HISTOIRE SECRÈTE DU DIRECTOIRE

TOME PREMIER

 

CHAPITRE IV.

 

 

Fin du mouvement sectionnaire. — Clémence des vainqueurs. — On cherche vainement à sauver un accusé. — Lassitude universelle. — Portrait physique de Bonaparte. — Ce que le général Carteaux dit de lui. — Propos de Bonaparte. — Ma conversation avec lui. — Le poète Lebrun. — Il cause avec nous. — Nous le persiflons. — Il se brouille avec le héros qu'il voulait chanter. — Opinion que Bonaparte avait de ce littérateur. — Portrait de Junot. — Vicomtesse de Beauharnais. — Quelques détails sur elle. — Son fils. — Je détruis en passant un mensonge. — Hortense de Beauharnais.

 

On devait penser que cette nuit serait employée par la convention à poursuivre sa victoire et ses vengeances ; elle fut consacrée tout entière à faire disparaître les traces des combats qui avaient eu lieu. Douze à quatorze cents cadavres gisaient sur les quais ou dans les rues ; on les enleva tous jusques au dernier ; on effaça de la façade de Saint-Roch, des colonnes du péristyle du théâtre de la République, les marques de la mitraille et de l’artillerie ; du sable fut étendit sur le sang qui souillait le pavé ; si bien que, comme par enchantement, la ville ne conserva au lever de l'aurore, aucune marque des évènements de la journée précédente.

Les sectionnaires vaincus renoncèrent à s'armer encore ; ils rentrèrent dans leurs foyers inquiets sur les suites de leur tentative, qui n'était plus qu'une coupable rébellion. Cependant, au milieu de la terreur universelle, la section Lepelletier, plus énergique dans sa conduite et plus constante dans ses projets, formait encore des rassemblements que dissipèrent au point du jour des colonnes de troupes conventionnelles : tout fut dit dès ce moment ; le calme rétabli sur tous les points, la confiance revenue, la foule accoutumée, grossie de la masse des curieux, parcourut les divers quartiers ; et le même soir il n'y eut pas un théâtre moins rempli qu'à l'ordinaire, tant le Parisien a besoin de se réjouir et d'oublier les inquiétudes de la veille.

La convention forma trois commissions militaires pour juger les rebelles une, sous la présidence du général Loison, tint son siège dans l'église même de Saint-Roch, au milieu du sanctuaire et tout contre l'autel ; cet appareil de rigueur, dans un lieu qui devait être un asile de clémence, contristait l'âme, et produisait un effroi que je ne puis décrire : la deuxième fut établie dans le couvent des Filles-Saint-Thomas ; le général Lestrange la présidait : la troisième, sous la présidence du général Ducoudray, prit séance, avec la première, dans l'intérieur du Théâtre-Français. On condamnait à mort tandis que les acteurs répétaient les rôles de la représentation, du soir ; leurs éclats de rire se mêlaient aux douloureuses clameurs des parents des prévenus.

Je dois cependant convenir que, si les conseils de guerre procédèrent avec une rigueur apparente, s'il y eut un grand nombre d'arrêts de mort, deux seulement furent exécutés, l'un sur Lebois, président de la section du Théâtre-Français, l'autre sur le colonel Lafond Souks, qui avait commandé avec tant de rigueur l'attaque du Pont-Royal : ou voulait le sauver, et ses juges s'y prêtaient eux-mêmes ; ce fut lui qui paralysa leur bonne volonté par la franchise exaltée de ses aveux.

Le comte de Castellane, M. de Vaublanc, le général- Danican, .et nombre d'autres plus heureux ou plus habiles, évitèrent ce man-vais sort ; on ne les arrêta même pas, et le premier, plus téméraire encore que brave, se montrait si publiquement, que Legendre monta à la tribune de la convention pour signaler ce fait.

Dès le 14 vendémiaire, et-sans avoir fermé pendant toute la nuit, car nous étions demeurés chez madame d'Esparbès jusques au jour, je me rendis dans divers lieux où je savais que l'on pouvait recueillir les nouvelles du moment ; je vis partout une indifférence sur les événements du a, qui me frappa : les victorieux ne se souciaient guère de leur triomphe ; la défaite ne paraissait pas amère aux vaincus. Je ne reconnaissais plus cette rage qui naguère animait les meneurs ; on déplorait de part et d'autre l'erreur des citoyens, c'était 'déjà un acheminement à plus de douceur encore ; le grand drame révolutionnaire tirait à sa fin, et, en vérité, il n'avait duré que trop longtemps.

Cependant une chose me frappait, le silence gardé sur le général Bonaparte, dont les dispositions savantes et la promptitude d'exécution avaient décidé du résultat de la journée ; nul encore ne parlait de lui ; son nom, qui aurait dû sortir de toutes les bouches, n'était connu que des soldats placés sous son commandement. Fréron enfin fut le premier à le prononcer à la tribune ; Barras, qui l'y remplaça, mit de la générosité à proclamer les services que le jeune Corse venait de rendre à la convention. On l'introduit dans la salle pour qu'il entende lire le décret de sa nomination au grade de général de division ; il se présente vêtu d'un habit militaire plus qu'à demi usé, et où la broderie brillante qui orne ceux de ses collègues, est remplacée par un galon tissu qui l'imite imparfaitement. Il porte une culotte de peau de daim, qui l'avant-veille lui avait été prêtée par l'acteur Talma. Il est maigre de taille et de figure ; ses joues pâles sont creuses ; il ne poudre point ses cheveux, quoi que la mode encore le permette ; ses cheveux tombent en larges mèches plates des deux côtés du front ; ils sont rattachés par derrière : ce n'est pas la tenue des élégants ni des sans-culottes ; il y a en lui quelque chose de simple, de particulier et de stoïque qui frappe les plus indifférents.

Il s'avance modestement, car nul ne le connaît dans cette enceinte ; il a vaincu incognito les Anglais à Toulon. Le représentant Fréron et quelques autres conventionnels se souviennent de lui peut-être ; et le général Carteaux, auquel il a commandé la veille, se met à dire : Il a fait partie de mon armée. Et il ajoute à l’oreille d'un de ceux qui sont là : Je vous le donne pour le plus entêté de tous ; il veut faire perpétuellement à sa guise ; et je n'ai jamais pu diriger avec lui les batteries du siée de Toulon. On le dit habile, je ne le crois qu'opiniâtre ; au demeurant, je le juge bon républicain.

Bonaparte obtient les honneurs de la séance, et peu après se retire. Mais, lui dit-on, la convention continue à siéger. Il répond : Elle siège ici parce qu'elle y travaille, et moi je vais où je travaillerai.

Je le rejoignis peu après.

Bonjour, me dit-$1 avec une sorte de gaîté qui ne lui était pas familière. A quel tribunal militaire a-t-on dévolu le soin de vous juger ? Moi, répliquai-je, à aucun, je l’espère ; je me suis tenu à l'écart. — Et pour cette fois, vous avez bien fait ; car, au fond, entre les vainqueurs et les vaincus, où était la patrie ? je l'ignore. Je dois croire, moi, qu'elle aura passé du côté des canons. — Il se pourrait, lui dis-je, que vous parveniez à l'y fixer. — Ne plongez pas dans l'avenir, cela ne vaut rien ; l'homme d'esprit peut voir de loin, mais ne parle jamais de ce qu'il devine. — C'est, répondis-je, ce que fait l'homme de sens. — Je ne reconnais de l'esprit qu'avec de la raison, le reste est un brillant partage dont je me soucie peu. — Que va-t-on faire de vous ? — Je l'ignore ; je voudrais aller aux armées ; rai besoin de me laisser oublier des Parisiens ; et, au moyen de victoires sur les étrangers, je me laverai de celle que la nécessité m'a obligé à remporter sur eux. — Ah ! si les sectionnaires s'étaient adressés à vous ! — Ils ne m'auraient pas eu ; je sens en moi quelque chose qui ne me permet jamais de m'associer à ce qui a une apparence de révolte ; je suis dix fois plus fort lorsque j'agis au nom de l'autorité légitime, et celle de la convention l'est maintenant. La volonté des Parisiens est-elle la volonté de toute la France ? Qui le soutiendra ? Leur est-il donné le droit de changer à leur gré la représentation national ? Si cela passait en règle, la France aurait, non une capitale, mais une ville reine dont chaque habitant serait roi : une telle subversion de tout principe amènerait la désorganisation de l'ordre social. Où en serions-nous si la canaille des faubourgs, si les marchands de la rue Saint-Denis, ceignaient la couronne ? Il faut, au contraire, que les Parisiens regardent comme une faveur d'être la tête de la nation, et qu'ils puissent perdre cette prérogative s'ils en abusent ; et certes, ils n'en ont déjà que trop abusé.

J'écoutais ce jeune homme déjà si profond et si grave, et néanmoins je ne voyais pas son avenir ; lui-même pouvait-il le deviner ? je suis loin de le croire. Il causait tout en donnant des ordres ; car, par instinct, on venait à lui plutôt qu'à Barras. Le motif de son commandement avait fini, et chacun lui continuait cette sorte de dictature. Nous vîmes entrer un homme de haute taille, mal vêtu, sans tournure, sans grâce, tout d'une pièce, mais qui avait du feu dans le regard et de la malignité dans le sourire ; il salua d'une manière qui m'a toujours déplu, parce que je l'ai constamment trouvée dans les états serviles et flatteurs, celle où le corps, se ployant en deux par le milieu, forme un angle presque aigu à la naissance des hanches. C'était le poète Denis Écouchard Lebrun ; ma surprise fut grande de le voir venir là.

Il se présenta en homme qui veut plaire ; il accabla le général Bonaparte d'éloges, et lui apportait une pièce de vers sur le treize vendémiaire, dont il élevait le résultat aux nues. Bonaparte prit le papier d'un air distrait et se contenta de dire : En vérité, citoyen, vous avez devancé le temps. — Il faudra, avec vous, répliqua le poète, agir toujours ainsi ; sans quoi celui qui vous chanterait serait trop en arrière de vos victoires. — Je n'appelle pas un triomphe glorieux, dit Bonaparte, un succès obtenu sur mes concitoyens égarés, et où le sang français a seul coulé ; je n'approuve pas non plus ces chants de victoires sur nos guerres civiles ; il ne faut frapper, dans des vers patriotiques, que les étrangers, et gémir toujours lorsque, dans l'intérieur, la nécessité commande de prendre les armes. Je ne puis donc accepter votre hommage ; vous m'obligerez même à ne pas publier votre chef-d'œuvre. — Vous ne l'avez pas lu, citoyen, repartit Lebrun non sans aigreur. — J'ai formé mon opinion sur vos autres ouvrages que je connais, et si j'y admire un beau talent, j'y trouve une mobilité d'opinion... Au reste, je vous retiens pour apprendre à la postérité que le général Bonaparte ne veut d'autres lauriers que ceux qu'il aura cueillis sur le champ de bataille de l'Europe.

Lebrun fut peu content de sa visite. Je ne voulais pas lui déplaire, car je craignais ses épigrammes ; aussi lui demandai-je pour le distraire où il en était avec Chénier. A le craindre, me répondit-il ; la colère de Caïn est toujours redoutable. — Ah ! m'écriai-je, pouvez-vous donner cours à une calomnie odieuse ? Chénier est-il coupable de la mort de son frère ? Vous savez bien qu'à l'époque où André a péri lui-même avait à craindre pour sa tête. — Il est demeuré membre de la convention après le meurtre. — Vous auriez mieux fait sans doute, dit Bonaparte à Lebrun. — Je me serais retiré. — Et cependant vous avez chanté les proconsuls féroces qui ont versé tant de sang pur.

Ce propos, prononcé avec vivacité, confondit le poète ; il pâlit, balbutia quelques mots que nous n'entendîmes point, et se retira. Voilà, dis-je à Napoléon — car je me plais à l'appeler déjà ainsi —, un ennemi que vous venez de vous faire. — Dites, reliquat-il, que je force à se déclarer.

Je quittai le général au moment où l'officier Junot, qu'il s'était attaché depuis le siège de Toulon, entrait Junot, grand et bien fait, ressemblait néanmoins à un beau garçon boucher : il avait les manières communes, se dandinait sans cesse ; sa parole était saccadée, peu d'esprit, point d'instruction, mais de la bravoure et du sang-froid au moment de la bataille, de la gaîté en présence de la mort, me sorte de talent militaire, de la fidélité, et même un peu de cette énergie morale si rare chez les épauletiers. Il portait son chapeau à la tapageuse, soignait alors assez peu sa toilette, et cependant affichait déjà. en petit cet amour excessif du luxe qui devait devenir pis que du désordre ;. en un mot bon officier, homme mal élevé.

En sortant de chez Bonaparte j'allai chez la vicomtesse de Beauharnais ; je la connaissais depuis le commencement de la révolution, présenté par Mirabeau, dont je ne parlerai pas, car on a tant dit sur son compte ! J'avais été accueilli amicalement par elle et par son mari : la faux révolutionnaire dévora ce dernier, et Joséphine échappa au supplice comme par miracle ; le ciel qui la destinait au trône lui fit franchir l'échafaud. Elle se donnait vingt-quatre-ans en 1795 ; ce qui était loin et très-loin de la réalité ; mais sa figure gracieuse, le soin qu'elle prenait de sa parure, quoiqu'elle fût dans le malheur, et même dans le besoin, aidaient à la dissimulation de son âge, et lui laissaient croire qu'elle nous trompait. Joséphine, plus tard, fixa au 24 juin 1768 l'époque de sa naissance ; ce fut un autre mensonge, elle avait cinq ou six ans de plus ; et lors de son mariage avec Napoléon elle exhiba un faux extrait de baptême, celui d'une de ses sœurs née après elle et morte en bas âge. Je tiens ce fait de la propre bouche de l'empereur, qui me l'affirma en 1815.

Joséphine était d'une taille moyenne, avait les yeux bleu foncé, taillés en amande et garnis de longues paupières, la peau peu blanche ; aussi n'épargnait-elle pas le fard, surtout dans ses dernières années ; la bouche bien dessinée était mal meublée ; la coupe de son sein manquait de grâce ; les bras étaient bien, ainsi que le reste du corps ; le pied plutôt grand que petit, aussi Dieu sait de quelle sorte on l'emprisonnait rudement dans des souliers choisis. Le son de sa voix, doux et sonore, donnait du prix à ce qu'elle di.. sait ; on trouvait quelque chose de l'accent méridional dans sa prononciation. Quant à son caractère, c'était un mélange de bonhomie et de finesse, de sensibilité et d'étourderie, de délicatesse et de frivolité. Elle avait véritablement les mains percées, et trouvait le moyen de dépenser mille écus là où tout autre n'eût pas donné cent francs : elle faisait des dettes pour le plaisir d'en faire, ne songeant jamais qu'il faudrait les payer ; l'argent était pour elle un être de raison, car, en ayant toujours, elle en manquait sans cesse. Il n'y avait pas plus d'économie dans sa vie privée, lorsqu'à la lettre elle manquait de pain, que lorsque plus tard il lui fut permis de puiser dans les trésors de la France. Elle avait trop d'imagination pour ne pas se permettre trop volontiers le mensonge ; le docteur Corvisart prétendait qu'il faisait partie de son tempérament. Amie sincère et presque dévouée, elle songeait toujours à ceux qu'elle voyait constamment, sans oublier les-autres. Jamais elle ne tourmentait son époux qu'en faveur de quelque malheureux : les bonnes actions lui étaient naturelles, il ne fallait que las lui indiquer. Simple femme de qualité, elle fut charmante ; souveraine, elle se fit adorer ; on oublia ses inconséquences pour ne voir que ses vertus ; elle porta sur le trône une dignité simple, une aisance majestueuse. Elle ne montra aucun embarras dans sa nouvelle position ; et il fut impossible au frondeur malicieux de citer d'elle aucun propos ridicule, aucun mot inconvenant : elle se trouva à sa placé, là où tant d'autres avaient l'air empruntés elle ne fut pas la reine, mais ce fut comme si toujours elle l'avait été.

Au commencement de la révolution, et jusqu'à son. deuxième mariage, elle vit néanmoins une compagnie fort mélangée, ce qui arriva à toutes les personnes de qualité demeurées en France ; les belles manières avaient en masse passé le Rhin. Joséphine se lia avec des femmes que l'opinion publique ne relevait pas ; son second mari, souffrait avec impatience ces amitiés qui ne lui convenaient point ; il eut ide la peine à les dénouer et à les rompre. Joséphine était, par suite de son laisser-aller, sans barrie pour le vice et très-indulgente pour certaines fautes ;' et quand Bonaparte, devant elle, les reprochait des femmes absentes, elle prétendait -que c'était attaquer la liberté individuelle. C'est la seule que je t'interdis, lui répondait-il, car elle conduit à une égalité d'antichambre. Et chez Napoléon Bonaparte la distance fut toujours immense entre celle-là et le salon.

La vicomtesse de Beauharnais, lorsque j'arrivai chez elle, rue des Moulins, sur la butte Saint-Roch, était occupée à chiffonner un chapeau qu'elle voulait mettre le soir même pour aller à une sorte de fête que donnait madame Tallien ; l'argent manquait pour se faire belle, et cependant on ne renonçait pas à briller. Ses deux enfants étaient à ses côtés ; Hortense, née en 1783, si la date est exacte, et Eugène en 1780. Celui-ci était alors un enfant précoce ; une forêt de cheveux blonds couvrait sa figure animée et spirituelle : il plaisait sans être beau, car il y avait en lui de l'homme de qualité et de l'honnête homme, des vertus et de la franchise. Je ne sais où l'on a trouvé qu'il avait appris l'état de menuisier pendant les années révolutionnaires, c'est une fable comme tant d'autres ; le fait est faux et n'a pu être avancé que par ceux dont la mauvaise éducation leur fait croire naturel un pareil oubli des convenances ; les Beauharnais, quoique pauvres, n'auraient jamais consenti à ce qu'un des leurs tombât ainsi ; on aurait fait plutôt d'Eugène un fifre ou un tambour militaire qu'un compagnon menuisier : d'ailleurs Eugène à son âge ne pouvait décider de son sort ; je l'ai vu très-familièrement depuis 1790, et je ne vois pas à quelle époque il aurait commencé son apprentissage et de quelle façon on aurait pu le dérober aux amis de sa mère.

Sa sœur était charmante, et on l'eût volontiers appelée jolie, quoiqu'elle ne fût qu'agréable ; elle possédait déjà, dans sa douzième année, des grâces de femme, une gaîté aimable et l'instinct des arts. Moins communicative que sa mère, elle renfermait son amitié dans un cercle plus resserré ; aussi elle ne fut pas moins aimée, quoique elle eût moins d'amies.