DEUX JURÉS DU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

DEUXIÈME PARTIE. — LE CITOYEN TRINCHARD « HOMME DE LA NATURE »

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Un homme « pur », un homme « de la nature ». — Lettre de Montpellier. — Le menuisier Trinchard nommé juré au Tribunal révolutionnaire. — Lettre d'un canonnier. — Un solide. — Les affaires prospèrent. —Trinchard épouse une jeune et jolie femme. — Il condamne à mort Marie-Antoinette. — Sa lettre à son frère pour lui annoncer qu'il a jugé « la bête féroche ». — La « clique brissotine » expédiée à l'échafaud par Trinchard. — Il envoie à la mort Philippe Égalité.

 

Quand Judicis, accusateur public du Tribunal révolutionnaire renouvelé, demandait, le 4 germinal an III, aux jurés de l'ancien Tribunal — celui de la Terreur — s'ils croyaient avoir rempli le devoir que leur imposait leur serment, eux qui « sans savoir ni lire ni écrire » avaient « accepté les places importantes de jurés », il s'adressait sans doute, en particulier, au limonadier Chrétien, au perruquier Ganney, au tailleur Trey, au menuisier Trinchard.

François Trinchard s'est défini lui-même. « Un juré révolutionnaire n'est pas un juré ordinaire ; nous n'étions pas des hommes de loi, nous étions de bons sans-culottes, des hommes purs, des hommes de la nature. »

Il était né à Montpellier. C'était un solide garçon de trente-trois ans, qui, après avoir servi comme dragon au régiment de Bourbon et dans la garde nationale, à Paris, depuis la Révolution jusqu'au 31 décembre 1791, s'était établi menuisier, dans un bon quartier, près du Louvre et du Palais de Justice, rue Thibault-aux-Dés, section du Muséum.

En 1792, nous le trouvons installé dans sa boutique de menuisier. Il « fait tout ce qui concerne la menuiserie en meubles et en bâtiments ». Il semble bien que, s'il jouit d'une santé robuste, ses affaires n'aillent guère. La gêne et les embarras financiers l'obligent à s'adresser à sa mère. Il lui demande de l'argent. La réponse se fait attendre. De Montpellier, la bonne dame lui mande, enfin, que, si elle n'a pas répondu à sa lettre, c'est qu'elle était hors d'état de lui envoyer ce qu'il demandait. Elle « gagne de fort petits gages » et a bien de la peine « à lier les deux bouts ». Il a un bon métier. Qu'il soit sage et, avec le secours de Dieu, il se tirera d'affaire.

Au surplus, voici la lettre de la veuve Trinchard.

« A Monsieur, Monsieur Trinchard, menuisier rue Thibaudodé, n° 8. Fait tout ce qui concerne la menuiserie en meubles et en bâtiment. A Paris.

A Montpellier, ce 11 septembre 1792 l'an 4e (sic) de la Liberté, le 1er de l'Égalité.

« Ducros m'a remis votre lettre dans laquelle j'ai vu que vous jouissiez d'une parfaite santé. A l'égard de la mienne, elle va assez bien à présent, mais j'ai été malade tout l'hiver de mes coliques. Si je n'ai pas répondu à votre dernière lettre, c'est que j'étais hors d'état de vous envoyer ce que vous me demandiez. Je suis comme vous scavez d'un certain âge et je gagne de fort petits gages. J'ai peine à lier les deux bouts. Vous avez un bon métier, soyez sage et, avec le secours de Dieu, vous vous tirerez d'affaire. Exortez votre frère à être sage. Votre sœur vient d'accoucher depuis peu d'un garçon et elle vous fait ses amitiés ainsi que toute la famille. Je suis toujours votre bonne mère.

« Veuve TRINCHARD[1]. »

 

Ce fut Lescot-Fleuriot, premier substitut de l'accusateur public Fouquier-Tinville qui, ayant pris Trinchard en amitié, le tira d'affaire. Lescot avait, lui-même, connu des heures difficiles. Cet homme de quarante-deux ans, né en Belgique de parents français, était employé dans les bureaux de l'architecte Paillette et sculptait des bustes médiocres quand il se fit remarquer par son ardeur à défendre, dans les émeutes, les principes des montagnards. La Convention le nomma substitut au Tribunal révolutionnaire. Il était membre de la Commune du 10 août, électeur dans la même section que Trinchard, celle du Louvre. Il le fit nommé juré au Tribunal.

La « place » était bonne. Pour stimuler le zèle des citoyens appelés aux fonctions de jurés, un décret du 2 juillet précédent avait établi qu'ils recevraient une indemnité de 18 livres par jour. La marmite de Trinchard allait bouillir.

Son frère, canonnier en garnison à Granville, l'en félicita chaudement. Voici sa lettre.

Au citoyen Trinchard, menuisier, rue Thibaudodé, numéro 8, à Paris.

Granville, ce 29 août 1793, l'an 2e de la république une et indivisible.

« e m'enpresse de te répondre par le même courier. Nous sommes toujours assé tranquille dans notre garnison et on ne nous parle pas d'aller dans la Vandée. Tu me dit que tu est dans le juré, j'en suis contant, c'est un patriote de plus en place. Quand Custine sera jugé marque moi le, je t'en prie, car nous ne voyons aucunes nouvelles de Paris. Le payis où nous sommes est aristocrate et nous les mentenons en respect. Tu me demande quel est le prix des peaux de chien de mer ; elles coûtent 1 livre et elles sont passables. Si tu en veux, tu me le marqueras. Quant aux offres que tu ma fait je les accepterai avec plaisir, car tu dois bien penser que depuis quatre mois j'ai bien dépensé le peu que j'avois ; je ne n'osois pas t'en demander, mais puisque tu m'en fais l'offre, tu me feras plaisir de m'en envoyer un peu. Je n'ai rien autre chose à te marquer de nouveau.

« Adieu, mon cher frère, porte-toi bien et me crois toujours avec la plus sincère amitié.

« Ton frère TRINCHARD, vrais républicain[2]. »

 

On vit alors l'ancien dragon, prenant à cœur sa situation nouvelle, passer les journées au Palais de Justice, dans l'ombre de Fouquier-Tinville et de Lescot-Fleuriot. Il fut tel que ces compatriotes de Périclès, raillés par Aristophane qui, tout le jour, étaient « perchés sur les procès, comme les cigales sur les buissons ». Comme les citoyens d'Athènes empressés à rendre la justice depuis qu'ils étaient gratifiés du triobole rémunérateur de leur magistrature volontaire, Trinchard, depuis que les fonctions de juré de la République valaient quotidiennement dix-huit livres, estimait qu'elles méritaient toute son activité.

Parmi les jurés du tribunal de la Terreur qu'on nomma les solides, il se montra l'un des plus solides Lui-même s'en vantait plus tard, lorsqu'il comparut, à son tour, devant le tribunal réorganisé par les Thermidoriens.

« Si l'on regarde comme solides ceux qui ont servi la patrie, déclare-t-il, je suis solide et je dois être regardé comme coupable. »

 

Sa nouvelle situation lui a permis de louer une boutique plus grande. Il s'est marié. Il a quitté la rue Thibault-aux-Dés et s'est établi rue de la Monnaie, n° 19. Sa femme est jeune et jolie. L'avenir lui sourit.

Qu'eût pensé la veuve Trinchard si, dans la nuit du 15 au 16 octobre 1793, elle avait pu voir son fils François assis au banc des jurés, dans l'ancienne Grand'Chambre du Parlement de Paris, jugeant Marie-Antoinette d'Autriche, veuve du ci-devant roi de France, Louis XVI. Lui, tout yeux et tout oreilles, écoutait avec une attention sérieuse les paroles d'Herman, président du tribunal.

« Citoyens jurés,

« Le peuple français, par l'organe de l'accusateur public, a accusé devant le jury national Marie-Antoinette d'Autriche, veuve de Louis Capet, d'avoir été la complice ou plutôt l'instigatrice de la plupart des crimes dont s'est rendu coupable ce dernier tyran de la France, d'avoir eu elle-même des intelligences avec les puissances étrangères, notamment avec le roi de Bohême et de Hongrie, son frère, avec les ci-devant princes français émigrés, avec des généraux perfides ; d'avoir fourni à ces ennemis de la République des secours en argent et d'avoir conspiré avec eux contre la sûreté intérieure et extérieure de l'État. Un grand exemple est donné 'en ce jour à l'Univers, et sans doute il ne sera pas perdu pour les peuples qui l'habitent ; la Nature et la Raison, si longtemps outragées, sont enfin satisfaites. L'Égalité triomphe !... »

Trinchard ne perd pas un mot de ce discours. Il en grave dans, sa mémoire la péroraison : « C'est le peuple français qui accuse Antoinette ; tous les événements politiques qui ont eu lieu depuis cinq années déposent contre elle. »

Quatre questions sont posées au jury.

1° « Est-il constant qu'il ait existé des manœuvres et intelligences avec les puissances étrangères et autres ennemis extérieurs de la République, les dites manœuvres et intelligences tendant à leur fournir des secours en argent et à leur donner l'entrée du territoire français et à y faciliter les progrès de leurs armes ?

2° « Marie-Antoinette d'Autriche, veuve de Louis Capet, est-elle convaincue d'avoir coopéré à ces manœuvres et d'avoir entretenu ces intelligences ?

3° « Est-il constant qu'il a existé un complot et conspiration tendant à allumer la guerre civile dans l'intérieur de la République ?

4° « Marie-Antoinette d'Autriche, veuve de Louis Capet est-elle convaincue d'avoir participé à ce complot et conspiration ? »

Trinchard quitte alors l'audience avec les treize autres jurés. Ils s'enferment dans leur salle de délibérations. Il y a là le ci-devant marquis Antonelle, le luthier Renaudin, le chirurgien Souberbielle, Chrétien, le cafetier de la rue Favart, Besnier, ex-commissaire-priseur, le perruquier Ganney, l'imprimeur Nicolas, l'ancien musicien des bals de barrière Lumière, le sabotier Desboisseaux, le chapelier Baron, le charpentier Devèze, Fiévé et Thoumise, ex-procureur syndic de la Mayenne.

La nuit est très avancée. Il fait froid. Trinchard pense que tout à l'heure il va retrouver dans son tiède logis de la rue de la Monnaie, sa jolie épouse qui l'attend. La délibération se prolonge. A quoi bon ? ne sont-ils pas tous convaincus, vraiment ?

Au bout d'une heure, ils rentrent à l'audience et leur déclaration est affirmative sur les quatre questions qui leur ont été soumises.

Herman, le président, dit quelques mots au peuple :

« Si ce n'étaient pas des hommes libres et qui, par conséquent, sentent toute la dignité de leur être qui remplissent l'auditoire, je devrais peut-être leur rappeler qu'au moment où la justice nationale va prononcer, la Loi, la Raison, la Moralité leur commandent le plus grand calme, que la Loi leur défend tout signe d'approbation et qu'une personne, de quelques crimes qu'elle soit couverte, une fois atteinte par la Loi, n'appartient plus qu'au malheur et à l'humanité, »

L'accusée est ramenée à l'audience. Le président lui donne lecture de la délibération du jury. Fouquier-Tinville prend ses conclusions pour l'application de la loi ; il requiert la peine de mort. Le président demande à Marie-Antoinette si elle a quelques observations à faire sur l'application des lois invoquées par l'accusateur public. Elle secoue la tête en signe de négative. Même interpellation est faite à ses défenseurs, Chauveau-Lagarde et Tronson-Ducoudray. Celui-ci prend la parole et dit : « Citoyen président, la déclaration du jury étant précise et la loi formelle à cet égard, j'annonce que mon ministère à l'égard de la veuve Capet est terminé. » Le président recueille les opinions des juges et prononce la peine de mort. Il est quatre heures et demie du matin.

 

Trinchard, écrivant à son frère le canonnier, s'empressera de lui annoncer le rôle qu'il a joué au procès de la reine et dont il est très fier.

« Je t'aprans mon frerre que jé été un des jurés qui on jugé la bête féroche qui a dévoré une grende partie de la république, celle que l'on califioit si deven de raine et je t'aprans que nous sommes après à juger la clique brissotine[3]. Ils sont 21. Je t'aprans que jé déménag[é]. Je reste dan la rue de la Monnoie. Tu voudras bien me faire savoir comme est l'esprit public den ta garnisont. Pour ici nous avons mis au pas les modérés et enfermé les aristocrates[4]. »

La bête « féroche » ! Il s'acharne sur- tant de souffrances morales et physiques supportées avec une grande dignité depuis d'interminables mois. Il n'a eu pitié ni de ces cheveux d'une femme de trente-huit ans, tout blancs sous son bonnet de veuve, ni de cette figure exsangue figée par la douleur, ni de ces mains amaigries, aux doigts fébriles, courant sur la barre du fauteuil, pendant qu'on l'interrogeait. Il est de ceux qui ont trouvé mauvais le geste de l'officier de gendarmerie de Busne ayant le courage d'offrir un verre d'eau à Marie-Antoinette lorsque, épuisée par les émotions, par sa défense, par ses pertes de sang, elle s'était plainte de la soif. Pour lui, François Trinchard, elle était « la bête féroche », celle qu'on « qualifiait ci-devant de reine ».

La satisfaction de Trinchard est de même qualité que celle d'Hébert. Le « Père Duchesne » éprouve la « plus grande joie de toutes les joies après avoir vu de ses propres yeux la tête du Veto famille séparée de son f col de grue ». Il donne de grands détails « sur l'interrogatoire et le jugement de la Louve autrichienne » ; il exhale « sa grande colère contre les avocats du diable qui ont osé plaider de cette guenon ». « Je voudrais f..... pouvoir vous exprimer la satisfaction des sans-culottes quand l'archi-tigresse a traversé Paris dans la voiture à trente-six portières (la charrette). Les beaux chevaux blancs si bien panachés, si bien enharnachés ne la conduisaient pas ; mais deux rossinantes étaient attelées vis-à-vis de maître Samson, et elles paraissaient si satisfaites de contribuer à la délivrance de la République qu'elles semblaient avoir envie de galoper pour arriver plutôt (sic) au lieu fatal. La g..... au surplus a été audacieuse et insolente jusqu'au bout. Cependant les jambes lui ont manqué au moment de faire la bascule pour jouer à la main chaude, dans la crainte de trouver après sa mort un supplice plus terrible que celui qu'elle allait subir. Sa tête maudite fut enfin séparée de son col de grue, et l'air retentissait de cris de : Vive la République f.....[5] »

 

Trinchard se flattait de mener rondement la « clique brissotine ».

Quand Brissot et les autres députés de la Gironde comparurent au Tribunal, le 3 brumaire (23 octobre 1794), il les attendait avec impatience. Les débats durèrent jusqu'au 9. Le 8, sur la proposition de Robespierre, la Convention décréta qu'après trois jours de" débats, le président du Tribunal serait désormais autorisé à demander aux jurés si leur conscience était assez éclairée ; sur une réponse négative le procès devait continuer jusqu'au moment où le jury se déclarerait en état de prononcer. L'Assemblée avait, ensuite, voté une motion de Billaud-Varennes donnant au Tribunal le nom de Tribunal révolutionnaire.

Le 9, dès l'ouverture des débats, Hermann lut, à haute voix, les décrets de la veille. Il demanda au chef des jurés, ci-devant marquis Antonelle, si la conviction du jury était acquise. Antonelle déclara que non. Les débats continuèrent. A trois heures, suspension d'audience, jusqu'à cinq. L'audience reprise, les jurés se déclarèrent « suffisamment instruits ». Les débats furent clos. On passa au jugement sans entendre ni l'accusateur public dans son résumé, ni les accusés, ni les défenseurs « dans leur défense générale ». Le président, lui non plus, ne fit pas de résumé de l'affaire. Suivant en cela l'avis du Tribunal, il rédigea la série des questions de fait sur lesquelles les jurés allaient avoir à se prononcer. Il les leur remit dans l'ordre où ils devaient en délibérer ; il leur remit encore l'acte d'accusation, les procès-verbaux, les autres pièces. Les accusés, à leur tour, firent, passer aux jurés les pièces et les titres favorables à leur défense[6].

A sept heures du soir, les jurés se retirèrent dans leur chambre de délibérations. Ils n'en sortirent qu'à dix heures et demie. Leur conscience était suffisamment éclairée. La robuste conviction de Trinchard éclata dans le oui avec lequel il affirmait la culpabilité des Girondins, de la « clique brissotine ». Un autre juré, Brochet, qui avait été domestique, fit un petit discours assez violent où il parla des « manœuvres ténébreuses » tentées « par les serpents venimeux que le peuple réchauffait dans son sein ». Mais « l'œil vigilant des patriotes » avait suivi ces reptiles « dans leurs repaires nocturnes et criminels ». Bientôt, il fallait l'espérer, leurs complices paraîtraient à leur tour devant le jury. Antonelle, lui, était pâle, les traits altérés, presque aussi malade que Camille Desmoulins. Nous n'insisterons pas sur cette scène que nous avons décrite dans notre étude sur Vilate, d'après le récit saisissant qu'il a laissé dans les Mystères de la mère de Dieu dévoilés.

Huit jours après (le 6 novembre), Trinchard jugeait et expédiait à l'échafaud le duc d'Orléans, Louis-Philippe-Joseph Égalité.

 

 

 



[1] Archives nationales, W. 500, pièce 150.

[2] Archives nationales, carton W. 500, p. 151. J'ai respecté scrupuleusement l'orthographe de Trinchard et celle des autres sans-culottes, ses amis, en reproduisant leurs lettres.

[3] Les Girondins.

[4] Archives nationales. W. 500, p. 155.

[5] Le Père Duchesne, n° 299.

[6] Tous ces documents forment aujourd'hui cinq épais dossiers conservés aux Archives nationales,