HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA GUERRE DE 1870-1871

TOME PREMIER

 

CHAPITRE PREMIER. — LA FRANCE AVANT LA GUERRE.

 

 

Depuis quelques années, les esprits sérieux observaient que, si l'industrie, le commerce, l'agriculture et la richesse publique faisaient d'incontestables progrès, certaines causes de décadence se développaient encore plus largement. On constatait que les croyances religieuses, le sens moral, le patriotisme, l'autorité du père de famille, le respect de la loi, s'affaiblissaient chez les uns ou disparaissaient chez les autres. On remarquait que l'administration perdait de son activité, pour se noyer dans la paperasserie ; que l'esprit militaire et la discipline disparaissaient peu à peu de l'armée, dont l'ancienne vigueur était affaiblie par l'exonération, par des changements perpétuels dans son organisation et par le peu d'instruction des officiers, et surtout des généraux ; enfin, on constatait que plus on parlait de progrès, plus notre pays perdait en moralité, en intelligence, en énergie et en instruction.

Quelqu'un disait un jour, pendant les plus belles années de l'Empire : Le niveau de l'intelligence tombe chez nous de jour en jour ; nous vivons de nos épargnes et de nos restes ; aucun développement ultérieur venant de nous-mêmes ne s'annonce nulle part.

Comment en aurait-il été autrement avec un enseignement secondaire, organisé depuis longues années sur de mauvaises méthodes et un système déplorable d'examen, et quand l'enseignement supérieur comptait de jour en jour un moins grand nombre d'élèves ? Comme on le verra dans les chapitres suivants de cette histoire, ce sont les ministres, les généraux, les sommités de tout ordre qui ont fait défaut au pays ; il n'y a eu partout que des insuffisants. Ce qui a certainement produit cette faiblesse générale, ce manque d'hommes, c'est bien certainement la suppression graduelle, mais complète, des hautes études, qui seules développent l'esprit critique, le bon sens, et conservent les méthodes.

La décadence était hâtée par les journaux, la littérature, le théâtre, les romans, et par ces écrits sans nom que la presse dite populaire distribuait chaque jour au public. Les idées les plus folles se produisaient ouvertement et étaient acceptées en raison même de leur excentricité. Depuis quarante ans qu'on ne cessait de prêcher à une nation étourdie et peu instruite les doctrines du saint-simonisme, du fouriérisme et du socialisme, les théories de la fraternité et de la paix universelles, toutes les idées du positivisme, du matérialisme et de l'athéisme, il s'était produit dans les esprits un véritable chaos.

L'infatuation, ce triste mélange d'ignorance et de présomption, prenait des proportions dangereuses dans tous les rangs de la société, au pouvoir, dans l'armée, dans la presse ; et, par les journaux, la nation s'en imprégnait chaque jour davantage. L'ignorance se double bien vite de vanité, et l'homme infatué se croit d'autant plus capable de grandes choses qu'il est plus impuissant à les accomplir.

Le luxe le plus extravagant et le plus éhonté s'affichait partout. Pour l'entretenir, tout moyen était bon ; il fallait avoir de l'argent ; le procédé n'inquiétait plus ; le but seul, en gagner beaucoup, vite et toujours, importait.

Quelque triste que soit ce tableau, il n'est pas encore complet. Je le termine cependant en disant que la corruption était assez profonde, sinon partout, du moins chez un trop grand nombre, pour qu'un étranger, moins corrompu que nous peut-être, mais à coup sûr plus pervers, ait osé parler de la pourriture de notre pays. Il est douloureux, certes, de rappeler de telles paroles ; il faut avoir cependant le courage de le faire, et si l'on constate qu'elles ont quelque chose de vrai[1], il faut avoir la force de faire son examen de conscience, de se réformer et de prendre les résolutions viriles que le salut du pays exige, sous peine de catastrophes ultérieures plus grandes encore que celles qui viennent de nous frapper.

Le gouvernement, auteur en partie de cette décadence, n'était pas le seul coupable. Le pays presque tout entier, exclusivement préoccupé de ses intérêts matériels et de son bien-être, la presse, la littérature, étaient ses complices. En politique, peu d'hommes voyaient avec plus de justesse que nos gouvernants. Le plus grand nombre avait applaudi à la guerre et à l'unité de l'Italie, sans en prévoir les conséquences. On avait pris parti pour les Prussiens contre l'Autriche et applaudi à la victoire de la Prusse, pays de progrès et de lumières, disait-on, contre l'Autriche, pays clérical, féodal et arriéré. Pendant que la presse de l'opposition faussait ainsi le jugement de ses lecteurs, l'Empereur trouvait que, dans cette guerre, le progrès était avec la Prusse. Il pensait aussi que la Prusse était mal délimitée[2], et il ne s'opposait pas à ce qu'elle augmentât son homogénéité ; il s'applaudissait de voir les traités de 1815 détruits, et s'imaginait que ce serait à son profit, M. de Bismarck lui montrant de loin la Belgique[3].

Jusqu'alors aucun gouvernement français n'avait eu une politique si peu clairvoyante et si peu française. L'Empereur était Italien en Italie, Roumain en Roumanie, Arabe en Algérie, Prussien en Allemagne, Mexicain au Mexique ; il ne fut jamais Français, au sens étroit et profond du mot.

Il faut lire les discours du prince de Bismarck au Parlement allemand pour se faire une idée exacte de la faiblesse de la politique impériale.

J'ai réussi, dit le prince[4], non seulement pendant le temps très court que j'ai passé à Paris en qualité de ministre plénipotentiaire[5], mais aussi pendant la difficile période de la crise polonaise dans laquelle la France nous était opposée, à entretenir dans ce pays des relations telles, que le gouvernement français se montra déjà amical dans la question danoise et enleva ainsi aux autres puissances l'envie de nous laisser soutenir seuls la lutte contre le Danemark.

Ce qui plus est, dans la lutte austro-allemande, qui menaçait déjà d'éclater en 1865 et éclata réellement en 1866, la réserve de la France n'aurait pas duré aussi longtemps qu'elle a duré par bonheur pour nous, si je ne m'étais pas efforcé par tous les moyens possibles d'entretenir de bonnes relations avec ce pays ; et il en est résulté des rapports bienveillants entre le gouvernement prussien et l'empereur Napoléon, qui aimait mieux alors avoir des traités avec nous qu'avec d'autres, mais qui ne pensait pas, il est vrai, que la guerre de 1866 pût prendre la tournure qu'elle prit en réalité.

Napoléon III croyait que nous serions battus et qu'il nous protégerait ensuite avec bienveillance, mais non pas sans quelque compensation. Mais, selon moi, c'a été un bonheur, au point de vue politique, qu'il ait continué jusqu'à la bataille de Sadowa, c'est-à-dire jusqu'au moment où il a été désillusionné touchant les forces militaires relatives de l'Allemagne et de la France, de se montrer bienveillant envers nous, et surtout bienveillant envers moi personnellement.

Après Sadowa, l'Empereur était complètement le maître de la situation. Joue par la Prusse, il perdit volontairement la partie. L'homme le mieux informé sur la question, M. de Bismarck, a dit au Landtag prussien[6] : Je ne voulais pas que l'apparition de la France sur le théâtre de la guerre nous exposât à perdre nos succès. Bien que la France eût alors peu de troupes, l'addition de quelques régiments français eût suffi à faire des nombreuses troupes de l'Allemagne du Sud, qui avaient un matériel excellent, mais sans organisation, une très-bonne armée, qui nous aurait aussitôt forcés de couvrir Berlin et de renoncer à tous nos succès en Bohême.

Pendant son ambassade, M. de Bismarck avait promptement jugé Napoléon III ; il envoya au roi de Prusse son opinion ainsi formulée : C'est une grande incapacité méconnue, et dès lors il se hâta de précipiter les événements, ne voulant pas laisser échapper l'occasion qui se présentait à lui de fonder la puissance de son pays.

Le gaspillage des finances, le Mexique, Sadowa, l'affaire du Luxembourg, les échecs réitérés de la politique impériale, avaient grandi l'opposition. Le parti révolutionnaire, qui depuis quelques années déjà se réorganisait dans l'ombre et attendait le moment de recommencer ses attaques contre la société, reparut au grand jour. Le gouvernement personnel[7], débordé, chercha à ramener à lui l'opinion publique en donnant au pays des libertés qui ne devaient servir qu'à le renverser.

Il fit voter (mars 1868) par le Corps législatif et le Sénat, toujours dociles, deux lois qui accordaient la liberté de la presse et le droit de réunion. La Révolution se servit aussitôt des armes qu'on lui donnait avec tant d'imprudence, pour saper, dans les journaux et les clubs, toutes les bases de la société : codes, lois, propriété, mariage, famille, capital, gouvernement, police, religion, morale. Le gouvernement laissa tout dire et écrire avec une telle patience, ou plutôt avec une telle indifférence, qu'on est en droit de croire que cette évolution politique avait pour but de donner à l'Empire ébranlé l'appui des classes ouvrières, auxquelles il avait déjà accordé la loi sur les coalitions, et de se servir des masses populaires pour dominer et effrayer la bourgeoisie, dont l'opposition augmentait sans cesse. Fatal calcul, qui n'a eu d'autre résultat que de donner au parti révolutionnaire plus de force qu'à aucune époque de notre histoire, et dont la première victime allait être bientôt l'Empire lui-même. C'est en effet la destinée du césarisme, c'est-à-dire de l'absolutisme teint de passions populaires, ou tigré de rouge, d'être débordé et étouffé par la populace sur laquelle il s'appuie.

Dès le 3 novembre, les premières émeutes commencèrent par des rassemblements autour de la tombe de Baudin, député à l'Assemblée législative, tué sur les barricades à l'époque du coup d'État de 1851. La mollesse de la justice dans la punition de ces désordres enhardit les ennemis du gouvernement, en leur donnant la mesure de sa faiblesse et de leur force.

La presse révolutionnaire, pour enlever à l'Empereur l'appui de l'armée, ne cessait de jeter parmi les soldats les idées d'indiscipline, de désordre et de désertion ; elle préparait ainsi les défaites de 1870, en détruisant dans la troupe le respect, l'obéissance et jusqu'au patriotisme[8].

En 1869, le 23 mai, on procéda aux élections du nouveau Corps législatif. Paris vota en masse pour l'opposition et nomma des députés républicains, et avec eux M. Thiers, l'homme le plus personnellement désagréable à l'Empereur. De nouvelles émeutes éclatèrent à Paris et même en province, à Saint-Étienne.

C'est au milieu de ces troubles, dont on avait perdu l'habitude pendant dix-huit ans, qu'eut lieu l'ouverture du Corps législatif (12 juillet 1869). L'Empereur accordait de nouvelles libertés ; le Corps législatif et le Sénat acquéraient de nombreux privilèges ; on essayait de fonder l'empire constitutionnel. Plus l'opposition gagnait de terrain, et plus la Révolution se développait, plus le gouvernement se désarmait.

M. Rouher, l'homme de la résistance, quitta le ministère (17 juillet 1869), et quelques mois après (3 janvier 1870), M. Émile Ollivier devint le chef d'un nouveau cabinet, composé de membres de l'opposition modérée. M. Émile Ollivier avait été un républicain ardent en 1848, et depuis un des cinq de l'opposition. Par conviction ou par ambition, mais à coup sûr sans les qualités nécessaires pour réussir, il entreprenait de sauver l'Empire absolu en le transformant en Empire libéral et constitutionnel. Il devait échouer ; mais auparavant, sous prétexte de réformer, il désorganisa totalement le gouvernement, l'administration, l'armée, et quand l'Empire tomba à Sedan, il faut bien le dire, il était en pleine dissolution.

Les débuts du ministère Ollivier ne furent pas heureux. Dès le 10 janvier, le prince Pierre Bonaparte tuait chez lui, à Auteuil, M. Victor Noir, qui venait, au nom de M. Pascal Grousset, le provoquer en duel à propos d'articles de journaux, dans lesquels le prince et ses adversaires s'étaient insultés grossièrement. Ce meurtre, dont les circonstances étaient présentées très différemment par le prince et par M. de Fonvielle, qui accompagnait Victor Noir, fut l'occasion d'une émeute qui éclata le jour de l'enterrement de Victor Noir à Neuilly (12 janvier), et fut suivi d'un procès devant la haute cour de justice, laquelle acquitta le prince (27 mars). Ce procès avait été pour le parti révolutionnaire un prétexte à manifestations et à déclamations ; il eut un retentissement considérable et fâcheux.

Un député journaliste, devenu populaire par la violence de son opposition, M. Henri de Rochefort, fut condamné et arrêté le 7 février ; ce fut le signal de nouveaux troubles à Belleville, dès lors quartier général de la Révolution. Ces désordres furent encore réprimés mollement. Cependant la violence des clubs n'avait plus de limite ; le parti révolutionnaire devenait le maître de la situation ; sa victoire n'était plus qu'une affaire de temps. L'opinion publique commençait à s'inquiéter des progrès que les Rouges faisaient tous les jours, lorsqu'eut lieu, le 8 mai 1870, le vote du plébiscite destiné à faire sanctionner les modifications apportées à la Constitution par les lois politiques votées depuis 1860. Sept millions et demi de voix adoptèrent le plébiscite et donnèrent à l'Empire un appui qui lui était devenu nécessaire. Mais, en votant ainsi, des millions de citoyens se prononçaient simplement contre la Révolution qu'ils redoutaient, et leur adhésion à la nouvelle constitution était plus apparente que réelle.

Quoi qu'il en soit, l'Empire libéral semblait établi sur une large et forte base, et il est probable qu'avec un peu de sagesse et d'habileté le gouvernement impérial pouvait durer encore un certain temps, surtout s'il se décidait à défendre sérieusement le pays contre les révolutionnaires. Mais les événements allaient bientôt donner un dénouement inattendu à la situation.

 

 

 



[1] Il est certain que le gouvernement impérial, en faisant de Paris une ville de luxe et de plaisirs, avait créé un foyer de corruption. Mais il ne faut pas oublier que ce foyer était entretenu par les riches désœuvrés de l'Europe, qui venaient tous s'y vautrer, quitte à déclamer, à leur retour chez eux, contre une démoralisation qu'ils avaient encouragée et payée.

[2] L'Empereur répétait volontiers les phrases débitées par l'ambassadeur prussien : La Prusse a une configuration malheureuse, impossible ; — elle est en l'air ; — elle manque de ventre du côté de Cassel et de Nassau elle a l'épaule démise, du côté du Hanovre.

On professait en Sorbonne des doctrines non moins étranges : Le Rhin n'est pas la limite de la France. Le professeur traçait au tableau la vraie frontière de la France, c'est-à-dire la ligne qui sépare les langues française et allemande. L'ethnographie remplaçait les raisons militaires, et la science géographique officielle mettait dès 1866 l'Alsace et la Lorraine septentrionale en Allemagne. (Voir la Liberté du 27 décembre 1866 et la Revue nationale de février 1867, article du capitaine Bureau.)

[3] Lettre de l'Empereur à M. Drouyn de Lhuys, du 11 juin 1866, et circulaire du ministre, du 16 septembre 1866.

[4] Discours au Reichstag, février 1879.

[5] En 1862.

[6] Discours du 16 janvier 1874 reproduit dans les Débats du 20 janvier.

[7] La France avait alors un gouvernement personnel, où, comme on l'a dit, il n'y avait plus personne. (Revue des Deux-Mondes, 1875, 1er juin, p. 702.)

[8] Un soldat en garnison à Rodez et faisant partie de la Charbonnerie française, société secrète et internationale, écrivait à un de ses affidés de Marseille, le 2 août 1870, en pleine guerre, une lettre infâme, dont voici quelques passages :

Sitôt que j'ai reçu vos lettres, j'ai communiqué ces heureuses nouvelles à mes amis. Nous sommes sortis ensemble, nous étions une vingtaine, nous sommes allés souper ensemble, nous avons rempli nos verres et nous avons bu à l'indépendance des peuples, à Marat, à Robespierre, à nos frères les Prussiens !

Après notre joyeux repas, je suis monté sur la table, et là, d'une voix animée par le patriotisme, j'ai entonné l'Union (chanson incendiaire) ; tous allaient au refrain. On m'a demandé quel était ce chant. J'ai répondu que c'était le chant des Montagnards, le cri de révolte des enfants courageux de l'antique Phocée. On a applaudi à tout rompre. Comme un fait exprès, on a demandé quel était l'auteur de ce chant si beau ; j'ai répondu que c'était un de mes chers amis et j'ai montré ta lettre. Nous nous sommes tous levés et nous avons bu à ta santé, à la santé du vieux soldat de l'indépendance. Notre chant de l'Union est répété dans toute la caserne, tous le savent ; et le soir les amis vont par groupes et le chantent dans tous les cafés ; ils sont applaudis et l'on crie toujours bis !

Cher ami, presque tout le régiment est de notre côté, je te l'assure !

Les caporaux et bien des sergents aussi, mais les officiers zut !!! En Prusse on leur témoignera l'amitié que l'on a pour eux !

Cher ami, je ne pars pas encore de Rodez. Je faisais partie du premier détachement, mais on m'a rayé ; le premier détachement part mercredi prochain. Je partirai avec le second, je ne sais quand.

Mais, si la Révolution marche à grands pas, j'espère bientôt vous revoir.

S'il faut partir... je partirai ; mais je crois que je ne tuerai guère de Prussiens, mais bien des... hum ! hum !

(Extrait du compte rendu du procès de plusieurs membres de la Charbonnerie française, à Die, en 1873. — Voir le Figaro du 1er avril 1873 et la Gazette des Tribunaux de cette époque.)