Vilate tombe malade. —
Toujours sa « sensibilité ». — Robespierre contribue à son « retour vers la
vie ». — Le dîner chez Vénua. — Le récit du procès de « l'Autrichienne ». —
Mot de Robespierre contre Hébert. — Les ennemis de la Révolution. Propos de
table et de politique. — Les maitresses de Vilate. — Un juré muscadin. — «
Gentillesses » macabres de Barère. — La grande idée de Saint-Just. — Les
propriétaires sont les véritables oppresseurs du peuple. — Du pain ! --
Affaires jugées par Vilate au Tribunal. — Raisons pour lesquelles il était
utile et nécessaire d'examiner, une à une, ces affaires. — Vilate juge Euloge
— Schneider, le « bourreau de l'Alsace. »
« Le
moral affecté de tant de ravages, de tant de désastres, je tombai
dangereusement malade ; je dus ma guérison au savant médecin Baraillon,
député[1]. » Que
cette maladie fut le fait de la « sensibilité » d 'un jeune homme de
vingt-cinq ans chargé de terribles fonctions ou simplement le fait des
rigueurs de décembre et des plaisirs nocturnes qu'il prenait à Clichy, il est
certain que, depuis le jugement de Mme Dubarry (7
décembre) jusqu'au
26 janvier suivant, le nom de Vilate cesse de figurer sur les procès-verbaux
d'audience du Tribunal révolutionnaire. Il y a là une sorte d'éclipsé de sa
personnalité de juré. C'est
Robespierre qui « contribua à son retour vers la vie[2] ». Vilate n'a pas oublié
l'impression que lui a laissé le dîner offert chez le restaurateur Vénua par
Barère à Robespierre et à Saint-Just, deux mois auparavant, le soir du
jugement de Marie-Antoinette. Il était de ce dîner. Les « lumières qu'il
en a reçues[3] » éclairent, pour lui,
toute leur politique, celle de Maximilien surtout. Il a compris, ce soir-là,
quels étaient les hommes qu'il servait. Il
avait suivi les débats du procès, non comme juré, mais en curieux, en
dilettante. Chez Vénua, où la table avait été mise dans une chambre secrète,
bien close, on l'avait prié de raconter quelques épisodes du « procès de
l'Autrichienne ». Il s'était gardé d'omettre celui où Hébert, accusant
Marie-Antoinette d'obscénités avec son fils, la reine s'était retournée vers
le peuple et en avait appelé aux mères présentes, leur demandant s'il en
était une seule parmi elles qui ne frémît de pareilles horreurs. Vilate
songeait à ce repas, jusque-là morne, qui, tout d'un coup, s'était animé au
geste violent de Robespierre criant : « Cet imbécile d'Hébert !... ce n'est
pas assez qu'elle soit une Messaline ; il faut qu'il en fasse une Agrippine
et qu'il lui fournisse à son dernier moment ce triomphe d'intérêt public !...
» Barère,
Saint-Just, Vilate s'étaient regardés. Saint-Just, alors : « Les mœurs
gagneront à cet acte de justice national » ; Barère : « La guillotine a coupé
là un puissant nœud de la diplomatie des cours de l'Europe. » Robespierre
n'avait pas dissimulé ses craintes du grand nombre des ennemis de la
Révolution. Barère, sous ce titre d'ennemis, englobait tous les nobles, tous
les prêtres, tous les hommes de loi, tous les médecins. Selon lui, l'Égalité
avait prononcé l'arrêt fatal. Et, comme Saint-Just exposait ses principes sur
la confiscation des biens des suspects à déporter, Barère, renchérissant,
avait nettement déclaré que « le vaisseau de la Révolution ne pouvait arriver
au port que sur une mer rougie de flots de sang ». A quoi Saint-Just
répondait : « Une nation ne se regénère que sur des monceaux de cadavres[4]. » Vilate
sait bien que de tels hommes seront, désormais, les maîtres de sa destinée.
Ils n'ont rien « de la grandeur de ces trois Romains qui, dans l'île de la
rivière de Panare, en présence de leurs armées, se partagèrent l'Univers[5] ». Il les juge comme des
rhéteurs « se disputant de férocité et qui, sous prétexte de régénérer les
mœurs, transforment la République en un vaste cimetière ». Mais il est obligé
de vivre dans leur familiarité ; il les voit chez eux ; il n'existe que par
eux, politiquement. Couthon,
Collot d'Herbois, Billaud-Varenne, Saint-Just, Barère sont liés maintenant
avec lui par les nœuds d'une amitié apparente. Il les observe comme ils
s'observent entre eux, avec une attention aiguë et une réserve prudente qu'il
cache, lui, sous les dehors d'un enjouement juvénile. Plus tard, quand ils
seront vaincus, qu'ils ne seront plus, que lui-même, prisonnier au
Luxembourg, préparera les longs Mémoires de sa défense, il aura un mot
dédaigneux et perfide : « Je les suivais dans leurs marches obliques et
tortueuses. » Pour le
moment, il note leurs propos. Il espère s'en servir plus tard. Eux, ne se
défient pas encore de lui. Il a l'air si muscadin, si jeune, très occupé de
son élégante toilette, de ses amours ! Devant lui, ils pensent tout haut et
ce sont leurs pensées qu'il redira pour la postérité dans les Causes
secrètes. L'austérité de Saint-Just, son air funèbre, son geste coupant le
font parfois tressaillir : cc Les hommes qui régénèrent un grand peuple ne
doivent espérer de repos que dans la tombe. La Révolution est comme la foudre
; il faut frapper... » Vilate aimerait bien ne pas tant frapper et jouir de
la vie qui est si courte !... Il est
obligé d'entendre avec complaisance les macabres « gentillesses » du Gascon
Barère de Vieuzac : « Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas. » Collot
d'Herbois, qui revient de Lyon, lui explique les raisons suffisantes des
mitraillades que Fouché et lui ont ordonnées : « Plus le corps social
transpire, plus il devient sain. » Collot rassure la sensibilité de Vilate en
affirmant que, s'il a « employé l'action de la poudre, c'était pour ménager
aux victimes la durée des souffrances[6] ». Constamment
préoccupé de sa grande idée, la confiscation des biens des suspects,
Saint-Just ne voit réellement de bonheur possible pour la France qu'à
l'époque où « chacun, retiré au milieu de son arpent avec sa charrue, passera
doucement sa vie à le cultiver[7] ». Barère
estime que les propriétaires sont les véritables oppresseurs du peuple. Ils
sont « chargés de crimes et de forfaits », tandis que les « vertus »
appartiennent exclusivement à la « classe journalière et travaillante ». Et il
réclame du pain pour le peuple. il dénonce les gens d'Hébert et du père
Duchesne, les auteurs des pamphlets affichés dans les halles, sur les places
de Paris, où le gouvernement est rendu responsable de la famine et de la
misère. C'est
un affameur du peuple que Vilate juge, le 7 pluviôse an II (26 janvier
1794), lorsque,
rétabli, il reprend ses fonctions. « Claude Eudeline, cultivateur, dit
l'accusation, craignant que le fléau terrible de la famine ne fît pas de
progrès assez rapides, voulait assassiner le peuple par des moyens surs...
Pendant environ l'espace de quatre-vingts jours, cet individu qui ne mérite
pas le nom d'homme, a engraissé ses cochons avec du pain, tandis que ses
voisins en avaient à peine pour se soutenir. Pendant le même espace de temps,
il fit donner pour nourriture à ses poules et à deux chevaux du blé non
rebattu, « ce qui a dû priver le peuple d'une quantité considérable de ce grain
précieux et de première nécessité[8] ». Vilate
et les autres jurés se montrent indulgents. En dépit du violent réquisitoire
de l'accusateur public, Eudeline est acquitté[9]. Le 9
pluviôse (28
janvier), il a
devant lui, au Tribunal, dix-sept habitants de Coulommiers et de la
Ferté-Gaucher ; un perruquier, un fripier, un juge de paix, un médecin, un
armurier, deux officiers municipaux, un vitrier, six femmes, un ancien
capitaine de cavalerie, 'un ex-noble, d'autres, sans profession. Tous sont
prévenus d'avoir conspiré contre l'unité et l'indivisibilité de la
République, d'avoir attenté à la tranquillité et à la sûreté intérieure du
peuple français. « Trames et complots tendant à la dissolution de la
représentation nationale et des sociétés populaires ; excitation à la guerre
civile par le fanatisme en armant les citoyens les uns contre les autres. »
Les commissaires nommés par la municipalité à l'effet de visiter tous les
endroits où il pouvait exister des vestiges de l'ancien régime avaient été
molestés parles accusés qui avaient mis en jeu « tous les moyens que leur
fournissait le fanatisme nobiliaire et sacerdotal », au moment où il s'était
agi d'enlever les « vitraux antiques de l'église empreints en entier des
emblèmes de la tyrannie et de la féodalité[10] ». Des femmes, « portant à
Coulommiers le titre fanatique de saintes femmes », exigeaient la démission
du maire ou sa tête. L'une d'elles s'était vantée qu'elle irait au-devant des
Prussiens et des Autrichiens pour faire égorger ces « sacrés Jacobins » et
qu'elle logerait dans sa maison autant d'ennemis que celle-ci en pourrait
tenir. D'autres avaient menacé de f... à bas la tête des députés qui seraient
envoyés à Coulommiers et de la porter au bout d'une pique. Le fripier ne
cessait de clamer contre la représentation nationale, l'armurier d'exciter à
la sédition. Il voulait « un maître ». Tant qu'on n'en aurait pas,
« cela n'irait jamais bien ». Il affirmait savoir que les représentants
en mission venaient dans le pays pour prendre l'argenterie et les cloches,
puis f... le camp avec. On savait bien que Merlin et Prévôt, officiers
municipaux, étaient les agents secrets des contre-révolutionnaires. Merlin,
d'ailleurs, avait toujours été l'ennemi des sociétés populaires. Montalban et
Ogier, ex-nobles, ont « concouru par leurs insinuations secrètes et par des
moyens plus perfides encore à la contre-révolution projetée ». Longues
audiences que celles de ce procès où les témoins sont nombreux. Commencées le
9 à dix heures du matin, les séances se poursuivent le 11 et le 12 devant les
jurés Vilate, Fauvel, Souberbielle, Bernard, Chrétien, Didier, Châtelet,
Fenot, Aubry, Servière., Fiévée. Six des accusés, dont deux femmes, sont
acquittés. La peine de mort est prononcée contre les autres. Le 14
pluviôse (2
février), il juge
des contre-révolutionnaires du département de l'Aube : Edme-Alexis Gillet,
médecin ; Bonaventure-Jean-Baptiste Milliard, ci-devant procureur et avoué à
Troyes et ex-député de l'Assemblée constituante ; Louis-Nicolas Paillot,
ci-devant lieutenant général au ci-devant bailliage de Troyes. Gillet
passe pour être « le chef de cette horde de contre-révolutionnaires qui ont,
à l'aide du fanatisme et de la tyrannie, causé tant d'agitation dans ce
département[11] ». Il parait avoir été l'auteur
ou le distributeur d'un imprimé répandu dès 1789 et portant le titre de Causes
et agents de la Révolution de France. Les premiers mots en étaient : «
Depuis plus d'un siècle il s'est formé une ligue de conjurés contre les rois.
Les protestants en furent les fondateurs. Aussi n'a-t-on connu de régicides
en France que depuis l'établissement de cette secte. » Gillet
et Paillot ont « servi le tyran en se rendant à Coblentz pour conférer avec
les chefs contre-révolutionnaires qui y résidaient ». Parent, lui, « n'a
cherché qu'à anéantir cette liberté que le peuple l'avait chargé de lui
assurer et de défendre au péril de sa vie ». Dès 1790, il a, par des
ouvrages imprimés, dirigés surtout contre les sociétés populaires, « cherché
à corrompre, à empoisonner l'esprit public et à faire haïr et détester la
Révolution. » C'est là ce qu'on remarque surtout dans un pamphlet dont
plusieurs exemplaires ont été trouvés chez lui, pamphlet intitulé : Guinguette
nationale ou dialogue entre un colporteur de Paris, la Verdure, grenadier) et
le père Colas, laboureur. Dans cet ouvrage, l'auteur « affecte de prendre
le langage le plus trivial pour faire des sociétés populaires et de
l'Assemblée constituante le tableau le plus odieux. >> Parent a encore
cherché à empêcher la vente des biens des émigrés, à Chaource, et il a
favorisé la dilapidation de ces biens. On a trouvé chez lui un écrit en
dix-huit lignes qui traduit bien ses sentiments à l'égard de la Révolution :
« La France gémit sous le nom de Liberté dans le plus honteux esclavage de
tous les vices, de toutes les passions les plus effrénées et d'une anarchie
sans exemple[12]. » Aux
questions posées par Dumas, président du Tribunal, concernant la complicité
de Gillet, Parent, Milliard et Paillot dans la conspiration « dirigée par le
tyran Capet et ses agents contre la liberté, la sûreté, la souveraineté du
peuple français », la réponse des jurés fut affirmative et unanime. C'était
la mort. Le 18
pluviôse (6
février), Elisabeth
Pauline de Gand, comtesse de Lauragais, comparaissait devant le Tribunal où
Vilate siégeait au banc des jurés. Elle était propriétaire, près de Lille,
d'un château qui était « devenu le repaire des contre-révolutionnaires[13] ». Elle avait correspondu avec
les émigrés. Chez elle, on avait trouvé tout un dépôt de libelles
contre-révolutionnaires. Elle avait conservé « des signes de la féodalité,
des hochets de l'orgueil, tels que plaques portant des armoiries, cachets
fleur-delysés, couronnes... » Elle fut condamnée à mort. Trois
jours plus tard, un dimanche, Vilate avait devant lui, au Tribunal, les sept
religieuses carmélites et la sœur visitandine qui, arrêtées en août
précédent, rue Neuve Sainte-Geneviève où elles s'étaient réfugiées, avaient
été incarcérées à Port-Libre, rue de la Bourbe, et refusaient de prêter le
serment républicain. M.
Émile Campardon a publié, le premier[14], le récit de la détention et du
jugement des huit religieuses. Il a pu identifier le nom de l'auteur de ce
récit anonyme, sœur Angélique-Françoise Vitasse, l'une des carmélites. Ce
récit met en scène d'une manière saisissante, avec leurs attitudes familières,
leurs gestes, leurs physionomies, Maire, juge au tribunal et Josse, son
commis greffier, assis chacun d'un côté d'une table, « au milieu d'une grande
salle », et interrogeant les religieuses l'une après l'autre. On voit Maire
considérant « curieusement » la sœur Vitasse, derrière ses lunettes, lui
parlant avec bonhomie, l'engageant à faire le serment, lui demandant si elle
a froid, faisant allumer un bon feu et approcher un fauteuil. On entend les
conseils qu'il lui donne : «
Obéissez aux lois de la République, soyez très soumises et vous pratiquerez
le vœu d'obéissance ; vous avez fait vœu de pauvreté, mais Dieu ne défend pas
que vous ayez le nécessaire ; ainsi vous jouirez de votre pension ; mais vous
pouvez vous mettre simplement ; n'achetez que les choses les plus communes et
les moins chères ; ne faites pas de dépenses inutiles, et vous pratiquerez
votre vœu de pauvreté. Vous avez fait vœu de chasteté ; qui vous empêche
d'être vierge ? Vous avez la liberté de vous marier, si vous voulez ; mais
vous avez aussi la liberté de ne pas le faire, si vous ne voulez pas. Si vous
demeuriez chez moi, je serais bien fâché de vous empêcher de vivre de la
manière qui vous plairait ; moi, je suis chaste aussi, et cela ne m'empêche
pas de rendre service à la République ; cependant je n'ai pas renoncé au
mariage (Maire avait quarante-sept ans). Il faut que vous sachiez qu'autant
il y avait je ne sais plus combien de couvents en France, à présent il n'y en
a plus qu'un qu'on appelle République ; tous les hommes sont égaux, ils sont
tous frères et chacun a la liberté de vivre comme il lui plait. » Le
greffier joint ses exhortations à celles du juge pour la décider au serment
et lui éviter « d'être envoyée à la Guyane, parmi les sauvages ». Il
l'encourage ; il lui fait observer la bonté avec laquelle le juge lui parle :
« Il a pour vous l'affection et la tendresse d'un père ; il voudrait vous
voir bien heureuse. » Puis,
c'est la séance où les huit religieuses comparaissent au Tribunal, assises
dans une « tribune très élevée » devant les neuf jurés — dont Vilate — en
présence d' « une grande multitude de peuple » ; ce sont les questions du
président, ses instances pour déterminer les accusées à se soumettre à la loi
et à prêter le serment, ses observations à la sœur Vitasse qui lui tient tête
avec une douce et persévérante énergie et à laquelle il répond : « Si tu veux
faire le serment, nous t'écouterons, mais si tu veux prêcher, tu n'as qu'à te
taire... » ; c'est la défense de l'avocat, Lafleuterie, déclarant qu'il n'y a
pas « de lois assez rigoureuses » pour elles, mais qu'il « serait grand » aux
juges de se montrer indulgents et terminant par « un sermon républicain » ;
c'est la foule qui s'intéresse à leur sort, qui les presse de prêter le
serment, tandis que le gendarme, à côté d'elles, les y exhorte ; ce sont les
juges, les jurés, le président attendant « avec beaucoup de patience » qu'elles
veuillent s'y résoudre. Elles sont conduites « dans une petite chambre »
pendant qu'on les juge et que, de toutes parts, on les supplie de céder et de
faire le serment. Plusieurs personnes « s'attachent fortement à la sœur
Vitasse, qui est la plus jeune ». Elles sont reconduites dans la salle des
séances. On les fait asseoir. Naulin, substitut de l'accusateur public, se
lève et prononce son réquisitoire ; il les qualifie de « vierges folles
», de « fanatiques », pour lesquelles il ne peut y avoir « de mort assez
cruelle ». Elles sont condamnées à la déportation[15]. Silence de la foule. Puis
quelques voix crient : « Vive la République ! » Les huit religieuses sont
reconduites dans leur cachot, à la Conciergerie[16]. * * * * *
Chaudot,
Brichard, notaires à Paris, Métivier, principal clerc, sont prévenus d'avoir
« de complicité, fait et signé des actes en faveur d'un des tyrans
d'Angleterre et autres ». Traduits devant le Tribunal révolutionnaire où
siégeait Vilate, le 23 pluviôse (11 février), à dix heures du matin, ils
sont condamnés à mort[17]. Le 27 (15 février), Vilate se prononce pour
l'acquittement d'Hervé, serrurier, prévenu d'avoir fait de mauvaises
livraisons d'affûts d'obusiers. Le même jour, dans l'après-dîner, il déclare
coupable Gabriel Plan chat, dit La Cassagne, fils du dernier capitoul de
Toulouse, âgé de trente-cinq ans, qui, au café de Foy, « a crié à différentes
reprises, en parlant du frère infâme du dernier tyran et du scélérat Condé :
« Vive Monsieur ! Vive Bourbon ! », propos contre-révolutionnaires tendant à
la dissolution de la République[18]. Le 29 (17 février), il se montre sans pitié pour
Choiseau (Pierre-Étienne), entrepreneur de chevaux
d'artillerie, qui « a diminué d'un quart, d'un tiers et de plus la ration
d'avoine fournie par la République pour -la nourriture des chevaux de ses
armées. » Choiseau est condamné à mort ; mais Postel (Joachim) et Philippe (Pierre), délivreur de fourrages et
inspecteur d'un dépôt de chevaux, tous deux compromis par les malversations
de Choiseau[19], sont acquittés. Le 7
ventôse (25
février), à dix
heures du matin, il juge Laroche, un capucin, Ploquin, un prêtre, ci-devant
supérieur de Saint-Sulpice, et les sœurs Barberon, maîtresses de pension à
Orléans, accusés d'avoir « conspiré contre le peuple français, correspondu
avec les brigands de la Vendée, rédigé des écrits incendiaires provoquant à
la guerre civile ». En janvier 1792, Laroche « a fui le sol de la Liberté ».
Il a porté les armes contre sa patrie en servant dans la gendarmerie des
Princes, à Coblentz. Pour tous, c'est la mort[20]. Le même
jour, à onze heures du matin, comparaît devant Vilate, Étienne-Claude
Marivetz, « écuyer des tantes de Capet émigrées », convaincu de royalisme et
prévenu d'avoir conservé des écrits liberticides. — La mort[21]. Laurent
Veyrenc, de la Drôme, homme de loi, a correspondu avec les émigrés. Le 11
ventôse (1er mars), à neuf heures du matin, il comparaît devant le Tribunal ;
il est reconnu coupable par les jurés, dont Vilate, et condamné à mort. — Ce
même jour, à midi, Vilate jugeait Noël Deschamps, homme de loi, qui avait
tenu des propos liberticides au café « ci-devant Conti », au coin de la rue
de Thionville. — La mort[22]. François-
Étienne-Joseph Champfleury, quarante-cinq ans, ex-chevalier de Saint-Louis,
capitaine au 10e régiment de cavalerie, de service à l'armée de la Moselle,
connu sous le nom de chevalier de Varennes, avait été trouvé possesseur d'une
bague, — « signe de ralliement des chevaliers du poignard et des assassins du
10 août, portant les mots : « Tout à mon Roy », gravés sur une espèce de cœur
en or, signe de ralliement qui, trouvé sur un individu attaché au service de
la République, prouve qu'il n'est qu'un contre-révolutionnaire et un traître[23] » — et de pièces de monnaie
étrangères, notamment d'une médaille du couronnement de Léopold comme roi des
Romains. Des cavaliers de son régiment l'avaient dénoncé comme portant la
croix de Saint-Louis sous sa chemise. Champfleury, qui comparait devant le
tribunal le 13 ventôse (3 mars), est déclaré coupable par Vilate et par les autres jurés. — La
mort. Ce même
jour, Vilate juge, à onze heures du matin, un libraire de Paris, Thomas
Levigneur, qui a imprimé une brochure sur la mort de Louis XVI et le condamne
à la peine capitale ; dans l'après-midi, un ex-clerc de notaire, Osmont,
trente-trois ans, habitant faubourg du Roule, que deux citoyennes, l'une
mercière, l'autre ouvrière, ont dénoncé comme ayant tenu, dans une boutique
du jardin Égalité[24], des propos et des discours
inciviques et contre-révolutionnaires. Osmont est acquitté par Vilate et les
autres jurés[25]. Ce mois
de ventôse est très chargé. La besogne du Tribunal augmente.
Fouquier-Tinville déclare qu'il succombe à la tâche. Il partagera dès lors
avec ses substituts et même avec de simples employés le soin de rédiger les
actes d'accusation[26]. Vilate
siège souvent. Le 17 (7 mars), il juge et acquitte un journalier, François Vichy, et un
charpentier, Gilbert Arnoux, prévenus d'avoir suscité des émeutes[27]. Le 19 (9 mars), il déclare coupable
Charles-Étienne Vaudrey, juge de paix dans la Meurthe, qui a tenu des propos
contre-révolutionnaires et cherché à empêcher le recrutement. Vaudrey est
condamné à mort[28]. Le 22 (12 mars), il siège le matin et le soir
pour juger un marchand de vins, Marius Blanchet, de la section Poissonnière,
ancien capitaine du bataillon des canonniers de Saint-Lazare qui, le 10 août,
a, paraît-il, refusé de faire marcher le canon du bataillon, et
Sophie-Adélaïde Leclerc-Glatigny, ex-religieuse du couvent de la Visitation,
à Saint-Denis, prévenue de propos contre-révolutionnaires et d'avoir hébergé
un prêtre réfractaire. Tous deux sont envoyés à Féchafaud[29]. 24
ventôse (14
mars), affaire
Lepreux, Wilmet, Davanne. Vilate est juré. Lepreux, inspecteur des vivres à
Maubeuge ; Wilmet, imprimeur à Maubeuge ; Davanne, commis à la distribution
des vivres de l'armée à Maubeuge, sont prévenus de dilapidations, de fraudes,
d'infidélités, enfin, d'avoir voulu livrer Maubeuge à l'ennemi. Davanne, ayant
fait des aveux, est seul condamné à mort ; les autres sont acquittés[30]. 27
ventôse (17
mars), Vilate est
au banc des jurés. Il devra se prononcer sur le cas de quatre habitants de
Sannois, des vignerons qui ont abattu l'arbre de la liberté, « ce signe
glorieux de la conquête que les Français ont faite sur la tyrannie ». Ils
l'ont « dépecé » et en ont déposé les morceaux à la porte du maire. Les jurés
les acquittent. Le même jour, un chirurgien-major du 2e bataillon de la
réquisition d'Angoulême, qui « a soutenu le parti du tyran », Jean-Baptiste
Boissat, est condamné par Vilate à la peine capitale[31]. Camille
Jouve, chef d'escadron d'artillerie, qui a tenu des propos
contre-révolutionnaires, passe devant le jury dont Vilate fait partie, le 29
ventôse (19
mars), et il est
condamné à mort[32]. Le 5
germinal (25
mars), à neuf
heures du matin, Cordier, un homme de loi du district de Pontarlier, prévenu
de « correspondance contre-révolutionnaire avec Lameth et autres députés
fédéralistes du Jura », est acquitté par Vilate et par les autres jurés[33]. Vilate
siège trois fois le 7 germinal (27 mars), à neuf heures du matin, à onze heures, à
midi. Ill juge d'abord Claire-Madeleine de Lambertye, femme séparée de fait
de Geoffroy Villemain, ex-noble. Son mari était secrétaire de Louis XVI. Elle
est la sœur des comtes de Lambertye émigrés ; elle était l'amie du marquis de
Polignac, écuyer du comte d'Artois ; elle a recélé chez elle de l'argenterie
aux armes des Polignac et du comte d'Artois, « insatiables vampires de
cour qui insultaient à la misère du peuple en épuisant sa substance[34] ». — La mort. Puis,
il juge Henri Moreau, de Montpellier, homme de loi, « ci-devant accusateur
public militaire près le point central de l'armée du Nord, à Arras »,
suspendu de ses fonctions par Joseph Lebon. Agent « de la faction liberticide
qui a cherché à s'élever dans la Convention lors du jugement du tyran Capet
pour relever les débris du trône et anéantir la République par le monstrueux
système du fédéralisme[35] », Moreau est condamné à mort. Il juge
enfin Bernard Bourdet, directeur de la poste aux lettres de Pont-Audemer, qui
a conspiré contre la République, abusé de sa qualité de fonctionnaire public
et de la confiance de la nation en mettant au rebut des journaux et bulletins
de la Convention nationale adressés à divers fonctionnaires publics. Bourdet
est acquitté[36]. Le 12
germinal (1er
avril), Vilate
siège encore dans trois audiences. Première
audience. —Simon Collivet, garçon épicier, rue de la Verrerie, vingt-cinq
ans, était aux Tuileries, avec son bataillon, le 10 août, au moment où le roi
passa en revue les différents bataillons. Il a crié : « Vive le roi ! »
Il le nie et affirme avoir crié : « Vive la nation ! » faiblement, il est
vrai, « car il était enrhumé ». Il est condamné à mort[37]. Deuxième
audience. — Antoine Brochet de Saint-Priest, vingt-cinq ans, ex-garde de
Louis XVI, est accusé de « participation au massacre du peuple ordonné par le
tyran, le 10 août. » On lui a demandé, au cours de son interrogatoire, quel
gouvernement il préférait, « du monarchien ou du républicain ». Il a répondu
qu'il n'en savait rien et qu'il demandait « du temps pour connaître celui qui
opérera le bonheur du peuple ». Habitant Gréez, dans la Sarthe, il est parti
pour Paris, le 9 août. A la nouvelle des événements du 10, c'est en hâte
qu'il est rentré dans ses foyers. Arrêté, il a dit qu'il était venu à Paris
voir sa grand-mère mourante. Mais, dans l'esprit du Tribunal, sa
participation aux massacres du 10 août ne peut être douteuse. Le ton de ses
réponses est suspect. Il prétend qu'il n'a aucune opinion, que ses seules
occupations sont l'agriculture, les chevaux, la chasse. Ses réponses « étant
celles d'un contre-révolutionnaire forcené[38] », il est condamné à mort. Troisième
audience. — C'est Euloge Schneider qui comparaît devant le Tribunal :
Schneider, terreur de l'Alsace, ci-devant accusateur public du département du
Bas-Rhin, à Strasbourg, puis commissaire civil à l'armée et à la commission
révolutionnaire établie dans le même département, arrêté sur l'ordre de
Saint-Just et de Lebas envoyés à l'armée du Rhin. Ancien prêtre allemand, il « a
favorisé les prêtres du parti autrichien, entre autres le prêtre Funck, natif
d'Aix-la-Chapelle, une de ses créatures[39] ». Funck, voulant se marier,
Euloge Schneider a « mis en réquisition » les jeunes citoyennes du canton de
Barr. Funck n'eut qu'à choisir celle qu'il trouvait de son goût et à
l'épouser. Il fallait une dot aux conjoints. Schneider avait ordonné, dans
tout le canton, une collecte dont le produit dépassa 20.000 livres,
l'administration ayant déclaré qu'elle regarderait comme véritables frères
des sans-culottes ceux qui, à cette occasion, se montreraient généreux. Leurs
noms, inscrits sur la liste de souscription, devaient être envoyés au
Tribunal révolutionnaire afin qu'il « apprît à connaître ceux qui, en bons
citoyens, ont consacré leurs cœurs à la raison et à la vertu ». Lui-même,
Schneider, désirant aussi prendre femme, avait jeté son dévolu sur la fille
de Stamm, chef du bureau des impositions, au district de Barr. Le 20 frimaire
précédent, à une heure et demie du matin, Stamm et son « épouse » avaient été
réveillés par des coups frappés à leur porte. « Qui est là ? — Le Tribunal
révolutionnaire. » Dans la cour, un cavalier escortant une chaise de poste.
Le président Taffin et le juge Wolff en descendent. Ils sont chargés par
Schneider de demander à Stamm la main de sa fille aînée. Ils lui remettent
deux lettres de l'accusateur public, l'une adressée aux parents, l'autre à la
jeune fille. « Chers amis, je suis déterminé à épouser votre fille aînée,
consentez-y ; je tâcherai de faire son bonheur. Euloge Schneider. » — « Aimable
citoyenne, je t'aime, je sollicite ta main. Euloge Schneider. » Ni les
parents, ni la jeune fille n'avaient refusé ; ils avaient seulement prévenu
le citoyen Schneider qu'ils n'avaient pas de fortune, « si ce n'est une fille
vertueuse à lui offrir ». Cet ancien prêtre allemand, que Vilate a devant lui et qu'il va juger, est un homme de trente-sept ans, dont l'aspect est bestial[40]. L'accusateur public de Paris requiert sans ménagements contre le ci-devant accusateur public du Bas-Rhin. Motifs : enlèvements de filles, suspensions arbitraires de juges de paix remplacés par des prêtres allemands ; ostentation d'un luxe et d'un faste inouïs, table abondamment servie des mets les plus délicats et des vins les plus fins, tandis que le peuple se serrait le ventre. Fonctionnaire prévaricateur, coupable d'abus d'autorité et de pouvoir, ce « moderne Caligula[41] » mérite la mort. Le verdict affirmatif des jurés l'envoie à la guillotine. |
[1]
Causes secrètes, p. 189.
[2]
Causes secrètes, p. 189.
[3]
Causes secrètes, p. 179.
[4]
Causes secrètes, p. 181.
[5]
Causes secrètes, p. 182.
[6]
Causes secrètes, p. 187.
[7]
Saint-Just dit, dans le treizième fragment de ses Institutions. -qui porte
comme titre : Quelques institutions rurales et somptuaires :
« Tout propriétaire qui n'exerce point de métier,
qui n'est point magistrat, qui a plus de vingt-cinq ans, est tenu de cultiver
la terre jusqu'à cinquante ans.
« Tout propriétaire est tenu, sous peine d'être
privé du droit de citoyen pendant l'année, d'élever quatre moutons, en raison
de chaque arpent de terre qu'il possède.
« Il n'y a point de domesticité ; celui qui
travaille pour un citoyen est de sa famille et mange avec lui.
« Tout citoyen rendra compte, tous les ans, dans
les temples, de l'emploi de sa fortune. »
[8]
Réquisitoire de Fouquier-Tinville. Archives nationales. W 316, n° 451.
[9]
J'ai relevé, dossier par dossier, dans les cartons du Tribunal révolutionnaires
tous les procès-verbaux d'audience où le nom de Vilate figure parmi ceux des
autres jurés. Ce travail de recherches minutieuses m'a semblé nécessaire pour
contrôler les assertions de Vilate lorsqu'il prétend, dans ses Causes secrètes,
n'avoir accepté ces fonctions que pour punir « les ennemis de la patrie et de
l'humanité » et qu'il essaye de donner le change à ses juges en disant que ses
maladies, « effets de sa sensibilité », l'ont tenu éloigné du Tribunal. — Or,
vérification faite, du 2 octobre 1793 au 20 juillet 1794, il siégea
soixante-quatre fois. Peut-être même fut-il juré dans la fournée des Chemises
rouges, le 29 prairial an II, où cinquante-quatre personnes furent envoyées à
l'échafaud — Il m'a semblé que le meilleur moyen, pour le lecteur, d'entrer en
pleine possession du sujet et du milieu où opérait ce jeune juré de vingt-cinq
ans, était d'analyser une par une et en quelques mots, les affaires si diverses
où il se prononça par oui ou par non sur la culpabilité des accusés. J'espère
que l'infinie variété de ces affaires ne fatiguera pas le lecteur, mais qu'au
contraire elles pourront l'intéresser et l'instruire par leur diversité et par
les contrastes qu'elles présentent entre elles.
[10]
Acte d'accusation de Fouquier-Tinville. Archives nationales, W 317, n° 462.
[11]
Acte d'accusation de Fouquier. Archives nationales ; W 319, n° 474.
[12]
Acte d'accusation de Fouquier. Archives nationales ; W 319, n° 474.
[13]
Acte d'accusation de Fouquier. Archives nationales ; W 320, n° 480.
[14]
Tribunal Révolutionnaire de Paris, t. I, p. 460.
[15]
La question posée par Dumas qui présidait, ce jour-là, le Tribunal : «
L'ont-elles fait dans le dessein de troubler l'Etat par une guerre civile en
armant les citoyens les uns contre les autres et contre l'autorité légitime ? »
l'ut résolue négativement par les jurés. C'est ce qui sauva la vie des huit
religieuses.
[16]
Archives nationales, W. 321, n° 401t.
[17]
Archives nationales, W. 324, n° 515.
[18]
Archives nationales, W. 325, n° 520 et 821.
[19]
Archives nationales, W. 327, n° 535.
[20]
Archives nationales, W. 329, n° 548.
[21]
Archives nationales, W. 329, n° 547.
[22]
Archives nationales, W. 332, n° 562, 563.
[23]
Archives nationales, W. 332, n° 567.
[24]
Palais-Royal.
[25]
Archives nationales, W. 332, n° 566 et 568.
[26]
Archives nationales, AF. II, 22, dossier 60, pièces 56.
[27]
Archives nationales, W. 335, n° 587.
[28]
Archives nationales, W. 335, n° 591.
[29]
Archives nationales, W. 336, n° 595 et 596.
[30]
Archives nationales, W. 336, n° 598.
[31]
Archives nationales, W. 338, n° 607 et 608.
[32]
Archives nationales, W. 339, n° 614.
[33]
Archives nationales, W. 339, n° 619.
[34]
Acte d'accusation de Fouquier-Tinville. Archives nationales, W. 340, n° 625.
[35]
Acte d'accusation de Fouquier-Tinville. Archives nationales, W. 340, p. 626.
[36]
Archives nationales, W. 340, n° 627.
[37]
Archives nationales, W. 343, n° 660.
[38]
Acte d'accusation de Fouquier-Tinville. Archives nationales, W. 343, n° 661.
[39]
Acte d'accusation de Fouquier-Tinville. Archives nationales, W. 343, n° 662.
[40]
Il porta le surnom de « bourreau de l'Alsace ».
[41]
Acte d'accusation de Fouquier-Tinville.