Premier interrogatoire
de Fouquier (1er frimaire an III, 21 novembre 1794). — Son système de défense. — Il
n'est pas responsable des amalgames, des mises en jugement en masse, des
substitutions d'un accusé à un autre. Il n'a pas fait préparer et dresser la
guillotine, les charrettes et les jugements, d'avance. — Les jugements en
blanc ne sont pas de, son fait. — Ji n'a pas trié les jurés. Il n'a pas
influencé les témoins. Il n'a pas retenu de pièces à décharge. Réponse de
l'accusateur public Leblois à ces dénégations de Fouquier. — Il l'accuse
d'avoir prévariqué dans ses fonctions et d'avoir conspiré contre l'Etat et
contre le peuple ; d'avoir provoqué le rétablissement de la royauté.
Les
jours passent. Fouquier attend d'être interrogé. Le 9 brumaire, des gendarmes
sont venus le prendre. Ils l'ont transféré de Sainte-Pélagie au
Plessis-Égalité, dans cette maison d'arrêt que les Parisiens, au temps où il
était accusateur public, avaient surnommée le magasin de Fouquier. «
L'horreur qu'il inspirait était telle que les prisonniers faillirent le
massacrer. Le concierge le confina dans sa chambre. Il voulut, un jour,
ouvrir sa fenêtre pour prendre l'air ; des imprécations horribles le forcèrent
à la refermer sur - le -champ[1]. » Il vit
donc à l'écart, muré, enfermé, seul avec ses pensées. Il s'absout. Son cœur
est exempt de crimes. C'est, à son jugement, le cœur d'un bon citoyen. Mais
la haine le poursuit, sans trêve. Il est victime de ce sentiment du devoir
qui l'a porté à remplir les fonctions publiques « avec diligence et vigueur
». Il ne se demande pas si la vie de tous ces hommes et de toutes ces femmes
qu'il a envoyés au supplice avait quelque prix. A ses yeux, ces gens-là
étaient des ennemis de la République et des traîtres. Ils conspiraient contre
la liberté et contre la vertu. Accusateur public, il se devait à la
Révolution et à ses chefs. Il a fait exécuter les lois. Enfin,
le 1er frimaire an III (21 novembre 1794), il est amené de la maison d'arrêt du Plessis au
Tribunal et interrogé par le juge Pierre Forestier, qu'assistent Raymond
Josse, commis-greffier et Jean-Jacques Granger, substitut. Voici son
interrogatoire : Le
juge. — N'avez-vous pas, pendant votre exercice et singulièrement dans les
derniers mois, donné chaque matin à l'exécuteur des jugements criminels
l'ordre de faire monter la guillotine et de préparer un nombre de voitures
plus ou moins considérable ? Quelle certitude aviez-vous que ces préparatifs
ne seraient pas inutiles ? R. —
Quant à la guillotine, il a été question, pendant un temps, de la laisser
permanente. Ensuite, à raison de ce que les ustensiles étaient remisés rue du
Pont-aux-Choux, et qu'il fallait cinq heures et plus pour la mettre en état,
il est arrivé, deux ou trois fois, que l'ordre a été donné de la poser mais
de ne faire exécuter les condamnés de la veille qu'après les jugements des
audiences. Pour éviter le désagrément de voir transporter ces ustensiles
depuis le Pont-aux-Choux, il a été demandé au département un local pour
remiser les ustensiles et les bois. Ce local a été accordé près la place de
la Révolution. Dans aucun temps, il n'a été donné ordre par moi de placer la
guillotine, sauf dans le cas d'exécution de jugements rendus. A l'égard de
l'autre partie de la question, ayant vu avec scandale (je yeux dire que ce
fait m'a été rapporté) que l'on avait empilé jusques à douze et quatorze
condamnés dans une même charrette et le Comité de Salut public me l'ayant
reproché, en me notifiant son désir que chaque charrette ne contînt que sept
individus, j'ai fait appeler le lendemain l'exécuteur des jugements criminels
à qui j'ai notifié l'ordre de ne mettre à l'avenir dans chaque charrette que
sept individus tout au plus et de s'arranger de manière que les exécutions ne
fussent jamais remises au lendemain. Sur l'observation de l'exécuteur qu'il
était souvent très difficile de trouver des charrettes en nombre suffisant
pour le même jour (car il ne recevait l'ordre que vers trois heures et demie)
et aussi à cause de la disette connue des chevaux, je lui ai recommandé d'en
avoir toujours de prêtes, préférant et désirant même qu'elles fussent
inutiles plutôt que de laisser entasser des condamnés dans une seule, ainsi
que cela se pratiquait auparavant. Malgré
ma recommandation à cet égard, il est arrivé quelquefois que les condamnés
ont été mis dans les charrettes au-delà du nombre de sept. Mais, dans tout
ceci, je n'ai agi que par motif d'humanité et pour alléger autant qu'il
dépendait de moi le sort des condamnés. Jamais je n'ai su ni pu savoir si,
parmi les individus mis en jugement, il y en aurait de condamnés ni quel en
serait le nombre. La preuve, c'est que, très fréquemment, les charrettes ont
été inutiles. D. —
Par qui la question de mettre la guillotine en permanence a-t-elle été
agitée ? R. — Il
en a été question au Comité de Salut public. D.
—Vous êtes-vous toujours conformé au tirage exact des jurés qui devaient
monter dans telle ou telle affaire ? N'avez-vous pas affecté d'en exclure
-qui pouvaient être plus humains ? N'avez-vous pas fait choix, au contraire,
de ceux dont le caractère vous paraissait plus propre à faire ce qu'on
appelait feu de file ? R. — Je
n'ai jamais fait aucun choix des jurés par préférence dans telle ou telle
affaire ; si j'en ai fait choix, ce n'est pas par mon fait ni à ma
connaissance ; je n'ai jamais connu très particulièrement aucun des jurés.
J'observe qu'il a été quelquefois commis des bévues dans les convocations par
les huissiers ; mais je n'ai jamais cru que ces bévues fussent le fruit du
crime mais bien celui de l'erreur. Je n'ai jamais employé l'expression de «
feu de file » ; je n'ai jamais connu que l'exécution des lois. Depuis la loi
terrible du 22 prairial, dont j'ai perpétuellement, en vain, sollicité la
réformation aux Comités de Salut public et de Sûreté générale, toutes les
fois que j'ai siégé, je n'ai jamais fait un seul exposé ni un seul résumé
pour ne pas influencer, de façon quelconque, l'opinion des jurés contre les
accusés déjà assez malheureux d'être privés de défenseurs. J'ajoute même que
je n'ai jamais oublié d'indiquer aux jurés et de crayonner les pièces à
décharge fournies par les accusés comme celles à charge. D. —
N'avez-vous pas conféré de la composition des jurés avec différentes
personnes venues soit à l'audience soit au parquet, soit à votre cabinet ?
Ces personnes, ne vous ont-elles pas influencé ? N'avez-vous pas, avec elles,
combiné à l'avance l'absolution ou la condamnation de tels ou tels individus
? R. —
Jamais je n'ai commis de pareilles monstruosités. Personne ne s'est jamais
avisé de me faire des propositions de ce genre. Quelles qu'elles aient été,
je les aurais traitées comme elles le méritaient. Je fais observer que des
membres du Comité de Salut public m'ayant proposé, m'ayant même pressé de
faire juger le général Kellermann et d'autres individus, je m'y suis toujours
refusé par cela seul qu'on m'en intimait l'ordre sans l'arrivée de certains
témoins que je regardais comme indispensables. D. —
Quels sont les membres du Comité de Salut public qui vous intimaient de
pareils ordres ? R. —
C'étaient Robespierre et Couthon qui, à cet effet, m'avaient mandé au Comité
et au nom du Comité, dans les premiers jours de messidor, quelque temps avant
que Robespierre cessât de paraître au Comité. Un instant après que Couthon
eut été porté au bas de l'escalier, il me fit demander au Comité de Salut
public où il était resté pour quelque autre objet et il me dit : « Surtout,
ne manquez pas de faire juger Kellermann, avant l'arrivée de Dubois de Crancé
». Cette recommandation, jointe à la querelle qui avait eu lieu entre Couthon
et Dubois de Crancé, suffit pour me convaincre que Couthon en voulait à
Kellermann comme à Dubois de Crancé. C'était à deux heures de relevée que
j'ai été mandé au Comité, attendu que Couthon n'y allait jamais l'après-dîné. D. —
N'avez-vous pas eu de rapports d'intimité ou d'intelligences particulières
avec Robespierre, Saint-Just, Lebas, Dumas, Coffinhal, Fleuriot et autres
conspirateurs, ennemis du peuple et de la liberté ? N'avez-vous pas connu,
partagé, secondé leurs opinions et dispositions contre-révolutionnaires ? Ne
vous y êtes-vous pas associé ? R. — Je
pourrais me borner à faire observer que c'est moi qui, en ma qualité
d'accusateur public, ai requis, le 10 thermidor, l'application de la loi
contre tous ces conjurés susnommés, mis hors la loi, par décret de la
Convention, à l'exception de Coffinhal qui n'a été pris que le 18[2] ; application de la loi que je
n'aurais sûrement pas requise si j'avais été initié ou si j'avais pratiqué
d'une façon quelconque dans les projets contre-révolutionnaires de ces
différents conjurés ; mais je crois devoir donner un peu plus d'extension à ma
réponse. Et, en conséquence, je déclare que je n'ai jamais eu aucune liaison
particulière avec les Robespierre, Saint-Just, Couthon et Lebas, que je ne
les ai jamais vus qu'aux Comités de Salut public et de Sûreté générale, comme
membres de ces Comités ; que je n'ai jamais été chez aucun d'eux, sinon une
seule fois chez Robespierre l'aîné, le jour de l'assassinat de Collot
d'Herbois, comme j'avais été chez Collot que je n'ai pas trouvé : le ton
despotique avec lequel Robespierre m'a reçu m'aurait détourné à jamais, si
j'avais eu envie d'y aller ; jamais je n'ai été dans aucune des maisons où
j'ai appris, depuis mon arrestation, que les conjurés se rendaient. Je n'ai
jamais eu aucune correspondance particulière avec eux. Quant à Dumas, je n'ai
eu de rapports avec lui que comme président ; d'ailleurs, Dumas était
notoirement connu pour mon ennemi, tellement que lui, Dumas, a essayé en
différents temps de me faire déplacer. Quant à
Fleuriot et à Coffinhal, je ne les ai connus que depuis qu'ils étaient
membres du Tribunal. J'ai mangé quelquefois avec eux, comme cela se pratique
entre membres d'un même tribunal. Mais, jamais, je ne me suis aperçu qu'ils
s'occupassent d'une conspiration. Ils ne m'ont jamais fait aucune ouverture à
cet égard. Enfin, je n'ai eu aucune connaissance de cette conspiration, sinon
le 9 thermidor, comme tous les autres citoyens. La preuve de ma dénégation se
tire de la conduite que j'ai tenue dans la soirée du 9 thermidor. Je suis
resté à mon poste jusqu'au moment où je me suis rendu aux Comités de Salut
public et de Sûreté générale réunis. Il est notoire que je ne me suis pas
rendu à la Commune rebelle, malgré les invitations réitérées des émissaires
qui m'ont été envoyés à cet effet. Il résulte encore de la déclaration faite par
Coffinhal, en présence de plusieurs gendarmes, que je n'étais pour rien dans
la conspiration ; que moi, Coffinhal, et Dumas étaient les seuls membres du
Tribunal qui y fussent initiés. Cette déclaration a été rédigée en forme de
rapport par les officiers de gendarmerie qui l'ont remise .au député Fréron. D. —
Quels ont été les émissaires et par qui ont-ils été envoyés ? R. — Je
ne les connaissais pas. Mais, ils se sont annoncés comme venant de la part de
la Commune où toutes les autorités de Paris étaient invitées à se rendre,
suivant ce qu'ils ont dit. D. —
N'avez-vous pas témoigné que vous étiez affecté de la condamnation de ces
conspirateurs et singulièrement de Fleuriot ? Ne vous êtes-vous pas répandu
en reproches sur le fait que ce conspirateur fut, par événement, exécuté le
dernier[3] de ceux qui ont été condamnés
avec lui ? Quelles étaient les raisons de cet intérêt particulier que vous
avez pris au dit Fleuriot ? R. —
Les huissiers étaient dans l'usage de me rendre compte des exécutions et de
me dire s'il y était arrivé quelque événement. Le jour de l'exécution de
Robespierre, Saint-Just, Fleuriot et autres, Tavernier, mon huissier, vint me
rendre compte que l'exécution était finie. Je lui fis alors cette
observation : « Sans doute, vous avez eu la précaution de faire exécuter en dernier les triumvirs
Couthon, Robespierre et Saint-Just ? » Sur la réponse de Tavernier que le maire de Paris
avait été exécuté le dernier, je lui dis : « Vous êtes un bon garçon ; mais vous faites toujours des sottises.
Est-ce que vous n'avez pas senti que des chefs tels que ceux-là devaient être
exécutés les derniers et non pas le maire et autres qui n'étaient que les
accessoires ? » Et j'ajoutai : « Votre bévue m'occasionnera des reproches. »
En fait, on a trouvé très extraordinaire dans le public que ces trois
individus n'eussent pas été exécutés les derniers. Mais, ce n'est par aucune
raison d'intérêt avec Fleuriot que j'ai fait à Tavernier cette observation. D. —
N'avez-vous pas exercé dans vos fonctions <les actes arbitraires de dureté
? N'avez-vous pas menacé ceux qui venaient vous parler pour tels -ou tels
détenus, pour tels ou tels condamnés ? Avez-vous été exact à lire ou à faire
valoir à l'audience les mémoires, pièces ou moyens justificatifs qui vous ont
été adressés en faveur de ceux qui étaient traduits en jugement ? Ne vous
est-il pas arrivé de mettre plusieurs de ces accusés en jugement avant de
vous être occupé d'ouvrir ou de faire ouvrir les paquets contenant les pièces
à décharge ? Plusieurs de ces accusés n'ont-ils pas été condamnés et ne
croyez-vous pas avoir à vous imputer ces condamnations. R. — Je
n'ai jamais exercé aucun acte arbitraire ni par haine ni par ressentiment, ni
autrement. Je -n'ai jamais employé la dureté envers qui que ce fût. Si mon
caractère vif et pétulant m'a pu faire considérer par quelqu'un pour un homme
dur, la plupart des hommes probes qui me connaissent ne manqueront pas de me
rendre la justice que j'étais aussi doux qu'humain envers ceux qui se
présentaient à moi, à quelque titre que ce fût, surtout envers les
infortunés. Je n'ai jamais employé aucune menace du genre de celles dont
parle l'interrogatoire. Je me suis toujours occupé, moi-même, et j'ai
recommandé aux secrétaires de joindre toutes les pièces relatives à chacun
des accusés. J'ouvrais exactement mes paquets tous les jours et même
plusieurs fois par jour. Toutes les fois qu'il m'est survenu des pièces du
Comité de Sûreté générale ou des autres autorités concernant les individus
mis en jugement, je me suis empressé de les faire parvenir aux substituts qui
tenaient l'audience. Il n'est pas à ma connaissance qu'il soit resté des
pièces justificatives relatives à des accusés sans avoir été produites ; et,
sur les réclamations qui ont pu être faites à l'audience par les accusés mis
en jugement, il a toujours été fait une exacte recherche des pièces qu'ils
réclamaient. D'ailleurs, comme je l'ai déjà fait observer plus haut, j'ai
toujours eu soin de faire remettre aux jurés les pièces à décharge confiées
par les accusés ou par les personnes qui m'intéressaient à leur sort avec une
étiquette indicative des noms de chacun des accusés. D. —
N'avez-vous pas, d'intelligence avec des conspirateurs (et pour parvenir à
faire tomber la tête de ceux que vous aviez désignés ou qu'on vous avait
indiqués, affecté de mettre en jugement un nombre considérable d'accusés ? Ne
les avez-vous pas fait juger si précipitamment qu'il devenait impossible
qu'ils fussent entendus et qu'on eût même le temps suffisant pour demander
leurs noms et leur poser ces questions de forme qu'il est d'usage de poser en
pareilles circonstances ? R. —
J'ai déjà fait observer que je n'ai eu aucune liaison ni connaissance avec
aucun conspirateur. Je n'ai cessé de poursuivre ces derniers sans aucune
acception de personne ni de qualité et c'est même un des motifs secrets de
mon arrestation et des persécutions que j'éprouve. Cette question indique
assez qu'on voudrait mettre sur mon compte la rapidité avec laquelle Dumas
exerçait ses fonctions. Cependant, on ne peut ignorer que le président, alors
comme aujourd'hui, était le maître d'accorder ou de refuser la parole aux
accusés. Au reste, je n'ai jamais fait aucune convention avec qui que ce soit
sur la manière prompte ou lente de juger les accusés. Tant que j'ai tenu
l'audience (ce qui était fort rare), j'ai tempéré, autant qu'il dépendait de
moi, la célérité du président Dumas et fait accorder la parole aux accusés. A
l'égard du nombre de ces accusés, aucune loi ne prescrivait alors le plus et
le moins qui devaient être mis en jugement pour les délits différents dont
ils étaient prévenus. Au surplus, à cet égard, j'ai suivi ponctuellement les
ordres du Comité de Salut public qui, à cette époque, avait la plénitude des
pouvoirs. Il est très vrai que j'ai mis en jugement, en ma qualité
d'accusateur public, plusieurs prévenus de différents délits. Mais ce n'est
qu'à raison du reproche fait au Tribunal, dans un rapport du Comité de Salut
public à la Convention, le 9 ventôse. En un mot, il n'est jamais arrivé,
quelqu'ait été le nombre de ceux mis en jugement, qu'ils aient été jugés sans
avoir subi interrogatoire, tous, à l'audience. Ce fait est notoire. Mais ce
n'est pas l'effet d'une convention criminelle. D. —
Comment avez-vous pu faire porter, à la même audience, comprendre sur la même
liste et dans le même délit, cinquante, soixante et plus d'individus de tous
rangs, de toutes conditions qui ne s'étaient jamais ni parlé ni connu et qui,
jusque-là, avaient été séparés par de longues distances ? R. — La
mise en jugement de cinquante ou soixante individus ou plus a été très rare.
Je crois même qu'elle n'a pas eu lieu en si grand nombre pour des délits
différents et que les actes d'accusation renfermant plus ou moins d'individus
caractérisaient et précisaient chacun des délits qui leur étaient personnels.
Ce fait est aisé à vérifier par l'inspection des actes d'accusation. Ainsi,
peu importait qu'ils fussent du même lieu ou de distances très éloignées les
uns des autres et pour des délits divers. Au reste, je n'ai employé cette mesure
que d'après les ordres et le vœu très prononcé des Comités de Salut public et
de Sûreté générale auxquels je remettais exactement, tous les soirs, la liste
des jugements, rendus par le Tribunal, soit de condamnation soit d'acquit. A
l'égard des individus de différentes professions, je ne me suis déterminé à
amalgamer les prévenus infortunés et de différentes professions que d'après
la difficulté de la loi du 22 prairial qui portait, entre autres choses
(article 18), que les jugements rendus par la Chambre du Conseil ne
pourraient être exécutés sans avoir été approuvés par les Comités de Salut
public et de Sûreté générale. Les occupations importantes rendant cette
mesure impossible et nulle, c'est le motif qui a déterminé l'amalgame pour
opérer plus promptement la sortie d'une foule d'individus qui seraient restés
en prison si on n'avait pas usé de cet amalgame qui, d'ailleurs, n'a eu lieu
que d'après les ordres des membres des Comités de Salut public et de Sûreté
générale. Et ces Comités ont d'autant plus approuvé cette mesure que, dans un
rapport fait à la Convention, le 9 thermidor, ils rendent compte que, malgré
les mesures et les moyens employés par le Tribunal pour l'accélération des
jugements des conspirateurs, les deux Comités ont arrêté, la veille, de
nouvelles mesures destinées à faire juger, sans délai, tous les conspirateurs
dans toute l'étendue de la République. Enfin,
en ce qui me concerne, je n'ai jamais désigné personne comme devant être, par
préférence, frappé du glaive de la loi, mais j'ai mis en jugement les
individus selon que la loi me le prescrivait. D.
—N'avez-vous pas outré les peines prononcées contre divers accusés ? Vous
êtes-vous assuré que, dans le grand nombre des accusés mis en jugement ou qui
ont été condamnés, il y eût identité de personnes en sorte qu'il ait pu ne
pas se produire ce fait que des condamnés aient été mis en liberté, tandis
que des individus, non mis en jugement et contre lesquels il n'existait pas
d'acte d'accusation, aient été néanmoins envoyés à la mort ? R. —
Loin d'avoir fait outrer aucune des condamnations prononcées, au contraire,
j'ai donné les ordres les plus précis d'exécuter ponctuellement et
strictement les condamnations portées contre eux. A l'égard du surplus de la
question, je tenais très rarement l'audience. Quand je l'ai tenue, si j'ai
été obligé de porter acte d'accusation verbale contre des prévenus non
compris dans l'acte d'accusation écrit et contre lesquels il est advenu des
charges au cours des débats, j'ai toujours requis, à la fin de mon accusation
verbale, qu'il en fût dressé procès-verbal parle greffier. Il a dû en être
usé de même par mes substituts. Là se sont bornées mes fonctions. La
rédaction et la signature regardaient le président, les juges et le greffier.
Je ne peux être responsable des omissions ou des erreurs qui auraient pu se
commettre à cet égard, ce que je ne crois pas, cependant. Quant à l'identité
des individus condamnés, leurs noms s'inscrivaient exactement sur l'imprimé
destiné à être envoyé à l'exécuteur par le greffier tenant la plume. Il n'est
pas à ma connaissance que jamais un individu ait été envoyé à la mort pour un
autre. Au surplus, je sollicite de la justice du Tribunal de m'indiquer un
exemple de ce genre. Je me fais fort d'y répondre. D. —
Avez-vous toujours fidèlement assuré aux accusés ou à la Nation la rentrée
des sommes qui vous ont été adressées ? Avez-vous eu l'attention de pourvoir
exactement, sur ces sommes, aux besoins de ceux à qui elles étaient destinées
et qui demandaient des secours ? R. — Je
n'ai jamais, personnellement, reçu ni manié aucuns deniers. Ces sommes
étaient reçues, en mon nom, par les secrétaires et garçons de bureau, portées
sur le registre du parquet à ce destiné. Chaque
objet portait l'indication du numéro. Mais celles que j'ai reçues dans des
lettres à moi adressées pour différents détenus, j'ai toujours eu soin
d'envoyer François les toucher à la poste. Sur mon ordre, François les
remettait au commis greffier chargé de cette partie. Cet employé a, par sa
négligence, donné lieu à différentes plaintes, notamment pour n'avoir pas
distribué, par décade, les sommes qui étaient dues aux détenus. Je n'ai
jamais retenu aucune somme appartenant aux condamnés ni aux détenus. La femme
Richard, concierge de la Conciergerie, avait ordre de les déposer au greffe
ainsi que la preuve doit en exister sur un registre. Vers la fin de messidor,
l'économe de l'Hospice est venu me présenter une lettre de change de quatre
mille et quelques cents livres, appartenant à un nommé Leborgne, alors détenu
au dit hospice. Ce Leborgne, arrêté par ordre du Comité de Sûreté générale,
était prévenu de délits contre-révolutionnaires très graves ; j'ai cru
apercevoir, à l'inspection de cette lettre, qu'il pouvait avoir des dépôts
considérables à Paris. C'est pourquoi j'ai cru devoir garder cette lettre de
change que j'ai mise dans le tiroir de mon secrétaire destiné à renfermer des
objets de cette espèce, avec cette inscription : « Cette lettre de change
appartient à Leborgne détenu à l'Hospice. A joindre aux pièces dudit Leborgne
et à vérifier. » Cette lettre de change a été trouvée dans ce tiroir (lors de
l'examen dudit cabinet fait par les commissaires députés de la Convention)
par l'un d'eux dont je ne me rappelle pas le nom mais qui est de cinq pieds
deux pouces, figure noire et cheveux noirs. Ce commissaire a déclaré en
présence des citoyens Dobsen et Petit, qu'il avait tenu ladite lettre de
change et qu'il l'avait remise dans les papiers. D. — Ne
vous êtes-vous pas, en quelque sorte, vanté du grand nombre de prévenus que
vous avez fait mettre en jugement et n'avez-vous pas adressé des menaces à
ceux qui sollicitaient de vous la justice que vous leur deviez et la pitié
qu'attendait de vous leur malheur ? N'avez-vous pas poursuivi, puni même, la
sensibilité que montrèrent quelques détenus, à la vue du grand nombre de ceux
qui partaient pour être exécutés ? R. —
Ces faits sont aussi atroces que nouveaux pour moi. Mon caractère d'humanité
m'assure, dans la postérité, d'être vengé de pareils outrages. D. — Au
procès de Danton et autres, n'avez-vous pas affecté de supposer une rébellion
et un manque de respect à l'égard du Tribunal et à l'audience pour tirer de
là l'occasion de solliciter un décret qui les mit hors des débats et qui leur
ôta ainsi le moyen de se faire entendre et de se défendre ? N'avez-vous pas
annoncé, d'avance, que vous obtiendriez ce décret ? R. — La
minute de la lettre par moi écrite, le 15 germinal, au Comité de Salut
public, relativement à cette affaire, s'est trouvée, lors de l'examen de mes
papiers. Elle fait partie de la cote cinq des pièces emportées par les
députés commissaires. Cette lettre répond à la question de manière à détruire
toutes inculpations. Quant à la dernière partie de la question, je déclare
que j'ai au contraire, annoncé aux accusés que j'espérais être autorisé à
faire comparaître les députés qu'ils désiraient. D. —
N'avez-vous pas supposé des projets de soulèvement dans les prisons, pour
tirer de là l'occasion de mettre en jugement un plus grand nombre d'accusés
et, précisément, ceux dont on s'était promis de faire tomber la tête ? R. —
Sans la loi du 23 ventôse qui porte expressément que quiconque tentera
d'ouvrir les prisons sera déclaré traître à la patrie et puni comme tel, loi
qui m'imposait le devoir rigoureux de poursuivre et de mettre en jugement
tous les individus prévenus de ces délits, j'aurais eu de la peine à croire
aux conspirations que me dénonçait le Comité de Salut public. Mais où la Loi
parle, le fonctionnaire public doit agir. Or je déclare que le Go-mité de
Salut public m'a remis une liste de noms en m'annonçant que ces individus
avaient formé une conspiration dans la maison d'arrêt du Luxembourg et un
arrêté du 17 messidor portant que je serais tenu de faire juger, dans les
vingt-quatre heures, tous les prévenus de conspiration dans les maisons
d'arrêt. C'est pourquoi, en vertu de la loi ci-dessus citée, en vertu de
l'ordre du Comité et de cet arrêté, je n'ai pu me dispenser de poursuivre et
de mettre en jugement tous les individus dénommés sur cette liste. J'en ai
usé de même, postérieurement, pour deux autres listes qui m'ont été remises
successivement par le même Comité et sur lesquelles étaient portés un certain
nombre de détenus de la maison des Carmes et de celle de Lazare. J'ignore
absolument par quelle voie ces listes ont été remises au Comité et par qui
elles ont été dressées. Aucun membre du Comité ne m'a fait la moindre
révélation à cet égard. J'ignore également si cette mesure a été imaginée
parce qu'il n'y avait pas de délits suffisants pour atteindre les personnes
nommées sur ces listes. Quant à
moi, j'ai rempli le devoir impérieux qui m'était prescrit par la loi en
écrivant à la commission populaire et en l'invitant à me faire avoir, sans
délai, toutes les pièces à charge et à décharge qu'elle pouvait avoir
concernant les prévenus. Et, à cet effet, je lui adressais, au fur et à
mesure, la liste des prévenus qui devaient être mis en jugement. Je fais
observer, de plus, qu'une preuve que je n'ai agi qu'en vertu des ordres et
des vœux du Comité de Salut public, c'est que ce Comité, ayant décidé,
d'après mes représentations, le 18 messidor au soir, que les 158 prévenus de
conspirations, dans la maison du Luxembourg, seraient jugés en trois séances,
savoir les 19, 21 et 22, en rentrant chez moi, le soir même, j'en informai,
sur-le-champ, la Commission. Ma lettre et quelques autres de ce genre doivent
avoir été remises au Tribunal par le citoyen Subleyras, membre de la dite
commission. J'ajoute, enfin, que j'avais si peu connaissance de cette
conspiration et des motifs pour lesquels on prétend qu'elle fut imaginée,
qu'il doit se trouver aux pièces du procès une lettre du citoyen Lanne,
commissaire adjoint des administrations civiles, police et tribunaux, sous la
date du 18 messidor, en réponse à la mienne, portant indication des noms des
témoins à faire entendre dans cette affaire et que, jamais, je n'avais vu ni
connu les témoins indiqués par cette lettre, sauf Benoît qui avait paru dans
l'affaire de Gramont et autres. Je n'ai jamais eu aucune correspondance avec
ce Benoît et je n'ai même jamais voulu l'admettre dans mon cabinet, malgré
les demandes réitérées qu'il en a fait par lettres. On peut les trouver dans
mes lettres de rebut. D. —
N'avez-vous pas fait entendre tous ces faiseurs de listes comme témoins ? Ne
vous êtes-vous pas concerté avec eux sur la nature des dépositions qu'ils
devaient faire ? Ne vous est-il pas arrivé d'en reprendre et même d'en punir
à raison de ce que, dans quelques circonstances, ils avaient parlé à décharge
? N'a-t-il pas été entendu avec eux qu'ils se guideraient, dans leurs
dépositions, d'après des signes que vous étiez convenu de leur faire ? R. — Je
n'ai pu faire entendre, sciemment, les faiseurs de listes, puisque, jamais,
les auteurs ne m'en ont été connus et que les listes, comme je l'ai déjà fait
observer, m'ont été remises par le Comité de Salut public, sauf une
dénonciation écrite de ma main à moi, Fouquier, dénonciation qui m'a été
faite à la suite du jugement de la conspiration du Luxembourg par le nommé
Verney, alors porte-clefs en cette maison d'arrêt. Cette déclaration est
jointe aux pièces[4]. Ce qu'on m'impute là
gratuitement est une monstruosité. D'ailleurs, ces signes sont évidemment
démontrés faux, puisque le témoin tourne le dos à l'accusateur public, qu'on
n'arrive pas, d'ailleurs, à commettre une pareille monstruosité sans en avoir
commis d'autres auparavant, ce qu'on ne peut me prouver. Il -est faux que
j'aie jamais cherché à intimider aucun-témoin, dans cette affaire, ni dans
aucune autre. Il est vrai, seulement, qu'en raison d'ambiguïtés et de
tergiversations dans la déclaration d'un porte-clefs dont j'ai oublié le nom[5], le Tribunal a ordonné
l'arrestation, par mesure de sûreté provisoire, de ce dernier. D. — Ne
vous êtes-vous pas laissé dominer par l'humeur et par des violences, dans des
circonstances où les accusés dont vous présumiez la condamnation ont été
acquittés ? N'avez-vous pas affecté de les retenir de votre seule autorité ?
de menacer de les reprendre pour les faire juger de nouveau ? N'y en eut-il
pas qui, ainsi, furent condamnés ? R. — Je
ne me rappelle aucunement ces faits. Au surplus, je demande qu'on m'indique
les affaires où l'on prétend que je ne me suis conduit de cette manière.
Alors je répondrai de façon à ne laisser aucun doute. Je me souviens
seulement que, Fréteau ayant été acquitté pour un premier délit, le Tribunal
avait décidé qu'il serait détenu jusqu'à la paix. De nouvelles charges, non
prévues et non portées sur son premier acte d'accusation, étant survenues
contre lui, il a été mis, de nouveau, en jugement et condamné sur nouvel acte
d'accusation. D. — Ne
vous êtes-vous jamais prêté aux propositions qui ont pu vous être faites de
trafiquer de vos devoirs contre des sommes plus ou moins considérables ? R. —
J'ai toujours été fidèle à mes devoirs. Loin d'avoir trafiqué de mes
opinions, je n'aurais même pas souffert qu'on m'en fît la proposition. Me
faire une pareille question est mettre le comble à toutes les persécutions
qu'on me fait éprouver. Ma conduite a toujours été franche et loyale. Je
demande, au surplus, qu'on m'indique les individus. D.
—Entendez-vous vous justifier et d'où prétendez-vous faire résulter votre
justification ? R. —
Pour cela, je me sers des réponses contenues au présent interrogatoire et du
mémoire imprimé qui doit avoir été remis à chacun des membres du Tribunal,
plus les pièces trouvées lors de l'examen de mes papiers, emportées par la
Commission, et autres pièces ; enfin des moyens que je me réserve de faire
valoir en temps et lieux. D. —
Avez-vous fait choix d'un ou de plusieurs défenseurs. R. — Je
choisis le citoyen Lafleuterie. Ici,
Fouquier fait observer qu'il ne doit point échapper au Tribunal qu'ayant
exercé le ministère rigoureux d'accusateur public pendant dix-sept mois, il
doit se présenter des individus, mus par la haine et par la vengeance contre
lui, soit à raison de leur détention personnelle, soit à raison de la
condamnation de leurs proches ou de leurs amis, qui viendront déposer contre
lui. C'est pourquoi il sollicite de la justice du Tribunal « d'apporter
toute l'attention dont il est capable sur les individus de ce genre, s'en
rapportant également à la loyauté de la justice du Tribunal pour que le
présent interrogatoire ne soit vu par aucun des témoins qui doivent être
entendus. » L'interrogatoire
est terminé. L'accusé déclare qu'il persiste dans toutes ses réponses. Il
signe le procès-verbal avec le substitut Granger. Le juge Forestier et le
greffier Josse signent ensuite[6]. Le 4
frimaire (24
novembre), Fouquier
est transféré de la prison du Plessis à l'hospice de l'Évêché[7]. Ce fait semble indiquer qu'il
était malade, épuisé par la lutte, par les émotions auxquelles avait,
jusque-là, résisté son vigoureux tempérament, éprouvé par un hiver
extrêmement rigoureux[8] et par le régime des prisons.
Des témoins, à son procès, constateront qu'il est reconnaissable, bien que
très changé et amaigri. Il restera à l'hospice de l'Évêché jusqu'au 26
frimaire (16
décembre), date à
laquelle il fut transféré à la Conciergerie pour comparaître, deux jours
après, devant le Tribunal. Cependant,
Carrier et le Comité révolutionnaire de Nantes comparaissaient le 7 frimaire. Le24, à
10 heures et demie, les débats du procès Carrier étaient fermés. Le 26,
à minuit, Carrier prit la parole. Il parla de minuit à 4 heures et demie du
matin. Il fut condamné à mort avec Pinard et Grandmaison[9]. Les trente autres accusés
furent acquittés. Le procès de Carrier avait duré soixante séances. Le jour
même, le Tribunal, présidé par Dobsen, donnait acte à l'accusateur public
Leblois du réquisitoire qu'il venait de dresser contre Fouquier-Tinville. Cet
acte se résume en trois propositions : 10 des crimes de Fouquier-Tinville ;
2° des combinaisons et objets de Fouquier-Tinville ; 3° du caractère et de la
moralité de Fouquier-Tinville. « Soit
qu'on s'applique à pénétrer ses liaisons, ses vues, son objet ; soit qu'on
cherche surabondamment à savoir quelles furent ses mœurs, ses habitudes et sa
moralité, on voit et l'on pourrait dire qu'il est déjà vérifié que, sous tous
ces différents rapports, Fouquier serait criminel, inquiétant et même
punissable. » Somme
toute, Leblois reprend et dirige contre Fouquier l'accusation des amalgames,
des mises en jugement en masse, consécutives à la loi du 22 prairial. Il
l'accuse d'être l'auteur criminel de ces mises en jugement hâtives, grâce
auxquelles des « accusés ont été en apparence condamnés et réellement
exécutés sans qu'il y eût jamais contre eux ni jugement ni condamnation en
effet ». Il affirme qu'il est responsable des substitutions d'un accusé
à un autre ; d'avoir fait préparer et dresser la guillotine, les charrettes
et les jugements, d'avance. Il lui reproche les jugements en blanc et cet
acharnement avec lequel Fouquier aurait empêché de laisser mettre hors des
débats certains accusés, sans témoins ni défenseurs. Il lui reproche la mort
du comte de Fleury. Il insiste sur le fait, dont il accuse Fouquier, d'avoir
changé les jurés, de les avoir triés, de leur avoir parlé et fait parler,
d'avoir pénétré « furtivement » dans leur chambre de délibérations, d'avoir
plaisanté d'une façon atroce en les appelant « faiseurs de feux de file ». Il
a influencé les témoins. Il les a reçus dans son cabinet ; il leur a fait la
leçon. Il a « exercé le despotisme le plus prononcé sur tous les agents
du Tribunal, et notamment sur les secrétaires du parquet ». Il a retenu des
pièces à décharge, refusé de les remettre aux défenseurs. Il s'est abstenu
d'ouvrir des paquets de pièces à décharge. Il a menti en supposant et en
cherchant à faire croire que des accusés mis en jugement s'étaient mis en rébellion
contre le Tribunal et lui avaient manqué de respect[10]. Il a menti en supposant et
cherchant à faire croire qu'il existait dans les prisons des conspirations. «
Ce fut ainsi qu'il s'y prit pour surprendre la terrible loi du 22 prairial
qu'il s'était vanté d'obtenir et dont lui seul peut-être eût pu donner l'inquiétante
idée. » Il se rendit lui-même aux prisons et aux maisons de détention. « Il
s'appliqua à s'accoster de ces hommes lâches qu'on est toujours sûr de
trouver disposés à nuire et à se dégrader. Il les flatta, les caressa et les
détermina à se charger du très équivoque emploi de délateur... Il s'établit
entre eux et lui un commerce furtif, inquisitorial, sanguinaire, constitué
par les listes de proscription. » « Inexorable
et sans pitié, le jugement qui acquittait accidentellement un accusé était
pour Fouquier-Tinville l'objet d'une fureur et d'un rugissement de plus ; il
s'opposait presque toujours, et de sa seule autorité, à l'exécution du
jugement de mise en liberté et, s'il était forcé néanmoins de s'abstenir de
le contrarier, il protestait et menaçait de rattraper la victime et de
l'immoler ; ce fut là singulièrement le sentiment qu'il éprouva, la menace
qu'il fit et le sort qu'il réserva à l'un des ci-devant parlementaires dont
il avait juré la perte[11]. » Leblois
accuse Fouquier-Tinville d'avoir « étrangement et de toutes manières
prévariqué dans toutes les parties et fonctions de son office », d'avoir été
aussi avide de sang que d'argent, d'avoir gardé les sommes qu'on adressait
aux détenus sous son couvert, de s'être chargé de différents dépôts, effets
et sommes d'argent, illégalement « puisqu'il n'y a légalement d'autre
dépositaire que le greffier du Tribunal » et, soit oubli, soit prévoyance
frauduleuse, de n'avoir fait tenir aucune note ou enregistrement de ces
objets dont plusieurs sont morcelés ou égarés, dont il semble impossible de
suivre aujourd'hui la trace. Il
l'accuse d'avoir secondé ces « monstres » que furent Robespierre,
Saint-Just, Couthon et autres « qui s'étaient promis de dépeupler la France
et de faire disparaître surtout le génie, les talents, l'honneur et
l'industrie ». Il sera démontré, dit Leblois, que Fouquier « leur faisait des
visites aux heures les plus enfoncées de la nuit[12] ». Il sera démontré, dit-il
encore, « qu'ils firent des orgies dans des maisons particulières, aux
époques où fut découverte la conspiration ». Bref,
« il est prouvé que Fouquier-Tinville se faisait un amusement et une
sorte de jouissance du, grand nombre de ceux qu'il mettait en jugement et qui
s'y trouvaient condamnés. » Leblois
accuse donc son prédécesseur d'avoir prévariqué dans les fonctions de sa
place, d'avoir conspiré, comme auteur ou complice, contre la sûreté
intérieure de l'État et du peuple français 5' d'avoir par suite et de cette
manière provoqué la dissolution de la représentation nationale, le
renversement du régime républicain, le rétablissement de la royauté et
cherché à provoquer par le meurtre et la terreur l'armement des citoyens les
uns contre les autres et à exciter la guerre civile[13]. * * * * *
Deux
jours après, le 28 frimaire (18 décembre), Lecointre de Versailles proposait
à la Convention que les acquittés du procès Carrier fussent renvoyés devant
un Tribunal criminel, sous la prévention de crimes ordinaires. Une discussion
assez vive s'engagea. Des représentants du peuple déclarèrent que la justice
révolutionnaire était, depuis trop longtemps, dans les mêmes mains. Bourdon de
l'Oise proposa que le Tribunal séant à Paris fût renouvelé. La Convention
décréta qu'il le serait. L'huissier
de la Convention remit ce décret au président Dobsen au moment où
Fouquier-Tinville était sur le fauteuil et répondait aux questions des juges
et des jurés. Aussitôt le président leva l'audience. Et Fouquier fut reconduit en prison. Tout était à recommencer. Depuis plus de trois mois qu'il était détenu, « il s'ennuyait furieusement[14] ». Il devait rester encore incarcéré quatre mois et demi, avant de « monter sur le théâtre de la mort[15]. » |
[1]
Campardon, le Tribunal révolutionnaire de Paris, t. II, p. 138. Détails
fournis par le journal intitulé la Vedette.
[2]
Dans la nuit du 9 au 10 thermidor, Coffinhal, voyant la Commune vaincue,
Robespierre et ses amis aux mains des Conventionnels, se jeta sur Hanriot, dont
l'ivresse avait tout perdu et il le lança par une des fenêtres de l'Hôtel de
Ville, sur un tas de fumier. Puis, lui-même, il disparut dans la nuit. C'est en
vain qu'on le chercha pendant plusieurs jours.
Il avait fui vers la Seine et, déguisé en batelier,
était descendu au fil de l'eau jusqu'à l'île des Cygnes où il s'était caché. Il
y resta deux jours et deux nuits, rongeant, pour calmer sa faim, des écorces
d'arbres, ruisselant sous les averses torrentielles qui ne cessaient de tomber.
Enfin, n'y tenant plus, le proscrit sortit de l'île et
s'en fut trouver un ami auquel il avait rendu des services. Il lui demanda du
pain, des habits et de l'argent. L'autre le fit entrer dans sa maison ; puis,
l'ayant enfermé à clef, il alla le dénoncer.
Coffinhal fut arrêté et, dans la nuit du 17 au 18
thermidor, transféré à la Conciergerie. « Rien ne peut peindre, dit-il au
guichetier, les tortures que j'ai endurées. La mort qu'on me prépare est un
bienfait et une douceur en comparaison de ce que j'ai souffert. »
Le Tribunal révolutionnaire n'existant plus, un décret
de la Convention décida que le Tribunal criminel constaterait l'identité du
hors la loi et l'enverrait au supplice. Ce fut le 18 thermidor qu'il comparut
devant Oudart. Quatre témoins constatèrent son identité. L'accusateur publie
Leblois requit l'application de la loi. Coffinhal fut ensuite conduit à la
place de la Révolution, sous une pluie battante, au milieu des huées. Des gens,
pressés contre sa charrette, essayaient de le piquer ou de le frapper avec
leurs parapluies en disant : « Eh ! Coffinhal, pare moi donc cette botte-là, si
tu peux » Allusion à un mot dit par l'ex-vice-président du Tribunal
révolutionnaire à un maître d'armes qu'il venait de faire condamner à mort, en
lui disant ; Eh ! bien mon vieux ! pare moi donc cette botte là si tu peux. »
Coffinhal mourut courageusement.
[3]
Nous avons vu (chapitre V) que, le 10 thermidor, Fouquier-Tinville qui avait
requis contre Robespierre, Couthon, Saint-Just, etc., se leva et quitta
l'audience au moment de requérir contre Lescot-Fleuriot, maire de Paris, son
ami. Ce fut le substitut Liendon qui requit alors.
[4]
Arch. nat., W. 500, 2e dossier, pièce 28.
[5]
C'est Lesenne, porte-clefs au Luxembourg, arrêté le 19 messidor. Il déposera au
procès de Fouquier.
[6]
Arch. nat. W. 501, 2° dossier, pièce 39.
[7]
L'Évêché était une prison en même temps qu'un hôpital. Comme prison, il
dépendait de l'accusateur public et avait été sous les ordres de Fouquier. « Celui
que les malades devaient le moins s'attendre à voir paraître parmi eux était
assurément Fouquier-Tinville qui, après avoir pris part à l'organisation de
l'Hospice, après l'avoir longtemps dirigé, y fut écroué à son tour et y demeura
jusqu'à la suppression de l'établissement », Nous extrayons cette citation
d'une très intéressante monographie de M. Léon Le Grand, parue dans la Revue
des questions historiques, juillet 1890, et intitulée : l'Hospice National du
tribunal révolutionnaire.
[8]
Le rapport d'un policier disait, le 10 nivôse, que sert personnes, traversant
les glaces de la Seine, près de Longchamp avaient été englouties. (AULARD, Paris sous
le Directoire, I, p. 351).
[9]
Carrier mourut avec courage, « Il a présenté d'assez bonne grâce sa main à
l'exécuteur et est monté sur le théâtre de la mort avec vivacité », dit le
Courrier républicain du 27 frimaire. « Pinard était mourant au pied de
l'échafaud ; Grandmaison pleurait mais ne paraissait pas manquer de courage. »
(AULARD, Paris
sous le Directoire, I, p. 351)
[10]
Danton et les Dantonistes.
[11]
Fréteau (Emmanuel-Marie Michel-Philippe), conseiller au Parlement de Paris,
d'abord acquitté (27 floréal an II) puis remis en accusation, guillotiné (26
prairial an II).
[12]
Ce sont les visites que Fouquier faisait au comité de Salut public et où il
allait rendre compte de ses travaux.
[13]
Arch. nat. W. 499, dossier 550, pièce 7.
[14]
Expression de Fouquier dans une de ses lettres à sa femme.
[15]
Expression du temps, employée pour Carrier.