Origines de Vilate, —
Son enfance ; sa jeunesse. — Son départ pour Paris en 1792. — Un admirateur
passionné des Brutus et des Publicola. — Son « tendre cœur ». — Son
« ivresse révolutionnaire ». — Sa « sensibilité ». — Il concourt à
l'attaque des Tuileries le 10 août. — Il est nommé secrétaire d'Ysabeau,
envoyé en mission dans le Sud-Ouest. — Il sonde l'opinion à Bordeaux et
n'échappe à la mort que grâce aux avertissements de l'acteur Laïs. — A son
retour, Hérault-Séchelles, Couthon et Barère accueillent avec intérêt ses
rapports sur la situation politique des départements parcourus. — Il est logé
au pavillon de Flore. — Sa joie. — Le Comité de Salut public le met sur la
liste des jurés du Tribunal révolutionnaire. — Sa répugnance pour de telles
fonctions. — Première entrevue entre Vilate et Robespierre. — Le surnom de
Sempronius Gracchus. —Relations de Vilate à Paris. —Clichy « séjour des jeux
de l'amour ». - Portraits de Robespierre, de Barère, de Billaud-Varenne, de
Collot d'Herbois. — Influence de Vilate au Comité de Salut public.
Ahun
était, avant la Révolution, une petite cité provinciale assez riche et bien
peuplée[1]. Bâtie sur une colline dominant
la Creuse, à trois lieues de Guéret, elle contrastait, par son aspect de
prospérité, avec l'âpre mélancolie des campagnes environnantes où la misère
était grande[2]. C'est
dans cette petite ville que naquit, en 1768, Joachim Vilate. Son enfance
s'écoula au milieu des paysages de la Haute-Marche, parmi les rochers, au
creux des vallons qu'animent le murmure des sources et la vie des torrents,
sous la forêt des châtaigniers centenaires, le long des aulnaies tapissées
d'herbes et de mousses luisantes, dans les clairières, au bord des étangs. Sa
famille était de bonne bourgeoisie. Son père, médecin, laissait, en mourant
jeune encore, de nombreux enfants dont Joachim était l'aîné. Il fut élevé à
Blaudeix[3] par un de ses oncles paternels,
qui lui enseigna les éléments de la grammaire, de l'histoire, du latin et qui
l'envoya terminer ses études à l'Université de Bourges. Au
début de la Révolution, Vilate est chez son oncle, à Blaudeix. Il vient
d'entrer dans les ordres. Deux de ses frères sont aux armées. Le principal du
collège de Guéret lui propose une place d'instituteur. Il accepte, pour peu
de temps d'ailleurs. En 1791, au moment où le serment des prêtres fait «
déserter les instituteurs des maisons d'éducation[4]. » les administrateurs du
département de la Haute-Vienne le nomment professeur de seconde au collège de
Limoges. Il est installé au milieu des baïonnettes. En 1792, il est appelé au
collège de Saint-Gauthier (département de l'Indre), où il va professer la
rhétorique. Dans
les premiers jours de mars 1792, il renonce à sa vie provinciale. Il a résolu
de venir à Paris. Les études de médecine[5] l'attirent et la Révolution le
séduit. Il est animé « d'ivresse révolutionnaire[6] ». Il a senti son « tendre cœur
palpiter de joie à l'apparition de la Révolution française, qui semblait
devoir procurer le bonheur au peuple le plus généreux de l'Europe et donner à
l'Univers l'initiative de l'insurrection contre ses oppresseurs[7] ». Il part
avec joie. Il a dit adieu, sans beaucoup de regrets, semble-t-il, à la calme
petite ville provinciale où il est né, aux sites familiers où il a vécu son
enfance, à ses collèges. Deux ans plus tard, en parlant d'Ahun, du passé
heureux, de l'existence sage et grave de sa jeunesse studieuse, il
s'exprimera ainsi : « La pureté des habitudes et l'innocence des mœurs
éloignent à peine les habitants de la simplicité touchante de la nature. Mon
enfance y a recueilli le désir de la liberté et puisé le sentiment de
l'égalité. Les années de ma jeunesse ont été employées aux études[8]. » Fortes
études classiques : du grec et du latin, Thucydide et Cicéron, Plutarque,
Salluste, Tacite. Et toute l'histoire des peuples de l'antiquité. A l'âge où
il faut aimer à regarder la vie, les sources de sa sensibilité sont déjà
comme altérées par tant de littérature. Au collège de Bourges où il était
élève, à ceux de Guéret et de Limoges où il était professeur, sa jeune
imagination s'est enflammée à lire- et à relire « l'histoire des peuples qui
ont paru sur la terre ». Excellent élève, professeur studieux, travailleur
passionné, doué d'une activité d'esprit dévorante et d'une mémoire bien
exercée, il croit, à vingt-quatre ans, avoir pénétré les causes mystérieuses
ce de la naissance et de la décadence des empires ». Il admire ce ces
antiques Egyptiens, inventeurs des plus hautes sciences » et il se passionne
pour les Grecs « si vantés par leur amour de la liberté ». Il compare Paris à
Rome : « Veuve d'un peuple-roi et reine encore du monde ». Au
bruit des premières journées révolutionnaires, son « tendre cœur »
a tressailli. Jusqu'alors, dans les froides cellules de ses collèges, comme
au foyer de la maison familiale, il a vécu rêvant de Paris, et, dans Paris,
de ((cette tribune nationale, où la Vérité, à jamais fixée, devait citer tous
les abus, tous les vices, tous les crimes ». Lorsqu'il
arrive à Paris, le 26 mars 1792, « plein d’ivresse révolutionnaire »,
Joachim Vilate est à la fois un jeune homme très enthousiaste et un jeune
homme très ambitieux. Il suit
— assez irrégulièrement — les cours de l'« habile » Corvisart-Desmarets[9], professeur de médecine et ceux
du « savant médecin » Baraillon, député. Il fréquente beaucoup plus
assidûment les clubs révolutionnaires que les cours de médecine. « Je
parus aux Jacobins et dans les assemblées générales. » Ainsi s'exprime-t-il. Il ne
paraît pas que là. Il aime à se montrer. Le 10 août 1792, il est parmi les
assaillants, à l'attaque du château des Tuileries. Sa jolie silhouette fine,
sa figure douce, son air de distinction, ses façons de petit-maître le font
remarquer dans la foule disparate qui hurle et pille. Mais il n'aime pas les
coups. Les violences, il les désapprouve. Ce n'est qu'en enthousiaste prudent
qu'il collabore à la prise des Tuileries. En ce temps-là, son esprit est
ailleurs. Il est tout à la composition d'une œuvre à laquelle il consacre ses
veilles. C'est un plan d'éducation républicaine, dont, quatre mois plus tard,
il fera hommage à la Convention nationale, par l'organe de Jean Bon
Saint-André, alors secrétaire. L'Assemblée lui décréta une mention honorable. Mais,
surtout, il cherche une situation, la meilleure possible. L'enthousiasme
révolutionnaire de son « tendre cœur » s'accorde très bien chez ce jeune
provincial, épris d'idées nouvelles et admirateur de la république romaine,
avec le goût de fonctions bien rétribuées qui, le mettant à l'abri de la
médiocrité, lui permettront de satisfaire tout en même temps et son « amour
brûlant de la patrie » et son « attachement sans bornes aux principes
philanthropiques ». Il a
des amis, et qui s'occupent de lui. Ysabeau, député à la Convention, homme
bienveillant, entouré de sympathies, se l'attache en qualité de secrétaire. Ysabeau
vient d'être chargé d'une mission dans le Sud-Ouest. « Le 10 mars de
l'année 1793, écrit Vilate[10], j'accompagnai, comme
secrétaire de la commission, Ysabeau et Neveu, représentants du peuple,
envoyés dans le Midi. Dans ces contrées, le système du fédéralisme se
développait d'une manière effrayante. Que de périls ! que de dangers ! que
d'écueils ! » L'adroit
jeune homme sut éviter ces écueils et échapper à ces périls. « Le
flambeau de la guerre civile était allumé à Bordeaux, lorsqu'on insinua à
Ysabeau et à Neveu de m'envoyer d'ans cette ville, pour y sonder l'opinion et
d'en rendre compte ensuite au Comité de Salut public. Les esprits bordelais
étaient tellement échauffés que, sans les avertissements de Laïs[11], j'aurais cessé d'exister. Je
me hâtai d'arriver à Paris... » De son
propre aveu, il a donc été, à Bordeaux, l'espion du Comité de Salut public.
Il fut bien payé des services rendus. « Deux
objets particulièrement m'ont fait connaître. D'abord, une adresse au nom des
sans-culottes méridionaux ; le Comité de Salut public l'a fait imprimer et
répandre avec profusion. En second lieu, le rapport fait à ce comité sur la
situation politique des départements parcourus. Hérault-Séchelles, Couthon et
Barère furent les seuls membres alors présents. Barère me marqua le plus
d'honnêtetés ; il m'engagea à l'aller voir et me reçut avec amitié. On
m'avait parlé de récompense pécuniaire ; je fis voir ma répugnance sur cette
offre. C'était, disait-on, en attendant l'occasion de me présenter une place.
Hérault et Barère me logent dans les Tuileries, au pavillon de Flore. » Son
enthousiasme est au comble et il peint, sans modération, les sentiments dont
il fut transporté le jour où il s'installa dans son nouveau logis. « Que
l'on se peigne ma joie d'être logé dans le palais de l'Assemblée[12] du plus grand peuple de
l'Univers ; j'avais concouru de mes faibles armes, dans la journée immortelle
du 10 août, au triomphe éclatant remporté sur l'héritier d'une monarchie de
quinze siècles. La vue qu'offre l'appartement est admirable. Il serait impossible
de donner une idée de la beauté, de la grandeur d'un spectacle si brillant,
si varié, si magnifique. En vérité, je me croyais transporté avec les Brutus,
les Publicola, dans l'antique Capitole, après l'expulsion des Tarquins. Mes
regards, comme forcés de tomber dans le jardin, s'arrêtaient avec illusion
sur la belle statue de Lucrèce frappée au sein d'un coup du poignard qu'elle
tient encore dans la main[13]. » Son
bonheur fut assez vite troublé — il le dit, du moins, et nous pouvons l'en
croire — lorsque le Comité de Salut public le mit sur la liste des jurés du
Tribunal révolutionnaire. Le Comité entendait avoir partout des hommes à lui.
Les rapports de Vilate, à son retour de Bordeaux, avaient été appréciés.
Comme juré, il pouvait rendre de grands services. Un
logement dans le Palais National, un traitement confortable[14], des « facilités » de
voir « chez eux » et à tout instant, les hommes politiques du jour, — il
semble qu'il n'ait pas à se plaindre. Pourtant, il est triste. « Cette
fonction redoutable (de juré) me semblait exiger la maturité de l'âge et
l'expérience des affaires politiques ; de plus, elle n'était ni dans mes
affections de sensibilité naturelle, ni dans mes goûts de travail. » Il se
demande à qui il doit cette place. A Robespierre ? Non. Il ne l'a vu encore
qu'« indifféremment » aux Jacobins. Et Maximilien était absent du
Comité le jour où il a fait son rapport sur la situation politique des
départements du Midi. A Couthon ? Il ne l'a pas revu depuis. A Hérault de
Séchelles ? Hérault est incapable d'abuser de l'inexpérience d'un jeune
homme. Et la pensée lui vient que c'est « un présent » de Barère[15]. Vilate,
donc, se rend au Comité pour voir Barère et lui « confier sa peine ». En
parcourant les galeries, il achète la tragédie de Mahomet, qu'il tient roulée
dans la main. Il rencontre Barère. Le représentant du peuple est seul. Il a
l'air absorbé. Il s'apprête à composer une carmagnole[16]. Vilate l'aborde et entre en
propos. Barère écoute, d'abord, sans répondre ; mais, apercevant la brochure,
il demande au jeune homme si c'est là quelque œuvre de sa façon ; il l'ouvre
et la lui rend ; puis, sans transition, il l'exhorte à vaincre ses répugnances.
Il reprend des mains de Vilate la tragédie de Mahomet et déclame à
voix basse : «
Chaque peuple à son tour a brillé sur la terre Par
les lois, par les arts et surtout par la guerre ; . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . Il
faut un nouveau culte, il faut de nouveaux fers ; Il
faut un nouveau Dieu pour l'aveugle Univers. » Paraît
Robespierre. Barère ferme la brochure avec embarras. Robespierre semble se
rappeler qu'il a entrevu quelque part la figure de Vilate. Il demande : «
Quel est ce jeune homme ? » — « Il est des nôtres, répond
Barère, c'est Sempronius Gracchus. » — J'avais
eu la folie révolutionnaire, dit Vilate dans ses Causes secrètes, de
cacher l'obscurité du nom de mes pères sous l'éclat d'un nom illustre de
l'histoire romaine —. —
Sempronius Gracchus, des nôtres ? réplique Robespierre. Vous n'avez donc pas
lu le Traité des offices ? L'aristocrate Cicéron, afin de rendre
odieux le projet des deux Gracques, exalte les vertus du père et traite les
enfants de « séditieux ». Et il s'éloigne. « Je
me retirai une minute après, ajoute modestement Sempronius Gracchus Vilate. » Mais,
depuis ce jour, le surnom lui resta. Dès
lors, sous les apparences d'une gaîté juvénile et d 'un caractère enjoué, il
va poursuivre « l'étude d'observation » (le mot est de
lui), qui est son
unique raison d'être aux Tuileries comme au Palais de Justice. Il affectera,
dans sa toilette, les recherches d'un muscadin ; il aimera, comme Barère, la
société des femmes ; il fréquentera les artistes, les acteurs, les
littérateurs. Et, partout, sous l'aspect d'une fausse frivolité, d'une
jeunesse enthousiaste et inexpérimentée, il sera l'œil qui guette, l'oreille
qui écoute, la mémoire qui retient, la bouche qui rapporte. Il a
ses entrées au Comité de Salut public, à la Convention et chez des
représentants du peuple. Les loges de plusieurs théâtres lui sont ouvertes.
Il aime le spectacle ; il a des goûts artistiques et littéraires. « Ces
avantages me firent rechercher, m'introduisirent dans les sociétés brillantes
et me donnèrent la connaissance des premiers artistes, de plusieurs
représentants des plus distingués. » Chez le
restaurateur Venua, chez Méot, dans la fameuse chambre rouge, il dîne avec
Barère, avec Vadier et même avec Saint-Just. Il est l'hôte familier de
Camille Desmoulins, qui « daigne lui lire quelquefois ses ouvrages avant
de les livrer à l'impression ». Il voit, chez M.-J. Chénier, Palissot,
l'auteur de la comédie des Philosophes ; aux Jacobins, David avec qui
il aime à s'entretenir ; au Jardin des Plantes, l'habile peintre Fournier. Barère
l'emmène fréquemment à Clichy, dans sa maison de plaisance, « séjour des jeux
de l'amour ». Deux fois par décade, Vadier et Vouland[17] s'y rendaient avec lui.
Bonnefoi, « l'enjouée Bonnefoi », y accompagnait. Dupin « aussi fameux dans
sa coterie par sa cuisine de fermier général qu'il l'est dans la Révolution
par son rapport sur les fermiers généraux. » Dupin avait cédé à Barère sa
maîtresse, la Demahi, logée dans un superbe hôtel, rue de la Loi. La Demahi
et la Bonnefoi « avec une autre plus belle et plus jeune, dit Vilate, étaient
les trois grâces qui embellissaient de leurs attraits les charmilles
délicieuses à l'ombre desquelles les premiers législateurs du monde
dressaient leurs listes de proscription ». Vadier et Dupin « qui étaient
tendres » et qui aimaient les farces, servaient de bouffons à ces jeunes
hommes graves et à ces belles jeunes femmes. « Le vieux Vadier, dit Vilate,
se mêlait aussi des jeux perfides de l'amour ; le laid Vulcain., dans
l'Olympe, ne fut jamais davantage l'objet des sarcasmes et des railleries. » Plus de
célibat ; plus de contrainte. Depuis que l'humble professeur de Saint-Gautier
a troqué le costume ecclésiastique contre l'élégante toilette du muscadin, il
se sent un autre homme. Il a une maîtresse. C'est cette très jolie femme cc
aux cheveux du plus beau noir », au teint a de lys et de roses, varié
d'attraits et de charmes » qui accompagne la Bonnefoi et- la Demahi chez
Barère, à Clichy, et qui « plus jeune et plus belle » que les deux
courtisanes à la mode, « Galathées qui se piquent de tenir le sceptre de la
toilette », apparaît, çà et là, dans les récits de Vilate « folle de
gaîté, brillante d'attraits », accompagnée, ainsi que Vénus l'est de
l'Amour « d'un enfant plein d'intérêt ». La
maison de Valet de Villeneuve, trésorier de la Commune de Paris, rue
Jean-Jacques Housseau, lui est ouverte. Il y dîne et ii y retrouve Barère,
Dupin, Jarente l'ex-évêque d'Orléans « neveu du ministre de la feuille des
bénéfices ». La femme de Villeneuve, « image vivante de la vertu, est, dit
Vilate, l'honneur des mœurs antiques : vêtue et coiffée avec cette simplicité
des âmes pures qui sont restées près de la nature, elle offrait ce mélange de
candeur naïve des premiers temps et du bon ton des meilleures sociétés. On ne
l'abordait point, on ne la quittait point sans le sentiment de la plus
profonde vénération. Deux enfants, d'environ dix-huit ans — qu'on aurait cru
jumeaux tant ils se ressemblaient — bien faits, beaux, réservés et décents,
augmentaient par leur belle éducation l'estime et le respect qu'inspiraient
leurs père et mère : cette famille était un phénomène au milieu des désastres
de la Révolution et de la corruption des mœurs[18] ». Le
dîner fini, la compagnie passée au salon, le législateur Dupin fait ses
farces. La tête couverte d'une serviette en forme de capuchon, rendu
méconnaissable par une longue barbe blanche postiche, le corps enveloppé
d'une robe de bernardin pendante jusqu'au bout des doigts, monté sur un
fauteuil, entouré de tablettes comme s'il était à la tribune, il débite des
discours incohérents et burlesques. Vilate
ne nous dit pas comment Villeneuve, cet homme grave qui devait, peu après, se
suicider pour échapper à la guillotine, comment son épouse, cette image
vivante de la vertu, accueillaient les bouffonneries de Dupin. Il a
l'esprit observateur et le don d'écrire. Il juge les hommes dont il approche.
Les portraits qu'il nous en a laissés ont du relief. «
Robespierre avait dans ses mœurs une austérité sombre et constante ;
rapportant les événements à sa personne, donnant à son nom de Maximilien une
importance mystérieuse. Triste, soupçonneux, craintif, ne sortant
qu'accompagné de deux ou trois sentinelles vigilantes ; l'entrée de son
logement lugubre ; n'aimant point à être regardé, fixant ses ennemis avec
fureur ; se promenant chaque jour deux heures avec une marche précipitée ;
vêtu, coiffé élégamment (à l'oiseau royal). La fille de son hôte passait pour
s'a femme et avait une sorte d'empire sur lui. Sobre, laborieux, irascible,
vindicatif, impérieux. Barère l'appelait le géant de la Révolution : mon
génie étonné, disait-il, tremble devant le sien. » « Barère
formait un contraste parfait avec Maximilien ; léger, ouvert, caressant,
aimant la société, surtout celle des femmes ; recherchant le luxe et sachant
dépenser. Dans l'ancien régime, il avait désiré de passer pour gentilhomme.
Le sobriquet de Vieuzac ne flattait pas peu son amour-propre. Varié comme le
caméléon, changeant d'opinion comme de costume : tour à tour feuillant,
jacobin, aristocrate, royaliste, modéré, révolutionnaire, cruel, atroce par faiblesse,
intempérant par habitude, selon la difficulté de ses digestions ; athée le
soir, déiste le matin ; né sans génie, sans vues politiques ; effleurant tout
; ayant pour unique talent une facilité prodigieuse de rédaction. Avait-il un
sujet à traiter, il s'approchait de Robespierre, Hérault, Saint-Just, etc.,
escamotait à chacun ses idées, paraissait ensuite à la tribune ; tous étaient
surpris de voir ressortir leurs pensées comme dans un miroir fidèle[19]. » Son
antichambre est encombrée de solliciteurs avec des pétitions à la main qui
attendent l'heure de son « heureux réveil ». Il paraît, « enveloppé de la
robe d'un sybarite » ; il recueille « avec les manières et les grâces d'un
petit-maître les placets qu'on lui présente, commençant par les femmes et
distribuant des galanteries aux plus jolies ». Les promesses, il les prodigue
et puis il rentre gaîment dans son cabinet. Il jette au feu la poignée de
papiers qu'il vient de recueillir : « Voilà ma correspondance faite. » Quelquefois,
Vouland est là qui, muet, approuve « d'un petit sourire doucereux et perfide
». Et
voici les portraits que Vilate a tracés de Billaud-Varenne et de Collot
d'Herbois : « Billaud-Varenne,
bilieux, inquiet, faux, pétri d'hypocrisie monacale, se laisse pénétrer par
ses efforts mêmes à se rendre impénétrable, ayant toute la lenteur du crime
qu'il médite et l'énergie concentrée pour le commettre. Bas, rampant,
implacable. Son ambition ne peut souffrir de rivaux. Morne, silencieux, les
regards vacillants et convulsifs, marchant comme à la dérobée. Sa figure au
teint pâle, froide, sinistre montre les symptômes d'un esprit aliéné. » « Collot
d'Herbois, sensible, enthousiaste, facile, se passionne pour les idées
grandes, élevées. Cruel, il croit être humain. Son âme varie comme son jeu
sur le théâtre et à la tribune. Enclin à la débauche, passionné pour les
femmes, sans choix, violent, colère, emporté, air de vérité ; son visage
quelquefois enflammé, selon la fougue de ses passions. Peut-être eût-il été
juste, compatissant, si la mauvaise compagnie ne l'eût rendu plus féroce que
le tigre et le lion[20]. » L'influence de Vilate dans les Comités le fait rechercher de bien des gens. Lorsque le médecin Baraillon, représentant du peuple, qui ne peut aborder les membres du Comité de Salut public, veut un passeport pour aller dans son département y soutenir un important procès, c'est à Vilate qu'il s'adresse. En vain d'ailleurs, cette fois, car la réponse de Robespierre est celle-ci : « Les députés doivent rester à leur poste » et celle de Collot, la suivante : « Point d'affaires particulières. » |
[1]
Ahun, qui a donné son nom à un bassin houiller dont les mines sont exploitées,
est aujourd'hui chef-lieu de canton dans l'arrondissement de Guéret.
[2]
Dans son introduction de l’inventaire sommaire des Archives départementales de
la Creuse antérieures à 1790, M. F. Autorde montre les habitants, chassés par
la stérilité du sol, allant offrir leurs services aux contrées plus favorisées
et les charges fiscales si écrasantes qu'il « n'était pas rare de voir des
propriétaires abandonner tous les revenus de leurs biens pour être exemptés de
l'impôt ».
[3]
Blaudeix (Creuse, arrondissement de Boussac, canton de Jarnages). —
L'inventaire sommaire des Archives départementales de la Creuse mentionne des
lettres de sauvegarde octroyées, le 29 décembre 1627, à Etienne Vilate, du
bourg du Moutier d'Ahun (au bas, de la colline sur laquelle était bâti Ahun).
Défense est faite aux gens de guerre de loger ni fourrager « dans la maison et
autres biens dudit Vilate ». D'autres Vilate sont également mentionnés dans
l'inventaire sommaire, il Guéret ou dans les environs, pendant le XVIIe siècle.
(Série E. 1142.)
[4]
L'enseignement primaire n'existait pour ainsi dire pas dans la Haute-Marche
avant la dévolution. C'est du moins ce qui ressort de l'étude que M. F. Autorde
a consacrée à cette question. « Le pays de Combrailles offrait le spectacle
d'une population plongée dans l'ignorance. » L'éducation était difficile et
infructueuse, au dire de Baraillon en 1780, « Les plus anciennes maisons de la
noblesse et du tiers état ne peuvent souvent la procurer aux leurs. » Ahun
était vraisemblablement dotée d'une école primaire. L'enseignement secondaire
était donné dans les collèges de Guéret et de Felletin, qui étaient deux
établissements rivaux.
[5]
Un des compatriotes de Vilate, le médecin Baraillon, venait d'être député à la
Convention par le département de la Creuse, Jean-François Baraillon, médecin et
membre de la Convention nationale, né le 12 janvier 1743, à Viersat (Creuse,
arrondissement de Boussac). Docteur en 1766 de la faculté de Montpellier,
membre correspondant de l'Académie de médecine en 1770, membre associé en 1778
; médecin en chef de la généralité de Moulins en 1786. — Député à la Convention
en 1792 par le département de la Creuse, il y débuta pour accuser le ministre
Pache de malversations dans l'approvisionnement des armées. Dès les premiers
jours de 1793, il apostropha Robespierre qui restait impassible à la tribune
malgré les cris des Girondins et lui demanda s’il se croyait encore au 2
septembre. Au procès de Louis XVI il vota la détention et l’exil à la paix.
Pendant toute la Terreur il ne parla qu'une fois, pour demander la suppression
des loteries. Après le 9 thermidor, il dénonça les dilapidateurs des deniers
publics, combattit les anarchistes, fit rejeter la proposition de remettre en
vigueur la loi sur le maximum qui, dit-il, en tuant le commerce, avait organisé
la famine. Il demanda le rapport de la loi sur le partage des biens communaux ;
soigna les blessés du 13 vendémiaire. Au Conseil des Cinq-Cents, il attaqua le
projet sur l'instruction primaire, puis l'organisation de l'Ecole
polytechnique. Membre du Conseil des Anciens, du Corps législatif dont il
devint président en 1801, il se retira en 1806 dans la Creuse, à Chambon, où il
ne s'occupa plus que de médecine et d'archéologie. Mort en 1816.
[6]
Causes secrètes de la Révolution du 9 au 10 thermidor, par Vilate, ex-juré
au tribunal révolutionnaire de Paris, p 175. — Les Causes secrètes
commencèrent à paraître en octobre 1794. Je me suis servi pour l'analyse de ces
écrits de l'édition parue en 1825 dans la collection des Mémoires relatifs à
la Révolution française et connue sous le nom de Collection Baudouin.
[7]
Causes secrètes, p. 173,
[8]
Causes secrètes, p. 174.
[9]
Jean-Nicolas Corvisart-Desmarets, ne à Vouziers (Ardennes) le 1 5 février 1755,
mort à Courbevoie Je 18 septembre 1821. Corvisart avait trente-sept ans lorsque
Vilate vint suivre ses cours à l'hôpital de la Charité où il remplaçait Desbois
de Rochefort. En 1795, lorsque l’Ecole de médecine fut créée, Corvisart fut
désigné pour la chaire de clinique interne. Deux ans après, il était nommé
professeur de médecine pratique au Collège de France. Il était célèbre par la
sûreté de son diagnostic. Médecin du premier Consul, il fut créé baron par
Napoléon. Membre de l'Institut en 1811 (Académie des Sciences).
[10]
Causes secrètes.
[11]
François Lay, dit Laïs, célèbre acteur de l'Opéra français, était né à La
Barthe, bourg de l'ancien pays de Comminges. Il avait, en 1779, débuté à
l'Opéra de Paris comme chanteur dans un rôle accessoire de l'Union de l'amour
et des arts. Sa belle voix de baryton avait été remarquée. Il adopta avec
enthousiasme les principes de la Révolution et fut envoyé en mission de
propagande dans les départements du Midi en 1793. A Bordeaux, il se montra
l'adversaire des Girondins (qui venaient de succomber). Il faillit être victime
de cette attitude et n'eut que le temps de rentrer à Paris où il fit le rapport
de sa mission à la Commune, entouré d'une députation des artistes de l'Opéra.
Son discours fut très applaudi. Après le 9 thermidor, le public exigea de lui
qu'il chantât l'hymne du Réveil du peuple chaque fois qu'il paraissait sur la
scène. Il chanta jusqu'en 1822 à l'Opéra.
[12]
La Convention nationale.
[13]
Causes secrètes, p. 176.
[14]
Le traitement d'un juré au Tribunal révolutionnaire était de 18 livres par
jour,
[15]
Causes secrètes, p. 177.
[16]
Barère appelait ainsi les rapports qu'il faisait sur les victoires des armées
républicaines.
[17]
Vadier, conventionnel, né en 173G mort à Bruxelles en 1828. Envoyé par le
département de l'Ariège à la Convention, il vota la mort du roi sans -appel ni
sursis. Il attaqua avec violence les Girondins, Camille Desmoulins, Danton.
Membre du Comité de Sûreté générale il conçut avec Amar, Vouland,
Fouquier-Tinville l'idée des conspirations des prisons. Nous verrons par la
suite de ce récit l'hostilité qu'il déploya contre Robespierre qu'il dénonça
dans l'affaire de Catherine Théot. — Vouland, conventionnel, né en 1750, mort
en 1802. Envoyé aux Etats généraux par le tiers état du Languedoc. Représentant
du Gard à la Convention, il vota la mort de Louis XVI, concourut à. la chute
des 'Girondins et présida la Convention du 7 au 21 décembre 1793. Il siégea un
an au Comité de Sûreté générale du 14 septembre 1793 au 1er septembre 1794.
Dans la séance du 9 thermidor an II il fit décréter la mise hors la loi de
Robespierre : mais son influence au comité ne survécut pas à la victoire des
thermidoriens. Il le quitta, fut arrêté, amnistié et traîna jusqu'à sa mort une
vie misérable et obscure.
[18]
Ne pas oublier que ceci a été écrit après le 9 thermidor et que les Causes
secrètes sont un mémoire justificatif de la conduite de Vilate.
[19]
Causes secrètes, p. 183.
[20]
Causes secrètes, p. 230.