DEUX JURÉS DU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

PREMIÈRE PARTIE. — JOACHIM VILATE, LE « PETIT MAÎTRE »

 

CHAPITRE III.

 

 

Vilate tombe malade. — Toujours sa « sensibilité ». — Robespierre contribue à son « retour vers la vie ». — Le dîner chez Vénua. — Le récit du procès de « l'Autrichienne ». — Mot de Robespierre contre Hébert. — Les ennemis de la Révolution. Propos de table et de politique. — Les maitresses de Vilate. — Un juré muscadin. — « Gentillesses » macabres de Barère. — La grande idée de Saint-Just. — Les propriétaires sont les véritables oppresseurs du peuple. — Du pain ! -- Affaires jugées par Vilate au Tribunal. — Raisons pour lesquelles il était utile et nécessaire d'examiner, une à une, ces affaires. — Vilate juge Euloge — Schneider, le « bourreau de l'Alsace. »

 

« Le moral affecté de tant de ravages, de tant de désastres, je tombai dangereusement malade ; je dus ma guérison au savant médecin Baraillon, député[1]. »

Que cette maladie fut le fait de la « sensibilité » d 'un jeune homme de vingt-cinq ans chargé de terribles fonctions ou simplement le fait des rigueurs de décembre et des plaisirs nocturnes qu'il prenait à Clichy, il est certain que, depuis le jugement de Mme Dubarry (7 décembre) jusqu'au 26 janvier suivant, le nom de Vilate cesse de figurer sur les procès-verbaux d'audience du Tribunal révolutionnaire. Il y a là une sorte d'éclipsé de sa personnalité de juré.

C'est Robespierre qui « contribua à son retour vers la vie[2] ». Vilate n'a pas oublié l'impression que lui a laissé le dîner offert chez le restaurateur Vénua par Barère à Robespierre et à Saint-Just, deux mois auparavant, le soir du jugement de Marie-Antoinette. Il était de ce dîner. Les « lumières qu'il en a reçues[3] » éclairent, pour lui, toute leur politique, celle de Maximilien surtout. Il a compris, ce soir-là, quels étaient les hommes qu'il servait.

Il avait suivi les débats du procès, non comme juré, mais en curieux, en dilettante. Chez Vénua, où la table avait été mise dans une chambre secrète, bien close, on l'avait prié de raconter quelques épisodes du « procès de l'Autrichienne ». Il s'était gardé d'omettre celui où Hébert, accusant Marie-Antoinette d'obscénités avec son fils, la reine s'était retournée vers le peuple et en avait appelé aux mères présentes, leur demandant s'il en était une seule parmi elles qui ne frémît de pareilles horreurs.

Vilate songeait à ce repas, jusque-là morne, qui, tout d'un coup, s'était animé au geste violent de Robespierre criant : « Cet imbécile d'Hébert !... ce n'est pas assez qu'elle soit une Messaline ; il faut qu'il en fasse une Agrippine et qu'il lui fournisse à son dernier moment ce triomphe d'intérêt public !... »

Barère, Saint-Just, Vilate s'étaient regardés. Saint-Just, alors : « Les mœurs gagneront à cet acte de justice national » ; Barère : « La guillotine a coupé là un puissant nœud de la diplomatie des cours de l'Europe. »

Robespierre n'avait pas dissimulé ses craintes du grand nombre des ennemis de la Révolution. Barère, sous ce titre d'ennemis, englobait tous les nobles, tous les prêtres, tous les hommes de loi, tous les médecins. Selon lui, l'Égalité avait prononcé l'arrêt fatal. Et, comme Saint-Just exposait ses principes sur la confiscation des biens des suspects à déporter, Barère, renchérissant, avait nettement déclaré que « le vaisseau de la Révolution ne pouvait arriver au port que sur une mer rougie de flots de sang ». A quoi Saint-Just répondait : « Une nation ne se regénère que sur des monceaux de cadavres[4]. »

Vilate sait bien que de tels hommes seront, désormais, les maîtres de sa destinée. Ils n'ont rien « de la grandeur de ces trois Romains qui, dans l'île de la rivière de Panare, en présence de leurs armées, se partagèrent l'Univers[5] ». Il les juge comme des rhéteurs « se disputant de férocité et qui, sous prétexte de régénérer les mœurs, transforment la République en un vaste cimetière ». Mais il est obligé de vivre dans leur familiarité ; il les voit chez eux ; il n'existe que par eux, politiquement.

Couthon, Collot d'Herbois, Billaud-Varenne, Saint-Just, Barère sont liés maintenant avec lui par les nœuds d'une amitié apparente. Il les observe comme ils s'observent entre eux, avec une attention aiguë et une réserve prudente qu'il cache, lui, sous les dehors d'un enjouement juvénile. Plus tard, quand ils seront vaincus, qu'ils ne seront plus, que lui-même, prisonnier au Luxembourg, préparera les longs Mémoires de sa défense, il aura un mot dédaigneux et perfide : « Je les suivais dans leurs marches obliques et tortueuses. »

Pour le moment, il note leurs propos. Il espère s'en servir plus tard. Eux, ne se défient pas encore de lui. Il a l'air si muscadin, si jeune, très occupé de son élégante toilette, de ses amours ! Devant lui, ils pensent tout haut et ce sont leurs pensées qu'il redira pour la postérité dans les Causes secrètes. L'austérité de Saint-Just, son air funèbre, son geste coupant le font parfois tressaillir : cc Les hommes qui régénèrent un grand peuple ne doivent espérer de repos que dans la tombe. La Révolution est comme la foudre ; il faut frapper... » Vilate aimerait bien ne pas tant frapper et jouir de la vie qui est si courte !...

Il est obligé d'entendre avec complaisance les macabres « gentillesses » du Gascon Barère de Vieuzac : « Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas. »

Collot d'Herbois, qui revient de Lyon, lui explique les raisons suffisantes des mitraillades que Fouché et lui ont ordonnées : « Plus le corps social transpire, plus il devient sain. » Collot rassure la sensibilité de Vilate en affirmant que, s'il a « employé l'action de la poudre, c'était pour ménager aux victimes la durée des souffrances[6] ».

 

Constamment préoccupé de sa grande idée, la confiscation des biens des suspects, Saint-Just ne voit réellement de bonheur possible pour la France qu'à l'époque où « chacun, retiré au milieu de son arpent avec sa charrue, passera doucement sa vie à le cultiver[7] ».

Barère estime que les propriétaires sont les véritables oppresseurs du peuple. Ils sont « chargés de crimes et de forfaits », tandis que les « vertus » appartiennent exclusivement à la « classe journalière et travaillante ».

Et il réclame du pain pour le peuple. il dénonce les gens d'Hébert et du père Duchesne, les auteurs des pamphlets affichés dans les halles, sur les places de Paris, où le gouvernement est rendu responsable de la famine et de la misère.

 

C'est un affameur du peuple que Vilate juge, le 7 pluviôse an II (26 janvier 1794), lorsque, rétabli, il reprend ses fonctions. « Claude Eudeline, cultivateur, dit l'accusation, craignant que le fléau terrible de la famine ne fît pas de progrès assez rapides, voulait assassiner le peuple par des moyens surs... Pendant environ l'espace de quatre-vingts jours, cet individu qui ne mérite pas le nom d'homme, a engraissé ses cochons avec du pain, tandis que ses voisins en avaient à peine pour se soutenir. Pendant le même espace de temps, il fit donner pour nourriture à ses poules et à deux chevaux du blé non rebattu, « ce qui a dû priver le peuple d'une quantité considérable de ce grain précieux et de première nécessité[8] ».

Vilate et les autres jurés se montrent indulgents. En dépit du violent réquisitoire de l'accusateur public, Eudeline est acquitté[9].

Le 9 pluviôse (28 janvier), il a devant lui, au Tribunal, dix-sept habitants de Coulommiers et de la Ferté-Gaucher ; un perruquier, un fripier, un juge de paix, un médecin, un armurier, deux officiers municipaux, un vitrier, six femmes, un ancien capitaine de cavalerie, 'un ex-noble, d'autres, sans profession. Tous sont prévenus d'avoir conspiré contre l'unité et l'indivisibilité de la République, d'avoir attenté à la tranquillité et à la sûreté intérieure du peuple français. « Trames et complots tendant à la dissolution de la représentation nationale et des sociétés populaires ; excitation à la guerre civile par le fanatisme en armant les citoyens les uns contre les autres. » Les commissaires nommés par la municipalité à l'effet de visiter tous les endroits où il pouvait exister des vestiges de l'ancien régime avaient été molestés parles accusés qui avaient mis en jeu « tous les moyens que leur fournissait le fanatisme nobiliaire et sacerdotal », au moment où il s'était agi d'enlever les « vitraux antiques de l'église empreints en entier des emblèmes de la tyrannie et de la féodalité[10] ». Des femmes, « portant à Coulommiers le titre fanatique de saintes femmes », exigeaient la démission du maire ou sa tête. L'une d'elles s'était vantée qu'elle irait au-devant des Prussiens et des Autrichiens pour faire égorger ces « sacrés Jacobins » et qu'elle logerait dans sa maison autant d'ennemis que celle-ci en pourrait tenir. D'autres avaient menacé de f... à bas la tête des députés qui seraient envoyés à Coulommiers et de la porter au bout d'une pique. Le fripier ne cessait de clamer contre la représentation nationale, l'armurier d'exciter à la sédition. Il voulait « un maître ». Tant qu'on n'en aurait pas, « cela n'irait jamais bien ». Il affirmait savoir que les représentants en mission venaient dans le pays pour prendre l'argenterie et les cloches, puis f... le camp avec. On savait bien que Merlin et Prévôt, officiers municipaux, étaient les agents secrets des contre-révolutionnaires. Merlin, d'ailleurs, avait toujours été l'ennemi des sociétés populaires. Montalban et Ogier, ex-nobles, ont « concouru par leurs insinuations secrètes et par des moyens plus perfides encore à la contre-révolution projetée ».

Longues audiences que celles de ce procès où les témoins sont nombreux. Commencées le 9 à dix heures du matin, les séances se poursuivent le 11 et le 12 devant les jurés Vilate, Fauvel, Souberbielle, Bernard, Chrétien, Didier, Châtelet, Fenot, Aubry, Servière., Fiévée. Six des accusés, dont deux femmes, sont acquittés. La peine de mort est prononcée contre les autres.

Le 14 pluviôse (2 février), il juge des contre-révolutionnaires du département de l'Aube : Edme-Alexis Gillet, médecin ; Bonaventure-Jean-Baptiste Milliard, ci-devant procureur et avoué à Troyes et ex-député de l'Assemblée constituante ; Louis-Nicolas Paillot, ci-devant lieutenant général au ci-devant bailliage de Troyes.

Gillet passe pour être « le chef de cette horde de contre-révolutionnaires qui ont, à l'aide du fanatisme et de la tyrannie, causé tant d'agitation dans ce département[11] ». Il parait avoir été l'auteur ou le distributeur d'un imprimé répandu dès 1789 et portant le titre de Causes et agents de la Révolution de France. Les premiers mots en étaient : « Depuis plus d'un siècle il s'est formé une ligue de conjurés contre les rois. Les protestants en furent les fondateurs. Aussi n'a-t-on connu de régicides en France que depuis l'établissement de cette secte. »

Gillet et Paillot ont « servi le tyran en se rendant à Coblentz pour conférer avec les chefs contre-révolutionnaires qui y résidaient ». Parent, lui, « n'a cherché qu'à anéantir cette liberté que le peuple l'avait chargé de lui assurer et de défendre au péril de sa vie ». Dès 1790, il a, par des ouvrages imprimés, dirigés surtout contre les sociétés populaires, « cherché à corrompre, à empoisonner l'esprit public et à faire haïr et détester la Révolution. » C'est là ce qu'on remarque surtout dans un pamphlet dont plusieurs exemplaires ont été trouvés chez lui, pamphlet intitulé : Guinguette nationale ou dialogue entre un colporteur de Paris, la Verdure, grenadier) et le père Colas, laboureur. Dans cet ouvrage, l'auteur « affecte de prendre le langage le plus trivial pour faire des sociétés populaires et de l'Assemblée constituante le tableau le plus odieux. >> Parent a encore cherché à empêcher la vente des biens des émigrés, à Chaource, et il a favorisé la dilapidation de ces biens. On a trouvé chez lui un écrit en dix-huit lignes qui traduit bien ses sentiments à l'égard de la Révolution : « La France gémit sous le nom de Liberté dans le plus honteux esclavage de tous les vices, de toutes les passions les plus effrénées et d'une anarchie sans exemple[12]. »

Aux questions posées par Dumas, président du Tribunal, concernant la complicité de Gillet, Parent, Milliard et Paillot dans la conspiration « dirigée par le tyran Capet et ses agents contre la liberté, la sûreté, la souveraineté du peuple français », la réponse des jurés fut affirmative et unanime. C'était la mort.

Le 18 pluviôse (6 février), Elisabeth Pauline de Gand, comtesse de Lauragais, comparaissait devant le Tribunal où Vilate siégeait au banc des jurés. Elle était propriétaire, près de Lille, d'un château qui était « devenu le repaire des contre-révolutionnaires[13] ». Elle avait correspondu avec les émigrés. Chez elle, on avait trouvé tout un dépôt de libelles contre-révolutionnaires. Elle avait conservé « des signes de la féodalité, des hochets de l'orgueil, tels que plaques portant des armoiries, cachets fleur-delysés, couronnes... » Elle fut condamnée à mort.

Trois jours plus tard, un dimanche, Vilate avait devant lui, au Tribunal, les sept religieuses carmélites et la sœur visitandine qui, arrêtées en août précédent, rue Neuve Sainte-Geneviève où elles s'étaient réfugiées, avaient été incarcérées à Port-Libre, rue de la Bourbe, et refusaient de prêter le serment républicain.

M. Émile Campardon a publié, le premier[14], le récit de la détention et du jugement des huit religieuses. Il a pu identifier le nom de l'auteur de ce récit anonyme, sœur Angélique-Françoise Vitasse, l'une des carmélites. Ce récit met en scène d'une manière saisissante, avec leurs attitudes familières, leurs gestes, leurs physionomies, Maire, juge au tribunal et Josse, son commis greffier, assis chacun d'un côté d'une table, « au milieu d'une grande salle », et interrogeant les religieuses l'une après l'autre. On voit Maire considérant « curieusement » la sœur Vitasse, derrière ses lunettes, lui parlant avec bonhomie, l'engageant à faire le serment, lui demandant si elle a froid, faisant allumer un bon feu et approcher un fauteuil. On entend les conseils qu'il lui donne :

« Obéissez aux lois de la République, soyez très soumises et vous pratiquerez le vœu d'obéissance ; vous avez fait vœu de pauvreté, mais Dieu ne défend pas que vous ayez le nécessaire ; ainsi vous jouirez de votre pension ; mais vous pouvez vous mettre simplement ; n'achetez que les choses les plus communes et les moins chères ; ne faites pas de dépenses inutiles, et vous pratiquerez votre vœu de pauvreté. Vous avez fait vœu de chasteté ; qui vous empêche d'être vierge ? Vous avez la liberté de vous marier, si vous voulez ; mais vous avez aussi la liberté de ne pas le faire, si vous ne voulez pas. Si vous demeuriez chez moi, je serais bien fâché de vous empêcher de vivre de la manière qui vous plairait ; moi, je suis chaste aussi, et cela ne m'empêche pas de rendre service à la République ; cependant je n'ai pas renoncé au mariage (Maire avait quarante-sept ans). Il faut que vous sachiez qu'autant il y avait je ne sais plus combien de couvents en France, à présent il n'y en a plus qu'un qu'on appelle République ; tous les hommes sont égaux, ils sont tous frères et chacun a la liberté de vivre comme il lui plait. »

Le greffier joint ses exhortations à celles du juge pour la décider au serment et lui éviter « d'être envoyée à la Guyane, parmi les sauvages ». Il l'encourage ; il lui fait observer la bonté avec laquelle le juge lui parle : « Il a pour vous l'affection et la tendresse d'un père ; il voudrait vous voir bien heureuse. »

Puis, c'est la séance où les huit religieuses comparaissent au Tribunal, assises dans une « tribune très élevée » devant les neuf jurés — dont Vilate — en présence d' « une grande multitude de peuple » ; ce sont les questions du président, ses instances pour déterminer les accusées à se soumettre à la loi et à prêter le serment, ses observations à la sœur Vitasse qui lui tient tête avec une douce et persévérante énergie et à laquelle il répond : « Si tu veux faire le serment, nous t'écouterons, mais si tu veux prêcher, tu n'as qu'à te taire... » ; c'est la défense de l'avocat, Lafleuterie, déclarant qu'il n'y a pas « de lois assez rigoureuses » pour elles, mais qu'il « serait grand » aux juges de se montrer indulgents et terminant par « un sermon républicain » ; c'est la foule qui s'intéresse à leur sort, qui les presse de prêter le serment, tandis que le gendarme, à côté d'elles, les y exhorte ; ce sont les juges, les jurés, le président attendant « avec beaucoup de patience » qu'elles veuillent s'y résoudre. Elles sont conduites « dans une petite chambre » pendant qu'on les juge et que, de toutes parts, on les supplie de céder et de faire le serment. Plusieurs personnes « s'attachent fortement à la sœur Vitasse, qui est la plus jeune ». Elles sont reconduites dans la salle des séances. On les fait asseoir. Naulin, substitut de l'accusateur public, se lève et prononce son réquisitoire ; il les qualifie de « vierges folles », de « fanatiques », pour lesquelles il ne peut y avoir « de mort assez cruelle ». Elles sont condamnées à la déportation[15]. Silence de la foule. Puis quelques voix crient : « Vive la République ! » Les huit religieuses sont reconduites dans leur cachot, à la Conciergerie[16].

 

* * * * *

 

Chaudot, Brichard, notaires à Paris, Métivier, principal clerc, sont prévenus d'avoir « de complicité, fait et signé des actes en faveur d'un des tyrans d'Angleterre et autres ». Traduits devant le Tribunal révolutionnaire où siégeait Vilate, le 23 pluviôse (11 février), à dix heures du matin, ils sont condamnés à mort[17].

Le 27 (15 février), Vilate se prononce pour l'acquittement d'Hervé, serrurier, prévenu d'avoir fait de mauvaises livraisons d'affûts d'obusiers. Le même jour, dans l'après-dîner, il déclare coupable Gabriel Plan chat, dit La Cassagne, fils du dernier capitoul de Toulouse, âgé de trente-cinq ans, qui, au café de Foy, « a crié à différentes reprises, en parlant du frère infâme du dernier tyran et du scélérat Condé : « Vive Monsieur ! Vive Bourbon ! », propos contre-révolutionnaires tendant à la dissolution de la République[18]. Le 29 (17 février), il se montre sans pitié pour Choiseau (Pierre-Étienne), entrepreneur de chevaux d'artillerie, qui « a diminué d'un quart, d'un tiers et de plus la ration d'avoine fournie par la République pour -la nourriture des chevaux de ses armées. » Choiseau est condamné à mort ; mais Postel (Joachim) et Philippe (Pierre), délivreur de fourrages et inspecteur d'un dépôt de chevaux, tous deux compromis par les malversations de Choiseau[19], sont acquittés.

Le 7 ventôse (25 février), à dix heures du matin, il juge Laroche, un capucin, Ploquin, un prêtre, ci-devant supérieur de Saint-Sulpice, et les sœurs Barberon, maîtresses de pension à Orléans, accusés d'avoir « conspiré contre le peuple français, correspondu avec les brigands de la Vendée, rédigé des écrits incendiaires provoquant à la guerre civile ». En janvier 1792, Laroche « a fui le sol de la Liberté ». Il a porté les armes contre sa patrie en servant dans la gendarmerie des Princes, à Coblentz. Pour tous, c'est la mort[20].

Le même jour, à onze heures du matin, comparaît devant Vilate, Étienne-Claude Marivetz, « écuyer des tantes de Capet émigrées », convaincu de royalisme et prévenu d'avoir conservé des écrits liberticides. — La mort[21].

Laurent Veyrenc, de la Drôme, homme de loi, a correspondu avec les émigrés. Le 11 ventôse (1er mars), à neuf heures du matin, il comparaît devant le Tribunal ; il est reconnu coupable par les jurés, dont Vilate, et condamné à mort. — Ce même jour, à midi, Vilate jugeait Noël Deschamps, homme de loi, qui avait tenu des propos liberticides au café « ci-devant Conti », au coin de la rue de Thionville. — La mort[22].

François- Étienne-Joseph Champfleury, quarante-cinq ans, ex-chevalier de Saint-Louis, capitaine au 10e régiment de cavalerie, de service à l'armée de la Moselle, connu sous le nom de chevalier de Varennes, avait été trouvé possesseur d'une bague, — « signe de ralliement des chevaliers du poignard et des assassins du 10 août, portant les mots : « Tout à mon Roy », gravés sur une espèce de cœur en or, signe de ralliement qui, trouvé sur un individu attaché au service de la République, prouve qu'il n'est qu'un contre-révolutionnaire et un traître[23] » — et de pièces de monnaie étrangères, notamment d'une médaille du couronnement de Léopold comme roi des Romains. Des cavaliers de son régiment l'avaient dénoncé comme portant la croix de Saint-Louis sous sa chemise. Champfleury, qui comparait devant le tribunal le 13 ventôse (3 mars), est déclaré coupable par Vilate et par les autres jurés. — La mort.

Ce même jour, Vilate juge, à onze heures du matin, un libraire de Paris, Thomas Levigneur, qui a imprimé une brochure sur la mort de Louis XVI et le condamne à la peine capitale ; dans l'après-midi, un ex-clerc de notaire, Osmont, trente-trois ans, habitant faubourg du Roule, que deux citoyennes, l'une mercière, l'autre ouvrière, ont dénoncé comme ayant tenu, dans une boutique du jardin Égalité[24], des propos et des discours inciviques et contre-révolutionnaires. Osmont est acquitté par Vilate et les autres jurés[25].

Ce mois de ventôse est très chargé. La besogne du Tribunal augmente. Fouquier-Tinville déclare qu'il succombe à la tâche. Il partagera dès lors avec ses substituts et même avec de simples employés le soin de rédiger les actes d'accusation[26].

Vilate siège souvent. Le 17 (7 mars), il juge et acquitte un journalier, François Vichy, et un charpentier, Gilbert Arnoux, prévenus d'avoir suscité des émeutes[27].

Le 19 (9 mars), il déclare coupable Charles-Étienne Vaudrey, juge de paix dans la Meurthe, qui a tenu des propos contre-révolutionnaires et cherché à empêcher le recrutement. Vaudrey est condamné à mort[28].

Le 22 (12 mars), il siège le matin et le soir pour juger un marchand de vins, Marius Blanchet, de la section Poissonnière, ancien capitaine du bataillon des canonniers de Saint-Lazare qui, le 10 août, a, paraît-il, refusé de faire marcher le canon du bataillon, et Sophie-Adélaïde Leclerc-Glatigny, ex-religieuse du couvent de la Visitation, à Saint-Denis, prévenue de propos contre-révolutionnaires et d'avoir hébergé un prêtre réfractaire. Tous deux sont envoyés à Féchafaud[29].

24 ventôse (14 mars), affaire Lepreux, Wilmet, Davanne. Vilate est juré. Lepreux, inspecteur des vivres à Maubeuge ; Wilmet, imprimeur à Maubeuge ; Davanne, commis à la distribution des vivres de l'armée à Maubeuge, sont prévenus de dilapidations, de fraudes, d'infidélités, enfin, d'avoir voulu livrer Maubeuge à l'ennemi. Davanne, ayant fait des aveux, est seul condamné à mort ; les autres sont acquittés[30].

27 ventôse (17 mars), Vilate est au banc des jurés. Il devra se prononcer sur le cas de quatre habitants de Sannois, des vignerons qui ont abattu l'arbre de la liberté, « ce signe glorieux de la conquête que les Français ont faite sur la tyrannie ». Ils l'ont « dépecé » et en ont déposé les morceaux à la porte du maire. Les jurés les acquittent. Le même jour, un chirurgien-major du 2e bataillon de la réquisition d'Angoulême, qui « a soutenu le parti du tyran », Jean-Baptiste Boissat, est condamné par Vilate à la peine capitale[31].

Camille Jouve, chef d'escadron d'artillerie, qui a tenu des propos contre-révolutionnaires, passe devant le jury dont Vilate fait partie, le 29 ventôse (19 mars), et il est condamné à mort[32].

Le 5 germinal (25 mars), à neuf heures du matin, Cordier, un homme de loi du district de Pontarlier, prévenu de « correspondance contre-révolutionnaire avec Lameth et autres députés fédéralistes du Jura », est acquitté par Vilate et par les autres jurés[33].

Vilate siège trois fois le 7 germinal (27 mars), à neuf heures du matin, à onze heures, à midi. Ill juge d'abord Claire-Madeleine de Lambertye, femme séparée de fait de Geoffroy Villemain, ex-noble. Son mari était secrétaire de Louis XVI. Elle est la sœur des comtes de Lambertye émigrés ; elle était l'amie du marquis de Polignac, écuyer du comte d'Artois ; elle a recélé chez elle de l'argenterie aux armes des Polignac et du comte d'Artois, « insatiables vampires de cour qui insultaient à la misère du peuple en épuisant sa substance[34] ». — La mort.

Puis, il juge Henri Moreau, de Montpellier, homme de loi, « ci-devant accusateur public militaire près le point central de l'armée du Nord, à Arras », suspendu de ses fonctions par Joseph Lebon. Agent « de la faction liberticide qui a cherché à s'élever dans la Convention lors du jugement du tyran Capet pour relever les débris du trône et anéantir la République par le monstrueux système du fédéralisme[35] », Moreau est condamné à mort.

Il juge enfin Bernard Bourdet, directeur de la poste aux lettres de Pont-Audemer, qui a conspiré contre la République, abusé de sa qualité de fonctionnaire public et de la confiance de la nation en mettant au rebut des journaux et bulletins de la Convention nationale adressés à divers fonctionnaires publics. Bourdet est acquitté[36].

Le 12 germinal (1er avril), Vilate siège encore dans trois audiences.

Première audience. —Simon Collivet, garçon épicier, rue de la Verrerie, vingt-cinq ans, était aux Tuileries, avec son bataillon, le 10 août, au moment où le roi passa en revue les différents bataillons. Il a crié : « Vive le roi ! » Il le nie et affirme avoir crié : « Vive la nation ! » faiblement, il est vrai, « car il était enrhumé ». Il est condamné à mort[37].

Deuxième audience. — Antoine Brochet de Saint-Priest, vingt-cinq ans, ex-garde de Louis XVI, est accusé de « participation au massacre du peuple ordonné par le tyran, le 10 août. » On lui a demandé, au cours de son interrogatoire, quel gouvernement il préférait, « du monarchien ou du républicain ». Il a répondu qu'il n'en savait rien et qu'il demandait « du temps pour connaître celui qui opérera le bonheur du peuple ». Habitant Gréez, dans la Sarthe, il est parti pour Paris, le 9 août. A la nouvelle des événements du 10, c'est en hâte qu'il est rentré dans ses foyers. Arrêté, il a dit qu'il était venu à Paris voir sa grand-mère mourante. Mais, dans l'esprit du Tribunal, sa participation aux massacres du 10 août ne peut être douteuse. Le ton de ses réponses est suspect. Il prétend qu'il n'a aucune opinion, que ses seules occupations sont l'agriculture, les chevaux, la chasse. Ses réponses « étant celles d'un contre-révolutionnaire forcené[38] », il est condamné à mort.

Troisième audience. — C'est Euloge Schneider qui comparaît devant le Tribunal : Schneider, terreur de l'Alsace, ci-devant accusateur public du département du Bas-Rhin, à Strasbourg, puis commissaire civil à l'armée et à la commission révolutionnaire établie dans le même département, arrêté sur l'ordre de Saint-Just et de Lebas envoyés à l'armée du Rhin. Ancien prêtre allemand, il « a favorisé les prêtres du parti autrichien, entre autres le prêtre Funck, natif d'Aix-la-Chapelle, une de ses créatures[39] ». Funck, voulant se marier, Euloge Schneider a « mis en réquisition » les jeunes citoyennes du canton de Barr. Funck n'eut qu'à choisir celle qu'il trouvait de son goût et à l'épouser. Il fallait une dot aux conjoints. Schneider avait ordonné, dans tout le canton, une collecte dont le produit dépassa 20.000 livres, l'administration ayant déclaré qu'elle regarderait comme véritables frères des sans-culottes ceux qui, à cette occasion, se montreraient généreux. Leurs noms, inscrits sur la liste de souscription, devaient être envoyés au Tribunal révolutionnaire afin qu'il « apprît à connaître ceux qui, en bons citoyens, ont consacré leurs cœurs à la raison et à la vertu ».

Lui-même, Schneider, désirant aussi prendre femme, avait jeté son dévolu sur la fille de Stamm, chef du bureau des impositions, au district de Barr. Le 20 frimaire précédent, à une heure et demie du matin, Stamm et son « épouse » avaient été réveillés par des coups frappés à leur porte. « Qui est là ? — Le Tribunal révolutionnaire. » Dans la cour, un cavalier escortant une chaise de poste. Le président Taffin et le juge Wolff en descendent. Ils sont chargés par Schneider de demander à Stamm la main de sa fille aînée. Ils lui remettent deux lettres de l'accusateur public, l'une adressée aux parents, l'autre à la jeune fille. « Chers amis, je suis déterminé à épouser votre fille aînée, consentez-y ; je tâcherai de faire son bonheur. Euloge Schneider. » — « Aimable citoyenne, je t'aime, je sollicite ta main. Euloge Schneider. »

Ni les parents, ni la jeune fille n'avaient refusé ; ils avaient seulement prévenu le citoyen Schneider qu'ils n'avaient pas de fortune, « si ce n'est une fille vertueuse à lui offrir ».

Cet ancien prêtre allemand, que Vilate a devant lui et qu'il va juger, est un homme de trente-sept ans, dont l'aspect est bestial[40]. L'accusateur public de Paris requiert sans ménagements contre le ci-devant accusateur public du Bas-Rhin. Motifs : enlèvements de filles, suspensions arbitraires de juges de paix remplacés par des prêtres allemands ; ostentation d'un luxe et d'un faste inouïs, table abondamment servie des mets les plus délicats et des vins les plus fins, tandis que le peuple se serrait le ventre. Fonctionnaire prévaricateur, coupable d'abus d'autorité et de pouvoir, ce « moderne Caligula[41] » mérite la mort. Le verdict affirmatif des jurés l'envoie à la guillotine.

 

 

 



[1] Causes secrètes, p. 189.

[2] Causes secrètes, p. 189.

[3] Causes secrètes, p. 179.

[4] Causes secrètes, p. 181.

[5] Causes secrètes, p. 182.

[6] Causes secrètes, p. 187.

[7] Saint-Just dit, dans le treizième fragment de ses Institutions. -qui porte comme titre : Quelques institutions rurales et somptuaires :

« Tout propriétaire qui n'exerce point de métier, qui n'est point magistrat, qui a plus de vingt-cinq ans, est tenu de cultiver la terre jusqu'à cinquante ans.

« Tout propriétaire est tenu, sous peine d'être privé du droit de citoyen pendant l'année, d'élever quatre moutons, en raison de chaque arpent de terre qu'il possède.

« Il n'y a point de domesticité ; celui qui travaille pour un citoyen est de sa famille et mange avec lui.

« Tout citoyen rendra compte, tous les ans, dans les temples, de l'emploi de sa fortune. »

[8] Réquisitoire de Fouquier-Tinville. Archives nationales. W 316, n° 451.

[9] J'ai relevé, dossier par dossier, dans les cartons du Tribunal révolutionnaires tous les procès-verbaux d'audience où le nom de Vilate figure parmi ceux des autres jurés. Ce travail de recherches minutieuses m'a semblé nécessaire pour contrôler les assertions de Vilate lorsqu'il prétend, dans ses Causes secrètes, n'avoir accepté ces fonctions que pour punir « les ennemis de la patrie et de l'humanité » et qu'il essaye de donner le change à ses juges en disant que ses maladies, « effets de sa sensibilité », l'ont tenu éloigné du Tribunal. — Or, vérification faite, du 2 octobre 1793 au 20 juillet 1794, il siégea soixante-quatre fois. Peut-être même fut-il juré dans la fournée des Chemises rouges, le 29 prairial an II, où cinquante-quatre personnes furent envoyées à l'échafaud — Il m'a semblé que le meilleur moyen, pour le lecteur, d'entrer en pleine possession du sujet et du milieu où opérait ce jeune juré de vingt-cinq ans, était d'analyser une par une et en quelques mots, les affaires si diverses où il se prononça par oui ou par non sur la culpabilité des accusés. J'espère que l'infinie variété de ces affaires ne fatiguera pas le lecteur, mais qu'au contraire elles pourront l'intéresser et l'instruire par leur diversité et par les contrastes qu'elles présentent entre elles.

[10] Acte d'accusation de Fouquier-Tinville. Archives nationales, W 317, n° 462.

[11] Acte d'accusation de Fouquier. Archives nationales ; W 319, n° 474.

[12] Acte d'accusation de Fouquier. Archives nationales ; W 319, n° 474.

[13] Acte d'accusation de Fouquier. Archives nationales ; W 320, n° 480.

[14] Tribunal Révolutionnaire de Paris, t. I, p. 460.

[15] La question posée par Dumas qui présidait, ce jour-là, le Tribunal : « L'ont-elles fait dans le dessein de troubler l'Etat par une guerre civile en armant les citoyens les uns contre les autres et contre l'autorité légitime ? » l'ut résolue négativement par les jurés. C'est ce qui sauva la vie des huit religieuses.

[16] Archives nationales, W. 321, n° 401t.

[17] Archives nationales, W. 324, n° 515.

[18] Archives nationales, W. 325, n° 520 et 821.

[19] Archives nationales, W. 327, n° 535.

[20] Archives nationales, W. 329, n° 548.

[21] Archives nationales, W. 329, n° 547.

[22] Archives nationales, W. 332, n° 562, 563.

[23] Archives nationales, W. 332, n° 567.

[24] Palais-Royal.

[25] Archives nationales, W. 332, n° 566 et 568.

[26] Archives nationales, AF. II, 22, dossier 60, pièces 56.

[27] Archives nationales, W. 335, n° 587.

[28] Archives nationales, W. 335, n° 591.

[29] Archives nationales, W. 336, n° 595 et 596.

[30] Archives nationales, W. 336, n° 598.

[31] Archives nationales, W. 338, n° 607 et 608.

[32] Archives nationales, W. 339, n° 614.

[33] Archives nationales, W. 339, n° 619.

[34] Acte d'accusation de Fouquier-Tinville. Archives nationales, W. 340, n° 625.

[35] Acte d'accusation de Fouquier-Tinville. Archives nationales, W. 340, p. 626.

[36] Archives nationales, W. 340, n° 627.

[37] Archives nationales, W. 343, n° 660.

[38] Acte d'accusation de Fouquier-Tinville. Archives nationales, W. 343, n° 661.

[39] Acte d'accusation de Fouquier-Tinville. Archives nationales, W. 343, n° 662.

[40] Il porta le surnom de « bourreau de l'Alsace ».

[41] Acte d'accusation de Fouquier-Tinville.