DEUX JURÉS DU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

PREMIÈRE PARTIE. — JOACHIM VILATE, LE « PETIT MAÎTRE »

 

CHAPITRE X.

 

 

Vilate change de prisons. — Il écrit son troisième Mémoire : les Mystères de la mère de Dieu dévoilés. — Analyse de ce pamphlet. — L'auteur du rapport fait à la Convention sur Catherine Théot est, d’après Vilate, Barère et non Vadier. — Son opinion est suspecte. — Il s'acharne contre Barère qui l'a abandonné. — Anecdotes curieuses. — Robespierre et les femmes. — L'attitude de Maximilien à la fête do l'Etre Suprême. — Robespierre est le « Verbe divin ». — Liturgies. — Vilate dévoile les Mystères.

 

Les mois se succédaient et Vilate était toujours prisonnier. Il changeait de prisons — et c'était tout.

De la Force, il avait été transféré au Luxembourg. En ventôse, nous le trouverons détenu à la Bourbe.

Le 1er nivôse an III, il écrit du Luxembourg aux « citoyens composant le comité de Sûreté générale :

« Le citoyen Vilate, âgé de vingt-six ans, du département de la Creuse, incarcéré le 3 thermidor, par ordre du comité de Sûreté générale, sur une dénonciation vague et insignifiante de Billaud-Varenne, réclame de la justice du comité de Sûreté générale d'être mis en liberté. Il croit avoir assez prouvé qu'il n'est ni suspect, ni coupable. Il a donc lieu d'espérer sa rentrée prochaine au sein de la société. Si la calomnie avait pu pénétrer dans le comité, je demande à être entendu pour la pulvériser.

« VILATE1[1]. »

 

Le même jour, il envoie à Regnauld (de la Manche), député à la Convention, le billet suivant :

« Au citoyen Regnauld (de la Manche) député à la Convention, rue de Seine, n° 32, à Paris.

« Il me seroit difficile de vous exprimer ma sensibilité pour les marques d'attachement que vous me témoignés. Vos désirs et les miens ne ne (sic) peuvent qu'être bientôt réalisés. J'attribue la lenteur de la justice à la foule d'affaires dont est environné le comité de Sûreté générale. Avec le zèle d 'un bon citoyen, on lève aisément cet obstacle. Il est tems que les hommes probes sentent enfin le besoin de se réunir. Leur salut dépend de leur union. Quand la malveillance s'agite, la vertu, le courage doivent être là pour la contenir et la renverser. Je n'ai d'ennemis que les hommes à qui j'ai arraché le masque. Leurs affidés sont connus. Je laisse à votre sagesse de décider le choix des personnes qu'elle croira devoir intéresser.

« Ma pétition est ci-incluse. Je suis, avec les sentiments que vous m'avez inspirés, votre concitoyen,

« VILATE It[2]. »

« Du Luxembourg, 1er nivôse, l'an III. »

 

Le 20 nivôse, il réclame des vêtements et du linge, « dont il a le plus pressant besoin ». Il a toujours tardé, depuis le 3 thermidor, jour de son arrestation, à faire cette demande, « dans l'espérance d'avoir sa liberté ».

Il écrit de nouveau, le 28 nivôse, au député Regnauld :

« Je vous prie, citoyen, de voir Merlin de Thionville. Il m'a montré plus d'une fois de l'amitié. Je le crois disposé à m'être utile. Les obstacles doivent avoir cessés d'exister. On ne peut, sans une injustice révoltante, me retenir ici plus longtems. Je vois sortir tous les jours des billotins, des baréristes, des amis de la tête et de la queue. Et moi, qui n'appartins ni à l'une ni à l'autre, on me laisse captif depuis le 3 thermidor. Voilà plus d'un mois que j'ai terminé un troisième ouvrage contenant six fois plus de faits que les deux premiers. Les preuves de ceux-ci sont incontestables. L'impression de cet écrit ferait jaillir de nouvelles lumières. Voilà plus de deux décades que j'ai écrit à mon imprimeur, qui me laisse sans le sol, de venir chercher le fruit de quelques veilles. Il n'a répondu à mes lettres que par de vaines promesses. Je suis sans linge, sans vêtemens, dénué de tout. Vous avez l'âme compatissante ; vous aimez votre pays ; voilà pour moi de bien douces espérances. Un brave soldat est plus affligé de son absence du combat que des maux sous le poids desquels le fait gémir la tyrannie' encore respirante. Ne vous laissez pas décourager par la calomnie. Je me suis rendu digne d'en mériter l'honneur. Je vous salue avec les sentimens que vous m'avez inspirés.

« Du Luxembourg, 28 nivôse, l'an III de la République une et indivisible,

« VILATE[3]. »

 

L'œuvre à laquelle Vilate fait allusion dans cette lettre, ce sont les Mystères de la mère de Dieu dévoilés, datés du palais du Luxembourg, le 8 pluviôse an 111 de la République française, une et indivisible.

Ce curieux ouvrage, auquel le prisonnier consacra les longues veilles de ses soirées d'hiver, n'eut pas l'effet qu'il en attendait ; il ne fit pas « jaillir la lumière ». Et, s'il contenait « six fois plus de faits » que les précédents, la divulgation de ces faits était de nature à inquiéter des hommes qui préféraient les laisser enveloppés d'obscurité et d'oubli.

Vilate savait trop de choses qu'on ne lui demandait pas de dire. Ce fut sa perte que de les divulguer.

Il m'a paru intéressant et curieux d'analyser ce pamphlet violent, obscur, haineux, dirigé contre Barère surtout, contre Collot-d'Herbois, Billaud-Varenne, Dupin, Vadier et Robespierre.

Vilate commence par un avant-propos, où il déclare que son innocence ne peut être douteuse. Il répète ce qu'il a déjà dit, qu'il n'a assisté que très rarement aux audiences du Tribunal révolutionnaire[4]. Il rappelle ses maladies occasionnées par une « sensibilité trop affectée du malheur d'être condamné à siéger ». Il rappelle aussi son « indignation du sacrifice contre-révolutionnaire des plus zélés défenseurs des droits de l'homme et de la liberté, Philippeaux, Camille Desmoulins et autres ». Il ne nomme pas Danton.

Si, malgré son horreur pour les tyrans, il a continué à « les fréquenter », c'est qu'une fois admis auprès d'eux, il dépendait de sa vie de ne pas s'en éloigner. « Il était précieux pour l'intérêt sacré de la liberté qu'un citoyen se dévouât au supplice affreux de les observer, de les suivre dans leurs marches légères et tortueuses. »

Il va dévoiler « une intrigue profonde et d'un genre nouveau ; la vérité qui en jaillira ne fera qu'ajouter au mépris, à la honte dont les tyrans sont déjà couverts tous ensemble, Robespierre, Barère, Billaud, Collot, Vadier, comme une tourbe vile et audacieuse, hypocrite et superbe, ridicule et atroce ».

Après avoir demandé au lecteur de ne pas s'en prendre à lui, Vilate, si les faits qu'il va révéler sont indignes de « la gravité révolutionnaire », il déclare qu'il n'a pas tout dit et qu'il faudrait « vingt volumes » pour tout dire.

On se rappelle le rapport présenté par Vadier le 27 prairial, à la Convention, sur l'affaire Catherine Théot, cette ancienne domestique à demi folle chez laquelle se réunissaient un certain nombre d'illuminés, parmi lesquels Dom Gerle, ex-chartreux, ancien collègue de Robespierre à l'Assemblée Constituante ; le médecin de la famille d'Orléans, Quesvremont, dit Lamotte, et la marquise de Chastenois. On sait que ce rapport de Vadier avait servi aux ennemis de Robespierre, pour détruire l'effet, incontestablement très grand, produit par la fête du 20 prairial vouée au culte de l'Etre suprême.

Vilate nous dit :

« On se tromperait si l'on croyait avoir connu l'affaire de Catherine Théot par le rapport de Vadier, du 27 prairial. Les mystères de la mère de Dieu et la conspiration qui semblait en découler sont les moindres sujets dignes de la curiosité ; il est d'autres mystères politiques, voilés à dessein par la plume de paon[5]. »

Vilate dévoile donc les dessous de cette affaire Catherine Théot qui ne fut que le prologue comique du grand drame foudroyant du 9 thermidor. « Il est parvenu, dit-il, dans le silence de la retraite, à dissiper tous les nuag-es. » Voyons s'il y a réussi.

 

Comme il prévoit qu'on pourra douter de sa véracité, il répond d'avance aux objections.

« Les tyrans essaieront de changer en fictions les faits de ce nouvel ouvrage. Ils sont accoutumés à vouloir dénaturer l'essence des choses. Mais je continuerai à les démasquer... Pygmées politiques, leur art perfide fut de magnétiser toute la France, de la plonger dans cette extase trompeuse qui lui faisait envisager la mort comme la félicité. »

Il dénonce Vadier, qui, dans une brochure, attaqua ses deux premiers récits.

« Faudrait-il entendre en témoignage les habitants de Clichy, rappeler à leur mémoire non seulement les plaisirs de Versailles et de Trianon, mais encore les scènes royales de Louis XIV avec ses brillantes maîtresses dont ce village fut le théâtre scandaleux ?... Voici, sans doute, quelles seraient leurs dépositions. Les mêmes bosquets, les mêmes berceaux, les mêmes lits de verdure ont ombragé les tendres soupirs de la cour du superbe despote et la société des destructeurs du trône qu'il croyait avoir assuré à sa postérité. Si Vadier n'eût pas partagé les habitudes, les jouissances des décemvirs ; s'il eût observé les mœurs sévères que lui commandaient la gravité de son caractère et ses soixante années de vertu, l'austérité que la nature marâtre a donnée à ses dehors et à ses manières, il pourrait se défendre de la fausse honte d'avoir figuré dans les cercles où son aspect repoussant et rébarbatif ombrait la gaîté des jeux volages, effrayait les plaisirs et les grâces. Moderne Polyphème, pour ainsi dire, ne semblait-il pas les rechercher avec le désir d'y rencontrer quelques Galathées ? »

 

On a quelque peine à suivre Vilate dans son argumentation des Mystères de la mère de Dieu dévoilés, tant il s'écarte souvent du sujet pour raconter des anecdotes. Il nous apprend ainsi qu'au Luxembourg, c'est la célèbre artiste Lacombe, « présidente de la Société fraternelle des amazones révolutionnaires », qui tient « l'échoppe des menus-plaisirs destinés aux prisonniers ». Simple, gracieuse aux acheteurs, cette reine de théâtre « n'est plus qu'une petite bourgeoise modeste « tirée à quatre épingles » et qui sait débiter sa marchandise au plus haut prix ». Elle enveloppe « par politesse » la bougie que chaque soir lui achète Vilate d'un « chiffon de papier qui vaut, à lui seul, les cinquante sous qu'elle la vend ; il faut payer, chaque soir, cette somme sans compter le prix de quelques petites pommes de reinette à sept sous la pièce. Avec quelle grâce encore dit-elle : « Le tout pour obliger les citoyens ! »

Un soir, en développant ce chiffon de papier, Vilate y lit ce passage : « Supposez que les ambassadeurs de Typpo-Saïb arrivés en France en... [6], n'y fussent venus que dans ces temps calamiteux où les places publiques sont couvertes d'échafauds, ignorant notre langue, nos mœurs, nos lois, notre Révolution. Qu'auraient-ils rapporté à leur retour au fond des grandes Indes ? Il me semble lire sur leur itinéraire cette relation : « Les Français, dont la gloire est venue jusqu'à ces contrées, sacrifient leurs semblables, par centaines, à deux divinités appelées : Liberté, Égalité, sur un autel élevé entre leurs statues. »

 

Il revient ensuite aux Mystères. Il prétend que le « Verbe Divin » n'est autre que Robespierre.

« Les doctes connaissent l'histoire de Psaphon, libyen. Voulant passer pour dieu, il apprit à un essaim d'oiseaux à répéter ces paroles : « Psaphon est un grand dieu ». Une fois instruits, il les lâcha dans le pays où ils firent retentir leur leçon. Les habitants de Libye, frappés de surprise, décernèrent à Psaphon les honneurs divins. Robespierre, au lieu d'oiseaux, avait une nuée de femmes ; une vieille baronne, espèce de coryphée, continuellement chez lui, donnait le ton aux adorations. Sans cesse elles avaient à la bouche : « Ce Robespierre ! c'est un Dieu ; il est sans pareil ; c'est l'homme divin, c'est le fils de l'Être Suprême... Par quel prestige certains hommes parviennent-ils à inspirer, surtout au sexe, cette idée surnaturelle qui semblé les faire participer de la Divinité ? »

Vilate rappelle alors avec quelle « affectation » Robespierre se servait du mot providence, tandis que Guadet[7] ne parlait que de fatalité. Il invite les lecteurs à se reporter à la définition « réfléchie » de la liberté, inscrite dans la Déclaration des Droits de l'homme et qui correspond à la maxime évangélique : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait. »

« On n'oubliera pas son discours aux Jacobins contre la faction des Hébertistes proclamant l'athéisme, dans lequel il disait : « Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer... » De bonne heure, il avait préparé la fondation de l'Être Suprême. Il serait trop long de rapporter tous les traits singuliers de spéculation religieuse, appliqués à la République française, que son projet de décret offre à la méditation. Sans cesse chatouillé par des lettres qui lui arrivaient de tous les coins du monde, où on le traitait réellement d'envoyé du Ciel, de Fils de Dieu, de Sauveur de la France, de fondateur de la République naturelle. Sa vanité et son orgueil savouraient avec complaisance les flatteries ridicules de dom Gerle, introduit quelquefois dans sa maison, lui annonçant que la Mère de Dieu l'avait choisi pour en faire son Verbe divin, que sa mission auguste est prophétisée clairement par l'Écriture dans l'annonciation d'un envoyé de l'Être Suprême, de l'oint du Seigneur, du Vengeur céleste, renversant les idoles de pierre et de bois et lançant la foudre, au milieu des éclairs, sur les Titans orgueilleux, sur la partie enragée de la nation... Dans son domestique, attentions recherchées, caresses louangeuses, désirs prévenus, sollicitude craintive, soupirs recueillis, mignardises flatteuses. Toutes les voluptés de la mysticité semblaient environner le tyran ; et nul directeur de nonnes ne fut jadis davantage le tendre et précieux objet de plus douces inquiétudes et de soins plus affectueux de la part des chères mères en Dieu... Avec quelle joie orgueilleuse, marchant à la tête de la Convention nationale, entouré d'un peuple immense, répondant par l'élégance de la parure à l'éclat pur et radieux d'un si beau jour, il se pavanait, pour la première fois, revêtu de l'écharpe tricolore de représentant du peuple et la tête ombragée de panaches flottants ! Tout le monde remarqua son ivresse. Mais, tandis que la foule, enthousiasmée, faisait retentir les cris de : « Vive Robespierre ! » qui, dans une République, sont des cris de mort, ses collègues, effrayés de ses prétentions audacieuses, incommodaient ses oreilles, comme il s'en est plaint depuis, de traits satiriques, de sarcasmes piquants : « Voyez-vous comme on l'applaudit ? ne veut-il pas faire le Dieu ? n'est-ce pas le grand prêtre de l'Être Suprême... ? » A cet égard, ce mot lui est échappé : « On aurait cru voir les Pygmées renouveler la conspiration des Titans. » Alexandre, se faisant déclarer par l'oracle d'Àmmon fils de Jupiter, n'était pas plus superbe... Non seulement les membres de la Convention devinaient ses projets théocratiques ; je tiens d'une personne, pour l'avoir entendu aux Tuileries, ce mot énergique d'un vrai sans-culotte : « Voyez ce bougre-là ; ce n'est pas assez d'être le maître, il faut encore qu'il soit un dieu[8] ! »

Donc, Robespierre était le Verbe divin des Mystères. Invention machiavélique de Barère pour perdre Maximilien, cette affaire sensationnelle avait été présentée « seulement de profil » à la Convention, « avec ce talent agréable et léger, habitué à transformer en carmagnoles les victoires des armées de la République ». C'est ainsi que l'organisateur de la fête de l'Etre Suprême « devait entrer dans le système général de la contre-révolution sacerdotale ».

Vilate objectait à Barère : « Comment peut-on prendre au sérieux cette idée ?

— Les hommes, répondait Barère, sont si faibles, si peu faits pour les spéculations métaphysiques que, par un penchant naturel, ils se livrent à tout ce qui tombe sous leurs sens et flatte leurs craintes ou leurs espérances. C'est surtout en temps de Révolution que le danger des impostures religieuses devient extrêmement grave et doit exciter une attention sévère ; parce que le peuple, privé de ses pratiques de dévotion habituelle, s'abandonne au vague incertain d'idées morales, de principes de conduite, de sentiment et d'opinion. Dans ces temps difficiles, les hommes, presque tous malheureux et accablés, portant sur leurs visages les traits des maux qu'ils endurent et du trouble de leurs pensées, cherchent leurs consolations dans une cause supérieure. Ne sont-ce pas les persécutions qui rendent sacrés les infortunés et en font des dieux ? Jupiter n'eut-il pas sa chèvre qui le nourrit ? Moïse, dans son berceau d'osier, échappa aux flots de la mer. Osiris n'eut-il pas son bœuf Apis ? Hercule, à la mamelle, triompha de deux serpents. Romulus ne fut-il pas allaité par une louve ? Le fils de Marie eut l'étable de Bethléem contre la proscription d'Hérode. »

Si l'affaire Catherine Théot avait été jugée au Tribunal révolutionnaire, on eût recueilli tous les faits qui, de la part de Robespierre, auraient prouvé « son attachement au système de la Divinité ». On eût fait comparaître « les saintes bigotes dont il était environné, si enthousiastes que, comme les femmes de la Passion, elles ne sont pas dans ce moment sans espérer sa résurrection ».

C'est l'infernal génie de Barère qui a perdu Robespierre. Vilate pense que « la division dans le décemvirat remonte à la fête de l'Être Suprême ». Barère, Collot d'Herbois, Billaud-Varenne, Vadier se sont emparés des Mystères pour le renverser. Robespierre a « travaillé, de son côté, la Société des Jacobins ». Les deux partis se sont livré une lutte suprême et décisive. Ainsi, d'après lui, ils ont préparé « l'heureuse révolution du 9 thermidor »

« Robespierre, alors, marche insensiblement au pouvoir suprême, prétendant à la gloire de réparer les calamités de la France après les avoir provoquées. Ses adversaires tentent de prendre sa place. Mais, on remarquera cette différence qu'il osa les attaquer de front, tandis qu'eux ne l'attaquèrent que dans l'ombre, d'une manière vile et basse, même en le flagornant publiquement jusqu'à sa défaite ; conduite qui prouve, de sa part, son audace et, de la part des autres, leur turpitude...

« Est-ce bien le peuple français, si grand dans l'Univers par ses lumières, par ses armes, par son étonnante Révolution, qui est devenu le jouet et la victime d'une poignée de tyranneaux, naguère inconnus sous d'autres rapports que ceux de la nullité, appréciés entre eux par cette vérité sortie de leurs bouches au milieu de leurs querelles... Pygmées politiques, auxquels ce serait trop confier que donner une basse-cour à gouverner ![9] »

 

Tel est ce pamphlet en trois parties où Vilate mit en œuvre les dons d'observation qu'il avait reçus de la nature et les citations de l'antiquité classique qu'on lui avait enseignées dans ses collèges. L'auteur des Causes secrètes et des Mystères démêle dans l'œuvre des hommes qu'il a fréquentés et servis bien des germes de mort. Par moments, il entrevoit l'avenir. Mais il ne peut s'empêcher de céder à ses haines. Il sacrifie aux besoins de sa défense. Pour se disculper, il accuse. Et son œuvre en est gâtée et amoindrie. Tel qu'il est, cependant, cet important travail de rédaction où il employait les longues veilles de, ses nuits de prisonnier est intéressant. En dépit de bien des obscurités — voulues pour la plupart — les événements n'y sont pas si dénaturés ni les hommes si travestis qu'on ne les sente pris sur le vif, dans leurs attitudes familières, avec leurs gestes habituels. Il les a bien connus. Il a vécu dans leur intimité. Il se soucie assez peu de la précision historique, on le sent ; et, pourtant, il a de ces mots qui éclairent tout un caractère, de ces traits qui peignent toute une scène ; il les sème un peu au hasard, parce qu'ils lui viennent naturellement. Personne ne passe des sujets graves aux familiers avec plus d'aisance Il se laisse conduire au gré de ses souvenirs et on l'écoute volontiers — en se méfiant parfois, il est vrai. Mais c'est un écrivain qui a su voir et rendre ce qu'il voyait.

 

Il termine son troisième Mémoire par cet épilogue mélancolique et prudent :

« Ainsi je charme les ennuis de ma longue détention en dévoilant les tyrans qui m'ont plongé dans les fers, pour avoir- commencé à venter leurs complots. Puissent tous ceux qui leur ressemblent pâlir d'effroi et s'arrêter dans la carrière du crime ! Les tyrans peuvent induire en erreur la jeunesse, d'autant plus facile à tromper qu'elle croit à la vertu ; mais ils apprennent, par mon exemple, que, bientôt désabusée, indignée d'avoir été aveuglée, elle se fait un devoir honorable de les démasquer dans l'opinion publique. Mon cœur approcha du crime ; il n'en est pas flétri.

« Qu'on ne dise pas que je trahis leur confiance. Je ne fus par dépositaire de leurs secrets. Ils ont voulu faire de moi une dupe avant d'en faire une victime. Ce que mes yeux dessillés ont surpris dans les occasions rapides comme l'éclair, je ne dois point le taire en faveur des oppresseurs de ma patrie quand elle peut en tirer quelque utilité. Je crois à la morale, et, jamais je n'ai trahi et ne trahirai les épanchements du cœur. On avait beau exciter les dénonciations, dire qu'on n'était pas patriote quand on n'avait pas dénoncé et fait incarcérer, j'ai toujours gardé, dans mon intérieur, les confidences, les indiscrétions échappées. Je ne peux pas me tromper ; j'ai du moins le sentiment de bien mériter des gens honnêtes. Quoi qu'en fassent les tyrans passés et à venir, la liberté de la presse sera éternellement l'aurore de la vérité et rien de leurs infamies ne restera caché. La vérité sortira du fond des cachots pour les vouer à l'opprobre. Puisse chacun se pénétrer de la nécessité d'être de bonne foi et vertueux ! Les crimes les plus secrets seront publiés sur les toits... »

« J'ignore pourquoi je reste toujours captif. La justice exige ma liberté. Quoi qu'il en soit des motifs de détention trop prolongée, je respecte la négligence du comité de Sûreté générale à mon égard. La Convention nationale et les autorités de gouvernement qui en émanent n'en sont pas moins l'objet de ma vénération ; mais je dirai qu'il est cruel de n'être pas témoin des espérances de bonheur dont elle console la France éplorée, tandis qu'on l'a été, malgré soi, des ravages qu'elle vient d'éprouver et de ne pouvoir concourir de toutes ses forces aux mesures de restauration, après tant de malheurs.

« Du palais du Luxembourg, le 8 pluviôse, an IIIE de la République française, une et indivisible,

« VILATE[10]. »

 

 

 



[1] Archives nationales, W. 500, p. 167.

[2] Archives nationales, W. 500, p. 168.

[3] Archives nationales, W. 500, p. 164.

[4] Nous avons vu qu'il y était entré comme juré de jugement soixante-quatre fois.

[5] Barère.

[6] Vilate ne donne pas la date de cette ambassade. Il dit qu'à cet endroit. « il y a un trou dans le papier ». — Il s'agit de l'ambassade envoyée à Louis XVI, en 1788, par le successeur d'Hyder-Ali, le sultan Typpo-Saïb, roi de Mysore, qui excita vivement la curiosité en France. — « Les mœurs, les habitudes, les costumes de ces Indiens furent longtemps le sujet de nos conversations, le type de nos modes. » (Souvenirs d'un page de la cour de Louis XVI, publiés par M. le comte d'Herecques. Perrin, 1895.)

[7] Guadet (Marguerite-Élie) député de la Gironde. Membre de l'Assemblée législative de la Convention nationale et du club des Jacobins ; — Guillotiné à Bordeaux le 16 juin 1794. Dans le procès de Louis XVI, il avait voté pour l'appel au peuple et pour la mort avec sursis.

[8] Causes secrètes, p. 310 à 314.

[9] Causes secrètes, p. 333.

[10] Causes secrètes, p. 335.