Attributions de
l'Accusateur public. — Les actes d'accusation. — Fouquier est sans pitié pour
les ivrognes et pour les fous. Accroissement progressif de la besogne du
Tribunal révolutionnaire. — La Convention le renforce. — Le 5 septembre 1793,
les sections viennent demander qu'on place la Terreur à l'ordre du jour. —
Les suspects. — Le ressort du gouvernement révolutionnaire est dans la vertu
et dans la terreur. — Le peuple a faim. — Procès d'Hébert, Ronsin et autres.
— Procès Danton. — Rôle joué par Fouquier-Tinville dans ce procès. — Sa
lettre au Comité de Salut public. — Rôle de Saint-Just. — Les débats sont
clos sans avoir commencé. — Fouquier et l'acte d 'accusation de Mme de
Lavergne. — Une ténébreuse affaire. — Le procès Chaumette et la première idée
de la Conspiration des prisons. — Fouquier et sa correspondance.
« La dictature de
la Justice » est un mot de Saint-Just.
Dès le
5 avril 1793, l'accusateur public est investi du droit de faire arrêter,
poursuivre et juger tous les prévenus du crime de conspiration ou de « délits
nationaux », exception faite des députés et des généraux. La dénonciation des
autorités constituées, celle même des simples citoyens suffit. Sur son
mandat, tout individu est aussitôt arrêté, poursuivi et jugé. Il est
incarcéré dans une des prisons qui pullulent à Paris, dès le début de l'an
II. Analyser
les procès, grands et petits, qui occupèrent le parquet et les audiences du
Tribunal révolutionnaire d'avril 1793 à la fin de juillet 1794 serait faire
œuvre inutile. Ils ont été étudiés d'une façon définitive. Et tout cela est,
aujourd'hui, connu. Aussi bien notre sujet n'est-il pas l'histoire du
Tribunal révolutionnaire, mais l'étude de la responsabilité de
Fouquier-Tinville comme accusateur public. Un
individu est arrêté comme suspect. Le procès-verbal de son arrestation est
dressé au comité de surveillance de sa section. Cet acte contient
l'interrogatoire qu'il a subi devant les membres dudit comité. Le prévenu est
ensuite renvoyé, avec les pièces qui le concernent, devant le comité de
sûreté générale, où il est de nouveau interrogé. De là, on l'expédie devant
le Tribunal révolutionnaire. Les pièces sont envoyées par le comité de sûreté
générale à l'accusateur public, qui les examine, résume les faits, groupe les
griefs, cite les paroles ou les écrits incriminés, fait mention des
dénégations de l'accusé. En un mot, il dresse son acte d'accusation. Il a
soin d'indiquer que le prévenu agissait méchamment el à dessein, en vue de «
provoquer la dissolution nationale et le rétablissement de la royauté ». En
conséquence, il requiert qu'il lui soit donné acte, par le Tribunal assemblé,
de son accusation, que le prévenu soit pris au corps et écroué sur les
registres de la maison d'arrêt de la Conciergerie pour y rester comme en
maison de Justice. A
l'audience du Tribunal, Fouquier-Tinville soutient l'accusation. Si la
déclaration du jury est négative, l'accusé est mis en liberté, à moins que
Fouquier ne requière son maintien en prison par mesure de sûreté générale.
(Nous verrons ainsi certains accusés, tel Fréteau, absous par le jury, repris
plus tard par Fouquier, repasser devant le Tribunal et, cette fois,
condamnés.) Si la déclaration- du jury est affirmative, l'accusateur public
prend des conclusions sur l'application de la loi. Et c'est l'envoi à la
guillotine. Il
serait fastidieux d'analyser les actes d'accusation de Fouquier-Tinville,
tant le style en est monotone, tout empreint de cette phraséologie
révolutionnaire, dont, aujourd'hui, nous avons peine à comprendre l'outrance
continue et l'imprécision terrible1. Il ne s'en dégage que ceci. Fouquier,
pendant la première période de sa magistrature (et nous entendons par là le
laps de temps qui s'écoule entre le mois d'avril 1793 et le mois d'avril
1794), rédige assez consciencieusement ces actes d'après les interrogatoires
et d'après les pièces qui ont été transmis à son parquet. Il se montre, en
général, soucieux d'observer la loi, de ne pas outrepasser les droits et les
pouvoirs qu'elle lui confère. Il ne discute pas les éléments d'accusation
qu'il a entre les mains. Il n'en critique ni la valeur, ni l'origine. Il ne
s'arrête pas à peser le pour et le contre. Il ne se demande pas si telle
affirmation, si telle dénonciation mérite ou non crédit. Il admet, en bloc,
les témoignages les plus suspects. Il prend tout et il résume. Il expose et
il affirme. Il est l'organe de la loi. Il répond exactement, avec activité et
avec zèle, avec application, aux desseins et aux intentions des législateurs.
Ses réquisitoires s'abattent sur les accusés comme des coups de massue. Il
frappe, d'ailleurs, sans distinction, tous ceux qui lui sont désignés, à
quelque classe sociale qu'ils appartiennent et quelles que soient leur
situation, leur origine, leurs opinions. Si, à
les considérer en masse, les actes d'accusation de Fouquier-Tinville nous
semblent aujourd'hui ennuyeux à lire, il convient d'en excepter quelques-uns
pour lesquels il a fait des frais d'imagination et de style. Tels sont, par
exemple, ceux de Marie-Antoinette et de Mme du Barry. « Examen fait de toutes
les pièces transmises par (sic) l'accusateur public, dit le réquisitoire rédigé
par Fouquier contre la reine, il en résulte qu'à l'instar des Messalines
Brunehaut Frédégonde, et Médicis, que l'on qualifioit autrefois de reines de
France et dont les noms à jamais odieux ne s'effaceront pas des fastes de
l'histoire, Marie-Antoinette, veuve de Louis Capet, a été depuis son séjour
en France le fléau et la sangsue des Français ; qu'avant même l'heureuse révolution
qui a rendu au peuple françois sa souveraineté, elle avait des rapports
politiques avec l'homme qualifié roi de Bohême et de Hongrie ; que ces
rapports étoient contraires aux intérêts de la' France.... » « Citoyens
jurés, disait-il, en résumant son acte d'accusation contre Mme du Barry, vous
avez prononcé sur les complots de l'épouse du dernier tyran des François,
vous avez dans ce moment à vous prononcer sur les conspirations de son infâme
prédécesseur. Vous voyez devant vous cette Laïs, célèbre par la dissolution
de ses mœurs, la publicité et l'éclat de sa débauche, à qui le libertinage
seul avait fait partager les destinées du despote qui a sacrifié les trésors
et le sang des peuples à ses honteux plaisirs. » D'une
façon générale, Fouquier est sans pitié pour les ivrognes[1] et pour les fous. Et cela, dès
le début de sa magistrature, dès le commencement d'avril 1793. Le 10 avril,
il requiert la peine de mort contre un ancien soldat, Luttier, qui, pris de
boisson, a demandé à des ouvriers, au coin de la rue de la Huchette, « s'ils
étaient républicains et s'ils avaient une âme, leur affirmant que, lui, avait
une âme, qu'elle était pour son roi qui l'avait payé[2] ; que ce roi était mort ; mais
qu'il existait encore et qu'il paraîtrait bientôt ; que la France était
perdue s'il n'y avait pas un roi, parce que la France était trop grande pour
une république... » Luttier fut guillotiné. — Le 18 avril, il requiert contre
une cuisinière à Paris, Catherine Clère que, dans la nuit du 7 au 8 mars
précédent, un officier municipal, rentrant chez lui, avait vu tomber rue de
Fourcy, qu'il avait ramassée ivre et qui lui avait dit aussitôt « qu'elle ne
souffrirait pas qu'on coupât la tète au fils comme au père, » ajoutant
qu'elle entendait parler « du petit qui est au Temple. » Conduite au corps de
garde elle avait crié : « Vive le Roi ! » et tenu des conversations où, « dit
le réquisitoire de Fouquier, régnoit le désordre de l'ivresse. » Or, Fouquier
requiert la peine de mort contre Catherine Clère « pour avoir
méchamment et à dessein, dans des cafés et au corps de garde,
publiquement tenu des propos tendant à provoquer le meurtre, la dissolution
de la représentation nationale et le rétablissement de la royauté en
France... » Fouquier ne -s'embarrasse pas de la contradiction qui existe
évidemment entre le désordre régnant dans les idées et les propos de la
malheureuse, sous l'empire de l'ivresse, et l'intention d'avoir méchamment,
donc sciemment, conspiré contre la Convention. Catherine Clère fut
guillotinée, bien que son maître, M. de Wailly et d'autres témoins fussent
venus déclarer à l'audience qu'ils ne l'avaient jamais connue
contre-révolutionnaire. Nous
pourrions renouveler ces citations, en tirer des effets dramatiques ou
sinistres. Nous préférons exposer succinctement mais nettement - en vertu de
quelles mesures législatives les pou. voirs de Fouquier deviennent de plus en
plus exorbitants. Cet
exposé est nécessaire pour mieux faire comprendre comment l'accusateur public
qui n'est qu'un agent, mais un agent souple, zélé, actif — et qui,
d'ailleurs, se sent surveillé de près par des chefs politiques terribles — en
viendra tout naturellement, par une interprétation implacable des lois
révolutionnaires, sans lassitude et sans pitié, à symboliser l'Épouvante et
la Terreur. Et cela, presque insensiblement d'abord, puis crescendo, jusqu'à
la boucherie finale. Car, ne l'oublions pas, si, en treize mois (d'avril 1793
au 22 prairial de l'an II)
1.259 victimes montèrent à l'échafaud, pendant les quarante-neuf derniers
jours de la Terreur (du 22 prairial au 9 thermidor) il y eut 1.366 guillotinés
comme conspirateurs. * * * * *
Dès le
19 juillet 1793, Fouquier signalait à la Convention l'accroissement continu
de besogne infligée au Tribunal par les « circonstances ». « La
quantité d'affaires, écrit-il, exigeroit au moins 8 juges, dont 5 feroient le
service de l'audience et les 3 autres l'instruction, et ce, à tour de rôle.
De cette manière, j'ose répondre à la Convention que je ferai toutes les
affaires aussi promptement que l'exigent les circonstances[3]. » La
situation extérieure de la France est très critique. Mayence capitule le 23
juillet ; Valenciennes, le 28. Le général Custines, après la reddition de
Condé, a été rappelé à Paris le 12. La Convention renforce le Tribunal
criminel révolutionnaire. Le 2ft.
juillet, le nombre des juges est porté de 5 à 7. L'accusateur public et le
président auront un traitement de 8.000 livres par an. Puis, le 31 juillet,
deux sections sont créées. Le nombre des juges et des jurés est porté à 10 ;
le nombre des substituts de Fouquier est porté à 3, au lieu de 2 ; celui des
commis-greffiers à 4, au lieu de 3[4] ; celui des expéditionnaires à
4, au lieu de 3 ; le nombre des jurés est porté à 30. Sont
nommés juges : Coffinhal, un ancien médecin, ex-commissaire national au
tribunal du IIe arrondissement de Paris ; Nicolas Grébeauval. ancien
secrétaire de Fouquier ; Gabriel-Toussaint Scellier, juge-directeur du jury
d'accusation. Le 28
août, Amand-Martial-Joseph Herman, président du tribunal criminel du
Pas-de-Calais, concitoyen de Robespierre, était nommé vice-président du
Tribunal, à la place de Montané. Pourquoi Montané était-il remplacé ?
Fouquier-Tinville l'avait dénoncé, le 30 juillet, à la Convention pour avoir,
dans l'exercice de sa charge, commis deux fautes graves : 1° dans le jugement
de Charlotte Corday, Montané avait substitué « intentions criminelles » à «
intentions contre-révolutionnaires », ce qui pouvait sauver la tête de
l'accusée ; 2° dans le jugement des assassins de Léonard Bourdon, il avait
rayé de la minute la clause de la confiscation des biens[5]. Montané, convoqué à
comparaître devant la deuxième section du Tribunal qui venait d'être créée,
n'y comparut pas. Il fut arrêté. Mais Fouquier l'oublia dans sa prison, en
dépit des suppliques de Montané, qui voulait être jugé. Ce trait d'humanité
de Fouquier sauva la vie à Montané qui gagna le 9 thermidor et fut ensuite
acquitté, après de longs mois de détention. Le 25
août, Marseille est prise ; le 28, Toulon se livre aux Anglais. Lyon est en
pleine insurrection. Le 5
septembre, les sections viennent demander qu'on place la Terreur à l'ordre du
jour. Merlin de Douai observe à la Convention que le Tribunal est surchargé
d'affaires ; les accusés affluent de toutes les parties de la France. Et, cependant,
il faut que « prompte justice soit rendue au peuple ». Le Tribunal, par
décret des 5 et 14 septembre, aura 4 sections, 16 juges (y compris le
président et le vice-président), 60 jurés, 5 substituts,8commis greffiers et 8 expéditionnaires.
Il s'agit d'augmenter de plus en plus « l'action du Tribunal ». Pour
rendre cette action efficace, il faut le concours des Comités
révolutionnaires. Ces Comités réorganisés seront chargés de procéder
sur-le-champ à l'arrestation des gens suspects. Pleins pouvoirs leur seront
donnés à cet effet. Billaud-Varenne avait dit : « Il faut que nous allions chercher
nos ennemis dans leurs tanières. A peine la nuit et le jour suffiront-ils
pour les arrêter. Je demande qu'on regarde comme suspect tout noble, tout
prêtre qui, à la réception du décret, ne se trouvera pas résidant dans sa
municipalité. » « Il y a d'autres suspects, avait ajouté Bazire, ce
sont les boutiquiers, les gros commerçants, les agioteurs, les ci-devant
procureurs (avoués), les huissiers, les valets insolents, les intendants et
hommes d'affaires, les gros rentiers, les chicaneurs par essence, profession
et éducation. » Ces
propositions sont unanimement décrétées[6]. Un
décret du 6 septembre ordonne l'arrestation de tous les étrangers résidant en
France. Les comités de surveillance[7] dresseront la liste des
suspects et décerneront contre eux les mandats d'arrêt. Dans la séance du 14
septembre, Merlin de Douai fait répartir la besogne entre les quatre sections
du Tribunal. Tous les jours, alternativement, deux sections jugeront ; les
deux autres, en chambre du Conseil, s'occuperont de l'instruction
préparatoire aux débats. La
besogne de Fouquier s'aggrave, de jour en jour, singulièrement. Et lui,
s'inspire des propositions énoncées par Chaumette, le 10 octobre 1793, au
Conseil de la Commune. « Sont
suspects ceux qui, dans les Assemblées du peuple, arrêtent son énergie par
des discours astucieux, des cris turbulents et des murmures ; ceux qui, plus
prudents, parlent mystérieusement des malheurs de la République, s'apitoient
sur le sort du peuple et sont toujours prêts à répandre de mauvaises
nouvelles avec une douleur affectée ; ceux qui ont changé de conduite et de
langage selon les événements ; qui, muets sur les crimes des royalistes, des
fédéralistes, déclament avec emphase contre les fautes légères des patriotes
et affectent, pour paraître républicains, une austérité, une sévérité
étudiées ; qui se démentent dès qu'il s'agit d'un modéré ou d'un aristocrate
; ceux qui plaignent les fermiers et marchands avides, contre lesquels la loi
est obligée de prendre des mesures ; ceux qui, ayant toujours les, mots de
liberté, république et patrie aux lèvres, fréquentent les ci-devant nobles,
les prêtres contre-révolutionnaires, les aristocrates, les feuillants, les
modérés et s'intéressent à leur sort ; ceux qui, n'ayant rien fait contre la
liberté, n'ont aussi rien fait pour elle...[8] » Le
ressort du gouvernement révolutionnaire est à la fois dans la vertu et dans
la terreur[9]. Mais le peuple a faim ; il
meurt de faim. On lui donne le spectacle de l'échafaud et du supplice
quotidien des conspirateurs. A l'heure des exécutions, on s'écrase, place de
la Révolution. Le 4 germinal an II, la section de Chalier fait part au
Conseil général de la Commune que, ce jour-là, il s'est produit plusieurs
accidents malheureux causés par la grande affluence des citoyens et des
échafauds[10] particuliers dressés sur la
place. Le Conseil général arrête qu'à l'avenir, il n'y aura ni échafauds
particuliers ni charrettes qui puissent gêner la voie ; qu'il sera défendu
aux citoyens de lever leurs cannes et leurs chapeaux au moment où le glaive de
la loi va frapper le coupable[11]. Et, le
5 germinal (25 mars 1794),
Fouquier écrit à Hanriot, commandant général de la garde parisienne : «
Citoyen, « Le
lieu de la sépulture des condamnés étant transporté à Mousseaux[12], comme la gendarmerie près les
tribunaux est insuffisante pour ce service journalier et continuel du
tribunal, ne conviendrait-il pas que tu donnasses les ordres à quatre
cavaliers d'accompagner du lieu de l'exécution jusqu'à celui où ces cadavres
sont déposés ? De cette manière, la gendarmerie retourneroit incontinent à
son poste, et les travaux du tribunal ne ralentiront pas. Je t'invite à
prendre ces objets en considération. « Salut
et fraternité. «
A.-Q. FOUQUIER[13]. » Le 5
germinal ! C'est le lendemain de la condamnation d'Hébert, Vincent, Ronsin et
consorts (20
accusés en tout). En
dépit de la vertu, de la liberté, de l'unité, de l'indivisibilité, de
l'égalité, en dépit des lois faites pour lui, le peuple souffre infiniment ;
il a faim. Il boit. Les ivrognes qu'on arrête comme conspirateurs réclament
un roi « parce que ça ne peut plus durer ainsi. On est trop malheureux. »
Quant à la foule des habitués aux audiences du tribunal « tout indignée
qu'elle est, dit un observateur de police, elle voit avec peine le Tribunal
suivre une marche aussi contraire aux lois de l'humanité et de la justice[14]. » Cette
phrase de l'observateur a été écrite à la sortie d'une des audiences du
procès d'Hébert, procès rondement et rudement mené par Dumas, vice-président.
Pour dresser son acte d'accusation contre le rédacteur du Père Duchesne et
ses dix-neuf coaccusés — dont une femme, Catherine Quétineau, veuve du
colonel républicain guillotiné le 26 ventôse, an II —, Fouquier ne s'est pas
mis en grands frais de recherches ou de preuves. Les preuves morales et des
ordres lui suffisaient. S'il s'est déjà inspiré des paroles de Chaumette
prononcées au conseil de la Commune le 10 octobre 1793, il s'est inspiré
aussi de discours politiques plus récents, ceux de Robespierre et de
Saint-Just. Il s'agit de perdre les « indulgents » de la Montagne
dans la personne de Danton, de supprimer l'insurrection naissante et la
Commune dans la personne d'Hébert. D'une double étiquette, Robespierre les a
flétris : les Modérés et les Ultras. Et Saint-Just a dit à la
Convention, le 8 ventôse (26 février 1794) : « Ce
qui constitue une république, c'est la destruction totale de tout ce qui lui
est opposé. On se plaint des mesures révolutionnaires ; mais nous sommes des
modérés en comparaison de tous les autres gouvernements... C'est un signe
éclatant de trahison que la pitié que l'on fait paraître pour le crime, dans
une république qui ne peut être assise que sur l'inflexibilité... L'essor du
gouvernement révolutionnaire, qui avait établi la dictature de la justice
est tombé... Détruisez le' parti rebelle ; bronzez la liberté !...[15] » Et, s'il demande des
armes judiciaires contre les « corrompus et les violents » vendus à
l'étranger, ces armes lui sont accordées. C'est le décret du 23 ventôse an II
: « ... Le Tribunal révolutionnaire continuera d'informer contre les
auteurs et complices de la conjuration ourdie contre le peuple français et sa
liberté. Il fera promptement arrêter les détenus et les mettra en jugement... » Cette nuit-là,
Hébert, Ronsin, Vincent et consorts étaient arrêtés. « Jamais, écrit
Fouquier-Tinville dans son acte d'accusation, il n'a existé contre la
souveraineté du peuple français et sa liberté une conjuration plus atroce
dans son objet, plus vaste, plus immense dans ses rapports et ses détails ;
mais l'active vigilance de la Convention vient de la faire échouer en la
dévoilant et en livrant au Tribunal ceux qui paraissent en avoir été les principaux
instruments[16]... » Puis il résume les
faits à sa façon, en se conformant aux instructions des deux Comités. On sait
la piteuse attitude qu'eut Hébert pendant son procès. Il ne se défendit pas.
Il répondait par oui ou par non. Le violent rédacteur du Père Duchesne était
extrêmement affaissé. Par contre, Vincent, Momoro et Ronsin rivalisaient
d'insolence[17]. Trois accusés furent
acquittés. Laboureau, étudiant en médecine de quarante et un ans, acquitté,
reçut l'accolade fraternelle. C'était un espion de police. La veuve du
colonel Quétineau se déclara enceinte. Conduite à l'hospice de l'Évêché, elle
fut reconnue grosse de quatre mois. Le tribunal ordonna de surseoir à son
exécution. La pauvre femme n'eut pas de chance. Quelques jours après, elle
fit une fausse couche. Le 11 mai, les officiers de santé Bayard et Théry lui
délivraient un certificat de convalescence. Fouquier-Tinville requérait
immédiatement et le tribunal ordonnait « qu'il serait passé outre, dans
les vingt-quatre heures, à l'exécution du jugement du 4 germinal dernier qui
condamnait la veuve Quétineau à la peine de mort, le tout à la diligence de
l'accusateur public. » Ce même jour, elle fut guillotinée. * * * * *
La
diligence de l'accusateur public est extrême. Pour ne pas perdre de temps en
allées et venues, il habite maintenant à côté du Palais de Justice, place
Thionville (aujourd'hui place Dauphine). Levé dès l'aube, il est à son
parquet, dépouillant la formidable correspondance, qui lui arrive des
départements, préparant la besogne du Tribunal, stimulant ses secrétaires,
dirigeant ses substituts, avant les audiences qui, généralement, s'ouvrent à
9 ou 10 heures du matin. Pêle-mêle, les « affaires » affluent. Comment s'y
reconnaître ? Il faut aller vite et frapper fort. Ses chefs politiques sont
là qui le surveillent et qui le tiennent. S'en aller ? Donner sa démission ?
Il ne peut y songer. Que deviendrait-il ? Que deviendraient les siens ? Il
faut obéir. Et il obéit. Il est un agent d'exécution. Jusqu'ici
il s'est contenté de suivre et d'observer la loi — cette loi qui change si
souvent. Ses actes d'accusation ne sont, en réalité, que des résumés écrits
d'après les pièces qui lui ont été remises ou d'après les interrogatoires
subis par les accusés. Fouquier s'est contenté de faire exécuter la loi, les
décrets. Et il s'est montré strict et dur observateur de cette loi et de ces
décrets. Maintenant il va faire preuve d'initiative, jouer un rôle personnel,
se montrer. Il violera les formes judiciaires, il sera partial. Il
suggérera à ses chefs des deux comités de Sûreté générale et de Salut public
que les pouvoirs dont il dispose sont trop faibles, qu'il est possible, au
moyen de décrets de circonstance, d'aller plus loin, de frapper plus sûrement
les conspirateurs et les suspects. Hérault
de Séchelles a été arrêté. Et Billaud-Varenne a déclaré qu'il fallait « tuer
Danton ». Saint-Just a dit : « Si nous ne le faisons guillotiner,
nous le serons. » Le 'l0 germinal (30 mars 1794), Danton est arrêté, à 6 heures
du matin. Philippeaux, Lacroix, Camille Desmoulins, Fabre, Chabot le sont
aussi. Et
voici ce que va faire Fouquier-Tinville. Dans son acte d'accusation, il va amalgamer
des griefs anciens, des pièces récentes, des dénonciations toutes neuves,
confondant, à dessein, les prévenus politiques et les inculpés d'agiotage.
Les banquiers Frey, Gusman, Deisderichen seront accolés à Danton et à ses
amis. Le motif ? Complicité dans l'affaire de la Compagnie des Indes. Rien de
moins prouvé que cette audacieuse affirmation. Les Frey, - par exemple, juifs
allemands venus à Paris pour y respirer, disaient-ils, « l'air de la liberté
» et fournisseurs aux armées, en 1792, ont sans doute été des tripoteurs
d'affaires, non des conspirateurs d'Etat. Fouquier qualifie Deisderichen « d'avocat
du roi de Danemark ». Ce n'est ni un grief ni un argument, mais cela semble
insinuer qu'il avait des intelligences avec l'étranger. Or, de même que les
étrangers Proly, Cloots, Pereyra avaient, le 4 germinal, été guillotinés avec
les violents, les ultras, Hébert, Ronsin, Vincent ; de même Gusman, Frey,
Deisderichen sont inculpés avec les modérés, avec Danton et les autres.
L'acte d'accusation affirme leur complicité. Et cet acte a été rédigé sur le
manuscrit du discours d'Amar, membre du comité de Sûreté générale, à la
Convention, relatif à l'affaire de la Compagnie des Indes. Il y a
encore, parmi les inculpés, le général Westermann. « Westermann, écrit
le docteur Robinet, fut amené sur le banc des accusés sans qu'on ait pris la
peine d'observer à son égard aucune forme judiciaire. Il n'avait pas subi
d'interrogatoire. Son acte d'accusation qu'on ne lui avait pas notifié (comment alors
pouvait-il préparer sa défense ?) avait été rédigé par Fouquier d'après des pièces qu'il n'avait
pas même vues, puisqu'elles étaient sous scellés, comme en témoigne un
procès-verbal dressé ce même jour au domicile du général, rue Meslé, 63, par
des membres du Comité de surveillance de la section des Gravilliers[18]. » En effet, le mandat
d'arrêt du général, son ordre de saisie, confirmé par décret de la
Convention, son acte d'accusation sont tous du même jour, 13 germinal (2 avril 1794)[19]. Le 14, ordre de mise en
jugement par le Tribunal, constatation d'identité du prévenu, interrogatoire
et comparution à l'audience. Mais Fouquier a rédigé son acte d'accusation le
13 et il y dit « qu'examen fait de l'interrogatoire subi aujourd'hui par
Westermann par devant le Tribunal, ainsi que des pièces (que le parquet n
avait pas encore à sa disposition et qu'il faisait, au contraire, à ce moment
même, saisir et garder sous scellés « il résulte que Westermann a secondé de
tout son pouvoir la conspiration de Dumouriez. » Mais il
y a plus. C'est le rôle joué, à l'audience du 15 germinal (4 avril 1794), par l'accusateur public. Nous ne
nous arrêterons pas à l'accusation dirigée par le greffier Pâris, dit
Fabricius, contre Fouquier-Tinville, lors de son procès, d'avoir, avec
Lescot-Fleuriot, trié les jurés du procès Danton au lieu de les tirer au
sort. Le greffier Paris était un ami de Danton. Il fut arrêté pour avoir
refusé de signer le jugement de Danton. On peut admettre que, par rancune
contre Fouquier, il l'ait impitoyablement chargé, de toutes les manières, le
jour où il eut à déposer contre lui. Mais,
il est un fait qui ressort des notes de Topino-Lebrun, présent à l'audience.
C'est que Fouquier et le président Herman, contrairement à la légalité, se
concertèrent pour diriger les débats. Ils se passèrent des notes du genre de
celles-ci. « Herman.
— Dans une demi-heure, je ferai suspendre la défense de Danton... « Fouquier.
— J'ai une interpellation à faire à Danton relativement à la Belgique lorsque
tu cesseras les tiennes. « Herman.
— Il ne faut pas entamer, relativement à d'autres que Lacroix et Danton,
l'affaire de la Belgique ; et quand nous en serons là, il faut avancer[20]... » Il est
un autre fait. C'est qu'Herman et Fouquier ne cessèrent de couper la défense
des accusés pour gagner les trois jours au bout desquels le président du
Tribunal avait le droit de demander aux jurés s'ils se déclaraient assez
éclairés et de clore les débats'. Il est
encore un autre fait. C'est que le député Lacroix insista pour avoir la
parole et dit qu'il était impossible que les jurés fussent instruits
puisqu'ils n'avaient pas entendu les témoins. S'adressant à Fouquier, il lui
demanda s'il avait assigné les témoins dont il lui avait fait passer la
liste. Fouquier, à cette question, resta « un peu interdit » Il répondit
qu'il l'avait perdue. Lacroix s'étonna. Fouquier répliqua qu'il était en
droit, d'après la loi, de ne pas donner de témoins aux accusés. Lacroix et
les autres firent observer qu'ayant, eux-mêmes, collaboré à la rédaction de
cette loi, ils la connaissaient et qu'elle ne disait pas ce que l'accusateur
public voulait lui faire dire. C'est alors que Fouquier déclara qu'il allait
écrire à la Convention « pour éclaircir le fait[21]. » Pendant
l'audience, il écrivit, non pas à la Convention, mais au Comité de Salut
public, la fameuse lettre où il faisait part des réclamations des accusés. « Paris,
ce 15 germinal de l'an second de la République une et indivisible. » « Citoyens
représentants. « Un
orage horrible gronde depuis l'instant que la séance est commencée : les
accusés, en forcenés, réclament l'audition des témoins à descharge, des
citoyens députés : Simon, Courtois, Laignelot, Fréron, Panis, Ludot, Callon,
Merlin de Douay, Gossuin, Legendre, Robert Lindet, Robin, Goupilleau de
Montaigu, Lecointre de Versailles, Brival et Merlin de Thionville. Ils en
appellent au - peuple du refus qu'ils prétendent éprouver ; malgré la fermeté
du président et du Tribunal entier, leurs réclamations multipliées troublent
la séance, et ils annoncent hautement qu'ils ne se tairont pas que leurs
témoins ne soient entendus et sans un décret ; nous vous invitons à nous
tracer définitivement notre règle de conduite sur cette réclamation, l'orde
judiciaire ne nous fournissant aucun moyen de motiver ce refus. « A.-Q.
FOUQUIER, HERMAN, président[22], » Cette
lettre, Saint-Just s'abstint cyniquement de la lire à la Convention. Il
s'écria : « Les malheureux ! Ils avouent leur crime en résistant aux lois !...
En ce moment, on conspire dans les prisons en leur faveur ; en ce moment
l'aristocratie se remue ! » Il fit part à l'Assemblée de la dénonciation d'un
mouton de la prison du Luxembourg, le citoyen Laflotte, montrant qu’une
conspiration, dont le but était d'égorger les Comités et le Tribunal existait
entre les prisonniers et les accusés. Il proposa le décret de mise hors des
débats. « Tout prévenu de conspiration qui résistera ou insultera à la
justice nationale, sera mis hors des débats sur-le-champ. » Le décret fut
rendu. Amar et Voulland le portèrent au tribunal. Fouquier requit la lecture
et l'enregistrement du décret. Le 16, à l'ouverture de l'audience, il déclara
à Danton et à Lacroix que leurs témoins ne seraient pas entendus. Le
président lut le décret du 7 brumaire an Il autorisant le Tribunal à demander
aux jurés s'ils étaient suffisamment éclairés. Les jurés se retirèrent. Assez
longtemps après, ils revinrent. Le même soir Trinchard, chef des jurés,
déclara qu'ils étaient suffisamment instruits. Fouquier, alors, exposa
qu'étant donnés l'indécence, les blasphèmes des prévenus pendant les débats,
il se voyait obligé de prendre des mesures proportionnées à la gravité des
circonstances. A sa requête, le Tribunal ordonna que les questions seraient
posées au jury et le jugement prononcé en l'absence des accusés. Des
charrettes attendaient dans la cour de la Conciergerie. Les Dantonistes
passèrent de la salle d'audience dans la salle des condamnés. Pendant qu'on
faisait leur toilette, ils entendirent leur sentence de mort. De là, ils
partirent pour la guillotine. En
réalité, les débats avaient été clos sans avoir commencé. Aucune pièce
n'avait été lue. Aucun des témoins réclamés n'avait été entendu. Fouquier
avait assumé une terrible responsabilité. Sans parler du fait dont l'accusa
plus tard Pâris d'avoir été avec Herman dans la chambre des jurés pour les
influencer pendant leur délibération, il avait dénaturé le caractère des
protestations élevées par les accusés lorsqu'ils insistaient pour avoir des
témoins, comme c'était leur droit. Et ceci fut un crime. En outre, lorsqu'il
suggérait dans sa lettre au Comité de Salut public qu'il était possible
d'enlever, par un décret, aux accusés la parole et la liberté de la défense,
il commettait un second crime. Il donnait à Saint-Just une arme pour son coup
d'État judiciaire. Plus
tard, accusé à son tour, il se défendra d'être responsable du jugement rendu
contre Danton et de sa mort. « ...
J'en appelle au bon sens et à la raison. Si j'eusse été d'intelligence avec
le féroce et sanguinaire Robespierre et ses complices[23] pour ôter à Danton et autres
accusés tous moyens de se justifier : 1° Aurais-je écrit la lettre dont je
viens de parler ? 2° Aurais-je informé le Comité que les accusés demandaient
à grands cris à faire entendre pour leur justification un certain nombre de
députés ? 3° Aurais-je mandé que les accusés en appelaient au peuple entier
du refus qui leur en serait fait ? Non ; certainement, à moins qu'on ne
veuille trouver du mal dans les actions les plus simples et les plus droites
etc... Devais-je m'attendre que, par une infidélité aussi coupable
qu'incroyable, Saint-Just, rapporteur de ma lettre en changerait le texte
dans son rapport et me prêterait d'avoir écrit que les accusés étaient en
rébellion ouverte, etc. » Pourquoi,
au lieu d'adresser sa lettre au Comité de Salut public où il savait
Saint-Just et Robespierre résolus à perdre Danton, ne l'a-t-il pas adressée à
la Convention ? Danton eût, peut-être, été sauvé. Pourquoi serions-nous dupes
de ces mots « à moins qu'on ne veuille trouver du mal dans les actions les
plus simples et les plus droites », alors que nous avons présente à la
mémoire la dernière phrase de sa première lettre au Comité : « Il est instant
que vous vouliez bien nous indiquer notre règle de conduite et le seul moyen
seroit un décret à ce que nous croyons ? » Par ces mots, il suggère
évidemment un moyen judiciaire d'empêcher la défense. Ce sera le décret.
Saint-Just ne se le fit pas dire deux fois. Le décret fut rendu. Il se peut
que cette seule lettre de Fouquier ait été sa perte, quelques mois après. * * * * *
Fouquier
est l'exécuteur des lois. Mais tout sentiment d'humanité, toute pitié
doivent-ils être abolis lorsqu'il s'agit de l'application de ces lois ? Et
pourquoi n'aurait-il aucune part de responsabilité dans l'atroce condamnation
de Mme de Lavergne, la veille du jour où le procès des Dantonistes allait
commencer ? Voici les faits. Louis-François de Lavergne-Champlaurier,
lieutenant-colonel, commandant militaire de Longwy, venait d'être condamné
comme convaincu d'avoir livré Longwy à l'ennemi. Il était très malade, âgé.
Sa femme avait fait une démarche personnelle auprès du Comité de Sûreté
générale pour demander un sursis. Mme de Lavergne avait 26 ans. Elle était
jeune ; elle était belle. Amar, le vieux Vadier (dit soixante
ans de vertu),
Voulland la reçurent, narquois, semblant s'étonner qu'elle « voulût retarder
le moment qui la débarrasserait d'un mari vieux et infirme[24] ». Elle alla chez le
vice-président du Tribunal. Dumas la reçut comme Amar, Vadier et Voulland
l'avaient reçue. Alors, elle comprit qu'il n'y avait plus rien à faire. Elle
se rendit au Tribunal, s'assit par terre, au milieu de la foule. Elle
attendit que l'audience s'ouvrît. Et, quand l'audience fut ouverte, elle vit
les geôliers de la Conciergerie apporter sur un matelas son mari, M. de
Lavergne, moribond. L'acte d'accusation fut lu, la peine de mort prononcée. Tout à
coup, un cri part du milieu de la foule, dans une des salles attenant à celle
du Tribunal, un cri de « vive le roi ! » — plusieurs fois répété.
C'est Mme de Lavergne « qui veut être guillotinée parce qu'on va
assassiner son mari », comme elle le déclare aux administrateurs de
police auxquels les gendarmes l'amènent aussitôt[25]. Elle est devenue subitement
folle de douleur. Interrogée, cuisinée, elle ne sait plus dire que ceci J'ai
demandé un roi. Je veux être guillotinée. On va assassiner mon mari. J'ai
besoin de me coucher. » Et, lecture faite de son interrogatoire, elle déclare
qu'elle ne sait plus ce qu'on lui a demandé ni ce qu'elle a répondu. Elle
monte sur les gradins. C'est le substitut Grébeauval qui requiert contre
elle. Elle est condamnée à mort. Herman préside la séance, glacial,
impénétrable. L'acte
d'accusation qu'on peut voir aux Archives a été écrit par un secrétaire de
Fouquier. Mais l'accusateur public l'a signé ; il a ajouté en marge des
notes, des précisions. Peut-on dire qu'il n'ait eu aucune
responsabilité dans la mort de Mme de Lavergne fauchée par la guillotine à
vingt-six ans pour avoir tendrement aimé son vieux mari ? Le
contre-coup de la mort de Danton se fait sentir dès le 16 germinal (5 avril 1794). Il faut
occuper l'esprit public, donner le change à l'opinion, prouver que la
Conspiration existe, que ce n'est pas une invention des Comités servis par la
police, que les patriotes courent les plus grands dangers, qu'ils risquent
d'être poignardés. Pour cette affaire, les Comités de Salut public et de
Sûreté générale ont un homme à eux qu'ils entretiennent depuis quelques jours
dans la maison d'arrêt du Luxembourg. C'est le nommé Laflotte, « ex-ministre
de la République à Florence ». Laflotte est un mouton, espion de prison et
agent provocateur. Il est le dénonciateur de la Conspiration. Aux débats, il
en sera le témoin principal. Sa dénonciation a été lue, par un secrétaire, à
la Convention, le 15 germinal, sur la proposition de Billaud-Varenne. Il
s'agit d'un complot forgé par certains prisonniers à la tête desquels se sont
mis le général Arthur Dillon et le député Philibert Simond. Dillon a écrit à
'la femme de Camille Desmoulins, lui offrant mille écus pour soudoyer du
monde et faire entourer le Tribunal révolutionnaire pendant les débats du
procès Danton. La femme de Chaumette vient de passer par le Luxembourg ; elle
a fait des signes de contentement à son mari, en battant des mains. Dillon
prétend avoir, dans la prison du Luxembourg, 200 hommes à ses ordres ; Simond
une quarantaine. Le coup se fera de nuit. Il faudra se' porter vers le Comité
de Salut public « et l'égorger. » Il faudra d'abord donner l'alarme dans la
prison, réunir les prisonniers, les entraîner dehors. Dillon se charge de
conduire la force armée. Il prétend avoir avec lui l'écrivain et un
guichetier qui obligeront l'officier de garde à donner le mot d'ordre. Les
conspirateurs ont mis Laflotte dans leur secret. L'espion « a passé une nuit
très agitée, craignant qu'il ne prît fantaisie à Dillon d'exécuter son plan
au milieu de la nuit ». Il s'est levé au jour et s'est empressé de mettre au
courant le Comité du Salut public. Ténébreuse
affaire. Qu'y avait-il de vrai dans tout cela ? Le complot était-il réel ? La
dénonciation du mouton Laflotte venait singulièrement à propos, pendant les
débats du procès Danton. Un prétexte était trouvé. Ce même prétexte servira,
pendant leur procès au Tribunal, du 21 au 24 germinal, contre l'agent
national de la Commune de Paris, Chaumette, contre Gobel, évêque renégat de
Paris, « apôtres de l'athéisme », contre Arthur Dillon, général traitre,
contre le député Philibert Simond, et contre vingt et un autres prisonniers
du Luxembourg, parmi lesquels se trouvaient la jeune femme de Camille
Desmoulins, la touchante Lucile et la veuve d'Hébert. D'après
Fouquier-Tinville, tous ces accusés de conditions et d'origines si diverses
conspiraient dans la prison du Luxembourg pour replacer sur le trône de
France le fils de Louis XVI. L'or de l'Étranger soudoyait leurs manœuvres.
L'accusateur public voyait en eux, du reste, des complices d'Hébert et « autres
conspirateurs déjà frappés du glaive de la Loi ». Printemps
de 1794 ! Un frisson de terreur secoue la France de la base au sommet.
L'épouvante monte. Les fournées commencent. Et c'est Saint-Just qui
dénonce le relâchement des tribunaux de province. Il fait voter la loi du 27
germinal (16 avril). Les prévenus de conspiration seront traduits au Tribunal
révolutionnaire de tous les points de la République. Les Comités de Salut public
et de Sûreté générale rechercheront promptement les complices des conjurés et
ils les feront traduire au tribunal, révolutionnaire. » Les dénonciations
sont transmises à l'accusateur public : dénonciations volontaires et
dénonciations payées, faites « au nom de la liberté et du bonheur du peuple
français » ; dénonciations de serviteurs contre leurs maîtres, de commis
contre leurs patrons, de femmes abandonnées contre leurs amants, de débiteurs
contre leurs créanciers et inversement, de soldats contre leurs chefs.
Billaud-Varenne, dans son rapport du 1er floréal, à la Convention, dessine en
traits fulgurants un projet de régénération nationale par la guillotine : « ...
Il faut une action forte... L'inflexible austérité, de Lycurgue devint à
Sparte la base inébranlable de la République ; le caractère faible et
confiant de Solon replongea Athènes dans l'esclavage... Ce parallèle renferme
toute la science du gouvernement... Les prétentions de la Prusse et de
l'Angleterre sont rentrées dans le néant avec Brissot, Carra, Hébert, Danton
et Fabre d'Églantine... » Et, pourtant, la guerre continue. Il faut des
armées, des généraux. Billaud trace un tableau « ravissant » de la France
régénérée par la vertu et la justice mises à l'ordre du jour : instruction
répandue partout, épuration du cœur ; égoïsme détruit, plus de mendicité ;
plus d'hôpitaux ; les soins de la charité rendus à domicile ; du travail pour
tous ; du bien être pour tous ; le triomphe du civisme et de la sensibilité[26]. Ce
jour-là, le Tribunal révolutionnaire jugeait une grande fournée de 25
parlementaires, anciens membres des parlements de Paris et de Toulouse :
Lepeletier-Rosambo, Bourrée-Corberon, Bochart de Saron, Molé de Champlâtreux,
Lefebvre d'Ormesson, Pasquier, etc. Ils étaient inculpés d'avoir protesté
contre les décrets de l'Assemblée Nationale. Ils comparaissaient devant des
jurés solides qui n'étaient pas des « messieurs » comme eux : Gravier, le
vinaigrier, Brochet, l'ancien laquais, Trinchard, ex-dragon et menuisier,
etc. Parmi
les accusés, Henri-Guy Sallier, ancien président à la Cour des aides. « Vous
vous trompez, protestait-il, puisque je n'étais pas membre du Parlement mais
président à la Cour des aides. Il s'agit de mon fils Guy-Marie Sallier,
conseiller au Parlement. » Vaines protestations. Il fut guillotiné. Il y
avait eu erreur sur la personne. Dans son interrogatoire, en présence de
Fouquier, il avait déclaré se nommer Henri-Guy Sallier et non Guv-Marie.
Fouquier avait eu, entre les mains, toutes les pièces de l'affaire. Il ne
siégeait pas à l'audience ; c'est son substitut Gilbert Liendon qui requérait
à sa place. Il n'en est pas moins vrai que Fouquier avait, à la légère,
décerné un mandat d'arrêt contre le père au lieu du fils et dressé, également
à la légère, son acte d'accusation contre le père. Plus
tard, au procès de Fouquier, le fils Sallier viendra déposer. Sa déclaration
est nette[27]. Il convient de faire observer
que, ce 1er floréal, Fouquier écrit à Hanriot, commandant de la force armée
parisienne, pour lui dire que « le jugement aura lieu à trois heures[28]. » Il en était donc sûr
avance ? Notons, enfin, que la lettre d'adieu écrite par Honoré Rigaud, l'un
des parlementaires de Toulouse à sa femme, au moment de partir pour
l'échafaud, n'a jamais été envoyée à son adresse. Elle est encore au dossier,
parmi les papiers du parquet[29]. Lettre douloureuse et d'une
noble résignation où le malheureux pardonne à ses ennemis, supplie sa famille
de ne pas chercher à venger sa mort, envoie ses dernières pensées à sa femme,
à ses enfants. Fouquier-Tinville ne se mit pas en peine de la faire parvenir.
Il avait d'autres soucis en tête. Depuis quelques jours, le président du
Tribunal n'était plus Herman. Celui-ci, en récompense de son attitude pendant
les débats du procès Danton, avait été nommé, le 19 germinal, ministre de la
Justice à la place de Paré. Dumas, vice-président, lui avait succédé comme
président. Fouquier était en mauvais termes avec Dumas, ivrogne notoire que
l'accusateur public qualifiera en ces termes : « Il était mon ennemi
mortel ». La situation devenait difficile pour Fouquier. Surveillé de
près par les comités, détesté par son président, il s'emporte souvent, en
colères brusques contre ses secrétaires, contre les jurés[30]. Son caractère violent et son
tempérament autoritaire se trouvent mal à l'aise, à l'étroit dans ses
fonctions. Et
pourtant, Herman estimait que « la loi donnait trop à l'accusateur public et
ne permettait pas au Tribunal une surveillance telle qu'il eût peut-être été
à désirer. » Herman trouvait que « Fouquier faisait sa besogne un
peu en procureur »[31]. Cet ancien procureur supporte
impatiemment les fantaisies, de Dumas, la façon brusque, incohérente dont le
président mène les débats, coupe la parole aux accusés, et la leur ôte. Il
lui tient tête ; il insiste pour que certains témoins soient entendus. Ces
deux magistrats révolutionnaires vont être en constante rivalité. Cependant,
les affaires affluent, de toutes parts. Le 5 floréal (24 avril), 35 habitants de Verdun montent
sur les gradins. Ils sont accusés d'avoir livré Verdun au roi de Prusse.
Plusieurs d'entre eux sont des vieillards de soixante-dix, soixante-douze,
soixante-quinze et soixante-seize ans. Il y a sept jeunes filles dont deux,
Claire Tabouillot et Barbe Henry, ont dix-sept ans. Celles-là
ne furent pas condamnées à mort, mais à vingt ans de détention et à six
heures d'exposition sur l'échafaud[32]. — 6 floréal (25 avril), Anisson Duperron, directeur de
l'Imprimerie Nationale du Louvre, est condamné à mort. Sa magnifique terre de
Ris était devenue propriété nationale. Très généreux dans sa commune de Ris
(devenue Brutus), il mourait victime d'un abominable chantage de la part du
maire et d'autres habitants jaloux de son immense fortune. — 9 floréal (28 avril), Fouquier confond deux accusés
en un seul. Et ce fait tend à justifier la critique d'Herman lorsque celui-ci
affirme, comme témoin au procès de Fouquier-Tinville « qu'il le regardait
personnellement comme un peu brouillon, c'est-à-dire ne mettant pas assez
d'ordre dans son cabinet » et « que le Tribunal lui a souvent reproché le
défaut de correction ou de précision sur les actes d'accusation[33] ». Les deux accusés
confondus en un seul, ce 9 floréal, sont Pichard-Du-page et Olivier-Despallières.
Ces deux noms confondus donnent : Pichard-Despallières. Dans la fournée de ce
jour-là 1 figurait Denis-François Angran d'Alleray, ancien lieutenant civil
au Châtelet de Paris. Il avait rendu quelques services à Fouquier, procureur
au Châtelet. L'accusateur public du Tribunal révolutionnaire se souvint de la
dette de reconnaissance contractée par l'ancien procureur, avant la
Révolution. Il fit dire au citoyen Angran de tout nier[34]. Celui-ci était accusé d'avoir
fait passer des secours à un de ses enfants émigré. Il ne nia pas le fait,
déclara hautement : « Je connais la loi. Elle interdit toute correspondance
avec les émigrés. Mais les lois de la nature passent avant les lois de la
République. « Il fut guillotiné. Le même
jour, Fouquier demande au Comité. de Salut public une indemnité de 15 à
20.000 livres pour Sanson, l'exécuteur des hautes œuvres. Le Comité accorde
20.000 livres[35]. Autres
traduits de floréal : des militaires, des sans-culottes, des ivrognes, des
cochers, des gardes nationaux, des vignerons, des modistes, des couturières,
des hommes de cour et des hommes du peuple, des ouvriers, des paysans. Motifs
: cris séditieux et, surtout, ce cri de « Vive le Roi ! » qui, dans la bouche
des humbles, revient, incessamment, comme l'expression suprême de leur misère
et de leur désespoir. — 13 et 14 floréal. Officiers, sous-officiers et
soldats des bataillons de la garde nationale des Filles Saint-Thomas et des
Petits-Pères. — 15 floréal. Aristocrates et sans-culottes qui ont tenu des
propos contre-révolutionnaires. — 16 floréal. Claude-Françoise Loisillier «
faiseuse de modes » qui a affiché des placards royalistes sur les murs de son
quartier. Deux autres femmes, une coiffeuse, une ouvrière en modes
comparaissent sur les gradins avec elle. Elles sont jugées et condamnées à
mort pour cris séditieux. Une cuisinière est acquittée. Celle-là, parait-il,
n'a pas agi « sciemment ». — 17 floréal. Fournées de onze et de treize
accusés. — 18 floréal. Fournées de dix-huit et de sept. — 19 floréal.
Lavoisier et les fermiers généraux (au nombre de vingt-huit). Ils sont
inculpés d'abus dans leurs comptes. Mais ce délit n'entraîne pas la
comparution devant le Tribunal révolutionnaire. On a donc imaginé un complot.
En réalité, c'est à leurs biens qu'on en veut. Ils ont offert, sur ces biens,
deux millions. Ils se sont défendus dans de longs mémoires très étudiés et
très circonstanciés. Peine perdue. On n'a pas le temps d'en tenir compte. Il
faut aller vite. Fouquier a dressé son acte d'accusation. Ils sont condamnés
à mort[36], 21
floréal. Madame Elisabeth est traduite au Tribunal avec vingt-trois autres
accusés, dont les quatre de Loménie (François, Charles, Athanase et Martial).
Fouquier-Tinville, lors de son procès, affirmera avoir voulu distraire des
débats et sauver Athanase de Loménie, ancien ministre de la guerre. « Pénétré
de vénération et de respect pour l'ex-ministre, dira-t-il, j'étais disposé à
siéger pour faire valoir tout ce qui se trouvait de mémorable et d'avantageux
pour ce digne ex-ministre ; mais, ayant été prévenu de mes louables
intentions, mon substitut Liendon m'avait devancé à l'audience ; il avait
affecté de la faire tenir avant mon arrivée au Tribunal et je n'ai pu remplir
mes bonnes intentions. » Puis, un éloge de M. de Loménie dont il proclamera
les vertus. Et il s'attirera cette réplique du substitut Cambon : « Je tiens
en main l'acte d'accusation par vous présenté et de vous signé contre
Loménie. » Cambon lira ce document et dira : « Vous venez de faire l'éloge le
plus pompeux et le mieux mérité de Loménie, ex-ministre, et cependant, dans
votre acte d'accusation, vous lui faites un crime d'avoir capté les voix pour
devenir maire de sa commune, d'avoir mendié des réclamations de la part des
communes circonvoisines ; pourquoi donc venez-vous aujourd'hui vous étayer de
son mérite pour excuser une inculpation que vos éloges détruisent en ce
moment ; votre cœur a donc autrefois démenti ce que votre bouche profère
aujourd'hui ?[37] » Nous n'avons pas la
réponse de Fouquier. S'il
faut en croire Chauveau-Lagarde, défenseur de Madame Elisabeth,
Fouquier-Tinville eut la perfidie de le tromper, en lui assurant qu'elle ne
serait pas jugée de sitôt et il lui refusa l'autorisation de conférer avec
elle. Le lendemain, son avocat la vit sur les gradins, au Tribunal, bien en
évidence[38]. Fouquier avait assisté à
l'interrogatoire. Il n'assistait pas aux débats. C'est Gilbert Liendon qui
occupait le siège à sa place et Dumas qui présidait. Le début de l'acte
d'accusation est écrit de la main de Fouquier : « Elisabeth Capet, sœur de
Louis Capet, le dernier des tyrans des français, âgée de trente ans, née à
Versailles... » L'acte est du style de Fouquier. Il l'a revu et signé. Cet
acte « expose que c'est à la famille des Capet que le peuple doit tous les
maux sous le poids desquels il a gémi pendant tant de siècles. C'est au
moment où l'excès de l'oppression a forcé le peuple de briser ses chaînes que
toute cette famille s'est réunie pour le plonger dans un esclavage plus cruel
encore que celui dont il voulait sortir. Les crimes de tout genre, les
forfaits amoncelés de Capet, de la Messaline Antoinette, des deux frères
Capet et d'Elisabeth sont trop connus pour qu'il soit nécessaire d'en
retracer ici l'horrible tableau ; ils sont écrits en caractères de sang dans
les annales de la Révolution, et les atrocités inouïes exercées par les
barbares émigrés ou les sanguinaires satellites des despotes, les meurtres,
les incendies, les ravages, enfin ces assassinats, inconnus aux monstres les
plus féroces, qu'ils commettent sur le territoire français, sont encore
commandés par cette détestable famille et pour livrer une grande nation au
despotisme et aux fureurs de quelques individus. Elisabeth a partagé tous ces
crimes... » Le document est bien connu et nous n'avons pas à le
reproduire dans son entier. Mais il est utile de faire remarquer que le
jugement de condamnation à mort dut être signé en blanc. Voici pourquoi. Dans
l'original qu'on peut voir aux Archives, un espace considérable sépare le
texte de ce jugement de la formule fait et prononcé, suivie de la signature
des juges. Beaucoup d'autres jugements, dès cette époque, présenteront le
même caractère d'irrégularité. 25
floréal. Mme Douet, entendue comme témoin au procès de son mari, Jean-Claude
Douet, ex-noble et fermier général, rangée au nombre des accusés et
guillotinée avec eux[39]. Le 26
floréal, Fréteau (Emmanuel-Marie-Michel-Philippe), ex-conseiller au parlement de Paris, traduit au
Tribunal dans une fournée d'accusés, est acquitté, mais retenu en prison.
Fouquier le reprit. Il passa de nouveau au Tribunal le 26 prairial et il fut
condamné à mort. Nous traiterons de cette affaire au chapitre suivant. Les
rapports du Comité de Salut public avec le Tribunal révolutionnaire et avec
l'accusateur vont devenir de plus en plus étroits. Les tribunaux et
commissions populaires enverront chaque jour au Comité de Salut public la
notice de tous les jugements rendus, de manière qu'il puisse reconnaître les
individus jugés et la nature des affaires. Au commencement de chaque décade,
l'accusateur lui remettra la note des affaires qu'il se propose de porter au
Tribunal dans le courant de la décade. Chaque jour, arrivent des dossiers en
masse. La « nature » des uns ne souffre aucun retard, « à raison de la
qualité des preuves ». Pour d'autres, au contraire, il se présente des «
obstacles ». Les premiers passent d'urgence ; les autres attendent. Souvent
aussi, les « affairés » sont prêtes ; mais les accusés ne sont pas encore
arrivés des départements, ou bien les huissiers ne les ont pas trouvés dans
les prisons de Paris. Au dernier moment, Fouquier comble les vides, à sa
manière, sur la liste approuvée par le Comité de Salut public. Et cela
produit de terrifiants quiproquos. L'important est de ne pas laisser chômer
le Tribunal. L'infatigable
accusateur public tient tête à l'écrasante besogne. Quelle correspondance !
Tous les jours, il part de son cabinet 80 à 90 lettres[40]. Un témoin qui viendra déposer
au Procès de Fouquier-Tinville, (Thierriet-Grandpré) a vu chez lui « une foule de
lettres et de mémoires qui lui étaient adressées par des accusés, qu'il a
négligé d'ouvrir et qu'il emportait tout cachetés dans son cabinet ». En
dépouillant, aujourd'hui, les dossiers du Tribunal révolutionnaire, aux Archives,
on peut lire beaucoup de ces lettres. Pauvres vieux papiers émouvants et
douloureux, pages dictées par l'angoisse pour la plupart, en dépit du ton qui
reste respectueux ou flatteur ou d'un sans-culottisme familier. La plupart
réclament prompte justice pour eux. D'autres intercèdent en faveur d'un
époux, d'une épouse ; d'autres veulent savoir dans quelle prison se trouve un
être cher qui a été arrêté. D'autres, hideuses, dénoncent et rampent.
D'autres demandent des places. D'autres émanent de prisonniers malades,
implorent des soins. D'autres, comme celles de Claire Tabouillot et de Barbe
Henry, les jeunes filles de Verdun qui ont été condamnées à vingt ans de
détention, le 5 floréal, mais qui ont échappé à la mort, expriment à Fouquier
« une éternelle reconnaissance » ; cependant elles supplient l'accusateur de
donner des ordres pour qu'elles soient rapatriées. On sent qu'elles sont loin
d'être rassurées. Un certain nombre font appel à l'humanité de Fouquier mais d'un
ton qui rappelle cette prière de Chabot à Robespierre, le h frimaire, du fond
de sa prison du Luxembourg : « Toi qui chéris les patriotes, daignes te
souvenir que tu m'as compté dans leur liste... » D'autres enfin sont pleines
d'une cordialité sincère à l'égard de l'homme qui leur a rendu service. Évidemment, l'accusateur public n'avait matériellement pas le temps de lire toutes ces lettres ou de leur répondre. Sa journée n'y aurait pu suffire. Chaque soir il devait aller aux Comités de Sûreté générale et de Salut public. Parfois il ne rentrait qu'à 5 heures du matin. Bien souvent, il ne dormait pas trois heures par nuit. Et, pour qu'il pût être à son poste, sans relâche, un arrêté du 2 prairial lui accordait un appartement au Palais de justice[41]. |
[1]
Ce n'est pas le délit d'ivresse qu'il poursuit. Il s'explique à ce sujet à
propos de la mise en accusation de Menou, officier de carabiniers, le 15
messidor an Il.
... « L'ivresse dans laquelle il parait qu'il était
plongé, lors de cet excès contre-révolutionnaire, ne peut pas lui servir
d'excuse. Un républicain dans l'ivresse n'a jamais demandé un roi ; mais il
n'est pas étonnant qu'un royaliste masqué en républicain laisse, dans le
désordre de l'ivresse, échapper son secret. » W. 404, n° 933, 2e partie : acte
d'accusation.
[2]
Il avait servi dans le ci-devant régiment du roi infanterie. Archives
nationales. W. 268, n° 4.
[3]
Pièce publiée par M. Kervyn de Lettenhove, Les collections d'autographes
de M. de Stassart, Bruxelles, 1879. Donnée par WALLON, Hist. du Trib. révol., t. I, p.
260.
[4]
Il y a un seul greffier.
[5]
Archives nationales. W. 500, 3e dossier, pièce 91.
[6]
Moniteur du 7 septembre 1793.
[7]
Etablis par la loi du 21 mars.
[8]
Moniteur du 12 octobre 1793.
[9]
Le mot est de Robespierre. Discours du 17 pluviôse, an II (5 février 1794).
[10]
Echafaudages.
[11]
Moniteur du 9 germinal an II.
[12]
C'est le nom qu'on donnait alors au village de Monceau.
[13]
Arch. nat., AF. II, 48, n° 177.
[14]
Situation de Paris du 2 germinal an II. Schmidt, t. II, p. 178.
[15]
Moniteur du 9 ventôse, an II.
[16]
Arch. nat., W. 339, dossier 617.
[17]
Le jour où Hébert avait comparu aux débats (1er germinal an II, 21 mars 1794),
Legendre avait, aux Jacobins, développé avec énergie quels devaient être les
sentiments des patriotes ; déclarant que, dès que le Comité de Salut public
aura désigné les factieux, tous les bons citoyens ne devront avoir aucun égard
aux liens du sang ni à ceux de l'amitié. Legendre lui-même avait promis de
livrer au glaive de la loi, les personnes qui lui seraient les plus chères, si
elles étaient désignées comme traîtres... (Moniteur du 5 germinal, an
II).
[18]
ROBINET, Le
procès des Dantonistes, p.'440, et Arch. nat., W. 342, dossier 648.
[19]
Arch. nat., W. 342, dossier 648, 3e partie.
[20]
Ce droit du président lui avait été attribué par un décret du 7 brumaire, an
II, à l'occasion du procès des Girondins, sur l'initiative de
Fouquier-Tinville.
[21]
Déposition Chilliet, 103e témoin au Procès Fouquier. Ai en. nat., W. 500, 3e
dossier, pièce 58, 103e témoin.
[22]
Arch. nat. Musée. Vitrine 120, n° 1404. Avant de rédiger cette lettre avec
Herman, Fouquier en avait écrit une première, sensiblement différente de
celle-ci et qui portait : « Le seul moyen seroit un décret à ce que nous
croyons. » (Arch. nat., F⁷. 4436, liasse S.)
[23]
Ceci est écrit après le 9 thermidor.
[24]
Campardon, I, 287.
[25]
Arch. nat., W. 342, dossier 643.
[26]
Moniteur du 2 floréal an II.
[27]
Voir Deuxième partie, chapitre XI.
[28]
Arch. nat., AF. II, 48, n° 200.
[29]
Arch. nat.. W. 121, pièce 110.
[30]
Il était bourru et rudoyait les jurés. Un jour, sortant de l'audience, il dit
aux jurés : « Comment avez-vous pu déclarer qu'un tel était convaincu ? Il
n'a pas été chargé aux débats. » D'autres fois, il s'emportait contre eux parce
qu'ils avaient acquitté (voir dépositions Château et Wolff, au Procès).
[31]
Arch. nat., W. 501, 2e dossier, p. 78.
[32]
Arch. nat., W. 852, n° 718.
[33]
Interrogatoire d'Herman, du 16 vendémiaire, an III, W. 501, 2e dossier, p. 78.
[34]
CAMPARDON, I, p.
312.
[35]
Arch. nat., AF¹¹ 22, dossier 69, p. 81.
[36]
Arch. nat., cartons W. 358 à 362.
[37]
BÛCHEZ et ROUX. t. XXXIV, p. 441.
[38]
CHAUVEAU-LAGARDE, Note
historique sur les procès de Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth, p.
50.
[39]
Arch. nat., W. 365, dossier 809.
[40]
Déclaration de Fouquier, pendant son procès. BÛCHEZ et ROUX, t. XXXIV, p. 310.
[41]
Arch. Nat., AF¹¹ 22, dossier 69, pièce 90.