame de Mon***, comme on la lui faisait ; aussi en prenait-elle l'occasion de l'appeler son vieil ami ; ce qu'elle fit devant moi. Soit, répliqua-t-il ; mais au moins je n'ai été que votre jeune amant, car notre passion n'a pas dépassé la quinzaine. Madame de Mon***, se tournant vers Barras, dit : Entendez-vous Carnot qui se vante de m'avoir eue pendant l'éternité ? La plaisanterie nous amusa, elle en amena d'autres. Carnot nous récita des vers anacréontiques composés dans sa jeunesse ; il y mit un feu extrême ; puis il prit Barras à part. Madame de Beauharnais alors nous dit : Le poète redevient homme d'état ; ils vont raisonner ; cela sera passablement ennuyeux. Si nous allions faire une visite à madame Amelin ? MOI. Il est de bonne heure, ce me semble. MADAME DE MON***. Minuit à peine. Oui, sortons ; Barras viendra nous y rejoindre. Général, dit-elle à Ba***, partons. Le général, qui était le payant du jour, et tout an moins
du soir peut-être, donna la main à sa conquête ; j'amenai madame de
Beauharnais, et nous sortîmes du Luxembourg. Joséphine, quand nous fûmes dans
la rue, me demanda si je voyais souvent le général Bonaparte. Le plus que je peux, répondis-je. — Venez déjeuner avec lui chez moi jeudi prochain ; vous
serez bien aimable de rompre notre tête-à-tête. — Déjà en seriez-vous là ensemble ? — Je le crains ; il a tant de raison et de pétulance ! A sa
seconde visite il m'a dit que je lui plaisais. — Tant de gens vous l’ont affirmé à la première ! — Oh ! ceux-là n'étaient pas lui ; c'est un homme taillé sur
un modèle à part. Madame de Mon***
se rapprocha de nous, car on allait à pied à cette époque bienheureuse. Vous ne savez certainement pas, nous dit-elle, ce que Ba*** me conte. — Qu'est-ce ?
demandâmes-nous. — Que le directoire touche à sa fin.
— Installé d'hier ? — Eh bien ! on en est las. —C'est en vérité
dépasser les bornes de l'impatience française. Veut-on faire tomber le fruit
qui n'est pas encore en fleur ? — Toute
réflexion faite, ajouta madame de Mon***,
ne répétez pas ceci à madame Amelin, je veux être en
primauté, pour en faire ma cour au directoire. La vicomtesse de Beauharnais pressa mon bras, et me dit à l'oreille : Quelle femme ! — Du moins, répondis-je doucement, elle ne cache pas son jeu. — Son métier, monsieur. — Soit, je ne dispute des termes qu'en sciences exactes. Nous poursuivîmes notre chemin. Il y avait dix. ou douze personnes dans la maison ou nous entrâmes ; quels hommes et quelles femmes quelques individus qui venaient Paris pour se vendre, d'autres prêts à partir parce qu'on n'avait pas voulu les acheter. Je me crus dans un coupe-gorge, et, tranquille pour mon cœur, je craignais seulement pour ma bourse. |