Second mémoire
justificatif. — L'affaire des patriotes strasbourgeois. — Fouquier s'absout.
Réorganisation du
Tribunal révolutionnaire. — Le Tribunal du 23 thermidor. — Fouquier est
entendu à la barre de la Convention.
Le 12 fructidor, il
est mis en cause par Lecointre de Versailles. — Séance orageuse. — Fouquier
proteste contre certaines allégations. — Erreurs de journalistes. — Fouquier
demande à être, de nouveau, entendu.
Il apprend
l'acquittement des 94 Nantais qui lui doivent la vie.
Prisonnier
à la Conciergerie, l'ex-accusateur public n'est pas au secret. Les nouvelles
du dehors lui parviennent. Il sait, par l'entremise vigilante de sa femme, ce
qui se passe à la Convention, aux Jacobins. Elle lui écrit et elle le tient
au courant de ce qu'on dit, de ce qui se prépare contre lui. Qu'on
n'imagine pas un homme décontenancé ou démoralisé. Il est tenace, politique,
et calme en apparence. Sa défense l'occupe entièrement. Elle se résume en
ceci. Pendant seize mois, il a provoqué (c'est sa propre expression) le jugement de plus de deux
mille quatre cents accusés. Il prétend n'avoir agi qu'en vertu des décrets de
la Convention, conformément aux lois de « la justice et de l'humanité ». Il
ne se lassera pas d'en administrer la preuve, avec une sorte d'inconscience
têtue. Son
premier mémoire justificatif est du 16 thermidor. Dès le 17, il va, dans un
second mémoire, insister sur certains faits isolés, leur donner une
importance particulière, les discuter, réfuter les griefs. Il vient
d'apprendre que l'imputation dirigée contre lui d'avoir traduit au Tribunal
des patriotes était précisée, qu'on nommait ces patriotes, qu'ils étaient
Strasbourgeois, qu'ils avaient été jugés et guillotinés moins de deux mois
auparavant, le 29 messidor (17 juillet). Il se hâte de répondre aux Comités par un «
supplément » à son mémoire justificatif de la veille. Voici
comment il expose les faits. Il est « dépouillé de toutes pièces ». Il écrit
de souvenir. Sa mémoire, du reste, est excellente. Lebas
et Saint-Just, en mission dans les départements du Haut et du Bas-Rhin,
avaient fait arrêter Euloge Schneider, « le bourreau de l'Alsace » convaincu
d'exactions, de concussions, de viols, de crimes de tous genres. Euloge
Schneider n'était autre que l'accusateur public de Strasbourg, le provincial
collègue de Fouquier. Or, les
patriotes strasbourgeois en question, Yung, cordonnier, Michelot[1], caissier à l'armée du Rhin,
Monnet, instituteur, Frédéric Edelmann, musicien, Louis Edelmann, fabricant
d'instruments étaient, d'après Fouquier, des partisans de Schneider. Ils
déclamaient contre son arrestation, contre les opérations des représentants
du peuple, les traitaient de désorganisateurs et de cannibales si bien que
Lebas et Saint-Just les firent arrêter et traduire au Tribunal. Écoutons
Fouquier : ...
« Les pièces relatives à cette affaire m'ont été transmises par le
Comité de Salut public. J'ai dressé l'acte d'accusation sur ces pièces. Et,
dans le cours des débats, j'ai eu l'attention de faire remarquer que ces
prévenus avaient donné de grandes preuves de patriotisme depuis la
Révolution. J'ai fait valoir, à cette fin, toutes les attestations qu'ils me
produisirent. Mais plusieurs de ces attestations étaient démenties par des
rétractations postérieures de la société régénérée de Strasbourg, toutes jointes
aux pièces qui sont au greffe du Tribunal. Un seul des accusés a été
innocenté. Où est donc mon délit dans cette affaire ? Pouvais-je me refuser à
dresser acte d'accusation et mettre en jugement ces individus traduits par
des représentants du peuple dans le cours de leur mission ? Je ne le pouvais
pas plus que ceux traduits par la Convention. La Loi m'en imposait le
devoir...[2] » Fouquier
s'absout. Ce
qu'il ne dit pas, ce qu'il ne peut pas dire, puisqu'il plaide sa cause, c'est
ceci. Les représentants du peuple en mission à l'armée du Rhin, revenus de
leurs préventions, convaincus du patriotisme et de l'innocence des accusés,
les avaient fait remettre en liberté. Le dossier du Tribunal révolutionnaire[3] contient d'édifiants
certificats donnés à ces patriotes républicains par le corps administratif de
Strasbourg. Subitement, dans la nuit du 12 au 13 prairial, ils avaient été
arrêtés, de nouveau, par ordre du Comité de Salut public. Impossible, pour
eux, de deviner les motifs de leur arrestation. Est-ce, alors, que, sous
l'empire de la délation et de la terreur, la « société régénérée »
de Strasbourg démentit les bons certificats délivrés par les corps constitués
? On chercherait d'ailleurs vainement ces démentis dans le dossier du
Tribunal. Fouquier
dit avoir eu « l'attention, au cours des débats, de faire observer que les
prévenus avaient donné de grandes preuves de patriotisme depuis la
Révolution. » Mais cette observation en faveur des accusés fut faite
oralement et sans qu'il en restât rien dans les dossiers du greffe. Ce qui
restait et ce qui reste encore, ce sont, au contraire, ces lignes de l'acte
d'accusation dressé, signé par Fouquier et recopié par un secrétaire : « Les
deux Edelmann sont prévenus d'avoir été les associés, les principaux chefs de
la faction de Schneider que la justice nationale a frappé de son glaive...
Ils sont devenus les instruments des contre-révolutionnaires de Strasbourg et
des partisans des gens suspects détenus. » Et, ces lignes-là, chacun des
jurés avait pu les lire dans la copie de l'acte d'accusation qui lui était
remise. Elles désignaient nettement les frères Edelmann pour la guillotine. Dans
son « supplément » du 17 thermidor, Fouquier fait encore valoir,
pour sa défense, que les débats du Tribunal, en ce qui concernait les
patriotes de Strasbourg, ont, « malgré la rigueur de la loi de prairial, duré
près de trois heures ». Or, ce jour-là, 34 accusés, 34 traduits, comme les
appelait Fouquier, 34 prisonniers amalgamés par lui, en une seule fournée,
dans un seul et même acte d'accusation, avaient comparu à l'audience. Les
cinq Strasbourgeois y voisinaient, sur les gradins, avec un propriétaire de
la Charente-Inférieure, un courrier du Comité de Salut public, un charron et
un serrurier de Vaugirard, un homme de l'Ardèche, un syndic de l'abbaye
d'Andlau (Bas-Rhin), un secrétaire du tribunal
populaire de Marseille, un cultivateur du département du Rhône, un perruquier
de Bar-le-Duc, un ancien négociant, président du Comité révolutionnaire de
Clichy, inculpé pour avoir eu l'impertinence de demander « si son âne n'était
pas à la Commune » ; la femme du cuisinier de l'ambassadeur d'Angleterre à
Paris ; un maître de mathématiques, de la rue de la Verrerie ; Mulot de la
Ménardière, bourgeois de Compiègne et seize religieuses ou sœurs carmélites.
Sur 34 accusés, 30 avaient été envoyés à l'échafaud, ce jour-là, 29 messidor. Que les
débats, à l'égard des patriotes de Strasbourg, dont un seul, Michelot, fut
acquitté, aient duré près de trois heures, c'est possible. Fouquier affirme
que le fait est connu. Il n'en reste pas moins ceci : 1° que les frères
Edelmann, que le cordonnier Yung, que l'instituteur Monnet furent guillotinés
; 2° que ces alsaciens furent expédiés à la barrière de Vincennes avec 26
autres compagnons et compagnes d'infortune venus de Paris et des quatre coins
de la France ; 3° qu'ils furent traités en conspirateurs et qu'ils ne se
connaissaient pas. Et c'est, sans doute, pour écarter l'accusation d'un aussi
monstrueux abus de pouvoir que Fouquier prend soin de terminer son Supplément
par ces lignes : « Il
est une réflexion importante, citoyens représentants, que je vous invite à
peser dans votre sagesse. C'est que, depuis seize mois que j'ai exercé ce
ministère rigoureux d'accusateur public, j'ai provoqué le jugement de plus de
deux mille quatre cents contre-révolutionnaires, tous plus forcenés les uns
que les autres. Il n'est point de fortune, point d'égards qui aient pu
m'arrêter. L'exécution des lois, la justice et l'humanité, telle a toujours
été ma règle de conduite. Cette marche ferme et invariable m'a procuré un
nombre d'ennemis incalculable parmi les aristocrates et autres. Voilà d'où
dérivent toutes les imputations qui me sont faites. Devais-je m'attendre à un
semblable sort, moi qui, depuis seize mois, n'ai pas fréquemment dormi trois
heures par nuit ? Jamais une demande de liberté n'a été faite par moi aux
Comités que pour des patriotes et des malheureux. Comment, d'après une
pareille conduite, puis-je être taxé d'avoir fait le procès aux patriotes ?
Je m'en repose toujours sur votre justice. A.-Q. FOUQUIER[4]. Ce dix-sept thermidor. » Ce même
jour, il écrivait à Louis du Bas-Rhin, membre du Comité de Sûreté générale et
député à la Convention. Il l'« invitait à donner des ordres » pour que le
gendarme placé près de lui fût retiré. Il demandait un peu d'air, espérant
que le Comité autoriserait le guichetier de la Conciergerie à le mettre dans
une pièce contiguë à son logement[5]. Là, il sera mieux. Il pourra
s'occuper efficacement de son affaire. Deux
jours après, le 19 thermidor, il avait rédigé un nouveau factum considérable
qu'il intitulait : Mémoire général et justificatif[6]. Il l'adressait à la
Convention. Sur
bien des points, ce Mémoire est la répétition du précédent. Mais Fouquier y
donne à sa défense un développement d'autant plus intéressant que nous ne
savons plus aujourd'hui que par ces documents comment l'ex-accusateur public
fit face à ses juges. Cependant,
la réorganisation du Tribunal révolutionnaire s'élaborait rapidement, dans un
esprit nouveau, avec des hommes nouveaux. La loi sanguinaire du 22 prairial
serait abrogée. La question intentionnelle allait être rétablie. C'était
l'avènement d'une nouvelle jurisprudence. Fouquier-Tinville,
alors, tenta une démarche auprès de la Convention. Vers la
fin de la séance du 21 thermidor (8 août 1794), présidée par Merlin de Douai,
comme Lakanal venait de rendre compte de l'état de l'esprit public en
Dordogne et dans les départements voisins, un secrétaire donna lecture de la
lettre suivante : « Citoyen
président, j'ai des faits importants pour la chose publique à communiquer à
la Convention, en même temps qu'ils sont nécessaires à ma justification. Je
sollicite, en conséquence, de la Convention, la faveur d'être admis à la
barre, pour lui en donner le développement. » Signé : A.-Q. Fouquier,
ex-accusateur public près le Tribunal révolutionnaire et décrété
d'arrestation. Lecointre,
de Versailles, prend aussitôt la parole. « Je
convertis en motion la pétition de Fouquier-Tinville, non pour qu'il échappe
au glaive de la loi, mais pour que la Convention puisse apprendre de sa
bouche quels étaient les leviers qui le faisaient mouvoir. » On
applaudit. La Convention décrète que Fouquier-Tinville sera traduit à sa
barre pour y être entendu. Pocholle[7]. — Fouquier-Tinville ne peut
venir vous parler que de lui ou des autres. Il ne doit parler de lui que
devant le Tribunal révolutionnaire. (On murmure.) Il me semble qu'on ne doit pas
suivre pour lui d'autres mesures que pour les autres individus accusés. Un des
secrétaires lit alors le décret rendu contre Fouquier. Leflot[8]. — La demande faite par
Fouquier-Tinville ne me semble pas susceptible d'être accueillie ; c'est un
homme immoral et jugé par l'opinion publique. Il est clair qu'il ne peut
venir ici que pour jeter le tison de la discorde, par une suite du système
qu'il avait embrassé dans l'exercice de ses fonctions. Il peut venir ici
rallumer des haines. (On murmure. Plusieurs voix : « Il n'y a point de haines
parmi les membres de la Convention. ») Je dis qu'il a existé des partis. Je
dis qu'il est à craindre que cet individu ne vienne les ranimer. (Nouveaux
murmures.)
J'entends dire que, s'il était renvoyé aux Comités, il serait possible qu'il
accusât les Comités et que la vérité ne fût pas connue. Eh bien ! nommez une
Commission prise dans votre sein. (On murmure.) J'ai dû dire ce que j'avais
dans la pensée. Le
Président. — L'observation n'étant pas appuyée, je mets aux voix le maintien
du décret. Le
décret est maintenu. Peu après, le président annonce que Fouquier-Tinville
est arrivé. La Convention ordonne qu'il soit admis. Il entre. Le président
lui donne la parole. Fouquier-Tinville.
— Informé que le décret d'arrestation qui a été porté contre moi avait pour
base principale les conférences présumées avec Robespierre, parce que
j'allais chaque soir au Comité de salut public, j'ai cru devoir demander à
être entendu de la Convention pour lui rendre compte des faits et des motifs
de ces démarches. « Jusqu'à
l'époque du gouvernement révolutionnaire, le Tribunal et l'accusateur public
n'avaient de rapport avec le Comité de salut public qu'autant qu'ils y
étaient mandés. Ils en avaient de plus fréquents avec le Comité de sûreté
générale qui est chargé des arrestations et de la police révolutionnaire de
la République. Cependant, ils ne se rendaient à ce comité qu'autant qu'ils y
étaient mandés également. Quinze jours après l'établissement du gouvernement
révolutionnaire, je fus appelé au Comité de salut public. Je m'y rendis et,
lorsque je fus arrivé dans la pièce qui précède celle où le Comité délibère,
Robespierre vint à moi et me fit une scène très violente parce que je ne
rendais pas compte au Comité de ce qui se passait au Tribunal. Je lui dis que
je n'étais pas dans l'usage de le faire, que je n'en avais point encore reçu
l'ordre, mais que je le ferais si c'était l'intention du Comité. Il me
répondit, avec ce ton despotique qu'on lui a connu, que le Comité le
voulait ainsi. D'après cela, je fus tous les soirs au Comité, et, pendant
plusieurs jours, je ne vis que lui seul, qui me reçut dans la même pièce où
je l'avais vu pour la première fois et où il me faisait sans cesse des
reproches très amers sur ce que je ne faisais pas juger tels généraux, tels
individus. « Enfin,
un jour, je fus introduit dans le Comité, et j'y rendis compte de toutes les
opérations du Tribunal. A l'époque du procès d'Hébert, il s'établit des
rapports plus exacts. J'instruisis le Comité assemblé de tous les
renseignements qui venaient successivement à la connaissance du Tribunal,
relatifs à cette faction. « Avant
que la loi du 22 prairial fût rendue, je fus informé qu'on avait le projet de
restreindre le nombre des jurés à sept ou à neuf ; je regardai ce projet
comme dangereux. Je fus au Comité où, en présence de plusieurs membres, je
dis qu'il était impolitique de réduire le nombre des jurés dans un tribunal
qui avait joui jusqu'alors de la confiance publique ; que ce serait faire
croire que c'est parce qu'on ne trouvait pas assez de créatures qu'on
diminuait le nombre. Robespierre me dit qu'il n'y avait que les aristocrates
qui pussent raisonner ainsi. On m'a dit depuis que ces observations m'avaient
valu d'être rayé du tableau des membres du Tribunal et il serait à désirer
que je l'eusse été. On m'a ajouté que Robespierre avait le projet de me faire
arrêter. Il parait qu'il ne put parvenir ni à l'une ni à l'autre de ces fins,
puisque j'ai été conservé. « Quand
je lus cette loi du 22 prairial, je la trouvai affreuse. Je n'en parlai pas
au Comité, parce que Robespierre était toujours là pour vous fermer la
bouche. J'en témoignai seulement ma douleur à quelques membres du Comité de
sûreté générale et les citoyens Amar, Voulland et Vadier m'avaient dit qu'ils
s'occupaient d'en faire réformer quelques articles. Le despotisme de
Robespierre rendit ce projet impossible à exécuter, car il arrachait tous les
décrets qu'il voulait. « Dans
l'affaire de Danton, j'écrivis au Comité pour savoir si je devais faire droit
à la demande des accusés de faire entendre des témoins qu'ils désignaient.
Pour réponse, je reçus un décret qui me fermait la bouche, et j'obéis à la
loi. « Après
avoir examiné une affaire dans laquelle étaient impliqués le citoyen
Gayvernon, frère du député, et un adjudant nommé Barthélemy, je vis qu'il n'y
avait rien à leur charge et je me proposai de demander leur mise en liberté.
Robespierre me dit : J'ai appris que vous aviez le projet de faire élargir
ces deux individus. Je vous ordonne au nom du Comité d'apporter les pièces.
Je lui répondis que c'était au Tribunal à examiner l'affaire et à prononcer
la mise en liberté, s'il y avait lieu. Le citoyen Gayvernon vint me demander
pourquoi je ne faisais pas sortir son frère qui n'était pas coupable. Je lui
répondis que j'avais eu la main forcée, qu'il pouvait dénoncer le fait à la
Convention et que je le soutiendrais. Ce, encore au Comité ; car jamais je ne
le vis en particulier, ni chez lui, ni ailleurs. « Il
voulut connaître les noms des députés qui avaient déposé à la décharge de Kellermann.
Je dis que je ne m'en rappelais pas. Il insista et me dit : « N'est-ce pas
Dubois Crancé ? Gauthier ? » Je m'excusai toujours sur ma mémoire. Il fit la
même chose à l'égard du général Hoche. C'est toujours au nom du Comité qu'il
me parlait. Et si j'avais suivi les ordres qu'il me donnait, il y a longtemps
que le procès de ces citoyens serait terminé. « On
a dit que l'on fournissait à Robespierre des listes des personnes qui
devraient être jugées. Je serais un grand coupable si j'y avais participé et
je déclare que je ne l'ai fait en aucune manière. Mais Robespierre avait des
espions, des agents dans le Tribunal et le président Dumas était son
complice. « Il
avait fait prendre au Comité de Salut Public un arrêté qui existe encore dans
mon tiroir et qu'on me notifia, de crainte que je ne l'oubliasse. Cet arrêté
portait que je serais tenu de fournir chaque décadi, au Comité, l'état des
personnes qui devaient être mises en jugement dans la décade suivante. Je
fournissais aussi chaque soir, et cela pour me conformer el un autre arrêté
qui me fut également notifié, la liste des personnes qui avaient été
condamnées ou acquittées dans la journée et c'est alors que Robespierre se
permettait des observations fâcheuses pour le porteur de cette liste. « Jamais
je n'ai assisté à aucun conciliabule avec Robespierre. Jamais je n'ai reçu de
lui aucun ordre isolément. Le citoyen Merlin de Thionville peut même vous
dire que, dans un repas où se trouvait aussi le citoyen Lecointre, j'y parlai
de Robespierre d'une manière peu avantageuse. Cela me valut d'être dénoncé au
conciliabule secret de Robespierre comme conspirant avec des députés contre
lui. Je n'ai jamais eu communication avec lui. Je gémissais sur son
despotisme. Je n'agissais que d'après les lois et les arrêtés. Et je n'aurais
pas fait un pas au-delà. Merlin
de Thionville. — Je demande que Fouquier s'explique sur la conspiration de
l'Étranger et sur celle du Luxembourg. Bréard[9]. — Je demande qu'il s'explique
sur Catherine Théot. Plusieurs
voix. — Point de discussion ! Tallien.
— La Convention ne doit pas faire subir d'interrogatoire à Fouquier. Il avait
demandé à être entendu sur des choses très importantes et, jusqu'à présent,
je n'ai rien entendu qui fût digne d'être recueilli. La conspiration de
Robespierre tient à une infinité de fils qui sont encore cachés et qui seront
bientôt découverts. Mais il ne convient pas à la Convention d'interroger
Fouquier sur des faits particuliers. S'il a des déclarations à faire pour le
salut de la patrie, qu'il les fasse spontanément. Et un homme comme lui, qui
a été initié dans tous les mystères d'iniquités, doit savoir des choses
précieuses. Je pourrais aussi lui reprocher des faits. Mais il est inutile de
l’accuser ; car, depuis longtemps, la France l'accuse. Je demande qu'on ne
lui fasse pas subir d'interrogatoire à la barre. Merlin.
— Je demande qu'on l'entende. Fouquier-Tinville.
— Je vais rendre les faits tels qu'ils se sont passés. C'est Lanne, agent de
Robespierre, qui a été chargé d'aller au Luxembourg découvrir s'il y avait eu
une conspiration. Et c'est d'après son rapport qu'on m'envoya du Comité la
liste des personnes qui avaient trempé dans cette conjuration. Dumas
voulait que l'on mît de suite en jugement 160 accusés à la fois. Il disait
que le Comité l'avait ordonné. Je ne le crus pas et j'écrivis au Comité.
J'appris que ma lettre avait été décachetée par Robespierre qui n'y voulait
pas faire de réponse. Je fus le soir au Comité. Je le trouvai assemblé et je
me rappelle d'y avoir vu les citoyens Collot, Billaud, Saint-Just,
Robespierre et un autre dont je ne me souviens pas bien mais que je crois
être le citoyen Carnot. Et il fut décidé que ces 160 personnes seraient mises
en jugement en trois fois. « Quant
à Catherine Théot, je reçus ordre de porter ces pièces au comité, après le
décret qui avait ordonné la mise en jugement. Je m'y rendis. J'y trouvai,
dans la première pièce, Dumas à qui, sans doute, Robespierre avait donné la
parole. Le Comité était assemblé. Je remis les pièces sur le bureau.
Robespierre s'en empara. Et lorsqu'il commença à les lire, tout le monde
sortit, de manière que je restai seul avec lui et Dumas. Il m'ordonna de
laisser la liasse. J'obéis et je rendis compte au Comité de Sûreté générale
qui était chargé spécialement de surveiller le Tribunal. » Sur
cette déclaration, Fouquier était, par ordre du président, reconduit à la
Conciergerie. Merlin de Douai soumettait à la discussion le projet de décret
sur l'organisation du nouveau Tribunal révolutionnaire. A trois heures la
séance était levée[10]. * * * * *
Le 12
fructidor (29 août)
l'ex-accusateur public était mis en cause à la Convention. Lecointre, de
Versailles, avait entrepris, ce jour-là, d'attaquer sept de ses collègues et
de démontrer que Billaud-Varenne, Collot d'Herbois et Barère, membres du
Comité de Salut public ; que Vadier, Amar, Voulland, David, membres du Comité
de Sûreté générale, étaient coupables et responsables des crimes de la
Terreur, des excès commis par le Tribunal révolutionnaire. Devant
l'assemblée, étonnée d'abord, puis hostile, il avait lu vingt-six chefs
d'accusation, dressés par lui. Or, ces griefs semblaient être établis sur
certains articles des mémoires justificatifs de Fouquier. Un
député, Goujon, s'était écrié : —
Quelle créance mérite Fouquier-Tinville, cet homme qui a intérêt à plonger le
fer dans le sein des membres de la Convention, afin de se sauver ? Et
Billaud, « le patriote rectiligne », bondissant sous l'accusation de
Lecointre : — Qui
ne voit que c'est une intrigue infernale imaginée par Fouquier-Tinville pour
déverser sur nous tout l'odieux de sa conduite ? Cette
séance du 12 et celle du 13 aboutirent à la confusion de Lecointre, qui ne
put faire la preuve de ses accusations et dont la parole fut hachée, sans
cesse, par ce cri : « Les pièces ! Les pièces ! » sans qu'il pût
rien fournir de sérieux ni de probant. Sa lecture finie, ce fut, dans
l'assemblée, une explosion de murmures, d'invectives, de huées. On lui
criait : — Aux
Petites Maisons ! Il dut
avouer qu'il n'avait pas de pièces. Les seuls Mémoires de Fouquier-Tinville
lui avaient fourni des arguments[11]. Elie Lacoste demanda le décret
d'arrestation contre Lecointre. Et Cambon conclut : « Aujourd'hui
que tout est éclairci, qu'aucune pièce digne de foi ne vous a été présentée
et que vous êtes convaincus de la fausseté de l'accusation portée contre
plusieurs des membres de la Convention nationale, vous devez, par un décret
solennel, la déclarer calomnieuse. » Cette
flétrissante proposition fut votée à l'unanimité, au milieu des plus vifs
applaudissements. Mauvais
présage pour Fouquier ! Au
cours de ces débats, Billaud-Varenne et Legendre avaient commis deux erreurs,
en affirmant, l'un que, pour récompenser Fouquier des documents qu'il avait
fournis à Lecointre, on l'avait fait transférer à Sainte-Pélagie, sans ordre
des Comités, l'autre qu'on avait pris la précaution de l'y mettre au secret. Or,
Fouquier-Tinville avait été transféré par ordre du Comité de Sûreté générale,
comme nous l'avons vu plus haut. Il n'était pas au secret, puisque, le 14
fructidor, il écrit à Moyse Bayle et à Louis du Bas-Rhin, « du fond de la
prison où il n'aurait jamais dû être jeté », la lettre suivante[12] : « ...
Ne lisant aucuns papiers nouvelles qui ne sont point introduits dans les
maisons d'arrêts, on ne sait trop pourquoi, je viens d'être informé que le
citoyen Lecointre avait dénoncé vingt-sept (sic) chefs d'accusation dans la
séance du 12 contre plusieurs députés, notamment les citoyens Amar, Vadier et
Voulland : 1° pour avoir, Amar et Voulland, dit à l'accusateur public, en lui
remettant le décret concernant l'affaire Danton et autres : Vous devez être
tranquilles maintenant. Voilà de quoi les mettre à la raison, et pour avoir,
Amar, Voulland et Vadier, lorsque le bruit courait dans le Tribunal que la
majorité des jurés votaient pour l'innocence des accusés, passé par la
buvette et d'avoir engagé le président Herman à user de tous les moyens
possibles pour faire prononcer la mort, ce qui a été exécuté par Herman qui a
parlé contre les accusés et qui a invité les jurés qui avaient voté la mort à
menacer les autres de la vengeance des Comités, et que ces deux chefs
d'accusation étaient signés de moi. «
J'ignore si ces faits ont été articulés à la Convention par le citoyen
Lecointre. Mais, tout ce qu'il y a de certain, il est impossible qu'il ait
étayé ces deux chefs d'accusation sur mon mémoire et sur aucun écrit émané de
moi. Car, dussé-je périr mille fois, indépendamment de l'invraisemblance de
ces deux chefs, ils me sont absolument étrangers et n'ont été transmis par
moi ni verbalement ni par écrit au citoyen Lecointre. Je n'ai pas même
souvenir que les citoyens Amar et Voulland m'aient remis le décret du 15
germinal dont il s'agit. Quant au citoyen Vadier, je n'ai su que longtemps
après qu'il était venu au Tribunal. Il n’est venu ni à mon cabinet ni
ne l'ai vu à l'audience. « Cependant,
par une erreur soit des journalistes, soit de tous autres, me voilà présenté
dans le public comme dénonciateur de députés dont j'invoque, dans mon
mémoire, le témoignage pour opérer ma justification. Est-il position plus
triste et plus fâcheuse que la mienne, après avoir employé les jours et les
nuits pour la chose publique ? « Je
ne peux m'expliquer que sur ce qui m'est parvenu très imparfaitement.
Peut-être que si le Comité voulait me donner connaissance de tous les chefs
d'accusation, aurais-je d'autre réponse à lui faire. Mais il serait
nécessaire qu'il m'entendit. Jamais je ne m'écarterai de la vérité, dussé-je
éprouver ce que je ne mérite pas. J'attends donc tout de sa justice. » Bientôt,
la publicité qui sera donnée aux crimes de Joseph Lebon, à Arras, et de
Carrier, à Nantes, avertira Fouquier que son heure est proche et que son tour
d'être jugé va venir. Le 28 fructidor, il écrit ceci à Claude-Emmanuel
Dobsen, ancien juge au Tribunal de la Terreur[13] et, maintenant, président du
nouveau Tribunal révolutionnaire : « Au
citoyen Dobsen, président du Tribunal révolutionnaire. Au palais de justice. Pélagie, ce 28 fructidor de l'an
second de la république une et indivisible. « Citoyen
président, « Informé
que je dois être mis en jugement l'un des jours sans-culottides, je n'ay pas
trop de temps pour recueillir toutes les pièces nécessaires à ma deffense et
dont la plus part sont entre les mains des députés qui ont proceddé à
l'examen des papiers à la commission populaire. Comme toutes ces pièces ne
peuvent être recueillies que par le deffenseur dont je feray choix, je vous
préviens que j'ay invité hier au tribunal le citoyen Lafleutrie de prendre ma
deffense et qu'il me l'a promis. « Mais
il est nécessaire qu'il ait une permission pour conférer avait moy ; je vous
invite à la lui donner, à moins que vous n'estimiez que je subisse
interrogatoire avant ; alors je vous prie de me le faire subir à Pélagie,
comme il en a été usé envers les Nantois et autres qui s'y trouvoient, si mieux
vous ne jugez à propos me faire transférer à la Conciergerie pour y attendre
le jour de mon jugement. Je n'ay nullement reçu les papiers qu'il avoit été
convenu devoir m'être donnés pour que je puisse sçavoir ce dont je suis
accusé. « A.-Q. FOUQUIER[14]. » Ce 28
fructidor, les 94 Nantais viennent d'être acquittés par le Tribunal, après
sept jours de débats. Ils attendaient, depuis dix mois, l'heure d'être jugés[15]. Lorsque,
dans sa prison, Fouquier-Tinville connut le verdict, il dut s'en féliciter.
C'est à lui que les pitoyables victimes de Carrier, de Chaux, de Goullin
devaient d'être encore vivantes. Étant accusateur public, il avait fait
traîner leur procès sans vouloir requérir contre eux, estimant que les pièces
envoyées à son cabinet par le comité révolutionnaire de Nantes étaient
insuffisantes. Cinq fois, il avait écrit a ce comité pour réclamer des preuves
et des procès-verbaux. La réponse à sa dernière lettre ne lui était parvenue
que le 5 thermidor, neuf jours avant son arrestation, quatre jours avant la
chute de Robespierre. Il est
vrai que, ce 5 thermidor, l'ordre avait été donné de transférer, en masse,
les 94 Nantais dans la prison du Plessis, geôle au renom sinistre que le
populaire appelait : « l'entrepôt de Fouquier. » En ce début sanglant de
thermidor, la hache révolutionnaire frappait avec une telle fureur qu'il est
permis de se demander ce qu'il serait advenu des Nantais si Robespierre,
Dumas et Coffinhal n'avaient succombé. Quand on réfléchit aux 342
condamnations à mort qui furent prononcées, à Paris, du 1er au 9 thermidor ;
quand on sait comment, pendant ces neuf jours-là, se vidèrent, au profit de
l'échafaud, les prisons des Carmes, de Bicêtre, de Saint-Lazare, il est
permis de se demander si les habitants de Nantes, détenus au Plessis,
n'auraient par fini par être, eux aussi, mis en jugement et exécutés comme
tant d'autres. Mais le
9 thermidor survint. Ils vivaient encore. Ils étaient sauvés. Leur vie, ils
la devaient, sans nul doute, à Fouquier-Tinville qui, dans cette affaire,
avait su se montrer, à la fois, humain et équitable. Humain,
parce que, sachant les Nantais attaqués, dès leur arrivée à Paris, par une
sorte de maladie épidémique, dont plusieurs moururent, il les avait fait
répartir dans trois maisons de santé : celle du Petit-Bercy, l'hospice de la
Folie-Régnault, rue des Amandiers-Popincourt, la maison du docteur Belhomme,
70, rue de Charonne. Équitable, parce qu'il avait résisté aux monstrueuses
exigences du Comité révolutionnaire de Nantes ; qu'il s'était refusé, sur de
simples notes, sans aucunes pièces ni procès-verbaux, à traiter ces
malheureux comme des « brigands de la Vendée » ou comme « l'état-major
de l'armée catholique », ainsi que les désignait une partie de
l'opinion, à Paris. Prêt à paraître devant ses juges, l'ex-accusateur public, apprenant que les Nantais étaient acquittés, put donc s'en féliciter. Il saura se souvenir de ce verdict. Il pourra, justement, opposer ce fait à ses accusateurs : « Quatre-vingt-quatorze citoyens français me doivent la vie. » |
[1]
Michelot fut acquitté.
[2]
Arch. nat. W. 500, 1er dossier, p. 110.
[3]
Arch. nat. W. 421, dossier 956, 3e partie.
[4]
Arch. nat., W. 500, 1er dossier, pièce 110.
[5]
W. 500, 1er dossier, pièce 108.
[6]
Nous publions ce mémoire aux pièces justificatives (n° XVI).
[7]
Pierre-Pomponne-Amédée, député de la Seine-Inférieure. Il fit, avec Charlier,
rendre à Commune affranchie son nom de Lyon, le 4 fructidor an II (21 août
1794).
[8]
Jean-Alban, député de la Nièvre se signala par son opposition à la marche que
suivit la Convention après le 9 thermidor an II et surtout après le 1er
prairial an III. Il fut mis en arrestation le 21 thermidor an III (6 août 1795)
et resta en prison près de trois mois.
[9]
Jean-Jacques, député de la Charente-Inférieure, s'était prononcé contre
Robespierre et s'était opposé, le 3 thermidor, à l'impression de son discours.
[10]
Moniteur, séance du 21 thermidor.
[11]
Lecointre, auquel Fouquier n'avait pas adressé ses Mémoires, avait pu en
prendre connaissance en se les faisant communiquer par Merlin de Douai, Moyse
Bayle ou Louis du Bas-Rhin.
[12]
Pièce justificative, n° XVIII.
[13]
Dobsen avait été supprimé le 22 prairial.
[14]
Arch. nat., W. 500, 2e dossier, pièce 39.
[15]
Ils étaient accusés de « fédéralisme, de conspiration contre la
République, d'intelligences avec les rebelles de la Vendée, d'accaparement de
marchandises. » Ils étaient partis de Nantes, le 7 frimaire an II (27
novembre 1793), au nombre de 132, conduits par un détachement du 11e bataillon
de Paris. Leur voyage de Nantes à Paris avait duré quarante jours. Trente-cinq
d'entre eux avaient péri ou dû rester en route. Trois moururent en prison, à
Paris. Pendant le voyage ils avaient atrocement souffert, conduits de cachot en
cachot, d'église vide en église vide, d'écurie en écurie, couchant sur
d'innommables litières de paille pourrie, rongés par la vermine, harassés de
fatigue et ne pouvant se déshabiller. (Arch. nat., W. 449, dossier 105.)