DEUX JURÉS DU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

PREMIÈRE PARTIE. — JOACHIM VILATE, LE « PETIT MAÎTRE »

 

CHAPITRE V.

 

 

Propos d'Hérault de Séchelles et de Barère rapportés par Vilate. — Régénérer, tel est le mot d'ordre. — La vertu est à l'ordre du jour. — Le Comité de salut public n'est « qu'un comité de village. » — Chaos. — Le discours de Robespierre sur la Divinité. — Vilate au Tribunal. — Le claveciniste Hermann, professeur de piano de Marie-Antoinette, de Barère et de Dupin. — Les robustes convictions du sans-culotte Châtelet. — Il n'aime pas les muscadins. — Le luxe d'Hermann « en habits et en cabriolet. » — Il doit son salut il Vilate. — L'espionnage, « incommode comme une nuée d'insectes ». — Vilate commence à devenir suspect. —Préparatifs de Paris pour la fête de l'Être suprême.

 

La guillotine a eu raison des attentats « commis contre la vertu ». Danton n'est plus, ni Camille, ni le bel Hérault de Séchelles.

Vilate se souvient des propos de ce dernier, en frimaire précédent. On dînait chez le restaurateur Méot, dans la chambre rouge. La Révolution était le sujet des entretiens. Hérault disait qu'elle pouvait apporter dans le monde des changements aussi grands que le christianisme en avait apportés. « Le monde doit sortir enfin de la nuit des préjugés ; le despotisme des rois sera éclipsé par la souveraineté des peuples ; les rêveries du paganisme et les folies de l'Église remplacées par la raison et par la vérité... La nature sera le Dieu des Français comme l'Univers est son temple. »

Barère répondait : « L'égalité, voilà le contrat social des peuples ». Hérault : « Les anciens n'ont pu instituer la liberté qu'en plaçant l'esclavage auprès d'elle ». Vilate : « Nous avons effacé de la France jusqu'à la domesticité. » Hérault : « L'imbroglio constitutionnel de Condorcet ne nous a-t-il point forcés pourtant à ne faire qu'un impromptu populaire ? Notre Décalogue politique me fait concevoir des craintes. La sanction, de la part du peuple, des lois proposées par le corps législatif, sera-t-elle réelle dans un si vaste empire ? La démocratie sera-t-elle contenue dans ses écarts ? » Barère : « Le pouvoir exécutif, composé de vingt-quatre membres, pourrait bien devenir le conseil suprême des éphores à Athènes, de la justicia des anciennes Espagnes, le piédestal d'un chef, comme on le voit de nos jours sous différents noms à Venise, en Hollande, en Suisse, en Amérique, en Angleterre... »

Et, comme il était question de l'établissement du gouvernement révolutionnaire, Hérault, enfoncé dans une profonde méditation, avait dit ces mots : « Faut-il qu'une nation ne se régénère que dans un bain de sang ? »

— « Qu'est-ce que la génération actuelle devant l'immensité des siècles à venir ? » avait conclu Barère[1].

Régénérer, tel est le mot d'ordre. La suppression de Danton, de Camille, d'Hérault de Séchelles n'est-elle pas la conséquence logique des principes énoncés par Billaud-Varenne, le « patriote rectiligne », quelques mois auparavant (14 frimaire an II). « La régénération d'un peuple doit commencer par les hommes les plus en évidence, non pas seulement parce qu'ils doivent l'exemple, mais parce qu'avec des passions plus électrisées, ils forment toujours la classe la moins pure, surtout dans le passage d'un long état de servitude au règne de la liberté. »

La probité, la justice, la vertu sont à l'ordre du jour. La Révolution sera une renaissance. L'opinion déconcertée se tourne vers Robespierre. Seul, il eût été un gouvernement. L'Incorruptible attend son heure. Pour le moment, deux obstacles se dressent devant lui : ce sont les lois agraires dont il défend le principe, mais dont il redoute l'application, et l'opposition des comités de villages qu'il pressent[2].

Comité de village autant et plus qu'aucun autre, le Comité de salut public. A en croire Vilate, il se trouve presque toujours désert ; il se compose, le plus souvent, d'un, deux ou trois de ses membres alternativement. Ce sont eux qui commandent, eux qui ordonnent, sans la participation des autres, selon que le hasard les a amenés. Ils ont l'assentiment tacite de tous les autres, qui approuvent de confiance. « Travaillant chacun à part dans leur laboratoire, ils ne se rassemblaient, dit-il, que dans des cas extraordinaires de danger et de crise, et, alors, quelques-uns des membres du Comité de sûreté générale étaient appelés. » Aucun plan dans le travail ; l'empire des incidents et l'influence des subalternes présidant à l'expédition des affaires. Des mesures insuffisantes, disparates, souvent contradictoires, propageant le désordre, l'effroi et le désespoir sur tous les points de la République. Le principe qui faisait tout aller était une tendance presque naturelle à la tyrannie, aux mesures fortes, vigoureuses et terribles, que tous, maîtrisés par la gravité des choses — qui, par-là, en devenaient plus aggravantes —, avaient adoptées simultanément, moins encore par un sentiment réfléchi que par une inquiétude d'esprit disposée à tout faire avec emportement et violence.

De là des tiraillements d'opinion, des jalousies, des défiances, des disputes, enfin la division favorable à la liberté sur le point où ils étaient le plus d'accord : la proscription d'une partie de la Convention nationale. Il y avait là plus de tyrannie, plus de despotisme qu'au divan de la Porte ottomane, et, en même temps, moins d'unité, de force, d'ensemble dans l'ordre et l'exécution.[3] »

 

D'après Vilate, le « chaos résultant de cet état de choses entrait dans les vues ambitieuses de chacun des tyrans ».

Le 18 floréal (7 mai 1794), Robespierre, prononce, à la Convention, son fameux discours sur la Divinité : « Exaltez tous les sentiments généreux et toutes les grandes idées morales qu'on a voulu éteindre. Rapprochez par le charme de l'amitié et par le lien de la vertu les hommes qu'on a voulu diviser.

« Qui donc t'a donné la mission d'annoncer au peuple que la divinité n'existait pas, ô toi qui te passionnes pour cette doctrine aride de l'athéisme et qui ne te passionnas jamais pour la Patrie ?

« Quel avantage trouves-tu à persuader à l'homme qu'une force aveugle préside à ses destinées et frappe au hasard le crime et la vertu, que son âme n'est qu'un souffle-léger qui s'éteint aux portes du tombeau ?

« L'idée du néant lui inspirera-t-elle des sentiments plus purs et plus élevés que celle de son immortalité ? Lui inspirera-t-elle plus de respect pour ses semblables et pour lui-même, plus de dévouement pour la Patrie, plus d'audace à braver la tyrannie, plus de mépris pour la mort et pour la volupté ?

« Vous qui regrettez un ami vertueux, vous aimez à penser que la plus belle partie de lui-même a échappé au trépas ! Vous qui pleurez sur le cercueil d'un fils ou d'un époux, êtes-vous consolés par celui qui vous dit qu'il ne reste plus rien d'eux qu'une vile poussière ? Malheureux, qui expirez sous les coups d'un assassin, votre dernier soupir est un appel à la justice éternelle ! L'innocence sur l'échafaud fait pâlir le tyran sur son char de triomphe. Aurait-elle cet ascendant si le tombeau égalisait l'oppresseur et l'opprimé ?

« Si l'existence de Dieu, si l'immortalité de Famé n'étaient que des songes, elles seraient encore la plus belle des conceptions de l'esprit humain ! »

 

Robespierre affirme son respect pour la liberté de conscience ; il recommande la tolérance en matière religieuse et prononce l'éloge de Rousseau ; il raille vertement les philosophes adversaires de Jean-Jacques, « charlatans ambitieux qui avaient été pensionnés par tous les despotes, tout en déclamant parfois contre le despotisme et, fiers dans leurs écrits, s'étaient montrés rampants dans les antichambres ».

Il flétrit Condorcet[4] ; puis, s'adressant aux prêtres : « Fanatiques, n'espérez plus rien de nous... Rappeler les hommes au culte pur de l'Être suprême, c'est porter un coup mortel au fanatisme. Toutes les fictions disparaissent devant la Vérité et toutes les folies tombent devant la Raison.

« Sans contrainte, sans persécution, toutes les sectes doivent se confondre d'elles-mêmes dans la religion universelle de la Nature. Nous vous conseillerons donc de maintenir les principes que vous avez manifestés jusqu'ici.

« Que la liberté des cultes soit respectée, pour le triomphe même de la Raison ; mais qu'elle ne trouble point l'ordre public et qu'elle ne devienne point un moyen de- conspiration. Si la malveillance contre-révolutionnaire se cachait sous ce prétexte, réprimez-la, et reposez-vous du reste sur la puissance des principes et sur la force des choses.

« Prêtres ambitieux, n'attendez donc pas que nous travaillions à rétablir votre empire. Une telle entreprise serait même au-dessus de notre puissance...

« Vous vous êtes tués vous-mêmes et on ne revient pas plus à la vie morale qu'à la vie physique. Et d'ailleurs, qu'y a-t-il entre les prêtres et Dieu ? Les prêtres sont à la morale ce que les charlatans sont à la médecine. Combien le Dieu de la nature est différent du Dieu des prêtres !

« Je ne connais rien de si ressemblant à l'athéisme que les religions qu'ils ont faites. A force de défigurer l'Être suprême, ils l'ont anéanti autant qu'il était en eux ; ils en ont fait tantôt un globe de feu, tantôt un bœuf, tantôt un arbre, tantôt un homme, tantôt un roi. Les prêtres ont créé Dieu à leur image ; ils l'ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel, implacable. Ils l'ont traité comme, jadis, les Maires du Palais traitèrent les descendants de Clovis, pour régner sous son nom et se mettre à sa place. Ils l'ont relégué dans le ciel comme dans un palais et ne l'ont appelé sur la terre que pour demander à leur profit des dîmes, des richesses, des honneurs, des plaisirs et de la puissance.

« Le véritable prêtre de l'Être suprême, c'est la Nature ; son temple, l'Univers ; son culte, la Vertu ; ses fêtes, la joie d'un grand peuple rassemblé sous ses yeux pour resserrer les doux nœuds de la Fraternité universelle et pour lui présenter l'hommage de cœurs sensibles et purs. »

Le peuple français doit reconnaître l'existence de l'Être suprême et de la divinité de l'âme. Le culte nouveau consistera dans la pratique des devoirs de l'homme — haine de -la mauvaise foi et de la tyrannie, châtiment des tyrans et des traîtres, secours aux malheureux, respect des faibles, défense des opprimés, secours mutuels, justice égale pour tous —. Les fêtes décadaires seront consacrées à l'Etre suprême, au Genre humain, à la Liberté et à l'Égalité, à l'amour de la Patrie, à la Justice, à la Vérité, à la Pudeur, à l'Amitié, à la Gloire, « non à cette gloire qui ravage et opprime le monde, mais à celle qui l'affranchit, l'éclaire, le console ». Une fête, vouée au Malheur soulagé par l'Humanité, aura sa raison d'être, puisque l'Humanité est impuissante à le bannir de la terre.

Décrété au milieu d'acclamations et d'applaudissements enthousiastes, le rapport de Maximilien fut relu le soir même aux Jacobins par l'auteur. L'auditoire des Amis de l'Homme et de l'Égalité témoigna de sentiments égaux à ceux des membres de la Convention nationale.

Vilate l'avoue : « Robespierre, lui-même, paraissant enfin ouvrir les yeux sur tant de calamités publiques, contribua à mon retour vers la vie par la lecture de son discours prononcé aux Jacobins sur la Divinité. Il semblait, de bonne foi, résolu d'arrêter le torrent dévastateur. L'histoire mettra en problème s'il n'en excitait pas sourdement l'action, à dessein d’avoir le suprême mérite, aux yeux de la nation, d'être le dieu libérateur qui, seul, fermerait l'abîme de la destruction et ramènerait les hommes aux espérances du bonheur[5]. »

Vilate raille, plus loin, il est vrai, quand il écrit : « Toutes ces mesures de salut public et de sûreté générale, que la mort semblait seule avoir inventées, étaient en pleine activité, tandis que, pour distraire le peuple des sentiments d'effroi qu'elles devaient lui inspirer, le géant Robespierre offrait au cœur des hommes, avec tous les charmes séducteurs de l'éloquence philanthropique, le dogme consolateur de l'Etre suprême, et de l'Immortalité de l'âme. La Convention nationale, subjuguée elle-même, consacrait cette idée sublime et mettait au rang des devoirs du républicain, la haine des tyrans, les secours envers les opprimés, le désir de faire à autrui ce qu'on veut qui nous soit fait. Non, jamais on ne voila un aussi vaste dessein que celui du système agraire, avec plus d'art et plus d'adresser »

 

Peu de jours après, le 24 floréal (13 mai), Vilate siégeait de nouveau au Tribunal.

Il avait à juger Rollet d'Avaux, ex-noble, ancien président du présidial de Riom, sa femme et leur notaire. « Instruments du ci-devant évêque de Clermont, émigré, ils voulaient opérer la contre-révolution dans le département de l'Allier. » Ils correspondaient avec les émigrés. Bender, le banquier, écrivait de Bruxelles : ce A vingt jours de date, je paierai à l'ordre du roi de France la somme de tout mon sang pour le recouvrement de sa liberté et de sa personne, sans préjudice aux droits contre les coquins qui l'ont humilié, les scélérats qui l'ont outragé et les Jacobins qui ont voulu l'assassiner. (A Bruxelles, le 25 mai 1791)[6]. » Cette lettre est considérée par Fouquier-Tinville comme un « signe de ralliement » entre les contre-révolutionnaires. — Les jurés sont affirmatifs sur la culpabilité. La peine capitale est prononcée[7].

Le 26 floréal (15 mai), Vilate est juré dans deux affaires : à dix heures, celle de la veuve Guibel, trameuse, de la femme Nasse, couturière, de la femme Jongleur, ouvrière, et de Louis Dupont, menuisier, accusés d'avoir correspondu avec les détenus de la maison d'arrêt de Rouen. Fouquier-Tinville soutient l'accusation ; mais le jury les acquitte[8]. A midi, l'affaire de Bertrand, ferblantier, et étapier[9], originaire du Puy-de-Dôme, domicilié dans la Côte-d'Or, à Seurre (district de Saint-Jean-de-Losne). Il a fourni à un détachement de volontaires nationaux du vin gâté. Le fait est constaté par procès-verbal d'expert : « Visite faite des caves et magasins dudit Bertrand, dit ce procès-verbal, le vin qui y a été trouvé était de même nature que celui qui a donné lieu à la réclamation des volontaires ; preuve évidente que ledit Bertrand, dirigé par sa cupidité et son égoïsme, préférait son vil intérêt à l'existence de nos braves défenseurs et, par conséquent, au succès de leurs armes et à la prospérité de la République[10]. » Bertrand est condamné à mort.

 

Le 28 floréal (17 mai), six accusés : Rougane, ci-devant curé, soixante-dix ans, demeurant au Mont-Valérien ; Romé, ex-noble, habitant Paris ; Isnard, cultivateur des Bouches-du-Rhône ; Dusaulnier, ex-noble, habitant le Puy-de-Dôme ; Millange, un Cévenol, quartier-maître trésorier du 1er corps des hussards de la Liberté ; Périllat, habitant du département du Mont-Blanc, journalier, tous conspirateurs. Rougane est l'auteur d'ouvrages contre-révolutionnaires dans lesquels il comparait sa résignation aux « horreurs » révolutionnaires avec celle de Daniel et des chrétiens persécutés par Néron. Il a écrit : « La République est établie ; la résistance, au moins dans les lieux où cette république domine, serait inutile ; on peut, on doit donc s’y soumettre au moins provisoirement. » Tous, ils sont condamnés à mort[11].

Huit accusés sont jugés par lui, le 2 prairial : Claude Simard, ex-prêtre ; Isaac Mégret, tisserand, volontaire du bataillon de la section Beaurepaire, à Paris ; Robert Meunier, bonnetier, chasseur du 13e régiment ; Pierre Annereau, tailleur, ci-devant dragon au 19e régiment ; François Vassal, ex-noble ; Élisabeth Ragot, ex-religieuse ; Antoine Roger, palefrenier, « ci-devant au service d’Égalité fils. » Le prêtre Simard et Elisabeth Ragot, accusés d'intelligences et de correspondances avec les ennemis de la République, Vassal (du Lot), qui a émigré et correspondu avec les émigrés, sont condamnés à mort. Les autres sont acquittés[12].

Le 14 prairial, Vilate juge dix accusés : Ce sont : Canolle père et fils, qui ont « conspiré avec l'infâme Calonne au moment où celui-ci tramait la perte de la France par la déprédation excessive des finances » ; Dupuy, aide de camp du général Brunet ; Costard, « contre-révolutionnaire depuis 1789 » ; Dorty, adjoint de Bournonville ; Provenchère, prévenu d'avoir passé un marché frauduleux de 18.000 havresacs ; Fortin, qui a fourni dans cette affaire un pot-de-vin ; Barth, qui a fait une livraison défectueuse de porte-manteaux pour la cavalerie ; Boullay, qui a déclaré bons et conformes au modèle ces porte-manteaux ; Lemarcant, l'ouvrier qui les a coupés.

Vilate et les autres jurés acquittent le fils Canolle, Boulay et Dupuy. Pour les autres, la peine capitale[13].

Vilate juge huit accusés, le 9 prairial (28 mai). Ce sont : Villemain, journalier ; Dumazet, colporteur ; Baillot, râpeur de tabac, porté déserteur du bataillon des Gravilliers, Baillot, 3qui s'était envolé pour la Vendée3 ; Françoise Chevalier, lingère ; Simon, domestique d'un conseiller au Parlement de Besançon ; Anne Mata-verne, lingère, Gautier, charpentier, et sa femme. — Fouquier-Tinville estime qu'ilsont entretenu des intelligences avec les émigrés et qu'ils sont coupables de propos contre-révolutionnaires. Anne Mataverne, Gautier et sa femme sont acquittés. Le journalier, le colporteur, le râpeur de tabac, la lingère, le domestique subiront la peine capitale[14].

Ce même jour, comparaissait devant le Tribunal un ami de Vilate, Hermann, claveciniste d'un grand talent réputé pour avoir donné des leçons de piano-forte à la reine, et qui en donnait encore à Barère et à Dupin. Hermann était professeur de piano-forte à l'Institut national de musique.

Vilate l'avait rencontré chez Barère et chez le joyeux Dupin de Clichy. Une sympathie réciproque les avait attirés l'un vers l'autre. Entre eux, mêmes goûts d'élégance et de luxe.

Le 6 prairial, Hermann, curieux d'assister à une séance du Tribunal, avait demandé à Vilate de l'y conduire ; Vilate l'avait placé au Parquet pour être témoin des débats « et pour jouir de ce spectacle imposant ». A peine assis, Hermann était dénoncé par le juré Châtelet, homme sombre qui mettait un F à côté du nom des accusés pour indiquer que ceux-ci étaient foutus[15].

Une dénonciation avait été déjà faite contre Hermann, le 31 mai de l'année précédente, au moment où la section des Piques était assemblée dans le jardin des Capucines, attendant les ordres du commandant de la force armée et ceux de la Convention. Laurent, commissaire du Comité de surveillance de la section, avait remarqué l'attitude de « trois particuliers » qui n'étaient autres qu'Hermann, le comte et le marquis de Livry. Il leur avait adressé la parole. Ceux-ci lui avaient répondu qu'ils cherchaient leur compagnie.

« Leur manière de répondre, leurs figures et leurs costumes » les avaient rendus suspects au commissaire Laurent. Celui-ci les avait fait conduire au Comité de surveillance où ils avaient été interrogés. Des citoyens étaient venus déclarer qu'ils demeuraient rue des Capucines, qu'ils tenaient un tripot, qu'ils avaient demeuré rue de Provence et ensuite au Marais, rue Portefoin ; qu'un soir le propriétaire du comte de Livry s'était présenté au Palais Égalité pour demander le payement de ses loyers et que « ces messieurs » l'avaient traîné par les cheveux... Mais, chez eux, on n'avait trouvé aucune preuve à l'appui de ces déclarations. Ils avaient été remis en liberté.

Ce que Châtelet, sans-culotte aux convictions robustes, n'admettait pas chez Hermann, c'était son « luxe insolent en habits » et son cabriolet ; c'étaient ces « signes extérieurs qui caractérisaient les contre-révolutionnaires et la secte parasite des muscadins » ; c'était enfin d'avoir été « un des bas valets de la femme Capet et d'avoir été placé sur la liste civile ».

Hermann, dénoncé, fut arrêté immédiatement, sur mandat de Fouquier-Tinville, et incarcéré à la Conciergerie. Vilate dit avoir été, alors, « traité lui-même de conspirateur ».

Le musicien se défendit en homme d'esprit. Dans une lettre à Fouquier, datée du jour de sa comparution devant le Tribun al, il déclare que, s'il a connu Vilate, c'est chez de bons patriotes, les citoyens Barère et Dupin, et qu'il est lui-même un excellent patriote. Un artiste ne peut être accusé « d'avoir donné des leçons de l'art qui le fait vivre ainsi que sa famille, nombreuse et indigente. » Il prie l'accusateur public d'examiner, sans délai, la dénonciation portée contre lui « qui l'arrache à des devoirs d'autant plus précieux qu'ils sont commandés par la Convention elle-même qui a ordonné un grand concert pour le 11 », dans lequel « il doit faire entendre ses talents ». Il a ses certificats de civisme et de résidence. Toutes les pièces prouvent son patriotisme a et sont la sauvegarde du citoyen ». D'ailleurs, les membres du Comité d'Instruction publique et de Salut public, « qui connaissent ses faibles talents », n'ignorent pas ce dont on veut lui faire un crime aujourd'hui[16]... Hermann est acquitté et remis en liberté.

 

Vilate assure, dans ses Mémoires, qu'il multiplia les démarches et instances auprès du président du Tribunal, Dumas, et auprès de l'accusateur public Fouquier-Tinville ; qu'il ne craignit pas de les importuner et qu'à l'insu des dénonciateurs de son ami, il parvint « à jouir du doux plaisir de le délivrer de l'esclavage ». « Je lui portai moi-même son brevet de liberté. Quelle joie ! quels transports ! Que de précautions ensuite pour nous revoir et nous rappeler cette scène touchante ![17] »

 

Mais « une sombre défiance » s'est emparée de tous les esprits.

« Les émissaires furent multipliés. L'espionnage incommodait comme une nuée d'insectes. Les maîtres de maison craignaient leurs commis, leurs domestiques. L'ami s'éloigna de son ami : les frères tremblaient d'avoir des divisions ; le père eut peur de ses enfants ; les enfants se méfièrent de leurs pères. Tous les liens de la société des hommes furent à la fois comme brisés et détruits. L'amour, ce sentiment impérieux de la nature, fut empoisonné dans son intimité, dans ses plaisirs.

« Sourire à tel individu, ou seulement le regarder, était assez pour être suspect et précipité dans les cachots[18]. » « Depuis l'affaire de Danton, j'étais absorbé, j'étais devenu l'objet des soupçons, des défiances, même des humiliations. On m'avait reproché d'avoir dîné avec Brival à Saint-Cloud[19]. »

Et comment en eût-il été autrement ? Brival n'était-il pas, de l'aveu même de Vilate, un ami de Tallien ? Or, celui-ci, avec Fouché, Rovère, les deux Bourdon, Guffroy le journaliste, Thuriot, Lecointre de Versailles, Legendre et Fréron opéraient déjà sourdement pour faire le vide autour de Maximilien, en l'isolant à la fois des gens de la droite et des membres les plus avancés de la montagne. Tallien, le sauveur de la France, longtemps rampant devant Robespierre, allait passer à la contre-Révolution, Fouché, le mitrailleur de Lyon ; Rovère, l'associé de Jourdan coupe-tête dans le trafic des biens nationaux ; Thuriot de la Rosière, l'un des plus acharnés contre les Girondins ; Lecointre, riche marchand de toiles et spéculateur révolutionnaire ; Legendre, le boucher, cet homme prompt à livrer qui se confiait à lui[20] ; Fréron, le futur chef de la jeunesse dorée, qui proposa de raser l'Hôtel de Ville, allaient bientôt se signaler parmi les thermidoriens de la première heure.

 

L'attentat de la nuit du 4 prairial, dirigé par Admirai contre Collot d'Herbois, l'énigmatique visite faite chez Robespierre par la jeune Cécile Renault, dans les poches de laquelle on avait trouvé deux petits couteaux, l'idée d'une « vaste » conjuration de l'étranger, celle que les Comités de Salut public et de Sûreté générale allaient porter atteinte à la Convention en faisant arrêter un certain nombre de représentants ; tout, dans l'obscurité des événements, contribuait à « épaissir le voile » sur les yeux de Vilate. La fluctuation de son âme était devenue « extrême ».

 

Vilate continue cependant à siéger au tribunal.

Le 11 prairial (30 mai), six accusés sont assis en face de lui : Bégu, quarante ans, chef du premier bataillon d'Indre-et-Loire ; Dubut, trente-trois ans, fermier dans l'Aube ; Lacroix, trente-huit ans, cultivateur dans l'Aube ; Lecocq, soixante ans, ex-curé de la commune de Cottençon (Seine-et-Marne) ; Gillet, dit Michaut, cinquante ans, potier dans l'Yonne ; Moret, quarante-six ans, ex-curé dans l'Aube, — Bégu est accusé d'avoir « favorisé la trahison de l'infâme Dumouriez », lequel passa au milieu de son bataillon, adressa même la parole à quelques volontaires, sans que Bégu l'ait fait saisir. — Dur aux soldats qu'il laissait sans pain et qu'il maltraitait, il aurait dit, après la perte de Valenciennes et l'échec du Camp de César, que le seul parti à prendre était de mettre le duc d'York sur le trône. Les autres accusés sont les auteurs de troubles et d'excitations à la guerre civile. — Bégu, Moret, Lecocq, Lacroix sont condamnés à mort. Les deux autres sont acquittés[21].

Le 13 prairial (1er juin), Vilate juge douze accusés : Brillon de Saint-Cyr, cinquante-deux ans, ex-maître des comptes à Paris ; Germain, trente-huit ans, marchand d'étoffes de soie à Paris ; Bellet, trente-sept ans, ci-devant auditeur des comptes ; Chauvereau, trente-sept ans, commis chez Germain ; L'Herbette, trente-quatre ans, ci-devant agent de change à Paris ; Boismarié, vingt-trois ans, à Paris ; Millin du Perreux, soixante-deux ans, demeurant au Perreux, administrateur des loteries ; Auger, vingt-trois ans, brigadier-fourrier au 8e de hussards, à Chaillot ; Lefort, vingt-deux ans, imprimeur à la Râpée ; Duval, vingt-quatre ans, brocanteur à Paris ; Lyonnais, vingt et un ans, canonnier, caserné barrière d'Enfer ; Mégard, vingt-six ans, fondé de pouvoirs de Torelli, napolitain, faubourg Saint-Antoine.

Ces douze hommes sont accusés d'avoir soustrait et caché des fonds appartenant à la Nation pour fournir « des secours en numéraire aux ennemis extérieurs, » et d'avoir entretenu des correspondances avec eux. Lefort, Duval et Lyonnais sont acquittés. Les autres sont condamnés à mort[22].

Le 15 prairial (3 juin), Vilate juge une nouvelle fournée de neuf contre-révolutionnaires : Lefranc, chirurgien ; Soulier, laboureur ; Michault, cultivateur ; Bal, bon pauvre de Bicêtre ; Deflandres, brigadier de gendarmerie ; Wiart, cultivateur ; Guidet, invalide demeurant à Vouziers ; Cordeloy, chirurgien à Verlinghem (Nord) ; Martin, cordonnier à Delut (Meuse). Lefranc, Deflandres, Cordeloy, Soulier et Michault ont tenu des propos contre-révolutionnaires. Wiart est prévenu de propos inciviques. Bal, le bon pauvre de Bicêtre, a crié : « Vive le Roi ! ». Soulier, Michault, Bal et Wiart sont acquittés. Les autres sont envoyés à l'échafaud[23].

Le 17 prairial (5 juin), la fournée qu'il juge est de 15 personnes. C'est la femme de Thomas Cuiller, dit Nonac, ex-noble et ex-secrétaire du roi. C'est un receveur de l'enregistrement. Ce sont une cuisinière, une femme de charge, un cocher, un portier, un imprimeur, un ex-curé constitutionnel. C'est le marquis de Ville-neuve-Trans. Ce sont un domestique du duc de Luxembourg, un employé aux domaines nationaux, un blanchisseur, une ex-noble, Marie-Madeleine Perrier, veuve Fontenay, des ex-secrétaires du roi. Six d'entre eux sont condamnés à mort[24].

Le 19 prairial (7 juin), il juge encore deux cultivateurs, un ex-noble, un volontaire, un menuisier, un domestique et une cuisinière de l'ex-ministre Rolland, accusés de propos et délits contre-révolutionnaires, de cris de : « Vive le Roi ! » Trois des prévenus sont condamnés à la peine capitale ; les autres sont acquittés[25].

 

Ce soir-là, Paris se parait et se préparait pour la fête du lendemain que Robespierre avait consacrée à l'Être suprême. L'émotion produite par l'attentat d'Admiral s'était peu à peu calmée. La Convention nationale, dans sa séance du 16 prairial au soir, avait, à l'unanimité, élu Maximilien président pour la seconde fois[26]. De grands travaux d'embellissement pour le Palais national et pour ses alentours avaient été décidés par le Comité de salut public. La cour des Tuileries, du côté du Carrousel, serait fermée par un stylobate circulaire. « Des figures représentant les vertus républicaines seraient placées sur des socles posés sur une seule base, symbole de l'unité de la République. » Sur le haut du Dôme national, une statue de bronze, représentant la Liberté debout, tiendrait le drapeau tricolore d'une main, la Déclaration des droits de l'homme, de l'autre ; à l'entrée de la cour, les statues de la Justice et du Bonheur public porteraient, suspendu, le niveau de l'Egalité ; sur la terrasse, devant le Palais national, des files d'orangers, des statues, des vases et des bustes, s'aligneraient jusqu'au parterre ; les orangers de Versailles, ceux de Meudon ; ceux de Saint-Cloud seraient transportés aux Tuileries. Dans la cour des ci-devant Feuillants, une orangerie serait construite pour renfermer les arbres pendant l'hiver.

Au-dessous de la terrasse des Feuillants élargie, le jardin serait converti en palestre pour les exercices de gymnastique des jeunes gens. Le long de cette terrasse, un portique, ouvert au midi, se prolongerait sur toute l'étendue du palestre et contiendrait une exposition de tableaux « capable de développer et de diriger les passions généreuses de l'adolescence. » La terrasse des Feuillants, garnie d'orangers, de grenadiers et de vases, se terminerait par un bosquet ouvert en pente douce du côté de la place de la Révolution[27]. Une vaste esplanade, devant la terrasse des orangers, serait destinée à rassembler le peuple dans les jours de fêtes publiques. Le grand bassin circulaire devait être converti en une fontaine composée des principaux fleuves de la France. Les deux bassins latéraux seraient changés en deux fontaines, l'une dédiée à la Liberté, l'autre à l'Égalité. Des arbres seraient abattus pour aérer les allées. Des monuments de marbre, des exèdres, « semblables à ceux où les philosophes grecs donnaient leurs instructions », prendraient la place des arbres.

Sur la place de la Révolution, à l'entrée du Jardin national, la statue de la Liberté, « élevée sur le piédestal de l'avant-dernier tyran des Français », serait remplacée par une autre statue debout, plus grande. On réunirait les deux colonnades du garde-meuble par un arc-de-triomphe « en l'honneur des victoires remportées par le peuple sur la tyrannie ». Des deux côtés de la statue de la Liberté, entre les arcs-de-triomphe, des fontaines d'eau jaillissantes, consacrées à l'Utilité publique, porteraient des emblèmes révolutionnaires. Sur le pont de la Révolution, des statues de bronze antiques provenant de la liste civile et des émigrés profileraient leurs silhouettes classiques.

L'entrée des Champs-Elysées serait agrandie. Les chevaux de Marly seraient placés à l'entrée, face à ceux du pont tournant ; des portiques accompagneraient ces quatre groupes équestres, des deux côtés de la place. Les représentants du peuple, David, Granet et Fourcroy, avaient été chargés le mois précédent de la surveillance et de la prompte exécution de ces travaux.

 

* * * * *

 

Un crépuscule d'une admirable pureté, d'une douceur infinie tombait sur la ville, présage d'un lendemain triomphal. Vilate, en rentrant du Tribunal, s'était distrait le long des quais, du Palais de Justice au pavillon de Flore, à voir l'insouciance légère du peuple, si facile à amuser.

Pour un jour, ce peuple voulait oublier les charrettes du bourreau, le maximum, les assignats, la disette et la faim, 1 l'or de Pitt et les ambitions du duc d'York. Aux fenêtres des maisons commençaient à claquer les banderoles tricolores. Devant les portes, des arbres ornés de feuillages s'érigeaient. Partout des festons de fleurs en guirlandes. L'air était embaumé du parfum des roses. La ville se transformait en un immense jardin. Et, sur la Seine, de Bercy au Champ de Mars, dans la splendeur nocturne de l'eau vivante, le long des berges, sous les ponts, glissaient, pavoisées aux trois couleurs, dans un continuel frissonnement de lumières et de moires changeantes, les embarcations innombrables et joyeuses.

 

 

 



[1] Vilate, Causes secrètes, p. 235.

[2] Vilate, Causes secrètes, p. 220.

[3] Vilate, Causes secrètes, p. 228, 229.

[4] « N'étaient-ce point Condorcet et ses collaborateurs de la Chronique, qui s'étaient ingéniés à faire de lui un prêtre, et à le présenter toujours suivi d'un cortège de dévotes ? » (Hamel, Vie de Robespierre, III, p. 515).

[5] Vilate, Causes secrètes, p. 189.

[6] Vilate, Causes secrètes, p. 191.

[7] Archives nationales, W. 364, n° 796.

[8] Archives nationales, W. 364, n° 814.

[9] Aubergiste.

[10] Acte d'accusation de Fouquier-Tinville. Archives nationales, W. 366, n° 814.

[11] Archives nationales, W. 366, n° 818.

[12] Archives nationales, W. 370, n° 825.

[13] Archives nationales, W. 371, n° 835.

[14] Archives nationales, W. 375, n° 847.

[15] Dénonciation du juré Châtelet contre Hermann, claveciniste :

Claude-Louis Châtelet, juré près le Tribunal révolutionnaire, comparaît le 6 prairial, à midi devant Dobsen, juge, en présence, de Naulin, substitut, assisté de Raymond Josse, commis greffier, et déclare qu'il vient de reconnaître dans la salle de l'Égalité « un jeune homme à lui connu pour musicien claveciniste et qu'il a vu à diverses époques, depuis la Révolution, au spectacle avec le nommé Champcenetz, Rivarol et autres individus notés pour leur aristocratie ; qu'il est à sa connaissance que ce particulier a été arrêté par le Comité révolutionnaire de la Section des Piques, à l'époque de la première arrestation des gens suspects, étant alors logé rue des Capucines dans une maison qui ne renfermait alors que des individus, infiniment suspects : qu'il ignore comment il s'est tiré de cette arrestation ; mais que le Comité pourra donner les renseignements convenables et nécessaires ; ajoute que l'individu en question affichait un luxe insolent en habits et cabriolet, et qu'il avait alors tous les signes extérieurs qui caractérisoient les contre-révolutionnaires et la secte parasite des muscadins ; qu'il a ouï dire que l'homme en question fréquentait journellement les Thuilleries et était un des bas valets de la femme Capet et placé sur la liste civile ». Archives nationales, W. 375, n° 845.

[16] Archives nationales, W. 375, n° 849.

[17] Vilate, Causes secrètes, p. 190.

[18] Vilate, Causes secrètes, p. 198.

[19] Vilate, Causes secrètes, p. 199.

[20] Voir Papiers inédits de Courtois, la lettre de Marcandier à Legendre et la dénonciation de celui-ci au Comité de Sûreté générale, t. I, p. 179 et 183.

[21] Archives nationales, W. 375, n° 848.

[22] Archivas nationales. W. 377, n° 863.

[23] Archives nationales, W. 379, n° 871.

[24] Archives nationales, W. 379, n° 875.

[25] Archives nationales, W. 381, n° 878.

[26] 16 prairial an II (4 juin 1794). Il eut pour secrétaires : Cambacérès, Michaud et Briez.

[27] Aujourd'hui place de la Concorde.