DEUX JURÉS DU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

PREMIÈRE PARTIE. — JOACHIM VILATE, LE « PETIT MAÎTRE »

 

CHAPITRE IV.

 

 

Raisons pour lesquelles Vilate reste dans le « tourbillon » révolutionnaire. — Ses illusions, ses inquiétudes, sa méfiance. -— « Étude d'observation » à laquelle il se borne momentanément. — Ami de Camille Desmoulins, abandonnera-t-il ses fonctions après « l'holocauste sacrilège » des dantonistes ? — Il retombe malade. — Corvisart le guérit. — Coupes sombres que médite Dupin, terreur de la maltôte. — Mots de Barère. — Paris est trop grand. — Brûlons les bibliothèques. — Jalousies de femmes. — Les perruques blondes. — Deux inséparables. — Vilate est triste.

 

Le printemps de 1794 fat radieux. Les vieillards. ne se souvenaient pas d'avoir vu d'aussi beaux jours. Paris avait un air de fête. Les lilas fleurissaient sur les terrasses des Tuileries.

S'il faut en croire Vilate, Barère, « courtier de tous les partis, secrétaire de tous les forfaits, banquier de crimes et de séditions », se rendait « sourdement dans des lieux secrets avec les compagnons de ses plaisirs érotiques... pour y négocier les ravages de la Vendée et agrandir cette plaie révolutionnaire[1] ». Parmi ses compagnons, se trouvait le jeune juré, que de tels divertissements délassaient des rudes séances du Tribunal, en le reposant de la vue de Fouquier-Tinville.

« On m'a reproché d'une manière indirecte, écrira-t-il plus tard[2], d'être resté dans ce tourbillon de choses et de n'avoir pas instruit le public de la part que je prenais aux conversations où se méditaient les idées dévastatrices. On voudra bien observer que, tour à tour livré aux illusions de l'enthousiasme, aux inquiétudes de la méfiance, la retraite m'était devenue comme impossible. Heureux qu'un fond naturel de gaîté et de plaisanterie ait caché, sous les apparences de la frivolité, l'étude d'observation à laquelle je me bornais et l'absence du Tribunal révolutionnaire à laquelle je me suis décidé depuis l'holocauste sacrilège de Danton et de Camille[3] ».

Il est faux que Vilate ait cessé de paraître au Tribunal depuis la condamnation de Danton et de Camille Desmoulins. J'ai étudié, dossier par dossier, aux Archives nationales, tous les procès-verbaux d'audience du Tribunal révolutionnaire. Depuis le 13 germinal, date où commencent les débats du procès des dantonistes, jusqu'au 3 thermidor, date de son arrestation, Vilate a siégé vingt-deux fois et, en prairial notamment, dans de grandes affaires, dans des fournées, dans des feux de file[4].

Donc, il altère la simple vérité quand il écrit ces lignes touchantes, mais inexactes : « On n'a pas oublié ma conduite honorable envers Camille Desmoulins, mon éloignement du Tribunal depuis sa perte[5]. »

« Qu'on fouille dans les archives, écrit-il encore, on se convaincra que je n'ai figuré dans aucune affaire qui puisse me faire soupçonner d'avoir été l'instrument de telle ou telle personne, de tel ou tel parti : mes maladies, effet de ma sensibilité et des soupçons formés contre moi, à cause du dîner avec Danton, m'en ont heureusement éloigné. Depuis le sacrifice de Desmoulins, je n'y ai paru que rarement et dans des occasions où le fauteuil n'était occupé que par un très petit nombre d'accusés. »

Le compte rendu des affaires où il est « entré comme juré » suffit à démentir cette affirmation de Vilate.

Certes, il eût été « honorable » pour lui de s'éloigner définitivement du Tribunal ; mais il ne le fit pas.

Et pourtant, il était lié d'amitié avec Camille. Il dînait souvent chez lui. Il était admis dans ce petit cercle d'intimes de la cour du Commerce Saint-André-des-Arts où fréquentaient Danton, Stanislas Fréron, Fréron-lapin, comme on l'avait surnommé, Brune le futur maréchal de France, alors membre des Cordeliers, Mme Duplessis et ses deux filles, Lucile, la femme de Camille, Adèle, que Robespierre avait eu l'intention d'épouser, Robespierre, enfin, qui se plaisait à faire sauter sur ses genoux le petit Horace, le fils de Lucile et de Camille, né le 6 juillet 1792. Quelques jours avant le procès et la condamnation de Camille et de Danton, il dînait encore avec eux, chez Camille « avec sa charmante et vertueuse épouse, sa mère d'une très belle stature. » Dans les Causes secrètes, il affirme avoir averti « vingt fois » Desmoulins qu'on voulait le guillotiner et l'avoir conjuré de se tenir sur ses gardes.

La liste des jurés paraît, « dressée tout exprès ». Barère a proposé Vilate ; mais Billaud-Varennes et Collot d'Herbois, ayant objecté sa liaison avec les prévenus, il a été éliminé.

Je n'ai pas à raconter ici le procès des dantonistes. Voici les réflexions qu'il suggéra au juré Vilate : « La Révolution, comme Saturne, eut bientôt dévoré ses plus tendres enfants. Ainsi mourut à l'échafaud l'homme courageux qui, le 14 juillet 1789, monté sur une table au Palais de l'Égalité, deux pistolets à la main, donna au peuple le signal de la liberté en arborant la cocarde nationale et détermina la prise de la Bastille. Ah ! son nom, comme Danton l'a prophétisé pour lui-même, vivra au Panthéon de l'histoire[6]. »

Il semble que Vilate ait prévu l'accusation qui, dans l'avenir, sera dirigée contre Robespierre d'avoir voulu supprimer Danton, son rival. « Danton et Robespierre étaient liés par les nœuds d'une amitié apparente : ils estimaient leurs talents. L'histoire, sans doute, les présentera comme rivaux, cherchant à se supplanter. L'ambition est la passion dominante des grands caractères... Danton, né paresseux, avait négligé d'entrer dans le gouvernement des affaires ; il avait fait des absences ; il se croyait fort comme Hercule ; il ne tarda pas à s'apercevoir de ses négligences[7]. »

La condamnation des dantonistes fut prononcée le 16 germinal. Dès ce moment Vilate, en dépit de la protection de Robespierre, se sent inquiet ; de noirs pressentiments agitent son âme, depuis qu'il a vu l'Incorruptible cc précipiter Desmoulins, en prenant superbement envers lui les dehors de la pitié ».

 

En dépit de son apparent aplomb et de ses allures de muscadin, il se sent de plus en plus triste ; il est presque désemparé. Quels seront les favoris de l'inconstante fortune ? Couthon ? Billaud-Varenne ? Collot d'Herbois ? Robespierre, à qui il est tout dévoué (et pour cause), Barère, qu'il flagorne, mais dont il n'attend rien de bon ?

« Les matelots qui, sur l'Océan, aperçoivent d'un côté les nuages se rassembler et former des orages et, de l'autre, les rayons naissants d'un beau jour, ne sont pas plus indécis sur le sort du vaisseau qui les porte[8] ».

Les séances du Tribunal où il siège comme juré dans deux affaires[9], dès le lendemain du procès des dantonistes, le 17 germinal, lui semblent fastidieuses. Il trouve compromettantes ses fonctions. Il retombe malade.

L'habile Corvisart, « aux leçons duquel il regrette de n'avoir pas plus souvent assisté », le guérit, « comme par miracle ».

Il est de fait que, pendant plus d'un mois, du 19 germinal[10] au 24 floréal suivant, son nom ne figure pas dans les procès-verbaux d'audiences du Tribunal.

Et, lorsqu'il est revenu à la santé, lorsqu'il reprend ses fonctions, il lui semble qu'un voile épais a obscurci la vision nette qu'il croyait avoir des hommes et des événements. A certains signes, à certains regards, à certaines attitudes il s'est aperçu que Barère joue avec lui un jeu double ; que Billaud-Varenne ne l'aime pas ; que Collot d'Herbois, le dialogueur sensible des Entretiens du bon père Gérard, cet instituteur paterne des paysans de la Bretagne, « a furieusement dévié de la droiture naïve des sentiments » qu'il prêtait à son personnage[11] ; que Vadier et Vouland sont sinistres ; que Dupin, le joyeux Dupin de Clichy, médite de nouvelles coupes sombres ; enfin, que, Danton mort, un contrepoids formidable manque à la Révolution. Il lui semble parfois que Robespierre, lui-même, se défie de lui. Il lui arrive de frissonner de peur dans son beau logis.

Barère et Dupin viennent encore le voir ; mais ils le font trembler avec leurs mots tranchants comme des couperets. Penché à la fenêtre de la chambre de Vilate, au pavillon de Flore, Barère rêve. Il regarde la ville où s'active une population laborieuse et diligente, et il dit : « Paris est trop grand ; il est à la République par sa monstrueuse population ce qu'est à l'homme l'affluence violente du sang vers le cœur, une suffocation qui dessèche les autres organes et mène à la mort. Sais-tu, Dupin, que l'idée de Néron, quand il mit le feu à Rome, pour avoir le plaisir de la rebâtir, était une idée vraiment révolutionnaire. » Il dit encore : « Nous brûlerons toutes les bibliothèques. Oui, il ne sera besoin que de l'histoire de la Révolution et des lois ; s'il n'y avait pas, sur la terre, à des époques répétées, de grands incendies, elle ne serait bientôt plus qu'un monde de papier. »

Et Vilate, qui a noté ces mots, frémit « des projets régénérateurs » de Barère.

Entre eux, il y a, d'ailleurs, une histoire de femmes qui les séparera. La Demahi et la Bonnefoi sont jalouses de sa jolie maîtresse. Celle-ci, ayant imaginé, « par un de ces caprices agréables au sexe, de cacher ses superbes cheveux du plus beau noir sous une perruque élégante de longs cheveux blonds », la Demahi s'en est plainte à Barère. « C'est une prétention horrible de la part de cette petite de vouloir donner le ton aux modes. » Barère, « sensible comme Jupiter aux plaintes de Junon », prévient Payan, l'agent national de la Commune de Paris, « que l'aristocratie relève la tête, qu'il s'établit une secte singulière et dangereuse. Des femmes achètent les cheveux blonds des guillotinés et s'en font faire des perruques, pour signal de ralliement dans leur dévotion envers les ennemis de la République ; il faut arrêter ce désordre[12] ». Et Payan obéit.

Cette « gentillesse » fait beaucoup rire Barère. Mais Vilate ne rit pas. Il sent que son affectation d'étourderie et son faux enjouement n'amusent plus ces hommes, qui le considèrent avec défiance, qui le raillent et dont les regards. se détournent de lui. Les soupers fins, les soupers « à trois étages » chez Vénua ou chez Méot ont lieu plus rarement. Barère et Dupin, cependant, demeurent inséparables ; mêmes goûts, mêmes habitudes. Tout est commun entre eux : maisons, bijoux, femmes, sociétés, boudoirs, voitures. Quant à lui, Sempronius Gracchus Vilate, muscadin amoureux, il peste contre le redoutable gascon, son ami. La vie lui paraît médiocre ; il commence à ne voir dans la Révolution que « jeux ridicules de quelques marionnettes politiques » ou « atrocités sanglantes d'anthropophages ».

Le beau printemps lui semble moins radieux et les Tuileries presque mornes. Les lilas de floréal sont coupés.

 

 

 



[1] Causes secrètes, p. 229.

[2] Causes secrètes, p. 231.

[3] Causes secrètes, p. 232.

[4] L'expression : faire feu de file était celle dont se servaient certains jurés, en allant à l'audience, lorsqu'ils se préparaient il déclarer coupables plusieurs accusés dans une même affaire.

[5] Causes secrètes, p. 214.

[6] Causes secrètes, p. 192.

[7] Causes secrètes, p. 191.

[8] Causes secrètes, p. 194.

[9] A dix heures du matin et à onze heures : 1° Affaire Baron de Channois, ex-noble, soixante-six ans, habitant de Genillé (district de Loches), accus ; d'intelligences et de correspondances avec les émigrés. Il a dit que les citoyens de sa commune étaient de « foutues bêtes » de laisser enrôler leurs enfants ; qu'on n'avait pas le droit de les y contraindre ; que, si on les forçait à tirer ou à s'enrôler, « il fallait foutre l'arbre de la liberté parterre ». La mort.

2° Pierre Reigné, trente-huit ans, tailleur d'habits à Pontoise. Il a dit que tous les députés s'enrichissaient aux dépens du peuple : que c'étaient des scélérats bons à pendre. Il s'est déclaré royaliste et s'en est fait honneur. La mort. (Arch. nat.. W. 342, n° 649 et 647.)

[10] Il est du jury, trois fois, le 19. 1re audience. Angélique Catherine Boirry, femme de Pierre Bonfant, au service de Mme d'Hervilly, a émigré en 1789. Son mari est émigré. Elle a continué à entretenir une correspondance avec lui. Ses intelligences avec les ennemis extérieurs de la République sont prouvées. La mort.

2e audience. Gaudron, vingt-sept ans, ex-curé constitutionnel de Négron (district d'Amboise), a tenu dans sa commune des propos violemment contre-révolutionnaires, tendant à empêcher le recrutement. La mort.

3e audience. Jean-Pierre d'Anquechin-Dorval, ex-noble, officier municipal de la commune de Montreuil-sur-Seine, et Pierre-Saturnin Lardin, vigneron, ont tenu des propos contre-révolutionnaires. D'Anquechin aurait dit que « les affaires allaient d'un train à ne pas pouvoir subsister, que la nation entreprenait trop sur la noblesse et que la noblesse donnerait du pied au cul de la nation ». La mort. (Archives nationales. W. 343, n° 609 : W. 344, n° 667 et 668.)

[11] Causes secrètes, p. 233.

[12] Causes secrètes, p. 244.