FOUQUIER-TINVILLE

PREMIÈRE PARTIE. — L'ACCUSATEUR PUBLIC

 

CHAPITRE V. — LA RÉACTION THERMIDORIENNE ET L'ARRESTATION DE FOUQUIER-TINVILLE.

 

 

Le 10 thermidor au Tribunal. — Fouquier requiert contre Robespierre, Couthon, Lavalette, Hanriot, Dumas, Saint-Just, Payan, Bernard, Gobeau, Gency, Vivier. — Il quitte l'audience pour ne pas requérir contre Lescot-Fleuriot, maire de Paris, son ami. — Les hors la loi du 10 thermidor. — Les hors la loi du 11.
Séance du 14 thermidor à la Convention. — « Tout Paris vous demande le supplice de Fouquier-Tinville. » — L'arrestation de Fouquier. — Fouquier à la Conciergerie. — Réflexions d'une première nuit de prison. — Premier Mémoire justificatif. — Fouquier se dit innocent et victime. — Il invoque, en sa faveur, l'humanité et la justice.

 

Suspendue à 6 heures du matin, la séance de la Convention fut rouverte à 9 heures. Le département de Paris venait féliciter l'assemblée d'avoir sauvé la patrie. Le Tribunal révolutionnaire était ensuite admis à la barre. Un de ses membres prit la parole[1] :

— Citoyens représentants, dit-il, vous venez de vous couvrir de gloire : nous venons joindre nos félicitations à celles que vous recevrez de la France entière ; nous venons nous glorifier nous-mêmes de notre confiance inébranlable — et elle sera toujours la même — à rester attachés à la représentation nationale, malgré les efforts que n'ont cessé de faire, cette nuit, les conspirateurs pour nous associer à leurs crimes. Il s'était glissé dans notre sein quelques traîtres ; vous avez su les distinguer, et bientôt ils auront subi la peine due à leurs forfaits. Pour nous, toujours entièrement dévoués à la représentation nationale et à nos devoirs, nous venons prendre vos ordres pour le jugement des conspirateurs. (On applaudit).

Fouquier-Tinville, alors, formule une observation :

« Il est une difficulté, dit-il, qui arrête la marche du Tribunal. Parmi les grands coupables que vous avez mis hors la loi se trouvent les officiers municipaux ; il ne s'agit plus, pour exécuter l'arrêt contre les rebelles, que de constater l'identité des personnes. Mais, à cet égard, j'observe qu'un décret exige que cette identité soit constatée en présence de deux officiers municipaux de la Commune des prévenus ; or il nous est impossible de satisfaire à cette formalité dans cette circonstance où les municipaux sont frappés eux-mêmes. Je demande à la Convention de lever cette difficulté[2] ».

Thuriot répond : « La Convention doit prendre des mesures pour que les conspirateurs soient frappés sans délai ; tout délai serait préjudiciable à la République. Il faut que l'échafaud soit dressé sur-le-champ ; qu'avec les têtes de ses complices tombe aujourd'hui la tête de cet infâme Robespierre qui nous annonçait qu'il croyait à l'Être suprême et qui ne croyait qu'à la force du crime. Il faut que le sol de la République soit purgé d'un monstre qui était en mesure pour se faire proclamer roi. Je demande que le Tribunal se retire au Comité de sûreté générale pour prendre ses ordres et qu'il retourne à son poste.

Cette proposition est décrétée[3] ».

Ce même jour, à une heure de relevée, le Tribunal révolutionnaire tient audience publique, portes ouvertes. Scellier préside. Il a pour assesseurs les juges Foucault, Bravet, Maire, Félix, Laporte, Harny, Deliège et Garnier-Launay[4].

Fouquier-Tinville, assisté de son substitut Liendon, occupe le siège et requiert la comparution à l'audience de vingt-deux conspirateurs, tous décrétés coupables de rébellion et mis hors la loi. Reconnus par deux témoins, ils ont, en outre, tous, avoué.

Un à un, les prisonniers sont introduits.

Le premier est Maximilien Robespierre, porté sur un brancard, la tête bandée, agonisant. Son âge ? 35 ans. Son identité a été attestée par Pierre-Vincent-Augustin Lecoin, employé à la commission des relations, demeurant à Paris, rue du Bac, et Jean Fabre, employé au greffe du Tribunal révolutionnaire, demeurant rue Jacob. — 2. Georges Couthon. — 3. Louis-Jean-Baptiste Lavalette, général de brigade de l'armée du Nord. — 4. François Hanriot, ex-général de la force armée de Paris. — 5. René-François Dumas, ex-président du Tribunal révolutionnaire. — 6. Antoine Saint-Just, ex-député à la Convention, 26 ans. — 7. Claude-François Payan, ex-juré au Tribunal révolutionnaire, ex-agent de la Commune de Paris. — S. Jacques-Claude Bernard, ex-prêtre, membre du conseil général de la Commune et chef des bureaux de la mairie. — 9. Adrien-Nicolas Gobeau, substitut provisoire de Fouquier, membre de la Commune de Paris. — 10. Antoine Gency, tonnelier et ex-membre du conseil général de la Commune. — 11. Nicolas-François Vivier, ex-avoué et juge du tribunal du IIIe arrondissement, mis hors la loi par la Convention. Il avait, cette nuit-là, présidé les Jacobins.

Ici, Fouquier-Tinville se lève, dépose son chapeau et son manteau. Il quitte l'audience. Il ne veut pas requérir contre l'ex-maire de Paris, Lescot-Fleuriot, son ami. C'est le substitut Liendon qui le remplace[5].

L'appel continue. — 12. Jean-Baptiste-Edmond Lescot-Fleuriot, artiste, ex-maire de Paris, 43 ans, né à Bruxelles. — 13. Antoine Simon, cordonnier, ex-membre du conseil général de la Commune, demeurant à Paris, rue Marat, n° 32. (Le Simon du Temple, le bourreau du Dauphin). — 14. Denis-Étienne Laurent, officier municipal. —15. Jacques-Louis-Frédéric Wouarné, employé à la Commission du commerce et des approvisionnements. 16. Jean-Étienne Forestier, fondeur, membre de la Commune. — 17. Augustin-Bon-Joseph Robespierre jeune, ex-député à la Convention. — 18. Nicolas Guérin, membre du conseil général de la Commune. — 19. Jean-Baptiste Mathieu Dhazard, perruquier et ex-membre de la Commune. — 20. Christophe Cochefer, ancien tapissier, membre du conseil général de la Commune. — 21. Charles-Jacques-Mathieu Bougon, ex-garçon de bureau au timbre, ex-membre du conseil général de la Commune. — 22. Jean-Marie Guenet, marchand de bois, membre du conseil général de la Commune.

Le Tribunal ordonne que les vingt-deux conspirateurs ci-dessus seront à l'instant livrés à l’exécuteur des jugements criminels. L'exécution aura lieu sur la place de la Révolution.

A 5 heures, ce 10 thermidor, ils avaient cessé de vivre.

Le jour suivant, 11 thermidor, soixante-dix hors la loi, membres du Conseil général de la Commune rebelle, étaient livrés à l'exécuteur des jugements criminels[6]. Fouquier-Tinville, la veille, avait demandé pour cette exécution l'envoi à la Conciergerie de dix à onze charrettes. Nous le savons par le témoignage d'Etienne Desmorest, l'aide du bourreau. Mais les procès-verbaux d'audience ne mentionnent plus le nom de l'accusateur public. Il est représenté par ses substituts, Liendon et Royer.

Le lendemain, une dernière fournée de douze membres du conseil général de la Commune allait à l'échafaud. Ils étaient « convaincus d'avoir assisté aux délibérations liberticides et rebelles de la Commune de Paris, dans la journée du neuf du présent mois et dans la nuit du neuf au dix et d'avoir participé aux dites délibérations pendant qu'elle recélait dans son sein les traîtres décrétés d'arrestation parla Convention nationale[7] ».

 

Dans la séance du 14 thermidor, à la Convention, Lecointre, de Versailles, demanda le rapport de la loi du 22 prairial sur l'organisation du Tribunal révolutionnaire.

« C'est une véritable loi martiale », dit-il.

Le mot était juste. Il eut du succès. On applaudit. A l'unanimité, la Convention rapporta la loi.

Mais le Tribunal, dont les Comités avaient proposé à la Convention la reconstitution avec des éléments nouveaux, allait revivre. Et, en tête de la liste présentée par Barère, on lisait : « Accusateur public, Fouquier-Tinville. »

Un coup de théâtre se produisit alors. Fréron, le journaliste, homme violent, « le sauveur du midi », Fréron qui, le 9 thermidor, avait demandé l'arrestation de Couthon, Saint-Just, Lebas, prit la parole pour dénoncer Fouquier.

« Tout Paris vous demande le supplice justement mérité de Fouquier-Tinville. Vous avez envoyé au Tribunal révolutionnaire l'infâme Dumas et les jurés qui, avec lui, partageaient les crimes du scélérat Robespierre. Je vais vous prouver que Fouquier est aussi coupable qu'eux ; car si le président, si les jurés étaient influencés par Robespierre, l'accusateur public l'était également, puisqu'il rédigeait les actes d'accusation dans les mêmes vues. Je demande que Fouquier-Tinville aille cuver dans les enfers le sang qu'il a versé. Je demande contre lui le décret d'accusation. »

Tumulte. De toutes parts on applaudit. On crie : « Aux voix, le décret d'accusation ! »

Turreau s'oppose au décret. « Ce serait faire trop d'honneur à ce scélérat. Je demande qu'il soit simplement mis en accusation et en jugement et traduit au Tribunal révolutionnaire. »

Cette proposition est décrétée. On applaudit à plusieurs reprises.

En vertu de ce décret, le Comité de sûreté générale arrêtait, le même jour, que Fouquier-Tinville, accusateur public près le Tribunal révolutionnaire, serait sur-le-champ saisi et conduit dans les prisons de la Conciergerie ; qu'il serait sans délais mis en jugement ; que les scellés seraient apposés sur ses papiers. Deux agents du Comité, Chandelier et Limage, étaient chargés d'exécuter ces mesures.

 

La victoire des thermidoriens était complète. Ainsi, l'homme qui, quatre jours auparavant, montait encore au parquet du Tribunal révolutionnaire, couvert de son petit manteau, coiffé de son, chapeau relevé à la Henri IV, requérait contre Maximilien Robespierre, contre Couthon, contre Saint-Just, contre son ennemi Dumas, qui « faisait leur toilette et leur graissait les bottes », allait apprendre à ses dépens que, dans ses évolutions continues, l'Humanité témoigne parfois d'une soudaine et impitoyable brusquerie.

Dans l'après-midi de ce 14 thermidor, vers deux heures et demie, la nouvelle de sa mise en accusation parvint à Fouquier. Il était à la buvette du Tribunal, prenant de l'eau-de-vie, selon son habitude et s'entretenant des événements du jour avec des collègues. Deux hommes entrèrent et vinrent à lui. L'un d'eux, petit et bossu, Jean Feuilles, secrétaire du parquet, tout dévoué à l'accusateur public ; l'autre inconnu de lui ; tous deux fort émus.

Feuilles s'approche de Fouquier, l'entraîne à l'écart.

— Voici, dit-il, un citoyen qui arrive de la Convention. Il a été témoin de tout ce qui vient de s'y passer. Tu es mis en accusation et tu vas être arrêté. Ce citoyen est Cauchois, l'oncle de Poincarré.

Fouquier connaissait bien Poincarré, secrétaire du parquet. Il avait confiance en lui ; car le parquet n'avait pas cessé d'être favorable à l'accusateur public tandis que le greffe lui demeurait hostile depuis l'arrestation de Pâris dit Fabricius, greffier en chef du Tribunal et depuis l'exécution de Legris, commis greffier.

— Tu as entendu le décret d'arrestation ? interroge Fouquier.

— Je l'ai entendu.

— Je suis bien tranquille. Je ne suis pas coupable. J'attends qu'on vienne m'arrêter.

Et il avale son verre d'eau-de-vie.

Mais, quelques instants après, il sort de la buvette, monte dans son cabinet. Il annonce le décret qui vient d'être rendu contre lui. Il ajoute qu'il ne craint rien. Il passe ensuite chez lui prévenir sa femme, cette douce et aimante Henriette-Jeanne-Gérard d'Aucourt, qu'il a épousée en secondes noces douze ans auparavant. Il la rassure. Et, de là, il se rend aux Tuileries, à la Convention.

Pour la dernière fois, il refait le chemin qu'il a si souvent suivi depuis seize mois : le Pont-Neuf, les quais. La chaleur de ce premier après-midi d'août est accablante. Il est trois heures. La-rumeur immense de la ville bourdonne à ses oreilles. Et il n'entend pas. Les spectacles familiers de la rue, il ne les voit pas. Il passe, halluciné, dans son rêve qui persiste. Les Comités se rendront à l'évidence. Il n'est pas coupable. Il est tranquille. Pourtant, le soir n'est pas encore lointain où, revenant du Comité de Salut public et passant sur le pont au Change, il a saisi son compagnon de route et, montrant la Seine, s'est écrié : « Vois, qu'elle est rouge ! » Était-il ivre, ce soir-là ? ou écrasé de fatigue, sous le poids de son œuvre, de son labeur colossal, lui qui, depuis seize mois, n'a pas fréquemment dormi trois heures par nuit ! Aujourd'hui, ce 14 thermidor, elle n'est pas rouge, la Seine. Elle roule, dans un poudroiement de lumière, ses eaux changeantes. Le chapeau rabattu sur la figure, il suit les quais d'un pas que la chaleur alourdit. Voici, devant le Louvre des Valois, sa vigoureuse silhouette trapue, sa redingote bleue. Il pénètre dans les Tuileries.

A cette heure, Chandelier, Limage et cinq membres du Comité de Sûreté générale, accompagnés du commissaire de police Debreaux, se présentaient à son domicile. Ils ne trouvaient qu'une femme et des enfants. Ils sommaient la citoyenne Fouquier-Tinville de leur dire où se trouvait l'accusateur public.

— A la Convention, du moins à ce qu'ont dit les garçons du Tribunal.

— Qu'est-il allé faire à la Convention ?

— Je n'en sais rien.

— Tu en imposes, car tu savais qu'il y avait contre ton mari un décret d'arrestation et d'accusation.

— Je le savais.

— Qui te l'a dit ?

— Je le tiens de lui ; mais j'ignore qui le lui a dit. Tout ce que je sais, c'est qu'on lui a porté cette nouvelle, dans son cabinet ; mais je n'en connais pas le porteur. Les garçons de bureau doivent vous le déclarer.

A l'instant, ils somment le premier garçon venu, Simon Malparti, de dire s'il sait par qui Fouquier a été prévenu.

— Par un particulier qui est l'oncle du citoyen Poincarré, secrétaire du parquet.

Malparti s'offre à Chandelier pour le conduire dans les bureaux et pour rechercher l'oncle en présence du gendarme Derozière. On trouve Cauchois à la buvette.

On lui fait subir l'interrogatoire d'usage. Il dit comment il a prévenu son neveu, comment, en l'entendant, le « petit bossu » ainsi qu'on le surnommait au Tribunal, avait dit qu'il fallait immédiatement avertir Fouquier. Il a tiré à part l'accusateur public et lui a annoncé qu'il y avait contre lui un décret d'arrestation ; qu'il a entendu prononcer ce décret. Fouquier a répondu, en présence de Deliège, vice-président du Tribunal, qu'il était bien tranquille et qu'il attendait qu'on vînt l'arrêter. C'est Malparti qui apprend à Limage et à Chandelier qu'en sortant de la buvette, Fouquier est monté dans son cabinet et qu'il s'est ensuite rendu à la Convention.

Au tour du petit bossu de comparaître devant les membres du Comité.

Il se nomme Jean Feuilles. Il a vingt-sept ans. Il est né à Viviers, district du Coyron, dans l'Ardèche. Il est employé au parquet du Tribunal révolutionnaire et il demeure dans la Cité, rue de la Lanterne, n° 14. Il confirme les dires de Cauchois. On le presse de questions.

— Par qui as-tu su qu'il était sorti un décret d'arrestation contre Fouquier-Tinville ?

— Je l'ai appris par un citoyen que je ne connais que pour être l'ami du citoyen Poincarré.

— N'as-tu pas dit qu'il fallait sur-le-champ prévenir l'accusateur public ?

— Je l'ai dit avec plusieurs autres présents. Pour dire qui a porté le premier la parole, je ne m'en rappelle pas. Tout ce que je sais, c'est que la nouvelle en a été apportée dans la chambre des témoins, que Poincarré en a fait part aux citoyens qui étaient dans la Chambre du Conseil et que Poincarré, en étant descendu, c'est alors qu'il a été dit qu'il en fallait prévenir Fouquier qui était à la buvette.

— Pourrais-tu nommer ceux qui étaient présents et qui ont dit avec toi qu'il fallait en prévenir Fouquier ?

— Je ne m'en rappelle absolument aucun. Je sais que Poincarré était présent ; je suis] monté avec lui à la buvette. Poincarré n'y est point monté.

— Tu crains de nommer ces citoyens, mais la vérité se découvrira.

— Si j'étais sûr, je les nommerais, mais je ne veux point parler au hasard.

— Cependant, un témoin déclare que c'est toi qui as porté la parole ?

— Je l'ai portée effectivement.

— Dans quelle intention ?

— Je n'en avais aucune.

— Tu as dit qu'il fallait monter à la buvette l'en prévenir ?

— Je l'ai dit et j'y suis monté effectivement, avec plusieurs citoyens que je ne me rappelle pas et celui qui nous en avait apporté la nouvelle.

— Ne l'as-tu point conduit à la buvette ?

— J'y suis allé avec lui ; c'est tout ce que je puis dire.

— Quel est celui qui a porté la parole à la buvette ?

— J'ai dit à Fouquier : « Voilà un citoyen qui vient de la Convention et qui a été témoin de ce qui vient de se passer. Après quoi, ce citoyen, l'ami de Poincarré, a fait part à Fouquier du décret qui le mettait en état d'arrestation. »

— Cependant un témoin dépose encore que c'est toi qui l'as pris par le bras, l'as conduit à la bavette, as tiré Fouquier à part et lui as dit ce que tu venais d'apprendre.

— Je ne me souviens pas au juste de ce qui s'est passé ; quant à ce que j'ai dit à Fouquier, je m'en réfère à ma réponse précédente.

— Sachant que ce décret existait, pourquoi, au lieu de l'en prévenir, ne l'as-tu pas mis toi-même en état d'arrestation ?

— Je n'en avais pas la certitude.

On fouille Cauchois et Feuilles. On examine leurs papiers. Rien de suspect. Mais les deux employés du parquet sont arrêtés et conduits au Comité de Sûreté générale comme prévenus d'avoir favorisé l'évasion de Fouquier-Tinville.

Une longue perquisition commence alors dans l'enceinte du Tribunal révolutionnaire et dans l'appartement de l'accusateur public. Toutes les pièces trouvées au parquet et au greffe y demeureront sous la garde du capitaine Adnet et de Bernard, son lieutenant. Des factionnaires sont placés à toutes les portes du greffe et du parquet. Chez Fouquier, on réunit les papiers dans une armoire près de la porte, à droite de la salle d'entrée. Les citoyens Courtier et Derozières, gendarmes, en sont constitués les gardiens. Quant à ceux qu'ont trouvé les commissaires dans le portefeuille des « citoyennes Fouquier », ils les mettent sous scellés.

Les fenêtres de l'appartement donnaient sur une petite terrasse dominant le quai de l'Horloge. Au cours des perquisitions, Courtier et Derozières, qui s'étaient mis à la fenêtre, remarquèrent une liasse de papiers jetés ou tombés sur la terrasse. Les agents du Comité de Sûreté générale s'en saisirent. C'étaient six pièces qu'on mit sous enveloppe pour être envoyées au Comité.

 

Les opérations judiciaires n'étaient pas terminées que le capitaine Adnet et le lieutenant Bernard annonçaient aux commissaires une importante nouvelle. Fouquier-Tinville venait de se rendre à la Conciergerie.

Il se constituait prisonnier.

Botot-Dumesnil, commandant la gendarmerie des tribunaux, le mettait en état d'arrestation[8] ; Richard, le guichetier, l'inscrivait sur le livre d'écrou. Les portes de la geôle se fermaient sur lui.

 

* * * * *

 

Mais, la Conciergerie était pleine de ces « contre-révolutionnaires » et de ces « conspirateurs » que l'Accusateur public réservait aux fournées des jours suivants, puisque l'avant-veille, 12 thermidor, il aurait dit, s'il faut en croire le témoignage d'un huissier du Tribunal : « Le peuple doit être content. La guillotine marche. Elle marchera et cela ira encore mieux[9]. » Fouquier est reconnu. Des huées, des cris de rage retentissent autour de lui : « Gueux ! Scélérat ! » clament les voix haineuses et désespérées. Il est cerné, acculé. Il va succomber. Le concierge et ses aides interviennent. Pour protéger cet extraordinaire détenu, ils l'enferment, sous la garde d'un gendarme, dans une pièce noire.

Là, replié sur lui-même, dans l'ombre, comme une bête traquée dans sa tanière, il attend et il songe.

Que de haines il a déchaînées ! Quel nom maudit, exécré que le sien ! Comme tous ces gens-là le hacheraient ! Et pourtant, il se demande s'il mérite un pareil sort. Jour et nuit, il a travaillé pour « asseoir la Révolution », autant que cela dépendait de lui. Ah ! pourquoi, le 22 prairial, n'a-t-il pas été rayé de la liste de ceux qui composaient le Tribunal ? Pourquoi veut-on le considérer comme la créature de Robespierre et de Saint-Just ? Pourquoi le traiter en conspirateur, en ennemi de la Patrie, lui qui se « fait gloire d'être connu pour avoir toujours secouru l'innocence opprimée, le pauvre et le patriote ? »

La nuit avance. D'heure en heure, la vision de son œuvre passée se précise. Son esprit méthodique, rompu à toutes les arguties de la procédure, se met à classer les chefs d'accusation qui vont être dressés contre lui et dont il a eu connaissance, l'après-midi, au Comité. Pense-t-il aux êtres aimés, à sa femme, à ses enfants qui veillent dans l'angoisse, au-dessus de lui, dans leur appartement, au palais de Justice ? Sans doute ; mais il semble qu'il ne soit ni attendri ni abattu. Il se prépare à la lutte, froidement, de même qu'il exerçait froidement sa terrible magistrature. Il va se mettre à l'œuvre de sa justification.

La nuit s'achève. Il écrit. C'est son premier mémoire qu'il rédige. Il l'enverra au Comité de Sûreté générale. Il l'accompagnera de ce court billet adressé à Louis du Bas-Rhin :

Paris, ce 16 thermidor de l'an second de la république une et indivisible.

« Citoyen représentant,

« Daignez m'obliger de présenter le mémoire que je vous adresse ci-joint au Comité dont vous êtes membre ; je suis innocent, je demande justice. »

« Salut et fraternité.

A.-Q FOUQUIER[10]. »

 

Il faut lire ce document tout entier pour connaître l'état d'esprit de Fouquier, dans le moment qui suivit sa mise en accusation. L'homme de loi, le subtil procureur tient à prouver qu'il est irresponsable. Il veut paraître exempt d'anxiété. Il pense qu'il faudra détruire une à une les préventions, les imputations. Il va invoquer, en sa faveur, l'humanité et la justice. Il se dit innocent, victime même, et il semble croire qu'il sera bientôt libéré.

Mémoire justificatif au Comité de Sûreté générale de la Convention.

Pour Antoine-Quentin-Fouquier, ex-accusateur public près le Tribunal révolutionnaire, rendu volontairement à la Conciergerie et traduit au Tribunal par décret du 14 thermidor.

1° Je suis accusé d'avoir dressé des actes d'accusation contre des patriotes : la compulsion des registres du greffe repousse cette accusation : car en les vériffiant, on demeurera convaincu que toutes les accusations, pour la plupart, ont été dirigées contre des conspirateurs caractérisés ; il est possible, cependant, que dans des dénonciations ourdies par des malveillans, il y en ait eu de dirigées contre quelques patriotes ; c'était toute ma sollicitude de me garantir de ces sortes de manœuvres ; et si cela a pu arriver, c'est certainement un malheur qui pourroit me rendre coupable ; car, dès qu'il existe des dénonciations et des charges, la loy impose le devoir à l'accusateur public de diriger des poursuites contre les prévenus indiqués. Et c'est aux jurés à apprécier dans leur sagesse le mérite de l'accusation ; et la conduite que doit tenir en pareil cas l'accusateur public est de faire valloir la deffense de l'accusé. Or, il est notoire dans le tribunal que je n'ay jamais négligé cette tâche glorieuse. Et je me fais gloire d'être connu pour avoir toujours secouru l'innocence opprimée, le pauvre et le patriote.

2° Je suis accusé d'avoir été l'une des créatures de Robespierre et de Saint-Just. Je n'ay jamais été chez ce dernier. J'ignorais même sa demeure. Quant à Robespierre je n'ay été chez lui qu'une fois, le jour de l'assassinat du citoyen Collot d'Herbois, comme je me suis présenté chez ce dernier. Je n'y ai jamais été depuis. Je défie qui que ce soit de me prouver le contraire.

3° Je suis soupçonné d'avoir eu connoissance de la conspiration qui a éclaté le neuf. Au nom de l'honneur je proteste n'avoir eu connaissance de cette conjuration qu'au moment où elle a été découverte par la Convention ; je proteste de même qu'il ne m'a été fait aucune ouverture par aucun des conjurés et que si l'un d'eux s'en fût avisé, j'aurois eu le courage de le dénoncer comme j'ay eu celui de remplir depuis la création du tribunal le poste périlleux que j'ay occupé. Si aucun de ces scélérats m'eût fait l'ouverture en ' façon quelconque, de cette horrible conjuration, aurois-je, le dix thermidor, requis, comme je l'ay fait, l'application de la loy contre les Robespierre, Saint-Just, Fleuriot, Payan, Hanriot et Dumas, tous reconnus pour chefs de cette conjuration ? N'aurois-je pas été exposé à être indiqué par eux, si, dans le fait, j'eusse été leur complice ; j'ay exercé mes fonctions vis-à-vis ces monstres, comme vis-à-vis tous autres, parce que j'ay la conscience pure et que je n'ay jamais trempé dans aucun complot.

« A l'appuy de cette conduite, j'observe que, dînant il y a environ quatre mois chez le citoyen Lecointre, député, avec plusieurs autres, notamment avec le citoyen Merlin de Thionville, je lui tins une conversation dont il se rappellera sans doute, laquelle prouvera combien je détestais le despotisme de Robespierre.

« Peu de jours avant le dernier renouvellement du tribunal, informé qu'on vouloit réduire à neuf et à sept le nombre des jurés, je crus devoir représenter au Comité de Salut public que le tribunal ayant joui jusqu'alors de la confiance publique, cette réduction la lui feroit infailliblement perdre en ce qu'elle fourniroit l'occasion de dire qu'elle n'étoit imaginée que parce que les auteurs de cette réduction n'avoient pas trouvé assez de créatures à eux dévouées. Robespierre, lors au Comité, me ferma la bouche en disant qu'il n'y avoit que des aristocrates qui pouvoient parler ainsy.

« Plusieurs autres membres du Comité étaient présents. Cette réflexion me vallut, à ce qu'on m'a rapporté depuis, d'avoir été rayé plusieurs fois de la liste de ceux nommés par le décret du 22 prairial. Je ne sçais à qui je dois le malheur d'avoir été rétably, car, sans ce rétablissement, je ne gémirois pas aujourd'huy dans les fers.

« Quant aux dispositions du décret du 22 prairial, j'ay plusieurs fois fait part au Comité de Sûreté généralle de leur rigueur ; plusieurs membres doivent se le rappeller ; ils convinrent eux-mêmes de la rigueur de ces dispositions ; ils devoient tous les jours en demander la réformation, mais, quant à moy, je ne pouvois me refuser à l'exécution de ce décret sans être considéré et même traité comme un contre-révolutionnaire. Les membres du Comité de Sûreté généralle doivent encore se rappeller que je leur ay fait part plusieurs fois de l'opposition apportée et réitérée par Robespierre à l'exécution du décret relatif à Catherine Théos[11] et qu'il a été convenu que le citoyen Vadier feroit un supplément de rapport, à l'effet de quoy je lui ay remis toutes les pièces de cette affaire qui sont en sa possession.

« Depuis environ un mois, les travaux multipliés de ma place ne m'ont pas permis d'aller aux Jacobins. Je n'ay, par conséquent, entendu aucun des discours et des dénonciations de conspiration de Robespierre ny les diatribes du scélérat Dumas. J'en ay ouy parlé, et l'on sçait combien je les ay censurés. Le citoyen Martel, député, est encore dans le cas d'attester combien, dans une conversation que j'ay eüe avec lui, environ huit jours avant que la conspiration n'éclatât, je blâmois le despotisme que Robespierre exerçoit au Comité de Salut public.

« Le neuf thermidor, ma conduite est aisée -à établir ; j'ay tenu l'audience jusqu'à deux heures demies. J'ay été dîné avec plusieurs collègues et je suis rentré à mon cabinet au palais vers cinq heures demies de l'après midy. Les commis, garçons de bureau et autres personnes employées au tribunal sont dans le cas d'attester ce fait. Ils sont encore dans le cas d'attester que, malgré les émissaires multipliés qui ont été envoyés de la Commune pour engager les membres du tribunal et moy à nous rendre dans son sein et à ne reconnoîttre qu'elle, ma réponse a été que je ne reconnaissois que la Convention, que je resterois à mon poste, comme j'y suis resté jusqu'à une heure du matin de la nuit du neuf au dix, qu'accompagné des citoyens Desgaigné, huissier, Beudelot et Demay, je suis allé aux Comités de Salut public et de Sûreté généralle réunis où j'ay été vu par une grande partie des membres et les citoyens Thuriot et • Merlin de Thionville, députés, qui sont survenus. Je suis rentré au palais où le citoyen Léonard Bourdon m'a trouvé le dix, à cinq heures demies : tous ces faits sont notoires et faciles à prouver. Il est difficile d'avoir une conduite plus pure.

« Cependant, je suis traduit au tribunal comme accusé d'avoir vexé et persécuté les patriotes et, dans ce moment, je suis traité de gueux el de scélérat par tous les contre-révolutionnaires qui se trouvent détenus à la Conciergerie au point que je suis forcé de me tenir tout le jour dans une pièce noire pour me soustraire à leur rage malgré tous les soins du concierge ; il n'est pas de position plus triste et plus fâcheuse.

« Cependant, consultant ma conscience, je n'ay rien fait qui dût me faire éprouver un pareil sort ; depuis seize mois que j'exerce les fonctions pénibles d'accusateur public, j'ay dressé l'acte d'accusation de Marie-Antoinette et je l'ay fait frapper ensemble tous les grands conspirateurs du glaive de la Loy. Moy qui ne trouverois pas dans aucun pays un pouce de terre pour y poser la tête, moy qui suis l'ennemy né de tous les contre-révolutionnaires qui me hacheroient s'ils pouvoient, moy qui ay employé jour et nuit pour asseoir la révolution autant que cela dépendoit de mes fonctions ; moy qui n'ay jamais agy qu'en vertu des loix émanées de la Convention ; moy qui ne redoute pas l'examen le plus sévère dans tous mes papiers, devrois-je rester plus longtemps dans les fers ? La plupart des membres des comités de salut public et de sûreté généralle réunis ont connoissance de mes principes, de mes actions et de mes pensées ; il ne me reste donc qu'à m'en reposer entièrement sur leur justice. Mon mémoire est écrit sans prétention et même avec une sorte de négligence de style qui vient de la triste position où je me trouve ; mais il est l'expression de la vérité.

A.-Q. FOUQUIER[12]. »

Paris, ce 16 thermidor.

 

 

 



[1] Le Moniteur ne le désigne que par ces mots : l'orateur.

[2] Moniteur du 12 thermidor an II.

[3] Moniteur du 12 thermidor an II.

[4] Arch. nat., W. 434, n° 975.

[5] Mais, comme accusateur public, il avait requis la comparution de son ami au Tribunal. Voici en quels termes (*) :

« Citoyens représentants,

Un décret de ce jour, portant que le maire et l'ex-général Boulanger, mis hors la loi seront exécutés sans délai, étant l'un et l'autre au Comité, je vous invite à donner des ordres pour que les gendarmes porteurs de la présente les amènent à l'instant au Tribunal, les juges étant sur le siège pour exécuter la loy.

Salut et fraternité. — A.-Q. FOUQUIER. »

Le 10 thermidor l'an Il- de la République une et indivisible.

(En marge : Boulanger (**) n'est pas au Comité de Sûreté générale. Signé : Jagot, Louis (du Bas-Rhin).

Arch. nat., W. 500, 2e dossier, pièce 73.

(*) Il avait demandé le 10 thermidor 10 à 11 voitures pour 71 membres de la Commune mis hors la Loi. Voir déposition Desmorest (3e témoin). (Arch. nat. W 500, 3e dossier, pièce 45 bis.)

(**) Boulanger, compagnon joaillier et général de brigade attacha la 17e division, ne comparut qu'à l'audience du 11 thermidor. Il fut des 70 hors la loi, condamnés ce jour-là.

[6] Charles Huant Desboisseaux, le juré du Tribunal révolutionnaire, membre de la Commune, qui, le 9 thermidor, siégeait avec Fouquier dans la salle de l'Égalité et s'en allait ensuite avec lui diner chez Vergnhes, dans l'ile Saint-Louis, Desboisseaux était compris parmi ces 70 hors la loi. (Arch. nat., W. 434, n° 977).

Dans la nuit tragique, il était sorti de la Commune, entre minuit et une heure. Errant, il avait été chez différents traiteurs ; il avait soupé avec Coffinhal, rue d'Enfer, à l'Écu, puis il était rentré chez lui pour voir sa femme ; il ne l'avait pas trouvée, avait vu les scellés sur sa porte, avait erré, de nouveau, jusqu'à 6 heures du soir, enfin était entré chez un limonadier, le citoyen Martin, quai aux Ormes. Dénoncé, il avait été arrêté là et conduit à la Conciergerie (Arch. nat., W. 434, n° 975).

[7] Arch. nat., W. 434, n° 978.

[8] Paris, le 14 thermidor l'an Il, de la République française une et indivisible.

« Citoyen Président,

Je t'informe que, conformément au décret de la Convention en date de ce jour, j'ai fait mettre en état d'arrestation Fouquier, ex-accusateur public du Tribunal révolutionnaire, et qu'il est maintenant détenu à la Conciergerie.

Salut et fraternité.

Le Chef de bataillon commandant la Gendarmerie des Tribunaux.

B. DUMESNIL. »

Arch. nat., F. 4710, dossier Fouquier-Tinville.

[9] Déposition Joly, huissier du Tribunal. Procès Fouquier.

[10] Arch. nat., W. 500, 1er dossier, pièce 112.

[11] Cette visionnaire que Vadier avait représentée dans son discours du 27 prairial an II, à la Convention, comme tenant en son domicile, rue Contrescarpe « une école primaire de fanatisme », et qu'il donnait pour un agent de Pitt. Elle fut déférée au Tribunal révolutionnaire. Mais Robespierre avait fait intimer l'ordre à Fouquier-Tinville de remettre son procès. Voir, dans les mémoires de Vilate, les mystères de la Mère de Dieu dévoilés.

[12] Arch. nat., W. 500, 1er dossier, pièce 111.