L'audience du
Tribunal, salle de l'Égalité. — Les amalgames. — Aucune pièce à conviction. —
Le paralytique Durand Puy de Vérine.
L'arrestation du
président Dumas. — Attitude de Fouquier-Tinville. — Le départ des six
charrettes. — Fouquier sort pour aller dîner chez Vergnhes. — « Je ne puis
arrêter le cours de la justice ». — Le dîner chez Vergnhes. — Inquiétantes
nouvelles. — L'émeute. — Fouquier rentre au Palais. — Il se fait rendre
compte des événements. — « Je reste à mon poste ». — La soirée à la buvette.
— Fouquier part pour le Comité de Salut public.
Fouquier-Tinville,
cette nuit-là, était rentré très tard chez lui, à la maison de Justice. Il
avait été remettre aux Comités de Salut public et de Sûreté générale les deux
listes qu'il devait leur fournir ; l’une contenant les noms des accusés jugés
dans la décade ; l'autre, ceux des conspirateurs à traduire devant le
Tribunal révolutionnaire pendant la décade suivante[1]. Dès dix
heures du matin, ce 9 thermidor, il siège au Tribunal, dans la salle de
l'Egalité[2]. Dumas préside l'audience,
assisté d'Antoine-Marie Maire, de Gabriel Deliège, de
Jean-Baptiste-Henry-Antoine Félix, juges. L'auditoire
est ouvert au public. Entrent neuf jurés de jugement dont, pour ce jour-là,
le procès-verbal d'audience donne les noms : Specht, Magnien, Potherat,
Masson, Devèze, Buttin[3], Gauthier, Fenaux et Laurent. Les
accusés sont introduits à la barre. Ils sont vingt-cinq. Quatre vieillards de
70 à 75 ans voisinent avec des hommes jeunes, avec d'autres qui sont dans la
force de l'âge et avec trois femmes. Et voici qu'un spectacle lamentable
s'offre à la vue du public, blasé cependant sur ces exhibitions, depuis seize
mois qu'elles durent. Un des accusés, vieillard de 70 ans, sourd, aveugle, en
enfance, est porté par les gendarmes et déposé au banc des accusés. La
veille, il a été transféré du Luxembourg à la Conciergerie. Trois gendarmes
et le cocher du tribunal, Budelot, ont dû le descendre de voiture. L'état où
il se trouvait en arrivant était tel qu'on avait été obligé de le changer de
tout. Hébété, il ne sait où il est. Ses yeux privés de lumière ignorent le terrible
Tribunal, Ses oreilles n'entendront pas les questions, et sa langue paralysée
ne pourra articuler aucun son intelligible. C'est un ancien maitre des comptes,
M. Durand Puy de Vérine, Sa femme, accusée aussi, puis rayée, puis remise aux
débats, comparaît avec lui. Les
témoins de l'accusateur public sont introduits. Pour vingt-cinq accusés il
n'y a que cinq témoins[4]. Et encore ces cinq témoins ne
concernent-ils que trois des accusés. Dumas
fait prêter serment aux jurés. Ceux-ci viennent ensuite se placer sur leurs
sièges dans l'auditoire, face aux accusés et aux témoins. Le président dit
aux accusés qu'ils peuvent s'asseoir, puis il les interroge sur leurs noms,
âge, profession, demeure et lieu de naissance. Le greffier lit l'acte
d'accusation. Dressé, la veille, par les soins de Fouquier, cet acte portait
d'abord quinze noms. Mais, comme il lui a été impossible, pour sa besogne
rapide, d'identifier douze de ces noms, l'accusateur public, conservant sur
la liste les trois premiers, a fait biffer les douze suivants : ceux d'un
tailleur de pierre, d'un aubergiste, d'une limonadière, de trois militaires,
d'un chef d'escadron et de sa femme, ceux de deux autres individus, celui
d'une femme, enfin, dont l'identité est insuffisamment constituée par deux
prénoms masculins, ceux de son mari, sans doute[5]. Établissant alors une nouvelle
liste, Fouquier, rapidement, a dressé son acte d'accusation contre vingt et
un autres détenus. Mais, là encore, une difficulté s'est présentée. Un
accusé, Louis Clair Maurin, dont on ignore le lieu de naissance, est porté
comme mort. Fouquier a écrit en marge condamné, Dumas a écrit mort. Et, en
effet, Louis-Clair Maurin qui avait été confondu avec Jean Dominique Maurin,
guillotiné le 19 messidor, avait lui-même été guillotiné le 22. — Un autre,
Jean-Baptiste Lafond, 37 ans, ex-prêtre, dont le lieu de naissance est
également inconnu et que Fouquier a désigné comme « ex-chanoine intrigant,
coureur de tripots, agioteur », n'a pu être retrouvé. Il est mentionné sous
la rubrique absent. Est-ce pour remplacer ces deux manquants que l'accusateur
public a « réintégré » sur sa liste Perronnet Brillon-Bussé et
Jérémie Saint-Hilaire, « mis d'abord hors des débats comme pris pour
d'autres » Les voici à l'audience. La liste de Fouquier est complète : en
tout, vingt-cinq accusés[6]. Le
système des amalgames 'fonctionne mieux que jamais. En cette audience,
salle de l'Égalité, un ex-agent des biens de Condé et homme de loi voisine
avec un ex-trésorier de France ; un ex-maire avec un capitaine de cavalerie
du régiment de Condé ; un architecte avec un ancien juge de paix. Les autres
? Un ex-noble, un ex-caissier général de la manufacture des glaces, un
professeur d'astronomie né à Oppenheim, dans le Palatinat, un tapissier de la
rue Mouffetard, un quincaillier de la rue Saint-Martin ; la femme divorcée
d'un commissaire des guerres, ex-législateur et ex-noble ; un négociant né à
Villeneuve-d'Agen ; deux pauvres gens, poëliers-fumistes, que l'acte'
d'accusation qualifie également d'ex-nobles et qui sont les époux Loison,
directeurs du théâtre des marionnettes des Champs-Élysées ; un chasseur au
17e bataillon d'infanterie ; un capitaine de chasseurs à cheval ; un commis
de l'administration des domaines ; un tapissier des « tantes de Capet » ; un
huissier de la Haute-Marne ; enfin, Pierre Durand Puy de Vérine, ex-maître
des comptes, et sa femme, Marie-Marguerite Barcos, couple douloureux et
sinistre, déjà figé dans l'immobilité de la mort. Tous
ces accusés ont été indiqués à Fouquier-Tinville comme « prévenus d'avoir
employé des manœuvres tendant à exciter des troubles, d'avoir fait et signé
des arrêtés tendant à favoriser et propager le système du fédéralisme et à
entraver la circulation des subsistances, d'avoir entretenu des intelligences
et correspondances avec les ennemis, tant intérieurs qu'extérieurs de la
République ; de leur avoir fait passer des secours en argent pour
faciliter leur invasion sur le territoire français ». Ne
soyons pas dupes des formules chères à Fouquier, à Dumas, à Coffinhal. En
réalité, les trois premiers accusés, Jean-Antoine Lhuillier,
Sébastien-Alaroze-Labrenne, Gabriel-François Sallé sont les seuls contre
lesquels il existe, dans les cartons du Tribunal révolutionnaire, un
commencement de preuves. C'est en vain qu'on en cherche pour les autres. Mais
quelles preuves ! Voici les faits. Le 4 août 1793, les officiers municipaux
des sept municipalités formant le canton de Chevaagne, district de Moulins,
département de l'Allier, assemblés à Chevagne, avaient proposé, en présence
d'une disette menaçante, de recourir, en tout ce qui intéressait les
subsistances, à l'union et à l'assistance mutuelle. Ils se proposaient
d'aider de leur excédent en blés, s'ils en avaient, les territoires voisins
du leur. Ils se montraient, d'ailleurs, résolus à défendre par tous les
moyens légaux les produits nécessaires et indispensables à leur propre
territoire. Pouvait-on leur en faire un crime ? Des mesures très prudentes et
très sages étaient prises en vue de réaliser ce vœu. Mais, le 13 août, le
directoire du département de l'Allier avait arrêté que cette délibération
portait tous les caractères de l'illégalité et de l'anarchie, qu'elle «
tendait à donner l'idée du fédéralisme », qu'elle était un « attentat à
l'unité et l'indivisibilité », à la « circulation des subsistances ».
Sur quinze signataires de la délibération, quatre avaient été arrêtés :
Lhuillier, Labrenne, Sallé et le président. Puis le président, Durand, avait
été élargi. Les trois autres allaient être jugés révolutionnairement. Le 30
floréal, ils avaient comparu devant le directeur du jury d'accusation du
tribunal du district de Moulins. Ils avaient à répondre à cette question : «
Quelles ont été leurs vues et par quel motif ont-ils proposé le 4 août 1793,
dans le canton de Chevagne, d'empêcher la circulation des grains nécessaires
à la subsistance de leurs concitoyens, qui devait leur être aussi chère qu'à
eux-mêmes, et auxquels ils devaient, suivant le droit naturel et par
l'humanité, tous secours jusqu'à l'épuisement du produit de leurs récoltes
que l'Être Suprême avait conservées et destinées à tous leurs concitoyens
comme à eux-mêmes. Le territoire français appartient tout à la République.
Par conséquent, tous les individus qui l'habitent y ont autant de droits les
uns que les autres. S'ils s'étaient pénétrés de ces vérités, ils ne seraient
pas tombés dans l'illégalité de l'anarchie qui n'a pu que donner l'idée du
fédéralisme. » Le 6 messidor an II, un jugement du tribunal criminel de
l'Allier ordonnait l'envoi à Fouquier-Tinville de toutes les pièces du
procès. A lui de « peser dans sa sagesse s'il doit faire traduire les
prévenus au Tribunal révolutionnaire[7]. » A l'accusateur public de
Moulins qui demandait à celui de Paris s'il y avait lieu de ne décerner
mandat d'arrêt que contre les trois prévenus indiqués comme meneurs, ou s'il
fallait comprendre les quinze signataires dans cette mesure, Fouquier-
Tinville avait répondu par la note suivante : « Mandat d'arrêt contre les
trois chefs seulement ». Et voilà pourquoi Jean-Antoine Lhuillier,
Sébastien-Alaroze-Labrenne, Gabriel-François Sallé comparaissaient devant le
Tribunal révolutionnaire, ce 9 thermidor, en la salle de l'Égalité. Quant
aux autres, rien dans leur dossier, ne permet de savoir quel fut en réalité
leur crime. Aucune pièce à conviction. La
lecture de l'acte d'accusation est terminée. La voix du greffier Pesme se
tait. Dans l'auditoire, cinq individus se lèvent et sortent. Ce sont les
témoins présentés par l'accusateur public et assignés à sa requête. Il est
environ midi. Le temps est lourd, chargé d'orage. Par les fenêtres ouvertes
on entend l'immense rumeur de Paris. Un nom résonne, clamé par l'huissier.
C'est celui du premier témoin, Dupont, membre du comité révolutionnaire de la
section Beaurepaire. Il connaît Loison, le directeur du théâtre des
marionnettes. Il fait sa déclaration. L'un après l'autre, entrent et viennent
déposer : le mouton Jobert le Belge, graveur, qui connaît l'accusé Lavoisien
; Lambert, marchand ; Descaffé, sans profession, et Aubert, aubergiste, qui
connaissent l'accusé Marche, huissier. Fouquier-Tinville,
alors, prend la parole et s'explique sur son acte d'accusation. Il dit les
moyens par lesquels il le justifie. Aucun défenseur ne lui répond, la défense
ayant été supprimée par la loi de prairial. Puis,
les jurés sont invités à se retirer dans leur chambre de délibérations. Le
président fait sortir les accusés Le Tribunal reste à l'audience. Soudain,
un coup de théâtre. Qu'est-ce ? Le président du Tribunal révolutionnaire,
Dumas, que les gendarmes viennent arrêter sur son siège. Ordre du Comité de
salut public ! On l'emmène. Le citoyen Maire, l'un de ses assesseurs, le
remplace au fauteuil. Au milieu de la stupeur générale, l'audience continue[8] Or,
rien, dans l'attitude de Fouquier-Tinville, ne trahit l'émotion ou l'anxiété.
Il est maître de lui. Soupçonne-t-il les causes de l'arrestation brutale du
Président ? Connaît-il le violent discours prononcé par Dumas, la veille, à
la société des Jacobins, pendant la tumultueuse séance où Robespierre a
défini la situation politique en ces termes menaçants : « Il est facile de
voir que les factieux craignent d'être dévoilés en présence du peuple ; au
reste, je les remercie de s'être signalés d'une manière aussi prononcée et de
m'avoir mieux fait connaître mes ennemis et ceux de la patrie ? » Fouquier
sait-il que Dumas, montant à la tribune, a dénoncé la conspiration comme non
douteuse et le gouvernement comme contre-révolutionnaire ? Sait-il que,
s'adressant à ceux qui, au début de la séance, avaient disputé la parole à
Robespierre, Dumas s'est écrié : « Il est étrange
que des hommes qui, depuis plusieurs mois, ont gardé le silence, demandent
aujourd'hui la parole pour s'opposer sans doute à l'émission des vérités
foudroyantes que Robespierre vient de faire ressentir. Il est facile de
reconnaître en eux les héritiers d'Hébert et de Danton ; ils seront, je leur
prophétise, héritiers aussi du sort de ces conspirateurs[9] ». * * * * *
Vers
midi et demie, le bruit court, au Tribunal, que le faubourg Saint-Antoine est
en rumeur, que des troubles graves sont à craindre, qu'on bat la générale[10]. L'audience
continue. Les audiences, plutôt. Car, dans la salle de la Liberté, à la même
heure, vingt-trois accusés sont en jugement. Scellier préside ; Grébeauval,
substitut de Fouquier, occupe le siège de l'accusateur public. Fouquier a
revu et signé l'acte d'accusation, la veille, 8 thermidor. Mais
les jurés de la salle Égalité font avertir Maire qu'ils sont prêts à donner
leur déclaration. Ils entrent. Chacun d'eux reprend sa place. Le président
les appelle, l'un après l'autre, et leur demande leur « vœu », sur chacune
des questions qui leur ont été remises et dans l'ordre où elles sont posées
sur la note qu'ils ont eue entre les mains. Note rédigée par Dumas, avant
l'audience, le matin ou la veille, et dont il est juste de faire remarquer le
redoutable laconisme et l'embarrassante formule. C'est sur ces questions
énigmatiques et perfides que vont se prononcer des hommes incapables de juger
de sang-froid ou en connaissance de cause. Par la façon dont Dumas a rédigé
ce questionnaire, ils vont être complètement égarés, Cependant, de leur oui
dépendra la vie de vingt-cinq accusés[11]. La
déclaration du jury est affirmative sur tous les accusés, excepté sur la
femme Coriolis qui est acquittée. Les vingt-quatre autres sont condamnés à
mort, conformément aux dispositions des articles IV, V et VI de la loi de
prairial. Leurs biens sont déclarés acquis à la République et il sera pourvu
à la subsistance des veuves et des orphelins, « s'ils n'ont pas de biens
d'ailleurs ». L'audience
est terminée. Dans la cour de la Conciergerie, on entend déjà le roulement
des charrettes que Fouquier a fait préparer pour le transport des condamnés.
Elles sont six. Ce n'est pas trop. Car l'autre audience, salle de la Liberté,
a bien « rendu », elle aussi. Vingt et un condamnés. Et il faut encore
compter la princesse de Monaco, dont, le matin même, Dumas a signé, en
chambre du Conseil, l'arrêt d'exécution[12]. Total : quarante-six têtes qui
vont tomber, barrière de Vincennes, avant la nuit. Il est
deux heures et demie. A la Convention, Maximilien Robespierre vient de lancer
à ses adversaires qui crient : « Vive la République ! » l'amère et violente
riposte : « La République ! elle est perdue, car les brigands triomphent. » * * * * *
Trois
jours auparavant, le 6 thermidor, Fouquier avait dîné chez le citoyen La
Jariette, rue Meslay, avec les députés Goupilleau de Fontenay, Cochon de
Lapparent, Morisson et quelques membres du Tribunal révolutionnaire,
Scellier, Coffinhal, Grébeauval. Un ami de La Jariette, Jean-Baptiste
Vergnhes, homme aisé, vivant de ses revenus, était du dîner. Coffinhal, son
voisin dans l'île Saint-Louis[13], lui avait dit : « Vous
devriez, demain, réunir chez vous, avec La Jariette et sa femme, les membres
du Tribunal révolutionnaire qui sont ici, ce soir. » Vergnhes avait dit oui
et fait ses invitations. Fouquier, objectant des engagements pour le 7 et pour
le 8, proposa le 9 qui avait été accepté. On
avait donc pris rendez-vous pour ce jour-là, entre 3 et 4 heures, chez le
citoyen Vergnhes, à la pointe occidentale de l'île Saint-Louis (île de la
Fraternité), quai de l'Égalité, ci-devant Bourbon, n° 1[14]. Accompagné
du vice-président Coffinhal et du juré Desboisseaux, membre du Conseil
général de la Commune de Paris, Fouquier-Tinville va quitter la maison de
Justice pour se rendre à cette invitation. Un des aides du bourreau l'aborde.
Il lui fait observer que des troubles ont éclaté dans le faubourg
Saint-Antoine où doivent passer les charrettes pour aller à la barrière de
Vincennes. La même observation lui est faite par deux employés du bureau des
huissiers, André Contat et Étienne Simonnet. Ils lui disent « qu'il y a du
train dans Paris[15] ; qu'il serait peut-être
prudent de ne pas faire exécuter les jugements, que cela peut exposer la
garde, etc. » Fouquier, s'arrêtant, les écoute. Il réfléchit une minute.
Minute tragique où va se décider le sort de quarante-six existences humaines
! Il réfléchit une minute — et il dit à l'aide du bourreau : « Il ne faut pas
arrêter le cours de la justice. Va ! » Un peu
plus loin, c'est le capitaine de gendarmerie Adnet qu'il rencontre et qui lui
apprend qu'Hanriot a donné des ordres pour faire arrêter Botot-Dumesnil, le
commandant de la gendarmerie près les tribunaux. Faut-il faire partir les
charrettes ? Il y a, dans ces nouvelles, de quoi ébranler Fouquier. Mais rien
ne saurait l'ébranler. « Je ne puis arrêter le cours de la justice »,
répond-il au capitaine Adnet. Et les
charrettes partent, emportant les malheureux qui, vingt-quatre heures plus
tard, eussent été sauvés ; emportant le paralytique Durand Puy de Vérine, sa
femme, les époux Loison, la charmante et héroïque princesse de Monaco... Les charrettes
partent... Et Fouquier sort pour aller souper chez Vergnhes. Pendant
le repas, il n'est question d'aucun des événements du jour, ni de
l'arrestation de Dumas, qui, pourtant, « a frappé de stupeur les convives
membres du Tribunal révolutionnaire et, en particulier, Fouquier[16], ni des faits tragiques dont la
Convention est le théâtre, à cette heure. Fouquier mange peu[17]. Et son hôte, « qui ne le voit
que pour la seconde fois », se demande si cette stupeur est « le fait de
l'étonnement ou celui de la complicité[18] ». Des
fenêtres de la maison habitée par Vergnhes, il est aisé d'apercevoir ce qui
se passe sur la place de la Maison Commune. Vers cinq heures, au moment où
prend fin le morne repas, on entend du bruit, des clameurs prolongées et
quelqu'un dit : « Voyez
donc ce rassemblement sur la place. Ce sont des ouvriers. On dirait une
émeute. » La
domestique de Vergnhes vient dire que ce sont des ouvriers qui protestent
contre la loi du maximum. Le bruit augmente. Un quart d'heure après, cette
femme, qui a été aux nouvelles, revient dire que Robespierre et ses amis sont
arrêtés, que la multitude se porte vers la Commune... Coffinhal, membre du
Conseil général, se lève, envoie chercher son écharpe et dit : « J'y vais ! »
Fouquier, alors : « Mon poste, à moi, est au parquet, où je puis recevoir à
chaque instant des ordres. J'y vais. » Vergnhes, « un peu agité de ces
troubles », écoute l'avis d'un des convives, Tampon, juge au Tribunal du IIIe
arrondissement et se rend à sa section. Tampon part pour la sienne[19]. Fouquier,
donc, rentre directement. Il suit le quai aux Ormes et rencontre Oudart,
président du Tribunal criminel[20]. Tous deux cheminent ensemble
jusqu'au Palais. A côté d'eux, tout près, à leur droite, place de la Maison
Commune, dans le faubourg Saint-Antoine, l'émeute gronde. Ils ne s'arrêtent
pas. Ils frôlent l'émeute qui les ignore. Ils ont hâte de rentrer, Fouquier
surtout. A la
maison de Justice, dans ce milieu de fonctionnaires terroristes — maintenant
terrorisés — chacun tremble pour soi. Et voici le patron. Bourru, violent
d'ordinaire, il est, ce soir-là, silencieux, morne, circonspect. Il tient à
s'informer de ce qui s'est passé au dehors, de ce qui se passe, de ce qui va
se passer. Il envoie aux nouvelles. Il fait
demander l'officier de service, Adnet, qui lui rend compte des divers
événements de la journée, depuis son départ. Le commandant Botot-Dumesnil a
été arrêté, à quatre heures, au milieu de sa troupe, par ordre d'Hanriot, de
Lescot-Fleuriot et de Payan[21]. Fouquier
dit : « Je reste à mon poste »[22]. A six heures du soir, il est
auprès de sa femme[23]. Sans doute, il cherche à la
rassurer, tandis qu'en lui-même monte et grandit l'anxiété qu'il ne veut pas
laisser paraître. A huit
heures, le lieutenant de gendarmerie Debusne vient lui rendre compte de sa
mission. L'exécution des condamnés a eu lieu « avec le calme ordinaire ».
Fouquier se trouve, à cette heure, chez lui, « dans son domicile » avec
Scellier, vice-président du Tribunal, et avec Grébeauval, un de ses
substituts[24]. En sortant de chez lui, c'est
dans le lieu où il passe d'habitude ses soirées avant de se rendre aux
Comités, c'est à la buvette qu'il vivra cette longue veillée du 9 thermidor.
Là, il sera vu ; il sera entendu. Des témoins pourront, ensuite, dire à quel
point son attitude fut correcte, sa conduite « pure », ses propos
irréprochables. Le « scélérat » Dumas, son ennemi mortel, va sans doute,
payer de sa tête l'audace d'avoir conspiré contre la Convention. Lui,
Fouquier, l'exécuteur des lois, le vigilant et infatigable pourvoyeur de la
guillotine, il reste à son poste et il attend, inébranlable, les ordres de la
Convention et des Comités. Soirée
morne, cette soirée passée avec les Morisan, buvetiers du Tribunal. On entend
sonner le tocsin. Une rumeur énorme, semblable aux rafales du vent, monte
dans la nuit et vient mourir contre les murailles de la maison de Justice.
Dans les rues brûlantes, des attroupements se forment. Et, du fond de leurs
geôles, les prisonniers, résignés au supplice prochain, s'étonnent,
attentifs. Celui
qui, depuis seize mois, apparaît à tous comme le tout-puissant exterminateur,
comme les verges et la hache suspendues au-dessus des existences humaines,
cet homme est, pour le père, la mère et la fille Morisan, le client
régulier dans ses habitudes, bon garçon et familier. Plusieurs fois, ils ont
entendu Fouquier se plaindre qu'il faisait un métier cruel, qu'il aimerait
mieux labourer la terre. Plusieurs fois, ils l'ont entendu demander : « Y
avait-il beaucoup de monde aux exécutions ? » Et, quand on lui répondait que
oui, il disait : « C'est affreux ! Le vilain métier ! » Et il levait les
épaules[25]. Plusieurs fois, après le 22
prairial, ils l'ont entendu dire : « Ce temps est bien cruel ; il ne peut pas
durer. » Ils l'ont souvent entendu se plaindre de Dumas, son rival. La
chaleur est étouffante. Vers neuf heures, Fouquier descend à la buvette ; il
commande une bouteille de bière. Il vient d'apprendre que Botot-Dumesnil a
été remis en liberté par le Comité de sûreté générale. Il le fait mander. Il
veut savoir ce qui se passe. Botot-Dumesnil envoie des ordonnances aux
nouvelles. Fouquier dépêche aussi Malarme, secrétaire du Parquet. A plusieurs
reprises, il dit : « Quoi qu'on fasse, je reste à mon poste[26] ». Coup
sur coup, les nouvelles lui arrivent. Maximilien Robespierre, son frère
Augustin, Couthon, Saint-Just, Lebas ont été décrétés d'accusation, à
l'unanimité, par la Convention. Lebas a été transféré à la Conciergerie ;
Augustin, à Saint-Lazare, puis à la Force ; Saint-Just, aux Ecossais, Couthon
à la Bourbe, Maximilien au Luxembourg. Mais le concierge de la maison a,
paraît-il, refusé de le recevoir, en vertu d'une injonction des
administrateurs de police de ne laisser entrer aucun détenu sans leurs ordres[27]. Robespierre a insisté pour
être incarcéré. En vain. Alors, on l'a conduit à l'administration de police,
quai des Orfèvres. Le Conseil général de la Commune a nommé un comité
exécutif provisoire composé de neuf membres : Payan, Coffinhal, Louvet,
Lerebours, Legrand, Desboisseaux — ce Desboisseaux avec lequel Fouquier
dînait chez Vergnhes quelques heures auparavant —, Châtelet, Arthur et
Grenard. Hanriot, arrêté, avait été remplacé par Giot, de la section du
théâtre français, qui avait prêté serment de sauver la patrie. Coffinhal et
Desboisseaux, vers dix heures, tous deux en écharpe nationale, à la tête d'un
corps de canonniers, sabre à la main, forçant la consigne à toutes les portes
du Comité de Sûreté générale, aux Tuileries, demandant Robespierre à grands
cris, avaient envahi le Comité, parcouru toute la maison, enlevé de force
Hanriot[28]. Mais le
drame se précipite. Sur la proposition de Voulland, à la Convention tenant séance
de nuit, Robespierre, son frère Augustin. Saint-Just, Couthon, Lebas ont été
mis hors la loi, comme traîtres à la patrie. Leurs amis les ont arrachés aux
prisons. Ils sont à la Commune. Fouquier,
apprenant ces nouvelles, dit : « Je reste à mon poste, dussé-je y périr. » A
plusieurs reprises, des émissaires de la Commune rebelle se rendent auprès de
lui, viennent l'engager, lui et les membres du Tribunal révolutionnaire, à se
rendre « dans son sein », à faire cause commune avec les proscrits et
les hors la loi[29]. Ils le convoquent à l'Hôtel de
ville. Il les renvoie. Il répond qu'il ne connaît que la Convention. Deux
fois, pendant cette veillée, il expédie Malarme au Comité. Il tient à faire
savoir qu'il est à son poste, au Tribunal. Malarme, en rentrant, le trouve
soupant avec le buvetier Morisan, avec sa femme, leur fille et leur gendre,
Gillier, secrétaire du parquet[30]. Il est minuit passé. A ce
moment, une averse torrentielle s'abat sur Paris, noyant les rues, dispersant
la foule et même les envoyés de la Convention qui, tout à l'heure, devant
l'Hôtel de ville, proclamaient, à la lueur des torches, le décret des mises
hors la loi... Une sorte d'accalmie, d'apaisement se fait. Un long silence.
Puis, tout à coup, sur l'autre rive de la Seine, un roulement de canons, le
martellement des pas d'une troupe. La Convention, sur la proposition de
Voulland, a chargé Barras de mener la force armée contre l'Hôtel de ville,
contre la Maison Commune insurgée. Barras et Léonard Bourdon se sont mis à la
tête des colonnes conventionnelles, divisées en deux : l'une, se dirigeant
par les quais avec Barras, l'autre, par la rue Saint-Honoré avec Bourdon. Il
est une heure du matin. L'accusateur
public, accompagné de l'huissier Deguaigné, de Budelot, cocher du Tribunal,
de Demay, quitte la maison de Justice, traverse le Pont-Neuf et se rend aux
Comités de salut public et de Sûreté générale réunis. Là, il tient à se faire
voir, solide à son poste. Et c'est là qu'il apprend de Thuriot et de Merlin
de Thionville la victoire de la Convention. Maximilien Robespierre est
grièvement blessé. La Commune est vaincue. Le
petit jour va paraître. L'aube grise éclaire la victoire thermidorienne. Une
besogne nouvelle se prépare pour le Tribunal et pour Fouquier. Il regagne
avec ses trois compagnons la maison de Justice. Il a droit à un repos bien
gagné. Sa conscience lui rend le témoignage qu'il est difficile d'avoir eu
une « conduite plus pure » que la sienne. Il est trois heures et demie. Il se
couche. Mais son sommeil est de courte durée. A cinq heures il est réveillé par le représentant du peuple Léonard Bourdon, qui lui apporte des ordres. |
[1]
C'est en vertu d'arrêtés du Comité de Salut public que Fouquier devait remettre
ces listes. Il continua à les fournir jusques et y compris le 8 thermidor.
(Buchez et Roux, t. XXXIV, p. 239. Et Mémoire justificatif de Fouquier).
[2]
Déposition de Robert Wolff, au procès de Fouquier.
[3]
Buttin, d'ailleurs, est mentionné, ce jour-là, dansées deux procès-verbaux
d'audiences tenues à la mème heure, l'une dans la salle de l'Égalité, l'autre
dans celle de la Liberté. Ceci démontre, une fois de plus, avec quelle
précipitation et quelle désinvolture étaient rédigés les actes judiciaires en
messidor et au début de thermidor, an II.
[4]
Procès-verbal d'audience. Arch. nat. W. 433, dossier 973.
[5]
Ces douze personnes ont été sauvées par le 9 thermidor.
[6]
W. 433, dossier 973.
[7]
« ... Dans l'incertitude du parti que tu prendras, écrivait le 9, à Fouquier,
l'accusateur public du tribunal criminel de l'Allier, je crois aller au-devant
de tes vœux en t'apprenant que l'opinion générale des patriotes du pays est que
presque tous les signataires de cette délibération sont de bons citoyens
ignorants comme le sont nos habitants des campagnes, à qui on a surpris des
signatures, qu'ils ne savaient pas qu'on leur faisait faire un acte liberticide
et qu'ils croyaient au contraire ne travailler que pour le bien public qu'ils
n'ont cessé d'aimer. On pense aussi que l'auteur de toute cette manœuvre est
Lhuillier, ci-devant agent du traître Condé et que Labresne et Sallé, anciens
privilégiés, y ont beaucoup concouru... » On pense ! Tous ne pensaient pas
ainsi. Car on peut voir au dossier un certificat et une pétition fervente des
citoyens de la commune de Chezy en faveur d'Alaroze Labresne « magistrat
nécessaire à leur commune » signée « par le petit nombre de ceux qui
savent écrire ».
[8]
Le jugement de Lhuillier et autres, au nombre de 24, condamnés à mort, se
termine ainsi :
« Fait et prononcé le 9 thermidor de l'an second de la
République, à l'audience publique où siégeoient René-François Dumas, président,
Antoine-Marie Maire, Gabriel Deliège et Jean-Baptiste-Henry-Antoine Félix,
juges, qui ont signé le présent jugement avec le commis greffier. Et, à
l'instant de la prononciation de la déclaration du juré, le Président s'étant
retiré, le citoyen Maire a rempli les fonctions de président. (Ont signé)
Maire, Deliège, Félix, Pesme (W. 433, no 973). — En marge du 31 feuillet de ce
jugement (au verso), le commis greffier Pesme a écrit : « Nota. Ce
jugement a été rendu le jour de l'arrestation du traître Dumas et il a été
impossible de se procurer les noms de quelques lieux de naissance et de
demeures. M. P. » (W. 433, n° 973.) — « Dumas fut arrêté sur son siège, à midi.
» (Déposition de Robert Wolff au procès de Fouquier-Tinville). (W. 500,
3e dossier, p. 10.)
[9]
Dumas, arrêté, fut transféré et écroué à Sainte-Pélagie à 4 heures. « Plusieurs
individus vinrent l'en arracher. La faiblesse seule du concierge est cause
qu'il en est sorti. Aussitôt que nous avons appris ce fait, nous (le Comité de
Sûreté générale) avons fait arrêter le concierge de Sainte-Pélagie. »
(Voulland, à la Convention. Séance du 13 fructidor an Il. Voir le Moniteur.)
[10]
Déposition Robert Wolff au procès de Fouquier. W. 500, 3e dossier, pièce 10.
[11]
Voici quelles furent les questions posées, telles que Dumas en a rédigé la
minute :
« Sont-ils convaincus de s'être déclarés ennemis du
peuple, savoir :
1, Charpentier. 2, Valot. 3, Durand (sic). 4, la femme
Durand (sic). 5, Larcher (sic). 6, Brillon Bussé. 7, Saint-Hilaire. 8, Vrigny ;
en entretenant des intelligences avec les ennemis intérieurs de l'État, tendant
à favoriser l'invasion du territoire français et anéantir la liberté publique.
9, Soumesson. 10, Lavoisien. 11, Gillet. 12, Loison. 13, la femme Loison. 14,
Legay. 15, Duval. 16, Mongelchot. 17, Guérin. 18, Foicier. 19, Vatrin. 20,
Coqueau ; en se réunissant à la coalition des conspirateurs ligués contre le
peuple, cherchant à corrompre l'esprit public, comprimer le patriotisme,
employant la ruse, la menace et la violence pour favoriser les projets
tyranniques de Capet, le triomphe des factions et l'anéantissement de la
liberté. 21, la femme Coriolis en provoquant l'avilissement et la dissolution
de la représentation nationale. 22, Lhuillier. 23, Alarose La Brenne. 24, Sallé
; en provoquant le 4 août 1793 et formant des assemblées illégales et prenant
des arrêtés tendant à empêcher la circulation des subsistances et exciter la
guerre civile par la famine. 25, Maréché, en provoquant par ses discours et
manœuvres la dissolution de la représentation nationale, le rétablissement de
la tyrannie.
[12]
Arch. nat. W. 432, n° 971, 2e partie, pièce 47.
[13]
Coffinhal habitait rue Le Regrattier.
[14]
Déposition de Jean-Baptiste Vergnhes, 67 ans, vivant de ses revenus, 47e
témoin. Arch. nat. W. 500, 3e dossier, pièce 46.
[15]
Arch. nat., W. 500, 3e dossier, pièce 58, 96e témoin.
[16]
Déposition Vergnhes, 47e témoin. W. 500, 3e dossier, pièce 46.
[17]
Déposition Vergnhes, 47e témoin. W. 500, 3e dossier, pièce 46.
[18]
Déposition Vergnhes, 47e témoin. W. 500, 3e dossier, pièce 46.
[19]
Déposition de Philippe-Marie Tampon, 61e témoin. W. 500, 3e dossier,
pièce 64.
[20]
Le Tribunal criminel jugeait les crimes et délits de droit commun.
[21]
Déposition de Botot-Dumesnil, 48e témoin, W. 500, 3e dossier, pièce 46.
[22]
Déposition Adnet, capitaine de gendarmerie. Ibid.
[23]
Déposition de Madeleine-Sophie Morisan. Ibid.
[24]
Déposition Debusne. W. 501, 2e dossier, pièce 84.
[25]
Déposition Anne-Marguerite Devillers, femme Morisan. 15e témoin, W. 500,
3e dossier, pièce 45 bis.
[26]
Déposition Botot Dumesnil.
[27]
W. 500, 3e dossier, pièce 30.
[28]
Déclaration de Rolland, secrétaire commis au Comité de Sûreté générale.
W. 434, n° 975, pièce 23.
[29]
Mémoire justificatif de Fouquier.
[30]
Déposition Malarme, 35e témoin. W. 500, 3e dossier, pièce 45 ter.