DEUX JURÉS DU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

DEUXIÈME PARTIE. — LE CITOYEN TRINCHARD « HOMME DE LA NATURE »

 

CHAPITRE II.

 

 

Un homme heureux. — La matinée d'un juré. — Fouquier-Tinville. — Les amis de Montpellier. — Autre lettre de Montpellier. — « L'Esprit est à la hauteur de la Révolution ». — Vénus, déesse de l'Amour. — Une dénonciation qui n'est pas anonyme. — Trinchard membre du club des Jacobins. — Lettres du citoyen Ploton au citoyen Trinchard. — Les vrais patriotes sont « au pas » et même « à la hauteur ». — Un million de supplices pour le Père Duchêne. — De l'énergie ! — Soyez les Brutus des Français ! — Trinchard juré au procès d'Hébert.

 

Un homme heureux, c'était le menuisier Trinchard, lorsqu’ayant quitté de bon matin la rue de la Monnaie, traversé le Pont-Neuf, suivi le quai des Morfondus et celui de l'Horloge, il entrait au Palais de Justice, dans cette enceinte redoutable qu'avaient fréquentée avant lui tant de « messieurs » ci-devant conseillers ou présidents du Parlement de Paris.

L'audience n'était pas encore ouverte. Il venait aux nouvelles, rencontrait des amis, jurés comme lui : le vinaigrier Gravier, Chrétien, le limonadier de la rue Favart, Lumière, un voisin, ancien musicien de bals de barrière, que protégeait Lescot-Fleuriot et qui habitait comme Trinchard la section du Louvre.

On causait. On s'efforçait d'avoir « l'esprit à la hauteur de la Révolution ». On allait à la buvette. Sobre, le menuisier ne prenait que du chocolat ou du café que lui servaient les buvetiers, le père et la mère Morizan et leur fille[1]. On n'y rencontrait pas Fouquier-Tinville. On savait que l'accusateur public préférait y venir seul. Mais on le retrouvait dans son cabinet ou dans les couloirs, actif, redoutable et familier. Levé dès l'aube, il était content de revoir ses solides, ses bons jurés. Eux, considéraient avec déférence cet homme noir, robuste, au menton volontaire qui avait, dans toute sa personne, quelque chose de malchanceux, mais chez lequel ils sentaient obscurément une humanité forte, violente, âpre à la réussite. Sur eux il exerçait une sorte de fascination. Ils étaient ses hommes. Ils l'aimaient autant que les gens du greffe le détestaient. Ils admiraient sa terrible puissance de travail. Illettrés, ils étaient éblouis par son éloquence juridique d'ancien procureur.

Trinchard, dans l'enceinte du Tribunal, était à son affaire. Même, s'il n'avait pas été requis, il attendait, dans l'espoir de siéger, le moment où Fouquier donnerait les noms de trois ou quatre jurés pris dans une autre colonne que celle des jurés convoqués. Dix-Août, Brochet, Prieur, Châtelet et Girard étaient souvent du nombre, avec lui[2]. Il serait fastidieux pour le lecteur d'énumérer et d'exposer, comme je l'ai fait pour Vilate, toutes les affaires où il a siégé. Elles sont trop.

 

Une fraternité pleine d'espérances l'unit aux amis qu'il a laissés à Montpellier. Ce sont de vrais sans-culottes, comme lui, de « bons bougres », comme les aime le Père Duchêne, des gars « qui ne s'amusent pas à la moutarde », qui n'ont pas peur et qui s'appellent Ploton, Boudon et Vignon.

Boudon, le 16 ventôse, lui écrit pour le tenir au courant des progrès faits à Montpellier par « l'esprit révolutionnaire ». Il lui narre quelques faits. Et, comme il sait Trinchard fort amoureux de sa jeune femme, il lui donne des conseils pleins de prudence. Voici sa lettre :

Au citoyen Trinchard, juré au Tribunal révolutionnaire, rue de la Monnoie, Paris.

Montpellier, le 16 ventôse, l'an 2e de la République française une et indivisible.

« Boudon à son ami Trinchard,

« Nous sommes arrivé à Montpellier le 13 à quatre heures du matin, en bonne santé. Le même jour le Comité de surveillance fit une superbe ca[p]ture. Un prêtre réfractaire se permetté de dire la messe dans un grenier ; comme c'étoit le jour de cendres, vieux stille, on le trouva dans ces fonctions avec dis dévotes qui recevoit les cendres ; il fut promené dans les rues de la citté, dans le costume sacerdotal, avec les dévotes. Après avoir examiné la Loy, le Comité de surveillance le fit conduire au tribunal criminel. Il fut condamné le même jour à trois heures sur la place de la Révolution où le glaive 'de la loi tomba sur luy. Il fut guilhotiné avec le même costume qu'on- le trouva en disant sa messe. Les dis dévotes assitaient à cette exécution au pied de l'échafaud ; les habits sacerdotal furent brûlés et les dévotes furent reconduite en prison pour leur faire leur procès.

« Aujourd'huy, de Cette l'on emmené un autre que je crois qu'il sera guilhotiné aussy parce qu'il est dans la Loy.

« L'Esprit est à la auteur de la Révolution. L'on a renfermé tous les intrigans et les gens suspects. J'ay parlé de toi à Vignon qu'il reçut de toy la nouvelle que je luy donné avec le plus grand plaisir possible. Il doit t'écrire. Avignon l'imprimeur qui étoit à Marseille a reçu le même plaisir. Il doit t'écrire. Depuis que Boisset est party, tout va et ça ira. Adieu.

« Des compliments à ton épouze. Ménage sa santé. Ne soit pas si voluptueux que tu as été. Ménage ce temple de Vénus, déesse de l'amour. Dy luy que je suis au désespoir de n'avoir pas peut me procurer le plaisir de la voir. Embrasse la pour moy.

« Fait moy réponse. Voit Aigouen le plus souvent que tu pourras et tout les amis. Tâche avec Aigouen de me rappeler auprès de vous autres s'il est possible.

« Sy tôt que j'aurai reçeu ta réponce, je t'écrirai sous l'adresse de Joubert représentant du peuple et tu poura luy remettre ta lettre qu'il me faira partir pour la Convention. Comme cela nous correspondrons à cet adresse rue de la Croix-d'Or n° 326 et tu poura m'envoyer tout ce qu'il y aura de nouveau[3]. »

 

Il n'est pas sans intérêt d'opposer aux termes de cette lettre de l'ami Boudon, ceux de la lettre écrite par la citoyenne Françoise Séré, au comité d'épuration et d'examen de la Société populaire et républicaine, séance du Muséum, pour dénoncer Trinchard, le 6 ventôse an II.

« Citoyens,

« Je voudrais bien que vous interrogiés Trinchard, pourquoi il s'étoit mis garçon boulanger à Lyon, qu'il a été un mois ou 5 semaines dans la dite boulangerie, sans en sortir ; de là, il est entré dans un couvent de Chartreux et pourquoi il a adopté le chapelet de Saint-François et lui demander pourquoi il est sorti du couvent des Chartreux pour se mettre dans le régiment ci-devant Bourbon ; pourquoi il a déserté dudit régiment Bourbon et il avoit pris un faux nom de François Mallet et il est revenu ici à Paris sous un faux nom dans la compagnie à Croizar, au Marché-Neuf toujours sous le faux nom de François Mallet. Citoyens, comme vous voyez que Trinchard se dit zélé républicain, il ne l'est point. Tout (sic) homme qui a toujours fait monter sa garde et qui s'en est allé quand le ci-devant roi étoit ici, il étoit dans la rue Saint-Germain-l'Au-xerrois. Il n'a pris les armes ni à son arrivée ici, ni à son départ. Citoyens, Trinchard vouloit soutenir la cause disant qu'il avoit pris les armes le 30 mai et qu'il étoit couché dans son lit à huit heures du soir. Citoyens, comme vous voyez que Trinchard a toujours trompé votre confiance et qu'il cherchoit une place pour lui et que sa femme vous avait toujours prévenus qu'il n'étoit pas patriote, Citoyens, quand vous voyez que vous mettez les drapeaux de la nation en ses mains, il vouloit faire un assassin de sa femme (sic) à qui il a ouvert la tête avec son sabre et qu'elle est restée baignée dans son sang. C'est donc là un républicain que vous appeliez toujours dans votre sein. Citoyens, un homme qui crie toujours après les vendeurs d'argent, il a lui-même ôté un louis à sa femme pour le vendre1 étant bien fâché de n'avoir point d'argent pour faire du commerce et comme sa femme avoit acheté sa chambre en argent, il en étoit bien fâché parce qu'il disoit que cela auroit fait un bon commencement. Citoyens, vous voyez que ce n'est pas la justice que je demande mais la raison d'une vraie républicaine. Citoyens ! vous demanderez à Trinchard pourquoi, dans 4 endroits différents des autres, il avoit les doigts longs. Je vous prie de lui demander audit Trinchard où il a acheté le fer pour faire un sergent[4] un (sic) de 4 pieds et un de 5 pieds. — En sus, dans la rue Dauphine, en travaillant chez un bourgeois, il a enlevé un morceau de bois d'Inde du poids de 60 livres. Voilà donc, citoyens, la femme qui vous a toujours tant avertie que Trinchard étoit un homme faux placé au nombre des jurés et qui est peut-être aussi criminel que les malheureux qu'il juge. — Pour copie conforme comme membre du Comité : Pouvarel. »

Cette dénonciation n'eut pas d'effet, — à ce moment-là, du moins. Le comité d'épuration de la section du Muséum estima qu'il valait mieux laisser dormir dans les cartons cette lettre d'une commère, jalouse peut-être — ou trop zélée républicaine. L'influence de Trinchard, dans sa section, était d'ailleurs considérable. La société des Jacobins venait de l'admettre, le 18 pluviôse précédent (6 février) en même temps que Coffinhal, un des juges du Tribunal révolutionnaire.

 

Il était très absorbé par ses fonctions de juré et par celles de membre du club des Jacobins. Il s'appliquait, de son mieux, à comprendre les mystères de la politique révolutionnaire, à être « à la hauteur » des événements. Car, ce n'est plus une « bête féroche » comme Marie-Antoinette, ce ne sont plus des « reptiles » comme les Girondins qu'il va falloir traduire au Tribunal révolutionnaire ; c'est Hébert lui-même, le Père Duchêne, qui, le 14 ventôse, au club des Cordeliers, a dénoncé avec sa virulence habituelle, la politique de Robespierre, réclamé la tête des 73 Girondins encore détenus, attaqué le ministre de l'Intérieur Paré et le ministre des Affaires étrangères Deforgues qu'il a traité de « ministre étranger aux affaires ». Hébert a stigmatisé la faction qui, en refusant à la guillotine les 73, voulait anéantir les droits du peuple. Il n'y avait d'après lui, qu'un moyen de la réduire, c'était l'insurrection. Et, bien qu'il se fut rétracté aux Jacobins le 22 ventôse, il avait été arrêté dans la nuit du 23 au 24.

Le 25, Ploton écrivait à Trinchard :

Au citoyen Trinchard, juré au Tribunal révolutionnaire à Paris.

Montpellier, le 25e ventôse l'an II0 de la République française.

« Cher Trinchard,

« Si je ne t'ai pas écrit à mon arrivée comme je te l'avais promis que j'ai été chargée par l'administration du détruit d'aller organiser des comités de surveillance révolutionnaire et je suis persuadé que j'ai fait de la besogne. Partout où j'ai passé, j'aie électrisé les âmes tièdes mais bien intentionnés. Et, par mes discours, j'ai jetté l'épouvante et la terreur dans l'âme des aristocrates. J'espère de recueillir pour la patrie des fruits précieux de mon voyage.

« Les vrais patriotes sont au pas et, même, il y en a qui sont à la hauteur. Mais ils n'ont pas cette énergie mâle que doit avoir tout homme qui est dévoué à la chause publique. Le règne des considérations n'est pas détruit surtout dans une ville où tout le monde se connois. Et, pour servir efficassement contre ceux qui ont voulut nous perdre il faut avoir des pièces et le républicanisme de Brutus.

« Cependant notre Comité de surveillance vous prépare du travail. Je suis comptens de ses opérations.

« Fait moi le plaisir de me dire ce que tu pence du discours d'Hébert aux Cordeliers. Explique-moi quesque c'est que cette insurrection qu'il propose. Contre qui est-elle dirigée ? Car enfin s'il est vrai qu'il existe quelque complot qui pourroient devenir funeste à la chose publique et que quelqu'une de ses ramifications s'étandit jusqu'ici, que nous soyons au moins en mesure pour le déjouer quoiqu'il sera très difficille de nous entraîner, comme le firent les Brissot, etc.

« La société populaire est bien intentionné ; mais elle ne renferme pas toutes les lumierres qu'elle devroient avoir. Cependant, lorsqu'elle a une oppinion, il est difficille de l'en détourner. Je te prie de me faire passer tous les imprimés patriotes que tu pourras te procurer, surtout ceux qui peuvent le plus fixer l'oppinion en Révolution.

« Notre tribunal criminel a pris un peut d'énergie. Il a envoyé deux prêtres contre-révolutionnaires à l'échafaud. Le premier a été pris les armes à la main, c'est-à-dire distribuant des cendres à 8 ou 10 dévottes. Elles l'ont accompagné à l'échafaud. Les recelleuses seront punies conformément aux loix de la République. Ces divers exemples de justice ont été aplaudis par le peuple. Il voit, mais trop tard, qu'il étoient de toute nécessité qu'il se débarrassa de toute cette engense sacerdotale qui n'agissoient que pour elle et non pour ceux qui la nourrissoient, pour qu'elle n'a eu que des antrailles de bronze.

« En agréant mes amitiés, je te prie de les faire agréera ta chère épouse. Je vous embrasse tous les deux.

« PLOTON. Au district.

« Je te prie de dire bien des chauses à nos amis Chaube, Joubert, Aigoin, etc.

« Je dois te dire que notre société a été satisfaite du rapport que je lui ai fait touchant la Convention, le Tribunal révolutionnaire, les Jacobins, enfin le bon esprit qui règne dans Paris[5]. »

 

Et, dès le 2 germinal, il recevait une nouvelle lettre de Ploton :

A Montpellier, le 2 germinal an Il de la République française impérissable comme le monde.

« A Trinchard,

« Mort aux traitres, mort aux ambitieux ! Un million de supplices à ce monstre qui se nomme le père Duchêne ! que la foudre du peuple les écrase tous : que la terre sainte de la liberté ne soit plus souilliée ; qu'elle soit purifiée de ces vipaires altérées du sang par des vrais amis de la République ! Qu'elle s'ouvre sous les pas criminels de tous les traîtres, de tous les intrigants de tous les jean-foutres qui rêvent Roy ou esclavage ou régence ! Frappés, vengeurs du peuple ! Vous, jurés, qui le vengés tous les jours de tant d'outrages, de tant de déchirement. Redoublés de sévérité ! Soyés inflexibles envers les ambitieux ! Enfin, soyés les Brutus des Français.

« Vive la République ! Vive la Convention ! Vive à jamais le Comité de Salut public et le Tribunal révolutionnaire !

« Je t'embrasse ainsi que ta femme.

« PLOTON.

« Mille amitiés à Aigoin, Chaube et Joubert., etc.

« Gervais et Chauvet, commissaire de notre société, te remettront ma lettre. Si tu peux leur être utiles, fait pour eux comme tu feroient pour moi. Il vont demander des subsistances pour notre département qui est à la veille d'en manquer. Au reste, l'esprit public est au grand pas dans notre ville. Plusieurs prêtres contre-révolutionnaires et un échappé de la Vendée qui crioient hier : « Vive Louis XVII ! » on reçu l'application de la loi ; les gens suspects nobles et fédéralistes sont en lieu de surette ; nous fais-sons tout pour tenir la Terreur à l'ordre du jour. Adieu, je suis ton ami.

« PLOTON[6]. »

 

Hébert, arrêté, comme nous l'avons vu, dans la nuit du 23 au 24 ventôse, avait, en effet, comparu devant le Tribunal révolutionnaire, le 1er germinal ; Trinchard était au nombre des jurés, avec Leroy surnommé Dix-Aout, Gravier, Didier, Ganney, Desboisseaux, Laporte, Fauvetty, Renaudin, Topino-Lebrun, Lumière et Benoît Trey.

Avec Hébert, dix-neuf accusés : 1° Ronsin, homme de lettres, devenu adjudant-général de l'armée révolutionnaire et terreur des Parisiens. C'est lui qui, la nuit, visitait les prisons, en grand uniforme, une houppe rouge à son chapeau, buvait avec les geôliers, terrifiait les détenus par ses cris ; il avait quarante-deux ans ; 2° Momoro, imprimeur, devenu membre du département de Paris et commissaire du pouvoir exécutif dans les départements de l'Eure, Seine-et-Oise, Seine et Calvados ; 3° Vincent, que Philippeaux avait appelé un « hardi petit coquin », Vincent, ancien clerc de procureur, puis membre du Comité de la section ci-devant du Théâtre-Français, électeur, membre de la Commune du 10 août, commissaire du pouvoir exécutif, employé au ministère de la Guerre sous Pache, enfin secrétaire général de la Guerre. On le voyait, avant son arrestation, caracoler sur les boulevards, monté sur de très beaux chevaux. Il avait vingt-sept ans ; 4° Laumur, général de brigade ; 5° Conrad Kock[7], banquier hollandais ; 6° Proly, rédacteur du Cosmopolite ; 7° Desfieux marchand de vins de Bordeaux ; 8° Anacharsis Clootz, trente-huit ans, né en Belgique, homme de lettres et membre de la Convention ; 9° Péréira, vice-président de la section du Bon Conseil ; 10° la femme Quetineau ; 11° Armand, élève en chirurgie ; 12° Ancard, garde-magasin général pour les poudres, armes et équipements ; 13° Ducroquet, trente ans, commissaire aux accaparements ; 14° Leclerc, chef de division du bureau de la Guerre ; 15° Bourgeois, membre d'un des comités de vérification à la Guerre ; 16° Descombes, commissaire, dans les départements, pour l'arrivée des subsistances ; 17° Mazuel, « commandant temporaire » de Beauvais ; 18° Dubuisson, l'auteur tragique, qui avait eu des missions du Conseil exécutif ; 19° Laboureau, quarante et un ans, étudiant en médecine[8].

L'acte d'accusation déclare qu'il n'a jamais « existé contre la souveraineté du peuple français et sa liberté une conjuration plus atroce dans son objet, plus vaste, plus immense, dans ses rapports et ses détails ; mais l'active vigilance de la Convention vient de la faire échouer, en la dévoilant et en livrant aux tribunaux ceux qui paraissaient en avoir été les principaux instruments. »

Les conjurés se réunissaient à Passy, chez le banquier de Kock. Ronsin et Manuel parcouraient les prisons pour y choisir des créatures : Hébert et Vincent dénonçaient ; Momoro, Laboureau, Ancard, Bourgeois, Ducroquet proposaient un voile funèbre pour le tableau des Droits de l'homme. Tous voulaient affamer Paris. Ronsin avait souhaité d'être Cromwell pendant vingt-quatre heures ; Vincent projetait d'orner les Tuileries avec des mannequins habillés en représentants du peuple. Les halles, les marchés, les lieux publics étaient inondés de leurs pamphlets, provoquant au retour de la tyrannie. Ils demandaient l'ouverture des prisons. Le trésor public et la « Maison des monnaies » allaient devenir leur proie. Ils « auraient assassiné la Liberté ».

Au cours des débats, Vincent fut accusé et convaincu d'un vol de cuillers d'argent. Hébert ne put se justifier d'avoir dérobé chez un ami qui lui avait donné l'hospitalité, des matelas, des cols et des serviettes.

Le général Ronsin se montra plein de bonne humeur. Voyant Momoro qui prenait des notes, il lui dit « Qu'écris-tu là ? C'est bien inutile. C'est un procès politique qu'on nous fait.. » Il traitait Hébert de bavard qui, aux Cordeliers, avait parlé au lieu d'agir. Quant à lui, il avait un fils, un enfant qu'il avait adopté. Il lui avait inculqué les principes d'une liberté illimitée. Ce fils grandirait et vengerait son père adoptif. Pour cela, un couteau de deux sous suffisait ! Hébert faisait des phrases : cc La Liberté est perdue ! »

— « Tu ne sais ce que tu dis, répliqua Ronsin. La Liberté ne peut maintenant se déterminer. Le parti qui nous envoie à la mort ira à son tour et ce ne sera pas long[9]. »

Anacharsis Clootz prêchait au juré Renaudin la République universelle. « Elle est, disait-il, dans le système naturel ; j'en ai parlé comme l'abbé de Saint-Pierre de la Paix universelle. On ne peut me suspecter d'être le partisan des rois et il serait bien extraordinaire que l'homme brûlable à Rome, pendable à Londres, rouable à Vienne, fut guillotiné à Paris. »

Le président Dumas prit la parole le 4 germinal et prononça un discours véhément où il eut le tort de se substituer à l'accusateur public[10]. Ses invectives « âmes viles, féroces esclaves, hommes infâmes » résonnaient dans la salle.

Hébert était plus pâle qu'un mort. Il défaillait, La nuit précédente, en rêve, il s'était vu, lié à la planche de l'échafaud, sous la menace du couteau qui tardait à choir.

Ronsin riait d'un rire de défi. Cet homme de lettres raté, devenu général d'occasion, avait, en face de la mort, une attitude stoïque.

 

Trinchard se déclara convaincu ; les autres jurés aussi. C'était l'échafaud pour tous, sauf pour un accusé, l'étudiant en médecine, âgé de quarante et un ans, Laboureau. Celui-là était déclaré non coupable. Dumas l'envoya chercher. Au milieu des acclamations du public, il prononça l'ordonnance qui l'acquittait et il lui donna l'accolade. Puis, l'étudiant reçut l'accolade des juges, celle des jurés, et même celle de Brochet, témoin. Le président le fit asseoir à côté de lui.

En rentrant à l'audience, les autres accusés, voyant Laboureau, comprirent tout. C'était un mouton qu'on leur avait adjoint comme camarade de détention. Il les avait fait parler. Ils étaient perdus.

Silencieux, ils entendirent prononcer leur condamnation. Anacharsis Clootz dit quelques mots. Il tenait à en appeler « au genre humain ». Il affirma qu'il « boirait la ciguë avec volupté ». Hébert pleurait abondamment. Il était plus mort que vif ; on dut l'emporter.

Le général Ronsin gouaillait toujours.

 

 

 



[1] Bûchez et Roux, t. XXV, p. 19. Déposition de la femme Morizan.

[2] Bûchez et Roux, t. XXXV, p. 10. Déposition de Tavernier, huissier du tribunal.

[3] Archives nationales, carton W. 500, pièce 141.

[4] Barre de fer ou de bois, recourbée en crochet et qui sert à tenir serrées les pièces de bois qu'on a collées et celles qu'on veut cheviller.

[5] Archives nationales, carton W, 500, pièce 149.

[6] Archives nationales, W. 500, pièce 140.

[7] Le père du romancier populaire Paul de Kock, qui, avant de Faire de la littérature, avait été employé dans une banque.

[8] Archives nationales, carton W. 339, n° 617.

[9] Journal de la prison de Port-Libre.

[10] Le président Dumas avait contracté la fâcheuse habitude de boire avec excès.