DEUX JURÉS DU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

 

PRËFAGE.

 

 

A Monsieur Emile Campardon.

CHEF DE SECTION HONORAIRE AUX ARCHIVES NATIONALES

 

MONSIEUR ET CHER MAÎTRE,

Permettez-moi, avant d'offrir ce livre au public, de vous le dédier.

Il doit beaucoup à vos conseils et à votre longue expérience. Cinquante ans de votre vie se sont écoulés dans nos Archives nationales où', le premier, avec une méthode précise, une curiosité toujours en éveil, vous avez préparé, pour les chercheurs de l'avenir, t la matière d'innombrables documents judiciaires émanés du Tribunal révolutionnaire de Paris.

Vous aimez à dire que vous n'avez été qu'un greffier consciencieux et assidu. Il est de fait que, durant cinquante ans, votre vie a été consacrée uniquement aux Archives, aux documents, au passé de la France... Mais vous songiez aussi à son avenir, car vous avez aimé les jeunes ; c'est d'eux que vous avez voulu faire, dans cette grande et noble maison du palais Soubise, les héritiers de votre pensée savante et de vos espoirs patriotiques.

Pour vos archivistes vous avez été un évocateur prestigieux. Ils ont lu passionnément les deux volumes que vous consacriez, en 1866, à vos recherches sur le Tribunal révolutionnaire de Paris. Que de fois, à l'heure du travail, vous avez éclairé de votre verbe si vivant et si pittoresque, les problèmes ténébreux où leur inexpérience se trouvait embarrassée lorsqu'il s'agissait, de la part du public érudit, d'une demande insidieuse ou d'une sollicitation pleine de périls !

De la foule disparate qui envahissait quotidiennement le Palais de justice aux heures tragiques de 93, votre vision a fait surgir pour nous des types d'humanité bien vivants : types d'aventuriers, types de mouchards, types de ratés, types de don Juans de faubourgs, types de roués, types de petits commerçants vaincus par la peur, types de naïfs, types même d'honnêtes gens sincères et convaincus.

Lorsque vous reveniez, pour nous les dire, vers ces longues années de voyage au pays du passé sanglant, notre curiosité se muait en un désir presque impatient de reprendre, après vous, l'œuvre commencée et de vous continuer. Vous nous indiquiez, généreusement, tant de beaux travaux encore pour l'avenir !

C'est ainsi qu'en vous écoutant, j'ai conçu l'idée d'une étude approfondie sur l'accusateur public, Fouquier-Tinville. Reconstituer lentement, minutieusement, définitivement, s'il se peut, avec sa physionomie véritable, expliquer cette énigmatique et sombre figure qui symbolisa dans la mémoire des hommes tout le Tribunal de la Terreur, c'est l'œuvre à laquelle vos conseils m'ont déterminé.

Chemin faisant, j'ai rencontré dans l'enceinte du Palais de justice et dans l'entourage de Fouquier, parmi les jurés qu'il surnommait ses solides, parce qu'ils se déclaraient presque toujours convaincus de la culpabilité des accusés, deux personnages à la physionomie saillante, contrastes vivants par l'attitude qu'ils prennent, par la langue qu'ils parlent, par la façon dont ils jugent.

 

Il est, je crois, difficile d'imaginer deux types d'humanité plus différents que le petit maître Vilate, dit « Sempronius Gracchus » et le citoyen Trinchard, dit « l'homme de la nature », l'un issu de la bourgeoisie provinciale, fils de médecin, ex-prêtre, ex-professeur dans les collèges de la Haute-Vienne, l'autre ancien dragon, devenu menuisier à Paris.

A en croire le premier, jeune homme de vingt-cinq ans, nourri d'études classiques et d'antiquité romaine, imprégné de Salluste et de Tacite, c'est « l'enthousiasme du beau et de la vertu, aliment ordinaire d'un cœur neuf et sensible, enflammé par l'espoir de la régénération d'un grand peuple », qui le « lance dans la carrière révolutionnaire ».

Pour le second, la Révolution a été faite par le peuple et au profit du peuple. Ses idées sont simples. Elles se bornent à ceci : son patriotisme lui a valu une bonne place (les jurés étant payés dix-huit livres par jour). Il est patriote et il aime à se dire « homme de la nature ».

Vous avez dit quelle besogne firent, pendant quelques mois, les soixante jurés du Tribunal de Fouquier-Tinville. En moins d'un an, près de trois mille personnes envoyées par eux à l'échafaud : c'est un important chiffre d'affaires.

Vilate était-il convaincu ? C'est ce que montrera cette étude. Quant à Trinchard, ses convictions étaient robustes. Vous avez, le premier, publié la lettre où il annonce à son frère qu'il vient de condamner Marie-Antoinette, « la bête féroche qui a dévoré une grande partie de la République ». Cette lettre, grâce à vous, est devenue fameuse. J'ai cru devoir la reproduire en entier.

 

Attiré dans la capitale par les grandes voix multiples de la Révolution, Vilate suit d'abord quelques cours de médecine. Il se lie avec les hommes politiques. Sa jolie figure fine, ses manières distinguées, son élégance naturelle intéressent Barère qui le met en rapport avec Robespierre. Il est logé au pavillon de Flore. Il est nommé juré au Tribunal révolutionnaire. Il y sera, en réalité, l'espion de Maximilien et du Comité de Salut public. Il juge avec dédain et comme malgré lui. Il n'aime pas le sang. Au Tribunal, il est distrait ou il affecte la distraction. La longueur des débats l'impatiente. Un témoin lui attribue ce mot : « Les accusés sont doublement convaincus, car en ce moment ils conspirent contre mon ventre. » (C'était l'heure du diner.) — Dans un bref raccourci, ce témoin nous le montre se promenant dans les couloirs du Palais de justice, l'air ennuyé, un cure-dent à la main, regardant au-dessus d'une cloison la figure de ceux qu'il va condamner.

 

J'ai voulu démêler, au milieu des exubérances de son style révolutionnaire, la part d'attitude voulue, de cabotinage néo-romain et la part de sincérité, de naïveté même qu'il y avait chez ce juré solide de vingt-cinq ans : l'excès de sa sensibilité me le rendait suspect. Je l'ai suivi en quelque sorte pas à pas chez Barère, au Tribunal, dans ses rapports avec Robespierre, avec Vadier, avec les membres du Comité du Salut public. J'ai trouvé, en somme, chez lui, l'homme de lettres bien plus sincère qu'il ne parait d'abord. Il a l'esprit observateur et le don d'écrire. Il juge les hommes au milieu desquels il vit. Ses portraits ont du relief. Ils ne manquent pas de justesse. On sent qu'il a vu de près les grands premiers rôles des Comités et du Tribunal. Il est très intelligent.

Lorsqu'après le 9 thermidor, le Tribunal de la Terreur sombra, que l'accusateur public Fouquier-Tinville fut décrété d'accusation et, avec lui, les juges et les jurés, Sempronius Gracchus Vilate et l'homme de la nature Trinchard connurent des jours difficiles. Leur activité s'étiola longtemps dans les prisons qu'avait multipliées le régime de la Terreur.

Pour employer les longues veilles des nuits d'hiver, Vilate rédigea ses Mémoires. Ce sont ces curieux écrits intitulés : Causes secrètes de la Révolution du 9 au 10 thermidor, que j'ai analysés sans perdre de vue leur caractère de pamphlets.

Quant à Trinchard, il rédigea des suppliques où il demandait qu'on rendit « un patriote à la société, un mari à sa chère épouse et un ouvrier à l'industrie ».

Traduits au nouveau Tribunal, celui que vous avez nommé le Tribunal réactionnaire, car, en vertu de l'ordre des choses, il réagissait contre les actes du Tribunal précédent, l'ex-juré Vilate et l'ex-juré Trinchard espéraient sans doute que leur grand chef de file les sauverait par l'incontestable talent qu'il employait à se défendre lui-même. Fouquier ne les défendit pas.

Après trente-neuf jours de débats, ils entendirent prononcer leurs jugements, bien différents l'un de l'autre, comme l'étaient eux-mêmes ces deux personnages associés temporairement pour une besogne commune. Le menuisier fut acquitté. Il avait agi « sans mauvaises intentions ». L'autre fut condamné. Il savait trop de choses. Il devait disparaître.

Une étude critique des Mémoires de Vilate restait à faire. Les historiens de la Terreur ont négligé ces curieux essais de psychologie révolutionnaire. Son titre de juré au Tribunal à bien fait du tort à Vilate. Les historiens, lorsqu'ils le citent, d'une note brève et presque toujours dédaigneuse, ont l'air de se voiler la face. M. Ernest Hamel, choqué de la désinvolture avec laquelle ce jeune homme de vingt-cinq ans parle de Robespierre, lui décoche, en passant, quelques flèches empoisonnées telles que celle-ci : « Un des plus vils suppôts de la Terreur qui, après thermidor, ont essayé de rejeter sur le vaincu la responsabilité des excès auxquels il s'était en vain opposé, l'ex-juré Vilate... » M. Hamel a d'ailleurs interprété à contre-sens le jugement porté par Vilate sur son grand homme. L'ironie de ce jugement lui a échappé.

Il fallait, pour rendre toute leur portée philosophique à ces écrits, les lire la plume à la main, les contrôler sans cesse avec les événements contemporains, avec les documents du Tribunal conservés aux Archives nationales, avec le Moniteur. Il fallait faire, pour l'œuvre littéraire de Vilate, ce que Vilate fit pour l'œuvre politique des décemvirs. Il fallait le suivre, pas à pas, jour par jour, dans sa « marche légère et tortueuse ».

Ainsi, peu à peu, le mystère devenait moins irritant ; le drame politique se reconstituait. C'était dans tous ses détails vécus, la lutte suprême, poignante, acharnée des deux partis en présence, avant thermidor, au Comité de Salut public : Robespierre, Couthon, Saint-Just, d'une part ; Barère, Collot d'Herbois, Billaud-Varenne, de l'autre.

Je voudrais que mon livre pût être, pour les lecteurs, la résurrection de ces deux personnages si représentatifs. Pour l'écrire, j'ai longuement interrogé les documents. Je l'ai composé avec une sincérité patiente, m'efforçant de n'être qu'un témoin au milieu de ces « ombres de Dante » qui m'apportaient leurs secrets.

Je vous prie, Monsieur et cher maître, d'en agréer la dédicace comme un témoignage de gratitude et de respect.

 

ALPHONSE DUNOYER

Octobre 1908.