Vilate siège comme
juré au Tribunal révolutionnaire pour la première fois. — Une séance du
Tribunal. — Les gens d'Hazebrouck. — L'instituteur Barbot. — Rémy Martin,
bûcheron. — Le canonnier Janson. — « Un patriote est patriote même dans
le vin. » — Vilate assiste à la dernière séance du procès des Girondins.
— Son récit. — Le général Brunet. — La citoyenne Notaire, marchande de
jouets. — Deux cordonniers fournisseurs infidèles des armées républicaines. —
Vilate juré au procès de Mme du Barry.
Un
matin d'automne, le jeudi 3 octobre 1793, Vilate se hâtait vers le Palais de
Justice. Huit heures allaient sonner. Il avait été convoqué, la veille, par. les soins de Tirrard, huissier audiencier du Tribunal
révolutionnaire. Il figurait, ce jour-là, au nombre des citoyens composant le
tableau des jurés de jugement qui auraient à se déclarer sur l'acte
d'accusation lorsqu'on le leur communiquerait « dans le lieu à ce destiné au
tribunal, séant au Palais où siégeait ci-devant le tribunal de cassation ». Depuis
sa nomination[1], c'était la première fois que
le « sensible » Vilate allait siéger au Tribunal. Peut-être
serait-il récusé. Des pensées troubles agitaient son âme. Des réflexions
cruelles altéraient son habituelle sérénité. Il lui semblait marcher en
quelque sorte dans les ténèbres. Il allait devenir un des pourvoyeurs de la
guillotine, de cette guillotine qu'on « chantait en tous lieux ». « Le
nom de sainte semblait atténuer son horreur[2] ». Il contemplait avec
mélancolie les nuages rapides qui, courant dans le ciel, donnaient à la
lumière du jour tantôt le charme d'un sourire, tantôt la tristesse d'un
deuil. Et son cœur était agité de sentiments contraires, car, s'il
s'apercevait des écueils dangereux, du moins il se sentait acteur dans le
drame révolutionnaire, lui, Vilate, surnommé Sempronius Gracchus. En
arrivant au Tribunal, il trouve les jurés que Tirrard a convoqués avec lui.
Ce sont : le maire de Coulommiers, Le Roy, ex-marquis de Montflabert,
surnommé Dix-Août ; Duplay père, le menuisier de la rue Saint-Honoré
chez qui loge Robespierre ; le tailleur Aubry ; Prieur, le peintre d'histoire
; Lohier, l'épicier de la rue Saint-André-des-Arcs ; Gravier, le vinaigrier,
un Lyonnais ; Bécu, un médecin de Lille ; Léonard Petit-Tressin, de Marseille
; d'autres encore, Garnier, Martin, Dufour, Mercier. Neuf
heures sonnent ; l'auditoire est ouvert au public ; le tribunal entre. Il se
compose de Dumas, vice-président, faisant fonctions de président à la place
d'Herman, empêché, et des juges Foucault, Dobsens, Ragmey. Fouquier-Tinville
n'occupe pas, ce jour-là, le siège de l'accusateur public. C'est Naulin qui
le remplace, un assez brave homme, dont la bienveillance tentera, plusieurs
fois, pendant la durée de ses fonctions, de sauver plusieurs accusés ; Naulin
qui, mis en jugement après le 9 thermidor, sera acquitté, tandis que
Fouquier-Tinville s'entendra condamner à mort. Six
accusés sont introduits à la barre, «libres et sans
fers », placés de manière à être aperçus de tous ; six Flamands, des gens
d'Hazebrouck, lourds et placides cultivateurs qui regardent, stupides, le
président, les juges, l'accusateur public : François Mackereel,
soixante-trois ans, Pierre Taffin, vingt-deux ans, Pierre Sautrin,
cinquante-trois ans ; François Leurwers, vingt-six ans ; François Broigne, cinquante
et un ans ; François Delrue, quarante-trois ans. L'accusation
produit vingt-deux témoins, des hommes d'Hazebrouck, aux noms rudes que le
commis greffier Tavernier a bien de la peine à noter : Louis Isvemberk,
Pierre Vaupeperstraete, Silvestre Boone, Joseph Ruissen, Jacques Beck,
Matheus Mackre, etc. Ils
entrent, accompagnés de Guillot, défenseur officieux des accusés. Ceux-ci,
quelque temps auparavant, avaient pris pour défenseur le citoyen Granier,
homme de loi, rue du Chantre, à l'hôtel de Washington. D'avance, le citoyen
avait touché un acompte de 150 livres et n'avait plus donné signe de vie à
ses clients. Ils lui avaient écrit lettres sur lettres ; ils commençaient à
désespérer d'être défendus quand, la veille de l'audience, ils avaient reçu
de Granier l'avis qu'il viendrait les assister. Il n'était pas venu. Le
citoyen Guillot avait été désigné comme conseil officieux. Entrent
les jurés. Plusieurs de ceux qui avaient été convoqués la veille ont été
récusés et remplacés. Vilate n'est pas de ce nombre. Il va siéger avec le
peintre Prieur, avec Camus, Martin, Duplay, Aubry, Garnier, Bernard, Mercier,
Billion, l'épicier Lohier et Benoît Trey, un tailleur d'habits, né à
Busmanshausen (Souabe), domicilié en France depuis dix ans. Vilate
est de beaucoup le plus jeune des jurés. Sa jeunesse étonne un peu et la
distinction de ses manières le fait très remarquer. On sait qu'il a donné des
gages au parti montagnard qu'il fréquente assidûment le Comité du Salut
public, que Barère est son ami, qu'il a été dans les ordres et qu'il est très
instruit. Le
président Dumas fait prêter serment, individuellement, à chacun des jurés qui
prennent place, dans l'auditoire, face aux accusés. Il demande à ceux-ci leur
nom, leur âge, leur profession, leur domicile. Il les avertit d'être attentifs.
Il ordonne au greffier Tavernier de lire l'acte d'accusation. Le 24
mars précédent, le bataillon de la garde nationale de la section extérieure
d'Hazebrouck avait été convoqué pour fournir le contingent des citoyens
appelés à marcher en Brabant. Ce même
jour, la municipalité d'Hazebrouck tenait séance permanente dans l'église
paroissiale, lorsqu'on annonça l'arrivée d'une troupe hurlante qui entrait en
ville par différents chemins. Elle se composait de gens de la campagne,
cultivateurs et manœuvres, armés de lourds bâtons ferrés. Ils avaient fait de
fréquentes stations dans les cabarets. Des femmes s'étaient jointes à eux.
Leur nombre grossissait. Lorsqu'ils étaient arrivés sur la place
d'Hazebrouck, vers trois heures de l'après-midi, ils étaient environ trois
cents. Ils avaient alors assailli le poste et le magasin d'armes, cherchant à
désarmer les gardes nationaux et à piller le magasin. Après une lutte très
vive, les administrateurs du district, le juge de paix, le commandant de la
ville avaient pu rester maîtres de la place. Plusieurs des émeutiers avaient
été arrêtés. Parmi eux, Mackereel et Leurwers s'étaient signalés par leurs
violences. « Voilà
de quoi vous êtes accusés, dit le président. Vous allez entendre les charges
qui vont être produites contre vous. » Les
accusés demeurent impassibles. Ils regardent tour à tour le président, le
tribunal, les jurés, le public. Leurs lourdes mains de travailleurs ne
tremblent pas sur leurs genoux osseux. Aucun muscle de leur face ne
tressaille. Ils sont immobiles ; ils ont l'air de ne rien comprendre. On
s'aperçoit alors qu'ils ne savent pas le français. Le tribunal nomme un
interprète, le citoyen Vogt. Les débats commencent. Au bout de peu de temps,
Vogt déclare qu'il ne comprend rien à l'idiome des témoins « qui est un
mauvais flamand ». Deux
citoyens se trouvent dans l'auditoire qui s'offrent comme interprètes. Ils
s'assurent que les accusés peuvent les entendre et qu'ils peuvent entendre
ceux-ci. Ils justifient de leurs cartes civiques. Ils prêtent le serment. Le
président fait prêter le serment aux témoins, au défenseur : « Vous jurez et
promettez de parler sans haine ni crainte, de dire la vérité, toute la vérité
et rien que la vérité. » Les
dépositions commencent. Quatre
témoins sont entendus. Naulin, substitut de l'accusateur public, fait
observer que le citoyen Granier, choisi et payé par les accusés pour les
défendre, avait leurs papiers. Le tribunal ordonne que Granier sera amené par un huissier du tribunal. Il est
deux heures de l'après-midi. La séance est suspendue jusqu'à cinq heures. Les
jurés descendent à la buvette, Vilate aussi. Sa santé délicate l'oblige à des
ménagements. Tandis que plusieurs boivent de 4'eau-de-vie, lui ne prend que
du lait. A cinq
heures, l'auditoire est, de nouveau, ouvert au public. Le tribunal fait son
entrée. Les accusés sont introduits et les débats recommencent. Granier reste
introuvable. Le tribunal, sur réquisitoire de l'accusateur public, ordonne
qu'il sera amené de gré ou de force, le lendemain, à
quatre heures de l'après-midi. C'est Guillot, défenseur officieux, qui
assiste, tant bien que mal, les hommes d'Hazebrouck. A dix
heures et demie du soir, la séance est levée. Elle recommence, le lendemain
soir, à six heures. L'accusateur public annonce au tribunal que Granier est
dans la salle. Il est amené. On entend ses excuses et, sur réquisitoire de
Naulin, ordre lui est donné de remettre à Guillot les pièces du procès. Quant
à la restitution des honoraires qu'il a reçus, « le tribunal s'en rapporte à
sa délicatesse ». Il est invité à se joindre à son confrère pour la défense
des accusés. Il s'assied à côté de lui et les débats recommencent. A la fin
de chaque déposition, le président demande aux accusés s'ils ont à y
répondre. L'accusateur public, les juges, les jurés, les accusés, par
l'organe des interprètes, les avocats font leurs observations. Lorsque tous
les témoins ont été entendus, l'accusateur public prononce son réquisitoire.
Après lui, le citoyen Guillot présente la défense. Le président fait un
résumé de l'affaire. Il la réduit aux points les plus simples ; il fait
remarquer aux jurés tous les faits et preuves de nature à fixer leur
attention tant en faveur que contre les accusés. Il
rédige, sur l'avis du tribunal, les questions de fait sur lesquelles les
jurés auront à se prononcer. Il les leur remet dans l'ordre où ils doivent en
délibérer. Il leur remet en même temps l'acte d'accusation, les autres pièces
et procès-verbaux, en exceptant la déclaration écrite des témoins. Les
jurés se retirent dans leur chambre de délibération. Le président fait sortir
les accusés. Le tribunal reste à l'audience. Cette
délibération terminée, le chef des jurés fait avertir le président qu'ils
sont prêts à donner leur déclaration. Ils entrent. Chacun d'eux reprend sa
place ; le président les appelle l'un après l'autre. La déclaration du jury
terminée, les accusés sont réintroduits. Le président leur donne connaissance
de cette déclaration qui est négative relativement à leur culpabilité ; il
prononce l'ordonnance qui les acquitte[3]. La
décade suivante, le vingtième jour du premier mois de l'an II (11 octobre
1793), Vilate siège
comme juré dans l'affaire d'un ancien instituteur, Jean-Jacques Barbot,
accusé d'avoir « méchamment et à dessein » entretenu une correspondance
contre-révolutionnaire avec ses amis de Blois, Dinochau et Legros. Les
lettres de Barbot, interceptées par le Comité de Salut public de
Loir-et-Cher, avaient été envoyées à celui de Paris. L'ancien instituteur n'y
cachait pas sa façon de penser sur les événements de la Révolution. Il
rendait grâces à « l'estimable section des Champs-Élysées qui demandait
la destitution de la commune de Paris » ; il réclamait l'examen de sa
conduite et de l'emploi des fonds qu'elle avait reçus. Il dénonçait les « attentats
projetés contre la Convention nationale » ; il se félicitait du décret en
vertu duquel les assemblées des sections devaient être closes tous les soirs
à dix heures, « décret rendu à la majorité, quoique violemment combattu
par Danton, Marat, Legendre, Thirion, etc. Ce décret, écrivait Barbot, doit
être publié, ce matin, dans tous les quartiers de Paris, à la grande
stupéfaction de tous les honnêtes gens qui sont enfin debout à leur tour et
qui vont bientôt faire asseoir tous les maratistes ». Le comité de Blois et
celui de Paris avaient senti « la nécessité d'une visite domiciliaire chez ce
royaliste, ce contre-révolutionnaire déguisé, afin de s'assurer de ses
papiers ». Il avait été privé de la liberté, « dont il ne pouvait faire qu'un
très mauvais usage ». Incarcéré d'abord à l'Abbaye, Barbot, qui souffrait de
la pierre, avait obtenu d'être transféré à l'infirmerie de la Force où
Souberbielle, le chirurgien, juré au Tribunal comme Vilate, était venu le
sonder. Naulin,
substitut de l'accusateur public, requiert la peine de mort, conformément à
la loi du 16 décembre 1792, aux termes de laquelle « quiconque proposera ou
tentera de rompre l'unité de la République française ou d'en détacher des
parties intégrantes pour les unir à un territoire étranger sera puni de mort
». Défendu
par Chauveau-Lagarde, qui fit observer son misérable état de santé, Barbot
fut condamné à mort[4]. Dénoncé
comme contre-révolutionnaire par des voisins avec qui il était en
contestations pour « quelques pieds d'arbres », Rémy Martin, bûcheron ;
vigneron et premier officier municipal de la commune de Champcueil (district de
Corbeil), avait été
arrêté, transféré à Paris et incarcéré à la Conciergerie. Dans son
interrogatoire il se défend d'avoir « cherché par ses discours à anéantir la
Convention nationale ». Il n'a pas dit qu'il irait à Paris et que « si on
voulait l'en croire on mettrait la Convention sens dessus dessous ». Il n'a
jamais désiré « le retour des seigneurs ». Il est, au contraire, prêt à
verser son sang pour se battre contre eux. Loin de lui la pensée d'avoir «
voulu se torcher le derrière avec des municipalités, des écharpes, des districts
et même avec la Convention ». Il connaît ses dénonciateurs et il les nomme.
Il est en procès avec eux. Il les met au défi de faire la preuve de leurs
calomnies. Il se réserve de les poursuivre devant les juges compétents. Les
jurés Vilate, Aubry, Dufour, Duplay, Camus, Auvray, Prieur, Bernard, Pigeot
et Mercier déclarent Rémy Martin coupable de « provocations à la dissolution
de la représentation nationale ». Le cultivateur est envoyé à l’échafaud[5]. Ils ne
sont pas plus tendres pour le canonnier Janson (Pierre-Claude) qui comparaît devant le
Tribunal le même jour que Rémy Martin. Janson, le mois précédent, s'était
trouvé avec des camarades dans un cabaret de la barrière d'Enfer. Il avait
beaucoup bu « tout le jour et même la veille », de son propre aveu. Il avait
tenu les propos les plus contre-révolutionnaires, tels que ceux-ci : « La
Convention est composée d'un tas de gueux et la reine est une brave femme. Je
ne demande pas d'habit ; mais si j'avais eu mon sabre, on aurait eu beau jeu
le soir de l'exécution de la veuve Capet. On aurait entendu parler de moi. Je
me suis enivré pour cette même cause et je me f...
de ma boule. Il n'y a ni honneur ni profit d'aller se battre pour la
République. La pension qu'on fait aux militaires estropiés ne durera pas dix
ans. Mes parents sont à Lyon, directeurs du spectacle. La République s'est
emparée de ma fortune. La Patrie s'empare de tout et ne rend rien. » L'excuse
du vin ne peut être admise « attendu qu'un patriote est patriote même dans le
vin, qu'il n'y a que les aristocrates et contre-révolutionnaires qui
déguisent leurs sentiments et les laissent échapper dans l'ivresse ». Janson
est condamné à mort[6]. Ce
jour-là, 3 brumaire (24 octobre), commençait le procès des Girondins, qui ne se
termina que le 9. Vilate assista en curieux aux débats. Il nous a laissé le
récit du jugement des vingt et un députés. «
J'observai que j'étais assis, avec Camille Desmoulins, sur le banc placé
devant la table des jurés. Ceux-ci revenant des opinions, Camille s'avance
pour parler à Antonelle qui rentrait l'un des derniers. Surpris de
l'altération de sa figure, il lui dit assez haut : « Ah ! mon Dieu, je te
plains bien, ce sont des fonctions bien terribles » ; puis, entendant la
déclaration du jury, il se jette tout à coup dans mes bras, s'agitant, se
tourmentant : « Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! c'est moi qui les tue : mon Brissot
dévoilé ! ah ! mon Dieu ! c'est ce qui les tue ! » A mesure que les accusés
rentrent pour entendre leur jugement, les regards se retournent vers eux. Le
silence le plus profond régnait dans toute la salle. L'accusateur public
conclut à la peine de mort. L'infortuné Camille, défait, perdant l'usage de
ses sens, laissait échapper ces mots : « Je m'en vais, je m'en vais, je veux
m'en aller. » Il ne pouvait sortir. « A
peine ce mot fatal, mort, est prononcé, Brissot laissa tomber ses bras ; sa
tête se penche subitement sur sa poitrine ; Gensonné, pâle et tremblant,
demande la parole sur l'application de la loi ; il dit des mots qu'on
n'entend pas ; Boileau étonné, élevant en l'air son chapeau, s'écrie : « Je
suis innocent. » Se tournant vers le peuple, il l'invoque avec véhémence. Les
accusés se lèvent spontanément : Nous sommes innocents !-
Peuple, on vous trompe. » Le peuple reste immobile ; les gendarmes les serrent
et les font asseoir. Valazé tire de sa poitrine son stylet et se l'enfonce
dans le cœur ; il expire, renversé. Sillery laisse tomber ses deux béquilles,
en s'écriant, le visage plein de joie et se frottant les mains : « Ce jour
est le plus beau de ma vie. L'heure avancée de la nuit, les flambeaux
allumés, les juges et le public fatigués d'une longue séance (il était
minuit), tout donnait à cette scène un caractère sombre, imposant et terrible.
La nature souffrait dans toutes ses affections. Camille Desmoulins se
trouvait plus mal. « Boyer
Fonfrède se retourna vers Ducos, l'entrelaçant de ses bras : « Mon ami, c'est
moi qui te donne la mort. » Son visage était baigné de larmes ; Ducos, le
serrant dans les siens : « Mon ami, console-toi, nous mourrons ensemble. »
L'abbé Fauchet, abattu, semblait demander pardon à Dieu ; Lasource
contrastait avec Duprat, respirant le courage et l'énergie ; Carra conservait
son air de dureté ; Vergniaud paraissait ennuyé de la longueur d'un spectacle
si déchirant. On remarquait, en général, la sérénité, le calme, sur les
autres condamnés. Tous sortirent sans avoir fini d'entendre le jugement ;
quelques-uns d'eux jetant, comme on sait, des assignats au peuple qui
murmure. « Avec
quelle force ces vingt et une victimes chantèrent toute la nuit et, en allant
au supplice l'hymne parodiée des Marseillais (la Marseillaise) ! Mais, on
ignore les dernières paroles de l'aimable Ducos, descendant de l'infâme
charrette : « Il n'y a plus qu'un moyen, disait-il, pour nous sauver. » — «
Quel est-il ? » reprit Fonfrède. Il répliqua : « Demander à la Convention le
décret de l'unité et de l'indivisibilité des têtes[7]. » * * * * *
Lorsque
Gaspard Jean-Baptiste Brunet, général de division, ci-devant commandant en
chef de l'armée d'Italie, parut devant le Tribunal révolutionnaire, le 24
brumaire, et qu'il s'entendit accuser d'avoir, « sous le masque d'une
popularité hypocrite, à l'instar des infâmes généraux dont les noms, indignes
d'être rappelés, souilleront à jamais les fastes de l'histoire de la Révolution
», il demeura de marbre et rien, dans son attitude de soldat, ne trahit
l'émotion. En
réalité, il était accusé d'avoir refusé une partie de son armée aux
réquisitions de Fréron et de Barras pour marcher contre Toulon et contre
Marseille qui refusaient de reconnaître la révolution du 31 mai. Il était,
ainsi, rendu responsable de la perte de Toulon et de « l'assassinat
d'une foule incalculable de patriotes ». Pour sa défense, le général Brunet
invoquait l'impossibilité où il avait été de distraire de son armée les
troupes requises, sans l'affaiblir et sans donner occasion aux Piémontais de reprendre
le comté de Nice et de pénétrer ensuite sur le territoire français. L'unique
question posée aux jurés fut celle-ci : « A-t-il existé une conspiration
infâme contre l'unité, l'indivisibilité de la République, la liberté et la
sûreté du peuple français ? » Vilate, Faineau, Souberbielle, Pigeot, Lumière,
Topino-Lebrun, Aigoin, Mercier, Bénard, Petit, Baron et Picard répondirent à
l'unanimité par l'affirmative. Le général Brunet monta sur l'échafaud le
lendemain[8]. Dénoncée
comme ayant tenu des propos outrageants pour la Révolution, la citoyenne
Notaire, marchande de jouets au Palais-Royal, comparaît le 7 frimaire devant
le Tribunal où siège Vilate au banc des jurés. Elle a dit qu'il « était bien
fâcheux que le roi fût mort ; qu'il était affreux que l'on traitât la reine
aussi mal à la Conciergerie ; qu'elle était couverte de vermine et qu'elle
lui enverrait des chemises ». Des voisines ont vu un ruban blanc dans les
cheveux de la citoyenne et même, parfois, une cocarde blanche au milieu de
son ruban rose. Elle a
craché sur l'habit d'un garde national et elle a vanté l'assassinat des
patriotes « Marat et Lepelletier de Saint-Fargeau. » Un jour qu'elle
attendait dans la foule, au Palais de Justice, elle a montré un papier sur
lequel était fixé un morceau de l'habit de Louis XVI. Vilate
et les autres jurés acquittent la citoyenne Notaire[9]. Pendant
ce mois de frimaire, Vilate siège rarement au Tribunal : cinq fois, en tout.
Sa santé souffre des rigueurs de la saison. Et, s'il faut l'en croire, sa «
sensibilité, trop affectée du malheur d'être condamné à siéger », le tient
éloigné du Palais de justice. Il prétend encore « rester maître de sa
conscience[10] ». Et sa conscience lui inspire
des réflexions cruelles. « J'avais vu avec joie, avec délices, la destruction
de la cour honteuse de Louis XVI et de l'archiduchesse d'Autriche, source
corrompue des maux affreux de toute la France, et je voyais renaître, parmi
les destructeurs de cette cour scandaleuse, les scènes nocturnes des jardins
de Versailles et du petit Trianon[11]. » Quand
Vilate rencontrait Barère, l'imperturbable Gascon disait, en l'abordant avec
gravité : cc Bonjour, Vilate ; nous avons taillé hier de l'ouvrage au
Tribunal ; il ne chômera pas. » Vouland et Vadier qui, souvent,
accompagnaient Barère, regardaient alors le jeune juré ; ils souriaient de
son attitude gênée en dépit de l'art avec lequel il s'appliquait à composer
son personnage. Le 9
frimaire (29
novembre), il est
sur les bancs des jurés quand paraissent devant le Tribunal, prévenus
d'écrits contre-révolutionnaires les Quatresols de la Hante, Quatresols de
Marolles, Aubert de Fligny, Jean-Pierre Lebas, curé de Coulommiers, Augustin
Leuillot, curé de Saint-Rémy de la Vanne, Jean-Baptiste Cagnyé, curé de
Saint-Marc (canton de la Ferté-Gaucher), Augustin Limenton dit Chassey, curé de Saint-Rémy
de la Vanne, et Jean-Antoine Rebours, écrivain public. Le « ton de l'ironie
la plus amère » est reproché à Rebours dans ses lettres au curé Cagnyé
relatives aux « affaires d'Allemagne », et à la prise de Francfort : «
Qu'allait-on faire dans cette galère !... On parle fort que Mayence est
repris (tous
les jambons ne se gardent pas) ». Du procès de Dumouriez il aurait dit : « Faut-il qu'un
misérable procès arrête les progrès des armées de la République ? » — Chez
les autres, on avait saisi des écrits, des lettres, des chansons d'un
caractère irrévérencieux à l'égard de la Révolution. La
déclaration du jury est affirmative sur toutes les questions et la peine
capitale appliquée à chacun des accusés[12]. C'est
sur la culpabilité de deux cordonniers qu'il doit se prononcer le 12
frimaire. L'un est jugé le matin, l'autre dans l'après-midi. Le
premier, Barthélémy Soudre, fournisseur des armées de la République, a livré
au magasin militaire d'habillement de l'Oratoire 630 paires de souliers parmi
lesquelles 366 ont été jugées par les commissaires vérificateurs, « en leur
âme et conscience », mauvaises par la qualité des semelles, par les coutures,
par les dimensions, par toute la fabrication. — Le second, Guillaume-Jean
Flamand, a fourni aux volontaires de la section du Contrat social des
chaussures qui prenaient l'eau. Ces fournisseurs sont considérés cc comme
plus redoutables pour la République que les ennemis armés contre elle ». Ils
« tendent à détruire ses nombreuses armées d'une manière plus sûre et par des
moyens bien plus perfides, bien plus dangereux que tous ceux des despotes
coalisés contre elle, en exposant les braves défenseurs de la patrie à
devenir les victimes des maladies cruelles auxquelles ils les exposent ». Indignés
de « cette conduite vraiment contre-révolutionnaire », Vilate et
les autres jurés se montrent impitoyables pour les fournisseurs infidèles. A
l'unanimité Soudre et Flamand sont condamnés à mort[13]. 17 frimaire (7 décembre) — onze heures du soir. — Le Tribunal siège dans la
salle de la Liberté ; on attend que les jurés rentrent à l'audience. Ils
délibèrent dans leur chambre. Au banc des accusés, une femme et trois hommes,
« Jeanne Vaubernier, femme Dubarry, ci-devant courtisane » ; à côté
d'elle, le banquier hollandais Vandenyver et ses deux fils. Les paroles du
réquisitoire de Fouquier-Tinville répondant à Lafleuterie, leur avocat,
retentissent encore aux oreilles des accusés : « ... Vous voyez devant
vous cette Laïs célèbre par la dissolution de ses mœurs, la publicité et
l'éclat de sa débauche, à qui le libertinage seul avait fait partager les
destinées du despote qui a sacrifié les trésors et le sang des peuples à ses
honteux plaisirs... L'infâme conspiratrice qui est devant vous pouvait, au
sein de l'opulence acquise par ses honteuses débauches, vivre heureuse au
sein d'une patrie qui paraissait avoir enseveli, avec le tyran dont elle
avait été la digne compagne, le souvenir de sa prostitution et du scandale de
son élévation ; mais la liberté du peuple a été un crime à ses yeux : il
fallait qu'il fut esclave, qu'il rampât sous des maîtres et que le plus pur
de la substance du peuple fût consacré à payer ses plaisirs ; cet exemple,
ajouté à tant d'autres, prouve de plus en plus que le libertinage et les
mauvaises mœurs sont les plus grands ennemis de la liberté et du bonheur des
peuples. En frappant du glaive de la loi une Messaline coupable d'une
conspiration contre sa patrie, non seulement vous vengerez la République de
ses attentats, mais vous arracherez un scandale public et vous affermirez
l'empire des mœurs qui est la première base de la liberté des peuples[14]. » Les
jurés rentrent : ce sont Vilate, le joaillier Klispisse, Mercier, Meyère,
membre du directoire du département du Gard, le chirurgien Martin, l'épicier
Lohier, les peintres Topino-Lebrun, élève de David, Prieur et Sambat, Payan,
employé dans les bureaux du Comité de Salut public, les menuisiers Trinchard
et Billon. Aux
questions posées par Dumas, président du Tribunal, tous répondent
affirmativement, « Il est constant, donc, qu'il a été pratiqué des
machinations et entretenu des intelligences avec les ennemis de l'État et
avec leurs agents pour les engager à. commettre des hostilités contre la
France, pour leur indiquer les moyens d'entreprendre et de diriger ces
hostilités, notamment en faisant à l'étranger, sous des prétextes préparés,
divers voyages dont le but était de se concerter avec l'ennemi et de lui
fournir des secours pécuniaires. Jeanne Vaubernier a été complice de ces
machinations et intelligences[15]. » Fouquier
requiert l'application de la loi. La peine de mort est prononcée. Les quatre
accusés demeurent atterrés, sans voix. Ils ne croyaient pas à une
condamnation capitale. La pauvre « ci-devant courtisane », l'ex-maîtresse du
roi Louis XV, l'amie d'Henry Seymour et d'Hercule-Timoléon de Brissac,
l'imprudente bienfaitrice du nègre Zamor, la bonne dame généreuse de
Louveciennes est blême de peur. Sa nuque charmante, qui inspira le ciseau de
Pajou, a tenté la guillotine. Cette
décision des jurés, ce sera pour elle, demain, la charrette du bourreau, la
lente promenade de la Conciergerie à la place de la Révolution, le vent glacé
de décembre sur ses épaules délicates, la foule remueuse et hostile, la place
immense avec son échafaud dressé au soleil couchant, sur un ciel d'hiver,
gris et rouge, couleur de cendre et couleur de sang. Folle
de terreur déjà, la pauvre femme regarde tour à tour le président, les juges,
l'accusateur empanaché de noir, les douze jurés... Elle ne voit que des
visages immobiles, des attitudes lasses. Elle se tourne vers ses co-accusés,
assis à côté d'elle, les trois Vandenyver. Eux, stupéfaits, ne comprennent
pas. Les mystères de la politique révolutionnaire dépassent leur entendement
d'hommes d'affaires et de négoce, de Hollandais placides. Une plainte sourde, un long sanglot, puis un cri terrible. C'est cette fameuse Mme Dubarry, cette encore belle Mme Dubarry qui vient de le pousser, tandis que les gendarmes l'entraînent vers son destin. |
[1]
Décret du 28 septembre 1793 l'an second de la République française contenant la
liste des juges et des jurés comprenant les 4 sections du tribunal criminel
révolutionnaire (Moniteur du 30 septembre). — Le nombre des jurés était
de soixante.
[2]
Causes secrètes, p. 179. Dans un autre passage de ses mémoires Vilate
raconte qu'un jour Barère, entrant dans la boutique d'un faïencer, vis-à-vis
Saint-Roch, répondit à ceux qui le plaignaient d'être accablé de travaux : « La
guillotine fait tout, c'est elle qui gouverne. » Dupin, au dire de Vilate,
appréciait ainsi l'œuvre de la guillotine « Elle est meilleure financière qui,
Cambon. »
[3]
Archives nationales, série W, 289, n° 163.
[4]
Archives nationales, W 290, n° 177.
[5]
Archives nationales. W 292, n° 496.
[6]
Archives nationales, W 292, n° 197.
[7]
Vilate, Causes secrètes, p. 305 pt suiv.
[8]
Archives nationales. W 295, n° 215.
[9]
Archives nationales, W 297, n° 270.
[10]
Causes secrètes, p. 249.
[11]
Causes secrètes, p. 185. Vilate fait allusion aux promenades nocturnes
de la cour sur la terrasse du château de Versailles, imaginées par le comte
d'Artois. Ces divertissements d'été, qui eurent lieu en 1777, 1778 et 1779
furent, delà part de la reine, des imprudences dangereuses. La méchanceté, la
haine, la calomnie en firent des nocturnales. Mercy-Argenteau dit en 1777, dans
sa correspondance : « Il s'était établi en dernier lieu, un nouveau genre
d'amusement peu convenable, mais qui, heureusement, doit cesser avec la belle
saison. Cet objet a été, depuis un mois, de faire établir vers dix heures du
soir. sur la grande terrasse des jardins de
Versailles, les bandes de musique de la garde française et suisse. Une foule de
monde, sans en excepter le peuple de Versailles, se rendait sur cette terrasse
et la famille royale se promenait au milieu de cette cohue, sans suite et
presque déguisée. Quelquefois, la reine et les princesses royales étaient
ensemble ; quelquefois aussi elles se promenaient séparément, prenant une seule
de leurs dames sous le bras. De pareilles promenades — surtout pour la reine —
pouvaient produira de grands inconvénients. C'est toujours Monsieur le comte
d'Artois qui est le promoteur de ces amusements déplacés... » Le 18 août 1777,
Mercy dit encore : « La reine et les princesses ses sœurs ont repris l'habitude
de se promener quelquefois après le souper et le jeu sur la grande terrasse des
jardins de Versailles où tout le public a la liberté de se rendre. Cette cohue,
rassemblée dans les heures de la nuit, n'est pas sans inconvénients ; mais on a
pris un peu plus de mesures que les années précédentes pour écarter la mauvaise
compagnie et pour l'empêcher de s'approcher de trop près des princesses
royales. » (Vatel, Madame du Barry, t. III, p. 17 et 18.)
[12]
Archives nationales. W 299, n° 287.
[13]
Archives nationales. W 300, n° 293 et 294.
[14]
Archives nationales, W 16, n° 701.
[15]
Archives nationales, W 300, n° 307.