FOUQUIER-TINVILLE

DEUXIÈME PARTIE. — L'ACCUSÉ

 

CHAPITRE XI. — LE SECOND PROCÈS DE FOUQUIER-TINVILLE - SUITE DE L'ENQUÊTE.

 

 

Dépositions : Loizerolles fils, dont le père a été guillotiné par erreur. — Les défenseurs devenus inutiles après le 22 prairial. — Vadier, Amar dans le cabinet de Fouquier. — Le mouton Manini, homme de lettres. — Le mouton Beausire, mari de la d'Oliva. — Les fournées du Tribunal. — « Le Tribunal n'était pas un tribunal de morale et de justice mais un tribunal politique fait pour juger d'après l'opinion publique prononcée. » — « Étrangler les débats. » — Guy-Marie Sallier dont le père a été guillotiné par erreur. — Longue déposition de Paris, dit Fabricius, ami de Danton et greffier du Tribunal révolutionnaire.

 

A mesure que l'enquête avance, le juge serre l'interrogatoire.

Des témoignages que nous avons analysés au chapitre précédent, il résulte des opinions assez contradictoires. Beaucoup de témoins sont accablants, dans leurs réponses, pour la moralité de l'ex-accusateur public. D'autres, au contraire comme Château, comme l'ex-président Dobsen, lui sont nettement favorables. « Jamais, a dit Dobsen, je n'ai remarqué en lui rien qui pût être contraire aux principes de la plus étroite justice[1], »

 

Voici, le 19 ventôse, un témoin qui doit à l'admirable dévouement de son père d'être encore en vie.

C'est le jeune Loizerolles (François-Simon) 24 ans, gendarme de la 29e division.

On connaît son histoire[2]. Il dépose, très simplement, qu'il n'a jamais vu Fouquier-Tinville. Mais il sait et il est sûr que son père a été jugé et condamné par le Tribunal, le 8 thermidor an II (un jour avant la chute de Robespierre), sur un acte d’accusation dirigé contre lui, son fils. Loizerolles père, ancien lieutenant général du bailliage de l'Arsenal n'a pas proteste et il est allé à la mort pour sauver son enfant. « Par une surprise aussi extraordinaire qu'inexplicable, dit le jeune Loizerolles, c'est mon père que le jury a condamné, méprise d'autant plus ridicule (sic) que mon père était âgé de 60 ans et que je n'en avais que 22. L'accusateur public, les juges et les jurés auraient pu aisément distinguer cette bévue s'ils eussent seulement regardé mon père[3] ».

 

François-Urbain Meunier, 50 ans, capitaine à la suite du 104e régiment, quai de l'École, n° 5, section du Muséum, a été détenu au Luxembourg pendant neuf mois. Il fut appelé au Tribunal comme témoin de la Conspiration. Il fut un des quatre témoins, des quatre moutons qu'on entendit pour toute une masse d'accusés. Il affirme n'avoir rien su ni rien dit. Il croit que Fouquier faisait, à l'audience, les fonctions d'accusateur public. Il n'en est pas sûr.

 

Un défenseur officieux, Bernard-Jean-Louis Malarme[4], 44 ans, demeurant rue des Prouvaires, n° 531, section du Contrat-Social, parle de mises en liberté dues à Fouquier — Sarcé, ancien capitaine, Bayard La Vingtrie, lieutenant de bailliage —. Fouquier, sur une lettre du représentant du peuple Guffroy, nlÍt de côté le dossier du citoyen Dupuy, employé au Comité de Sûreté générale « en attendant une occasion plus favorable ». C'était sauver Dupuy.

Lorsque Malarme a reconnu que sa qualité de défenseur devenait inutile, au Tribunal révolutionnaire, il s'est fait nommer secrétaire au parquet « pour y être chargé de la correspondance. » Il a pu alors remarquer l'activité de Fouquier, son attention constante à obéir aux ordres qu'il recevait des comités de gouvernement. Il a pu remarquer aussi, comme tout le parquet, « avec quelle répugnance Fouquier voyait mettre en jugement la classe des artisans et des cultivateurs ».

Il a vu Vadier, Amar, d'autres, dans le cabinet particulier de Fouquier, mais jamais, il n'a assisté à leurs conversations. Il affirme avoir mis de côté « auprès de lui » le dossier des quatre-vingt-quatorze Nantais. Fouquier a toujours eu égard aux représentations qu'il lui a faites en leur faveur.

Il croit avoir remarqué que Dumas était l'ennemi de Fouquier. Deux fois, dans la nuit du 9 au 10 thermidor, l'ex-accusateur public l'envoya au Comité de Salut public pour dire à ce Comité qu'il était à son poste, au Tribunal. En rentrant, il trouva Fouquier qui soupait avec le buvetier, Morisan, sa famille et Gillier, un de ses secrétaires, gendre de Morisan.

 

Et voici Pierre-François Morisan, 54 ans, marchand de vins buvetier, qui vient déposer. Il tient le café des Subsistances, salle du Palais. Auparavant, il tenait la buvette « qui était dans une des tours, près le Tribunal révolutionnaire ».

Morisan dit ce qu'ont dit sa femme et sa fille. Fouquier prenait souvent ses repas chez eux. Il a cru reconnaître en lui « beaucoup de zèle et d'activité ». Il l'a entendu se plaindre qu'il exerçât « des fonctions pénibles » et laisser même « entrevoir quelques craintes pour lui-même ».

Il n'a plus assisté aux audiences du Tribunal « depuis qu'on y traduisait un grand nombre d’accusés à la fois, parce que cette multitude d'accusés ou de témoins produisait une grande affluence chez lui, ce qui l'obligeait à rester pour les servir ». Plusieurs fois, il a fourni des rafraîchissements et des subsistances aux accusés par ordre de Fouquier, de Dumas ou d'autres.

Fouquier leur disait : « Il y en a eu tant aujourd'hui. Il y en aura encore une trentaine demain. Je ne conçois rien à tout cela. »

Morisan lui faisait observer « qu'une si grande quantité d'accusés devaient le fatiguer ». Il lui demandait comment il pouvait y tenir. Fouquier répondit :

— Que voulez-vous que j'y fasse ? J'ai des ordres du Comité de Salut public.

Le soir du 9 thermidor, Fouquier lui dit :

— Pour moi, je reste à mon poste.

 

Voici, maintenant une figure sinistre de prisonnier. Pour adoucir son régime, pour se donner de l'importance, ou par peur, ou pour obtenir la liberté, il a fait le métier de mouton. C'est Joseph Manini, 47 ans ; il se dit homme de lettres. Il y a plus de seize mois qu'il est détenu. Pour l'heure, il habite à la Bourbe ou Port-Libre. Il dit les prisons où il a été : aux Madelonettes (4 mois), à Saint-Lazare (5 à 6 mois), au Plessis (du 2 thermidor au 22 frimaire environ) ; au Luxembourg, puis à Port-Libre où il est actuellement enfermé. Il raconte ce qu'il sait des conspirations, de ses liaisons avec un autre mouton, Coquery, les conversations qu'il a surprises et rapportées. Il croit qu'à l'une des audiences où il vint, appelé en témoignage, Fouquier remplissait les fonctions d'accusateur public. « Les accusés ont parlé aussi longtemps qu'ils ont voulu, sans être interrompus, sauf un qui « se défendait par des sarcasmes et des injures à l'adresse du Tribunal ».

 

François Dupaumié[5], 35 ans et demi, bijoutier, rue de la Verrerie, n° 124, détenu au Plessis depuis le 24 brumaire, a vu Fouquier venir un jour, vers la fin de prairial ou au commencement de messidor, avec un détachement de gendarmerie et trois chariots à la maison de Bicêtre dont Dupaumié était administrateur. Là, Fouquier fit dresser, dans une des cours, une table. Il tira une liste, fit l'appel de trente-six ou trente-sept personnes dénoncées par des détenus condamnés aux fers.

Ce fut la conspiration de Bicêtre[6].

Dupaumié prend soin de se disculper de toute participation à cette opération de Fouquier. Il affirme que, tant qu'il a été administrateur de Bicêtre, la maison a été « parfaitement tranquille » ; qu'il ne s'est aperçu d'aucune conspiration. Fouquier lui aurait dit :

— J'ai assisté à l'audience où ont été condamnés les 36 ou 37 individus. Je savais que les huit témoins étaient de mauvais sujets. Les accusés n'auraient pas été condamnés s'ils n'avaient pas eux-mêmes avoué qu'ils avaient conspiré contre la Convention et s'ils n'avaient pas rejeté le fait les uns sur les autres[7].

 

Jean Advenier, 49 ans, aide garde-magasin des subsistances militaires, fourrages, à Orléans, a été secrétaire du parquet, d'octobre an Il "(sic) jusqu'après le 9 thermidor. Il a expédié, « dans les premiers temps » des actes d 'accusation. Les originaux de ces actes étaient réguliers. Après le 22 prairial, il a entendu Dumas et Coffinhal dire aux accusés qui cherchaient à se défendre :

— Vous n'avez pas la parole.

Il n'a jamais vu Fouquier requérir qu'elle leur fût conservée.

Il a vu Voulland, Vadier, Amar venir assez fréquemment dans le cabinet de Fouquier et s 'enfermer « soigneusement » avec lui.

Il a vu souvent des membres de Comités révolutionnaires venir demander à Fouquier des mandats d'arrêt. Fouquier leur répondait :

— Rapportez-moi les procès-verbaux, les pièces qui constatent les délits et je vous en délivrerai ; mais je ne veux pas en délivrer d'office.

Il a vu quelquefois Fouquier « s'apitoyer sur le sort de quelques condamnés ».

 

Jean-Baptiste Toussaint Beausire, 33 ans et demi, vivant de ses revenus à Choisy-sur-Seine, a été incarcéré au Luxembourg, à Sainte Pélagie, au Plessis, à l'Hospice de l'Évêché[8]. Il dépose longuement sur ce qu'il sait des Conspirations et il termine ainsi : « Le 19 messidor j'entendis celui qui remplissait à cette audience les fonctions d'accusateur public dire : « Le Morin qui est ici n'est pas celui qui devait être mis en jugement. Mais comme il y a longtemps que je le cherche, je ne veux pas le laisser échapper. » Ce Morin fut mis en jugement. Aucun témoin ne parla contre lui. Il n'en fut pas moins condamné comme les autres[9].

 

Jean-Baptiste Vergnhes, 67 ans, vivant de ses revenus, à Paris, quai de l'Egalité, île de la Fraternité n° 1, raconte le dîner qui eut lieu chez lui, le 9 thermidor[10].

 

Jacques-Marie Botot-Dumesnil, 36 ans, commandant la gendarmerie près les tribunaux, demeurant Cloître Notre-Dame, n° 4, section de la Cité, n'a eu de relations avec Fouquier que relativement au maintien de l'ordre dans l'enceinte du Palais de Justice. Fouquier ne lui a jamais parlé « qu'à la volée ». Tous les soirs, un ou deux gendarmes l'accompagnaient au Comité de Salut public, l'attendaient très avant dans la nuit et revenaient avec lui.

Le 9 thermidor, Botot-Dumesnil fut arrêté au milieu de sa troupe, vers les quatre heures du soir, par ordre d'Hanriot, Fleuriot et Payan. Remis en liberté, le soir même, par ordre du Comité de Sûreté générale, il revint sur les huit ou neuf heures du soir, puis, convoqué par Fouquier, il le trouva à la buvette, semblant ignorer ce qui se passait. Il l'entendit dire plusieurs fois :

— Quoi qu'on fasse, je reste à mon poste.

 

Guillaume-Alexandre Tronson-Ducoudray, 44 ans, homme de loi, rue des Victoires Nationales, n° 17, section Guillaume-Tell, croit se rappeler que, dans l'affaire Léonard Bourdon[11], Fouquier-Tinville ne fut pas aussi violent, dans son réquisitoire, qu'il le fut dans d'autres affaires, plus tard. « Il lui a paru, dans ces affaires, sortir des bornes de la modération et de l'impartialité qui convenaient à son ministère toutes les fois que les accusés lui paraissaient avoir été désignés par le gouvernement. » D 'ailleurs, souvent, Fouquier l'a engagé à ne pas presser le jugement des accusés qu'il avait à défendre. Il lui faisait observer « que le moment n'était pas favorable et qu'en attendant quelque temps, ils pourraient, peut-être, être sauvés. »

 

Mathurin-Denys Lainville, 47 ans, défenseur officieux près les tribunaux, demeurant rue de Chartres, n° 354, section des Tuileries, a connu Fouquier-Tinville comme camarade d'études. Il l'a suivi dans sa carrière de procureur au Châtelet, dans celle de directeur du jury d'accusation au tribunal du 17 août 1792, enfin dans celle d'accusateur public au Tribunal révolutionnaire.

Il a suivi constamment les séances du Tribunal jusqu'au procès d'Hébert. Dans cet intervalle de temps, les défenseurs officieux avaient toute latitude pour faire valoir les moyens de défense des accusés. Depuis ce moment — où date le commencement de ce qu'on appelait les fournées du Tribunal —, il a vu qu'il n'avait plus la même latitude pour plaider ses causes. Il prit le parti de dire aux gens qui réclamaient son ministère, qu'il ne défendait plus à ce tribunal. Il tient à faire observer qu'il a cessé de plaider sur les observations de Coffinhal et Fouquier. Ces deux magistrats l'avertirent « que désormais les défenseurs officieux devaient être très circonspects dans leurs défenses ; le Tribunal révolutionnaire n'étant pas tant un tribunal de morale et de justice qu'un tribunal politique fait pour juger d'après l'opinion publique prononcée (sic)[12]. »

 

Louis-Claude Adnet[13], 47 ans, capitaine de gendarmerie près les tribunaux, demeurant rue de la Harpe, n° 120, section des Thermes, n'a eu de relations avec Fouquier-Tinville, que relativement au service journalier du Tribunal. Il a vu Fouquier s'irriter quelquefois contre les huissiers lorsqu'ils ne trouvaient pas ceux qu'il leur avait demandés. Il a assisté souvent aux audiences. Depuis le 22 prairial jusqu'au 9 thermidor, « on ne jugeait plus, on condamnait ». C'est à peine si on demandait aux accusés leur nom, leur âge et leur qualité. Plusieurs fois, il s'est plaint à Fouquier « des rigueurs et des horreurs que commettait l'aide-exécuteur à l'égard des femmes condamnées ». Fouquier lui répondit :

— Que veux-tu que je fasse ?

Cependant Fouquier fit enfermer un de ces aides du bourreau pendant vingt-quatre heures.

Fouquier lui dit, le soir du 9 thermidor, après s'être informé des événements de la journée :

— Je reste à mon poste.

Il refusa de se rendre à la Commune, en dépit des sollicitations de certaines personnes. Il demanda, plusieurs fois, si « ces coquins de Dumas et de Coffinhal étaient arrêtés ». Ce même jour, Adnet avait fait observer à l'accusateur public que c'était exposer la gendarmerie (lue d'assurer l'exécution des condamnés. Fouquier lui répondit :

— Je ne puis arrêter le cours de la justice.

 

Jean-Baptiste-Christophe Jullienne, 27 ans, homme de loi, quai Conti, près de la Monnaie, a beaucoup fréquenté le Tribunal à titre de défenseur officieux. Il peut assurer que, dans un grand nombre d'affaires et notamment dans celle des fermiers généraux et des parlementaires, la précipitation fut telle que des jurés de bonne foi eussent à peine pu appliquer le nom de l'accusé sur la personne qu'ils avaient devant eux. Plusieurs fois, il a vu les jurés se déclarer suffisamment instruits quand les débats étaient à peine commencés.

« C'est ce qu'on appelait étrangler les débats ». Souvent, Fouquier a empêché que des affaires ne vinssent en jugement. Il disait que le moment n'était pas favorable. Plusieurs personnes lui doivent, ainsi, leur existence.

 

Louis-Charles Hally, 42 ans, concierge de la maison d'arrêt du Plessis, rue Saint-Jacques, sait que Fouquier y vint quelquefois faire des visites. Hally allait au parquet rendre compte à Fouquier de la situation, dans la maison d'arrêt. L'accusateur public ne le recevait pas bien. Manini et Coquery, appelés au Tribunal pour déposer dans la prétendue conspiration des prisons, rentrèrent enchantés de l'accueil que leur avait fait Fouquier, disaient-ils.

 

Gabriel-Nicolas Monet, 38 ans, huissier du Tribunal, a vu fréquemment Fouquier venir donner des ordres dans son bureau « avec beaucoup de violence ». Sur les listes des accusés qui devaient être mis en jugement le lendemain, il retranchait très souvent et il ajoutait des noms. Il disait qu'il avait des ordres du Comité. Les huissiers, par suite de ces changements, étaient obligés de passer les nuits pour copier des actes d'accusation. Souvent ils ont été obligés de prendre des « écrivains extraordinaires pour travailler nuit et jour ».

Quelquefois, lorsque les actes d'accusation étaient très longs « et qu'il fallait beaucoup de copies, pour lesquelles on n'avait que du soir au lendemain », on leur descendait du parquet la première feuille de la minute, puis la seconde et, successivement, toutes les autres jusqu'à ce que l'acte fût complet.

 

Jean-Louis-Marie Villain d'Aubigny, 42 ans, ci-devant adjoint général du ministre de la guerre et agent général des transports militaires à Paris, rue Montpensier, n° 60, actuellement détenu à la Bourbe, tient de Sénar qui le lui dit en présence de plusieurs personnes, au Luxembourg, le récit suivant.

Sénar était un jour avec Fouquier. Ils eurent une discussion. Fouquier lui dit :

— Sais-tu bien que je te ferai monter sur mes gradins ?

— Comment pourrais-tu le faire ? Tu sais que je suis patriote et que j'ai servi mon pays autant que je l'ai pu.

— Bah ! répondit Fouquier, qu'est-ce que cela fait ? Tu ne sais donc pas que, quand le Comité de Salut public a décidé la mort de quelqu'un — patriote ou aristocrate — il faut qu'il y passe[14] ?

 

Philippe-Marie Tampon, 30 ans, juge du tribunal du troisième arrondissement, actuellement de service au tribunal criminel du département de Paris, a entendu, au dîner du 9 thermidor, chez Vergnhes, Fouquier dire en apprenant l'arrestation de Robespierre :

— Mon poste, à moi, est au parquet où je puis recevoir à chaque instant des ordres et je vais m'y rendre[15].

 

Voici encore un homme qui doit la vie à une erreur ; dans son acte d'accusation et qui vient en témoigner. Son père a été guillotiné à sa place[16].

Guy-Marie Sallier, 31 ans, ci-devant conseiller au Parlement de Paris, homme de loi, rue du Grand-Chantier[17], n° 7, section de l'Homme-armé, déclare qu'Henry-Guy Sallier, ci-devant président de la Cour des Aides, son père, fut compris par erreur dans l'arrestation faite par le Comité de Sûreté générale, le 9 germinal an II, des ex-présidents et conseillers du Parlement de Paris, comme prévenus d'avoir signé ou adhéré à des protestations faites par la Chambre des vacations de ce Parlement. Le 29 du même mois, son père subit un interrogatoire devant un juge du Tribunal révolutionnaire.

Fouquier était présent.

Son père déclara se nommer Henry-Guy Sallier, ci-devant président de la Cour des Aides et dit qu'il y avait erreur sur la personne, puisqu'il n'appartenait pas à l'ancien Parlement de Paris.

N'importe. On produisit contre lui une lettre signée Sallier, conçue en termes généraux, d'où l'on inférait une prétendue adhésion aux protestations des parlementaires. Il répondit qu'il ne reconnaissait pas cette lettre pour être de lui, mais de son fils (qui est le témoin).

On ne lui en dit pas davantage. On le fit descendre à la Conciergerie. Fouquier, sans prendre aucun renseignement, se hâta de dresser un acte d'accusation dans lequel il exposait que, par arrêté du Comité de sûreté générale, Henry Guy Sallier, ci-devant président de la Cour des Aides, serait traduit au Tribunal révolutionnaire comme ayant pris part aux protestations de la Chambre des vacations du Parlement de Paris. Ce qui était faux, car l'arrêté du Comité de sûreté générale avait indiqué Sallier, ex-président ou conseiller au Parlement.

« Oubliant son premier exposé », Fouquier attribua au père la lettre du fils. Il fit traduire le père en jugement. Le père fut condamné à mort le lendemain (lui, vingt-cinquième) en dépit de l'évidence et malgré ses protestations[18].

 

Louis Severin Guyard, 29 ans, cultivateur à Mandres, près Brunoy, a été détenu au Plessis. C'est là qu'il vit, pour la première fois, Fouquier-Tinville. « Il venait faire charger des voitures de victimes pour son tribunal. »

Guyard chercha à lui parler pour le prier de le faire juger. Fouquier répondit brusquement :

— Tu viendras à ton tour. Vous êtes tous des scélérats.

Fouquier paraissait très familier avec Hally, le concierge.

« Ils correspondaient entre eux sur les moyens les plus sûrs et les plus expéditifs de pouvoir retirer des maisons d'arrêt un plus grand nombre de victimes, afin que les listes fussent toujours fournies au complet. »

Pour « satisfaire l'impatience de Fouquier, Hally — au dire du témoin — lui répondit un jour, qu'il n'avait qu'à se contenter de lui envoyer les noms sans les prénoms ; que ce moyen serait plus expéditif »[19].

 

Depuis le 25 ventôse, le juge Pissis à cédé la place, pour l'enquête, au juge Jean-Louis-François Godart. C'est devant lui qu'ont comparu Sallier fils et le cultivateur Guyard.

C'est devant lui que comparaît, le 27 ventôse, Pierre-Urbain Deguaigné, 48 ans, ex-huissier au Tribunal, actuellement vivant de ses revenus, à Paris, quai de la République, n° 4.

Il a connu Fouquier. « Son caractère principal était de l'irascibilité. Il se livrait fréquemment à de violents emportements. Il se prenait souvent de vin, le soir, et venait faire un tapage horrible dans les bureaux, rompant et brisant les cartons et tenant les propos les plus durs aux employés. »

Mais, « au fond, il ne l'a jamais vu ni cruel ni féroce. »

Il l'a vu fréquemment avec des jurés : Chrétien, Auvray, Topino-Lebrun, Prieur, Trinchard, d'autres, manger à la buvette, « ensemble ou séparément. »

Le témoin était particulièrement chargé « de suivre l'exécution des jugements à mort ». La seule question que lui posât Fouquier lorsqu'il revenait de ces exécutions, c'était :

— « Y avait-il beaucoup de monde ?[20] »

 

Marie Pierre Joseph Fonteines-Biré[21], 27 ans, vivant de ses revenus, quai Malaquai, n° 113, section de l'Unité, a été longtemps détenu dans différentes maisons d'arrêt pendant la Terreur. Au Plessis, il a remarqué que Fouquier venait souvent, conférait avec le concierge ; on dit qu'il avait dîné plusieurs fois avec lui. Mais c'est un « on dit ».

 

André Contat, 50 ans, ci-devant commis au bureau des huissiers du Tribunal, demeurant à Paris, rue des Rats, n° 1, section du Panthéon, déclare qu'il n'a connu Fouquier-Tinville que comme employé au bureau des huissiers. Il a souvent vu venir l'accusateur public, jurant criant, « soit après les huissiers soit après les commis ». Il se plaignait de ce que la besogne n'allât pas assez vite. Il brisait les cartons à force de frapper. Il faisait trembler tout le monde. Il allait jusqu'à dire :

— Si vous n'allez pas, je vous accrocherai (sic). Je vous ferai accrocher.

C'est surtout après dîner qu'il se laissait aller à ces « violents et effrayants » emportements.

La besogne était telle, du soir au lendemain matin, que les commis, « tremblants », lui faisaient observer qu'ils n'auraient jamais le temps de copier et de signifier tous les actes d'accusation qu'il leur donnait l'ordre de faire. Il répondait :

— Mettez ce que vous voudrez ! Il y en aura toujours assez ; Dépêchez-vous ! Il faut que cela marche !

Souvent, on leur apportait à copier des actes d'accusation signés de lui et non des juges. Ils lui en faisaient la remarque. Il répondait :

— Allez toujours ! On les fera signer.

C'est Contat, le 9 thermidor, qui, rencontrant, « dans le tambour voisin du bureau des huissiers », Fouquier qui sortait du Tribunal, lui fit observer qu'il y avait « du train dans Paris » et que peut-être il serait prudent de remettre l'exécution des condamnés du matin pour ne pas « exposer » les gendarmes. A quoi Fouquier répondit, s'adressant à l'aide de l'exécuteur :

— « Il ne faut pas arrêter le cours de la justice ». Fouquier partit ensuite pour aller dîner. Contat sut, depuis, que ce dîner avait lieu dans l'île Saint-Louis.

Deux fois, le témoin s'est aperçu que les actes d'accusation étaient signés de Fouquier, bien que les noms des accusés n'y fussent pas encore compris. A cet effet, il laissait un long espace de papier blanc pour les inscrire.

 

* * * * *

 

Voici une déposition terrible pour Fouquier. C'est celle de Nicolas-Joseph Pâris, dit Fabricius, greffier en chef au Tribunal révolutionnaire, demeurant à Paris rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés. Pâris était un ami de Danton. Il a été nommé par Danton greffier du Tribunal. Il n'a pas caché son indignation lors du procès de Danton. Quatre jours après la mort du tribun, il a été enfermé au Luxembourg et mis au secret. Remis en liberté après la chute de Robespierre, il a été renommé greffier par décret du 22 thermidor an II. Il hait Fouquier d'une haine implacable.

Il dit :

« Vers la fin de septembre an II, le Tribunal fut réorganisé presque en entier. Cette réorganisation fut l'ouvrage des Comités de Salut public et de Sûreté générale, avec Fouquier et Fleuriot[22] qui présentèrent différents membres. Ces membres furent nommés. La cause de cette réorganisation était due à ce qu'on voulait renvoyer des jurés probes.

« Ce fut à cette époque que les comités de gouvernement s'emparèrent du Tribunal qui devint un instrument dans leur main. Il n'y a pas d'exemple qu'aucune des malheureuses victimes envoyées par ces comités au Tribunal aient été acquittées ; si cela est arrivé, elles ont été arrêtées de nouveau et guillotinées.

« Le Tribunal étant composé en quatre sections, il devait y avoir un tirage de juges et de jurés ; au lieu d'un tirage c'était un triage qui se faisait ; cela se pratiquait surtout lorsqu'il y avait de grandes affaires à juger ; cela s'est pratiqué, à ma connaissance, dans l'affaire d'Hébert et Vincent et dans celle de Philippeaux, Camille, Danton et autres. Ce triage fut fait par Fleuriot et Fouquier dans la chambre du conseil, en présence de plusieurs juges. Les jurés choisis étaient ceux que Fouquier appelait les « solides », gens sur lesquels on pouvait compter : Trinchard, Renaudin. Brochet, Leroi dit Dix-août, Prieur, Aubry, Châtelet, Didier, Vilate, Laporte, Gautier, Duplay, Lumière, Desboisseaux et Bernard — ces trois derniers guillotinés comme membres de la Commune rebelle —, ainsi que plusieurs autres connus au Tribunal pour être les faiseurs de feux de file. Ces jurés, lorsqu'ils étaient de service, se rendaient le matin au cabinet de Fouquier où, souvent, se trouvaient les juges de service. Là, il était question de l'affaire du jour. C'était le mot d'ordre qu'ils allaient prendre.

« De là, ils montaient à la buvette, par les fenêtres de laquelle ils voyaient passer avec un plaisir barbare les victimes qu'ils allaient immoler et contre lesquelles ils se permettaient des propos insultants. Un jour, j'étais dans le cabinet de Fouquier. On vint annoncer que l'audience, dans la salle ci-devant Saint-Louis, était finie et que plusieurs des personnes mises en jugement étaient acquittées. Fouquier s'emporta contre les jurés et, en trépignant, dit :

« — Qu'on me donne les noms de ces bougres-là. On ne peut compter sur rien avec ces gens là. Voilà des affaires sûres qui nous pètent dans la main !

« Fouquier a répété, à différentes reprises, des propos semblables lorsque des citoyens ont été acquittés.

« Dans le courant de ventôse de l'an second, vint en jugement l'affaire Hébert, Vincent, Ronsin et autres. De grandes informations furent faites. Plus de deux cents témoins furent entendus. Un grand nombre désignaient comme chefs d'une faction, Pache et Hanriot, l'un grand juge et l'autre chef militaire secondant cette faction. Un soir, avant la mise en jugement, le Tribunal s'assembla en chambre du conseil et délibéra sur les charges qui se trouvaient portées contre Pache et Hanriot dans les différentes déclarations reçues. Dumas, qui était ivre, proposa le mandat d'arrêt contre Hanriot. Fleuriot s'y opposa sous prétexte qu'on ne devait pas arrêter le chef de l'armée parisienne sans en avoir référé au Comité de Salut public. Ce dernier avis prévalut et, dès le même soir, Fouquier, Dumas et Herman se transportèrent au Comité de Salut public pour lui faire part de la délibération qui venait d'avoir lieu. Je sus le lendemain qu'ils avaient reçu une semonce du Comité et particulièrement de Robespierre pour avoir délibéré sur l'arrestation d'Hanriot. Ils eurent l'ordre d'écarter les preuves qui pourraient exister tant contre Pache que contre Hanriot. Les accusés Ronsin, Hébert et autres furent mis en jugement ; les débats s'ouvrirent et, lorsque quelques témoins voulurent parler de Pache et d'Hanriot, le président Dumas les interrompit en disant qu'il ne devait pas être question d'eux, qu'ils n'étaient pas en jugement. Il faisait leur éloge, parlait de la vertu de Pache qui avait la confiance du peuple, du civisme et du courage d'Hanriot. Les témoins étaient réduits au silence. Fouquier, présent, remplissait les fonctions d'accusateur public. Il se gardait bien de contredire le président.

« Vint ensuite le procès intenté contre Camille Desmoulins, Philippeaux, Danton et autres. C'est dans cette affaire que j'ai vu les Comités de Salut public et de Sûreté générale employer le machiavélisme le plus raffiné et Fouquier, comme Dumas, se prêter lâchement et complaisamment aux projets perfides de ces deux Comités qui voulaient immoler les citoyens les plus éclairés et les plus fermes défenseurs de notre liberté afin de parvenir plus sûrement à établir leur tyrannie et le système barbare qu'ils ont employé depuis...

« A onze heures, les accusés furent introduits dans la salle d'audience. Après la lecture de l'acte d'accusation, on envoya chercher Westermann et Lhuillier qui furent accolés à Danton, Camille et Philippeaux, comme ceux-ci l'avaient été à Fabre d'Eglantine, à Chabot, à d'Espagnac. De sorte que dans cette affaire, il se trouvait trois sortes de personnel qui ne s'étaient jamais ni vues ni connues ; raffinement de perfidie qu'ont employé sou, vent les comités et encore plus souvent Fouquier, en confondant les hommes les plus probes, les défenseurs les plus intrépides de' notre liberté avec de lâches fripons et avec les ennemis les plus déclarés de la Révolution.

« Dans cette séance, Camille Desmoulins récusa Renaudin et motiva sa récusation. Les motifs me paraissaient fondés. Fouquier devait requérir et le Tribunal statuer sur ces motifs. Mais on avait trop besoin d'un juré comme Renaudin ; on se garda bien de faire droit à cette récusation, sur laquelle on ne délibéra même pas. Les accusés, voyant une partialité marquée de la part du Tribunal qui était circonvenu par la présence des membres du Comité de Sûreté générale placés derrière les juges et jurés, réclamèrent la comparution de plusieurs députés (au nombre de seize) qu'ils voulaient faire entendre comme témoins ; Danton demanda aussi que le Tribunal écrivît à la Convention pour qu'une commission prise dans son sein fût nommée et reçût la dénonciation que lui, Camille et Philippeaux, voulaient faire contre le système de dictature qu'exerçait le Comité de Salut public. Il ne fut fait aucunement droit à ces demandes ; elles furent rejetées par le président, par Fouquier et par son digne ami Fleuriot qui remplissait, conjointement avec Fouquier, le rôle d'accusateur public. Et comme le Tribunal n'avait aucune raison Valable à opposer aux accusés, sur une demande qu'on ne pouvait sans injustice leur refuser, le président leva la séance.

« Le lendemain, l'audience commença fort tard. Quelques questions furent faites à quelques-uns des accusés. Danton demanda la parole pour répondre aux accusations qui lui étaient imputées. Elle lui fut refusée, d'abord, sous prétexte qu'il parlerait à son tour. Ayant insisté, on ne put la lui refuser plus longtemps. Il prit l'acte d'accusation. Chaque chef qui lui était imputé n'étant appuyé ni de preuves ni de pièces, étant même dénué de vraisemblance, il ne lui était pas difficile de se justifier. Une grande partie de l'auditoire applaudit à sa justification. Ce n'était pas ce que voulait le Tribunal. Le président lui retira la parole sous prétexte qu'il était fatigué et qu'il fallait que chaque accusé parlât à son tour. Danton n'abandonna la parole qu'après que le président lui eût promis qu'il l'aurait le lendemain pour réfuter les autres chefs d'accusation, qu'on ne lui avait pas laissé le temps d'aborder. Et, pour en finir, on leva la séance.

« Le lendemain, l'audience commença encore fort tard. On voulait consumer le temps sans que la vérité qu'on redoutait perçât avant d'arriver à l'expiration des trois jours après lesquels on se proposait de faire dire aux jurés qu'ils étaient suffisamment instruits, comme cela est arrivé. Les accusés entrés, Danton demanda la parole pour continuer sa justification. Elle lui fut refusée sous prétexte qu'il fallait que les autres accusés fussent interrogés sur les faits qui leur étaient imputés. Danton, Camille, Philippeaux et autres demandèrent, de nouveau, la comparution des députés, leurs collègues. Ils demandèrent que le Tribunal écrivît à la Convention pour qu'elle nommât une commission qui recevrait leurs dénonciations. Ils en appelaient au peuple du refus qui leur était fait. Ce fut alors que Fouquier, au lieu de faire droit aux réclamations justes et bien fondées des accusés, écrivit une lettre au Comité de Salut public où il peignait les accusés dans un état de révolte et qu'il demanda un décret. — C'était un décret de mise hors des débats que demandait Fouquier, comme on le verra par la suite. — Il en avait besoin, car, pour cette fois seulement, et pendant un instant, on a vu la vertu el V innocence faire pâlir le crime.

« Fouquier et son ami Fleuriot, tout atroces qu'ils fussent, les juges, les jurés, se trouvaient anéantis devant de tels hommes. J'ai cru un instant qu'ils n'auraient pas l'audace de les sacrifier ; j'ignorais alors les moyens odieux qu'on employa pour y parvenir et qu'on fabriquait une conspiration au Luxembourg à l'aide de laquelle et de la lettre de Fouquier-Tinville on a surpris la religion de la Convention Nationale en lui arrachant un décret qui mettait les accusés hors des débats. Ce fatal arrêt arriva et fut apporté par Amar, accompagné de Voulland. J'étais dans la salle des témoins lorsqu'ils arrivèrent. Je les vis pâlir. La colère et l'effroi étaient peints sur leur visage, tant ils paraissaient craindre de voir échapper à la mort leurs victimes. Ils me saluèrent. Et, voulant savoir ce qu'il pouvait y avoir de nouveau, je les abordai. Voulland me dit : « Nous les tenons, les scélérats, ils conspiraient dans la maison du Luxembourg. » Ils firent appeler Fouquier qui était à l'audience et qui parut à l'instant ; Amar, le voyant, lui dit : « Voilà ce que tu demandes. (C'était le décret qui mettait les accusés hors des débats). Voulland dit : « Voilà de quoi vous mettre à votre aise. » Fouquier répondit en souriant : « Ma foi, nous en avions besoin » et il rentra avec un air de satisfaction dans la salle d'audience où il donna lecture du décret et de la déclaration du scélérat Laflotte. Les accusés frémirent d'horreur au récit de pareils mensonges. Le malheureux Camille en entendant prononcer le nom de sa femme, poussa des cris de douleur et dit : « Les scélérats ! Non contents de m'assassiner, ils veulent encore assassiner ma femme. » Pendant cette scène déchirante pour les âmes honnêtes et sensibles, des membres du Comité de Sûreté générale, placés sur les gradins, derrière Fouquier et les juges, jouissaient avec un plaisir barbare du désespoir des malheureux qu'ils faisaient immoler. Danton les aperçut et, les faisant voir à ses compagnons d'infortune, il dit : « Voyez ces lâches assassins, ils nous suivront jusqu'à la mort. » Les accusés demandèrent la parole pour démontrer l'absurdité et l'invraisemblance de la conspiration. On leur répondit en levant la séance. Pendant les trois jours qui s'étaient écoulés depuis le commencement de cette affaire, les membres du Comité de Sûreté générale et particulièrement Amar, Voulland, Vadier et David n'avaient pas quitté le Tribunal. Ils allaient, venaient, s'agitaient, parlaient aux juges, aux jurés et aux témoins, disaient à tout venant que les accusés étaient des scélérats, des conspirateurs et particulièrement Danton.

« Dumas, Arthur et Nicolas en faisaient autant. Les membres du Comité de Sûreté générale correspondaient avec le Comité de Salut public. Le lendemain, qui était le quatrième jour, les membres du Comité de Sûreté générale se trouvaient au Tribunal avant neuf heures. Ils se rendirent au cabinet de Fouquier. Lorsque les jurés furent assemblés, je vis Herman, président, sortir avec Fouquier de la chambre des jurés. Pendant ce temps, Amar, Voulland, Vadier, David et autres députés que je reconnus pour être membres du Comité de Sûreté générale, étaient à la buvette dans une petite pièce voisine de la chambre des jurés, d'où l'on peut entendre ce qui se passe dans cette chambre. J'ignorais ce qui s'était passé entre Herman, Fouquier et les jurés. Mais Topino-Lebrun, Fun d'eux, me dit qu'Herman et Fouquier les avaient engagés à déclarer qu'ils étaient suffisamment instruits et que, pour les y déterminer, ils avaient peint les accusés comme des scélérats, des conspirateurs et leur avaient présenté une lettre qu'ils disaient venir de l'étranger et qui était adressée à Danton.

« L'audience s'ouvrit. Les jurés déclarèrent qu'ils étaient suffisamment instruits. Depuis ce moment, les accusés ne reparurent plus à l'audience. Ils furent enfermés chacun, séparément, dans la prison et envoyés à l'échafaud, le même jour, par Fouquier. Néanmoins plusieurs témoins avaient été assignés à la requête de Fouquier. Un seul fut entendu le premier jour des débats et ce témoin parla à la décharge des accusés. Pendant que les jurés étaient aux opinions, j'étais à mon greffe, dans la pièce du fond ; j'entendis du bruit qui venait de l'escalier conduisant à la chambre des jurés. Je me portai vers la porte d'entrée du greffe. Je vis les jurés, à la tête desquels était Trinchard. Ils avaient, à l'exception de quelques-uns, l'air de forcenés. La rage et la colère étaient peintes sur leurs visages. Trinchard, en m'approchant avec un air furieux et faisant, du bras, un geste qui annonçait la passion la plus outrée, dit : « Les scélérats vont périr ! » Ne voulant pas être témoin de tant d'horreur, je me retirai en gémissant sur les malheurs qui accablaient la République et sur ceux, encore plus grands, qu'une semblable tyrannie lui présageait. Le lendemain, je me rendis au Tribunal, dans la ferme résolution que ce serait pour la dernière fois. J'étais bien décidé à donner ma démission. Fouquier, ayant fait demander au greffe une expédition de la liste des jurés, je voulus savoir l'usage qu'il tenait à en faire. Je la lui portai à la buvette, où il était. Fouquier prit son crayon. A côté de plusieurs noms et, en marge, il fit une F en disant : faible. Je m'aperçus qu'il en marquait de même d'une F qui avaient été de l'affaire de la veille et je lui en fis l'observation. Il me répondit :

« — C'est un petit raisonneur. Nous ne voulons pas des gens qui raisonnent. Nous voulons que cela marche.

« Je ne pus m'empêcher de faire un mouvement de désapprobation. Il s'en aperçut et, me regardant fixement :

« — Au surplus, c'est le Comité de Salut public qui le veut ainsi.

« Le surlendemain, vingt germinal, à onze heures du soir, en rentrant chez moi, j'étais arrêté par ordre du Comité de Salut public et conduit au Luxembourg où je fus mis au secret et d'où je ne suis sorti qu'après la révolution du neuf thermidor.

« Le vingt et un, le Comité de Sûreté générale envoyait son digne agent, Héron, chez moi. Il voulait à toute force me trouver pour m'arrêter. Je l'étais déjà. Mécontent de n'avoir pas eu ce plaisir, Héron vexa mon épouse, la traita de la manière la plus outrageante, croisa les scellés qui étaient déjà apposés, mit un homme de garnison dans mon domicile. Cet homme y est resté pendant les quatre mois qu'a duré ma détention.

« Le décret du vingt-deux thermidor me ramena au Tribunal pour y remplir encore les fonctions de greffier. Mon premier soin, en rentrant dans cette place, fut de m'informer et de prendre connaissance de ce qui s'était passé pendant ma détention. D'abord, il me fut remis deux listes contenant les noms de cinquante-cinq citoyens qui devaient être jugés le onze thermidor. C'étaient des citoyens envoyés au Tribunal par la Commission populaire. Je remarquai qu'en marge de ces listes qui avaient été remises par Fouquier aux huissiers, deux membres de chaque comité révolutionnaire de la section de chaque prévenu étaient indiqués comme témoins pour déposer, de sorte que ceux qui les avaient fait arrêter étaient appelés pour déposer contre eux. Ces listes ont été remises par moi au Comité de Sûreté générale. J'ai aussi remis plusieurs autres pièces à la commission des vingt et un pour éclairer la conscience des membres qui la composent. Deux mille cinquante-huit citoyens ont été livrés à la mort par le Tribunal, contre la plupart desquels il n'a été produit ni pièces ni témoins ; et, surtout depuis la loi du 22 prairial, près de trois cents citoyens ont été exécutés, contre lesquels il n'existe que des projets de jugement signés en blanc.

« J'observe que j'ai remis au citoyen Cambon, substitut de l'accusateur public, chargé de l'instruction du procès Fouquier, vingt-sept liasses qui contiennent les délits matériels commis par lui, ses substituts, les présidents et juges du Tribunal. Il est impossible d'en faire l'énumération à cause de leur multiplicité.

« Fouquier a gardé par devers lui tous les arrêtés de Comités de gouvernement qui envoyaient des prévenus au Tribunal pour y être jugés, ainsi que les mandats d'arrêt qu'il a pu décerner. Il a pareillement gardé les pièces et les procédures d'un grand nombre d'affaires jugées, et notamment celles des affaires majeures. Fouquier a reçu différentes sommes d'argent, des bijoux, de l'argenterie, des assignats qui auraient dû être déposés au greffe. Il n'est pas à ma connaissance qu'il ait tenu un registre de ces dépôts[23]. »

 

 

 



[1] Dobsen, président de la section de la Cité, avait, le 30 mai 1793, présidé l'assemblée insurrectionnelle des commissaires de la majorité des sections qui se rendit à l'hôtel de ville et déclara le peuple en état d'insurrection. Il était hébertiste, d 'opinion. Peut-être, son témoignage si favorable à Fouquier vient-il, pour une part, de l'animosité qu'il ressentait contre le nouveau Tribunal de n'y avoir pas été renommé.

[2] Voir chapitre III.

[3] Interrogatoire du 19 ventôse. W. 500, 3e dossier, pièce 45 ter, f° 2.

[4] Il signe ainsi.

[5] Il signe ainsi.

[6] Voir chapitre III.

[7] Interrogatoires du 19 ventôse an III. W. 500, 3e dossier, 45 ter f° 3, et 46, f° 1 et 2.

[8] Beausire est le mari de la d'Oliva (de l'affaire du Collier). En prison, il joua le rôle de mouton.

[9] Interrogatoires du 21 ventôse an III. W. 500, 3e dossier, 46, f° 2 à 6.

[10] Et que nous avons raconté, d'après sa déposition, au chapitre IV.

[11] Où Tronson-Ducoudray défendit une partie des citoyens d'Orléans accusés, (12 juillet 1793).

[12] Interrogatoires du 22 ventôse an III. W. 500, 3e dossier, 46, f° 7 à 13.

[13] Il signe ainsi.

[14] Interrogatoires du 23 ventôse an III. W. 500, 3e dossier, pièce 46, f° 13 à 14.

[15] Interrogatoires du 24 ventôse an III. W. 500, 3e dossier, pièce 64.

[16] Voir chapitre II.

[17] Rue des Vieilles-Haudriettes et des Quatre-Fils. Finissait rue Pastourelle.

[18] Interrogatoires du 25 ventôse an III. W. 500, 3e dossier, pièce 64.

[19] Interrogatoires du 26 ventôse an III. W. 500, 3e dossier, pièce 64.

[20] Interrogatoires des 27 et 28 ventôse an III. W. 500, 3e dossier, pièce 64.

[21] Il signe ainsi.

[22] Lescot-Fleuriot, substitut de l'accusateur public, puis maire de Paris, guillotiné avec Robespierre et les membres de la Commune, le 10 thermidor.

[23] Interrogatoires du 1er germinal an III. W. 500, 3e dossier, pièce 58.