« J'étais
l'agent des Comités de gouvernement. Qu'auriez-vous fait à ma
place ? » dit et répète Fouquier-Tinville pour sa défense, devant
ses juges. Et c'est toute sa défense, en somme. Il y a
cent dix-huit ans que l'ex-accusateur public de la Terreur posa cette
question. Pouvons-nous y répondre aujourd'hui d'une façon nette, droite,
précise ? Reportons-nous,
pour juger Fouquier-Tinville, au temps où il exerça sa terrible magistrature,
à cette époque où, dans la France révolutionnaire, l'ordre public était si
profondément troublé, où le corps judiciaire n'était qu'un corps de
fonctionnaires serviles, prêts à obéir dans tous les sens aux chefs éphémères
d'un gouvernement instable, voué aux changements d'humeur de la multitude,
aux luttes forcenées des partis. Fouquier-Tinville
s'étonne d'avoir été sacrifié par les thermidoriens, après la chute de
Robespierre, de Couthon, de Saint-Just, après la condamnation à l'exil de
Billaud-Varenne, de Collot d'Herbois, de Barère. Il a requis l'envoi à
l'échafaud des victimes du 9 thermidor. Et, le 14 thermidor, il se préparait
à être accusateur public « sous la faction thermidorienne. » S'il
eût vécu et s'il avait gardé sa place, il eût été un accusateur public
diligent sous le Directoire et il eût fait, volontiers, un procureur impérial
sous Napoléon. Pour sa
défense, il prétend n'avoir fait qu'exécuter les ordres des Comités de
gouvernement. Il est vrai qu'il a exécuté leurs ordres. Mais il n'a pas fait
que les exécuter. Il les a outrepassés. Selon le mot de Wolff, au procès : « Fouquier
a transformé en boucherie un Tribunal qui, par la sévérité même de ses
fonctions devait plus scrupuleusement s'assujettir aux formes. » Il n'a
pas, seul, transformé ce Tribunal en boucherie. Mais il a contribué à cette
transformation, avec le président Dumas, avec le vice-président Coffinhal,
avec d'autres. Il se
défend d'avoir provoqué la mise hors des débats de Danton et des Dantonistes.
Il dit n'être pour rien dans l'idée d'une conspiration destinée à vider les
prisons et à dépeupler la France. Il affirme n'avoir pas connu les moutons,
faiseurs des listes de proscription. Il dit avoir été toujours fidèle à ses
devoirs. Il s'est montré humain « surtout envers les infortunés ».
Les conspirations des prisons ? il n'y aurait même pas cru sans la loi du 23
ventôse et sans le Comité de Salut public « qui lui imposaient le devoir
rigoureux de poursuivre et de mettre en jugement tous les individus prévenus
de pareils délits ». Les erreurs de rédaction dans les actes d'accusation ?
Elles sont dues à la négligence de ses substituts ou aux erreurs commises par
les secrétaires du parquet. Il n'a pas connaissance que jamais, de son fait,
un individu ait été envoyé à la mort pour un autre. Il n'a fait qu'exécuter
des ordres car, « là où la loi parle, dit-il bien haut, le fonctionnaire
public doit agir ». Et il dénonce Robespierre, Couthon, le président
Dumas. Lui, au
contraire, aurait résisté, en certains cas, aux volontés des membres du
Comité de Salut public et du Comité de Sûreté générale — ce ne fut pourtant
pas le cas lorsque Vadier lui fit mettre en jugement les Darmaing, de Pamiers
— et il aurait perpétuellement, courageusement, mais en vain, « demandé
la révision de la terrible loi du vingt-deux prairial. » Il fait appel à
la postérité qui le vengera « des outrages qu'on lui fait subir »
au cours des débats de son procès. Certes,
ses dénégations sont très nettes. Nul accusé n'a plus d'assurance, ne se
défend plus habilement, ne sait mieux nier l'évidence des faits, les
dénaturer, les présenter sous un jour spécial, favorable, les isoler, les
anéantir, dire que tel jour il ne siégeait pas ; rejeter sur autrui toutes
les responsabilités. Nul n'est plus opiniâtre, plus imperturbable, plus
indémontable. Sa défense est spécieuse. Mais les documents demeurent, dans
les dossiers du Tribunal révolutionnaire et ils portent sa signature. Ce sont
ces actes d'accusation raturés, remplis de renvois, d'interlignes non
approuvés, d'espaces blancs. Ce sont ces réquisitoires contre des accusés,
pour lesquels il n'existe aucune preuve. Ce sont ces témoins à charge
convoqués par lui et qui ne sont autres que des montons de prisons ou des
faiseurs de listes. Il dit
n'avoir mis en jugement que des conspirateurs, et qu'il avait des ordres.
Mais le paralytique Durand Puy de Vérine et sa femme ! Mais le breton Toupin
qui ne savait pas parler français ! Mais Mme de Lavergne, étaient-ils des
conspirateurs ? Il ignore que jamais aucun individu ait été envoyé à la mort
pour un autre. Mais M. de Saint-Pern ! Mais Mme de Maillé ! Mais Pérès ! Mais
Maurin ! Il se
décharge des accusations qui pèsent sur lui en rejetant toutes les
responsabilités sur les membres du Comité de salut public, sur ses collègues,
sur ses subordonnés. Mais Robespierre ; mais Couthon ; mais Saint-Just ont
péri sur l'échafaud ! Il s innocente en accusant le président Dumas. Mais
Dumas a péri sur l'échafaud. Il est commode de mettre en cause les morts. Ils
ne peuvent répondre. Et ce sont des témoins peu gênants, avec lesquels il n'a
pas à craindre d'être confronté. Pourquoi ne songe-t-il à mettre en cause
Billaud-Varenne et Collot d'Herbois que lorsqu'ils sont partis pour l'exil et
qu'ils ont été déportés à Sinnamarie ? Et,
toutes les négligences, toutes les erreurs, les omissions qu'on relève dans
les actes d'accusation, comme il est commode pour lui d'en attribuer la
paternité à Liendon, son substitut, qui est en fuite et qui, par conséquent,
ne peut le contredire ! Il
invoque les lois. Mais, au-dessus des lois révolutionnaires, n'y a-t-il pas
des lois supérieures et impérissables, qui commandent la pitié, l'humanité,
le courage ? Si, le 22 prairial, lorsqu'il reconnut que la besogne désormais
imposée au Tribunal révolutionnaire devenait abominable, il s'était,
résolument, démis de sa fonction, il eût sans doute, été immédiatement
décrété d'accusation et sacrifié. Mais la postérité n'aurait pas eu à flétrir
sa mémoire, comme elle l'a fait jusqu'ici, sans aucune distinction de partis. * * * * *
Il est
rare qu'en étudiant les hommes de la Révolution, on ne se trouve pas en
présence de cas moraux des plus intéressants et qu'il ne devienne souvent
presque impossible de les définir en dernière analyse. Fouquier-Tinville,
tout instrument bien trempé de la Terreur qu'il ait été, fut accessible à des
sentiments d'humanité et de pitié. Il fit
acquitter Garcé, un capitaine au régiment de Guyenne, Bayard de la Vingtrie,
lieutenant au bailliage de Bellesme, Dupuis, employé des transports
militaires, l'architecte des bâtiments du roi Mouchet. Il voulut sauver
Angran d'Alleray, ancien lieutenant civil au Châtelet, qui lui avait rendu
des services comme procureur au Châtelet. Il lui fit dire de tout nier[1]. Il
signa une lettre dans laquelle il déclarait que, malgré le décret de la
Convention, le général Harville n’était pas coupable et « qu'il lui
était impossible de trouver matière à accusation. » L'ex-président du
Tribunal révolutionnaire, Montané, lui dut la vie. Et pourtant ils ne
s'aimaient pas et ils avaient eu ensemble de violentes discussions. Bien des
prévenus, qui gémissaient en prison lui ont demandé, par lettres, une prompte
mise en jugement et il les a systématiquement oubliés dans leurs prisons. Il
a systématiquement — et humainement laissé de côté leurs dossiers, tenant
compte ainsi, de l'observation de son ami, l'avocat Lavaux : Volenti mori
non creditur. — Car il aimait les citations latines, ayant fait de bonnes
humanités et il se laissait désarmer par elles, quelquefois. Enfin,
il sauva les 94 Nantais. * * * * *
Comment
donc l'expliquer ? Qu'y a-t-il sous ce front haut, solide où l'arc surélevé
des sourcils dessine une interrogation ? Quelle est la vraie pensée qui vit
dans ces yeux attentifs, inquiets, dans ce regard oblique et noir dont la
fixité est insoutenable pour d'autres regards ? Nous
avons cherché librement, sans prévention ni haine, à le comprendre et à le
faire comprendre. Et voici, en dernière analyse, ce que nous en pensons. Il y a
un conflit en lui. Il y a rupture d'équilibre entre ce qui est de lui, de son
fonds bourgeois, humain et ce qui est du fonctionnaire, du magistrat, de
l'agent des Comités de Salut public et de Sûreté générale, du prêtre de la
justice révolutionnaire. Entre le magistrat et l'homme privé, il y eut en
lui, dans son for intérieur, de terribles conflits. Nous en avons la preuve
dans ses lettres à sa femme. Il était bon pour sa femme, pour ses enfants. Il
les aimait tendrement. Mais
essayons d'y voir plus clair encore, d'y voir clair jusqu'au fond. Fouquier
est un autoritaire, un violent, mal à l'aise dans les limites étroites d'un
tribunal. Il supporte impatiemment ses collègues, ses égaux hiérarchiquement,
Dumas surtout. Il a un caractère despotique. Et il a l'éducation, toute
l'éducation et les habitudes d'un avoué, d'un procureur, d'un homme nourri et
élevé dans la chicane et dans la procédure. Il veut
gagner ses procès, coûte que coûte. Il confond son rôle d'accusateur public
avec ses vieilles habitudes de chicane. Il veut gagner ses procès et il les
gagna tous pendant la Terreur, de haute main, jusqu'au 9 thermidor. Mais il
en perdit un, le sien, en dépit d'une défense acharnée, pleine de talent où
il tint tête à tout un régime. La vindicte publique l'attendait. Il était
hué. Trop de sang avait coulé. Et Paris avait assez de voir couler tant de
sang, quotidiennement. * * * * *
Et,
maintenant, faut-il accepter l'objection faite par Fouquier, lors de son
procès, que le greffier Pâris, que Wolff, ses ennemis mortels, avaient eu les
pièces de ce procès entre les mains et pouvaient en avoir soustraites à
décharge contre lui ? Faut-il en déduire que Fouquier ne fut peut-être pas
coupable, que, seuls, les témoignages à charge restent contre lui et qu'en
l'état de la question, tout jugement définitif doit être suspendu ? Mais,
comme nous l'avons dit plus haut, la plus terrible des charges qui subsistent
contre l'ex-accusateur public, ce sont ses actes d'accusation. Ils sont aux
Archives Nationales. Chacun peut les consulter et se rendre compte de
l'effroyable précipitation avec laquelle des fournées de malheureux étaient
envoyés au Tribunal révolutionnaire et, de là, on sait où : femmes arrachées
à leur mari, filles à leur mère, vieillards envoyés à la mort. Rien n'est
émouvant et cruel comme la lecture de ces innombrables actes d'accusation,
même pour l'érudit que son métier a habitué à l'impassibilité. Quant
aux accusations portées contre Fouquier d’avoir trafiqué de ses devoirs
contre des sommes plus ou moins considérables, nous pensons qu’elles doivent
être écartées. Aucune preuve de telles prévarications n'existe contre lui. Et
il mourut très pauvre, laissant sa femme et ses enfants dans la plus atroce
des misères. Pour
conclure, il nous semble juste et opportun d'emprunter une citation au
substitut Ardenne, juge thermidorien, c'est vrai, mais qui tint là un langage
aussi honnête que ferme : « Quelque
supérieures que fussent les lois révolutionnaires, vous ne deviez pas ajouter
à leur cruauté. Vous deviez plutôt porter votre tète sur l'échafaud. Je ne
vous rends pas responsable des jugements, mqi5 je vous accuse d'avoir
transformé des faits ordinaires en délits contre-révolutionnaires... » Ceci nous parait être la seule réponse à la question de Fouquier que nous posions au début de cette conclusion. |
[1]
Mais Angran d'Alleray ne tint pas compte de ces ouvertures eût se laissa
condamner à mort par le Tribunal.