Au
Palais Soubise, dans le cadre du célèbre salon ovale où, parmi l'or des
guirlandes de feuillages et de fleurs, le peintre Charles Natoire groupa
gracieusement, au dix-huitième siècle, les souples et jeunes nudités qu'il
empruntait à la légende de Psyché et de l'Amour, une vitrine funèbre contient
aujourd'hui le testament du roi Louis XVI et la dernière lettre de la reine
Marie-Antoinette. Billet,
plutôt que lettre. Deux feuillets jaunis, fripés, tachés d'encre, sur
lesquels la reine de France, condamnée à mort, confie ses dernières pensées
et adresse ses suprêmes recommandations à Madame Elisabeth, sa belle-sœur. Le
billet a été écrit à l'issue de la terrible audience finale du Tribunal
révolutionnaire. Il est daté : « Ce 16 octobre à 4 heures et demie du
matin. » Sept heures et demie avant l'exécution ! C'est
à vous, ma sœur, que j'écris pour la dernière fois ; je viens d'être condamné[1] non pas à une mort honteuse,
elle ne l'est que pour les criminels, mais à aller rejoindre votre frère ;
comme lui innocente, j'espère montré la même fermeté que lui dans ces
derniers moments. Je suis calme comme on l'est quant la conscience ne
reproche rien ; j'ai un profonde regret d'abandonner mes pauvres enfants ;
vous savez que je n'existoit que pour eux et vous, ma bonne et tendre sœur ;
vous qui avoit par votre amitié tout sacrifié pour être avec nous, dans
quelle position je vous laisse ! J'ai appris par le plaidoyer même du procès
que ma fille étoit séparée de vous. Hélas ! la pauvre enfant, je n'ose pas
lui écrire, elle ne receveroit pas ma lettre ; je ne sais pas même si
celle-cy vous parviendra. Recevez pour eux deux ici ma bénédiction ; j'espère
qu'un jour, lorsqu'ils seront plus grands, il pourront se réunir avec vous et
jouire en entier de vos tendres soins ; qu'ils pensent tous deux à ce que je
n'ai cessé de leurs inspirer, que les principes et l'exécution exacte de ses
devoirs sont la première baze de la vie, que leur amitié et leur confiance
mutuel en fera le bonheur. Que ma fille sente qu'à l'âge qu'elle a elle doit
toujours aider son frère, par les conseils que l'expérience qu'elle aura de
plus que lui et son amitié pourront lui inspirer ; que mon fils à son tour
rendent à sa sœur tous les soins, les services que l'amitié peuvent inspirer
; qu'ils sentent enfin tout deux que dans quelques positions où ils pourront
se trouver, ils ne seront vraiment heureux que par leur union ; qu'ils prennent
exemple de nous ; combien dans nos malheurs, notre amitié nous a donné de
consolation, et dans le bonheur ont joui doublement quant on peut le partager
avec un ami. Et où en trouver de plus tendre, de plus uni que dans sa propre
famille ? Que mon fils n'oublie jamais les derniers mots de son père que je
lui répètte expressément ; qu'il ne cherche jamais à venger notre mort. J'ai
à vous parler d'une chose bien pénible à mon cœur, je sais combien cet enfant
doit vous avoir fait de la peine. Pardonnée-lui, ma chère sœur ; pensée- à
l'âge qu'il a et combien il est facile de faire dire à un enfant ce qu'on
veut, et même ce qu'il ne comprend pas. Un jour viendra, j'espère, où il ne
sentira que mieux tout le prix de vos bontés et de votre tendresse pour tous
deux. Il me reste à vous confier encore mes dernières pensées. J'aurois voulu
les écrire dès le commencement du procès ; mais, outre qu'on ne me laissoit
pas écrire, la marche en a été si rapide que je n'en aurois réellement pas eu
le temps. Je
meure dans la religion catholique, apostolique et romaine, dans celle de mes
pères, dans celle où j'ai été élevée et que j'ai toujours professé ; n'ayant
aucune consolation spirituel à attendre, ne s'achant pas si il existe encore
icy des prêtres de cette religion et même le lieu où je suis les exposeroit
trop si ils y entroit une fois. Je demande sincèrement pardon à Dieu de
toutes les fautes que j'ai pu commettre depuis que j'existe ; j'espère que
dans sa bonté, il voudra bien recevoir mes dernier vœux, ainsi que ceux que
je fais depuis longtems pour qu'il veuille bien recevoir mon âme dans sa
miséricorde et sa bonté. Je demande pardon à tout ceux que je connois et à
vous, ma sœur, en particulier, de toutes les peines que, sans le vouloir,
j'aurois pu leurs causer. Je pardon à tous mes ennemis le mal qu'ils m'ont
fait. Je dis icy adieu à mes tantes et à tous mes frères et sœurs. J'avois
des amis. L'idée d'en être séparé pour jamais et leurs peines sont un des
plus grand regret que j'emporte en mourant ; qu'ils sachent du moins, que
jusqu'à mon dernier moment j'ai pensé à eux. Adieu,
ma bonne et tendre sœur ; puisse cette lettre vous arriver ! Pensé toujours à
moi, je vous embrasse de tout mon cœur ainsi que ces pauvres et chers
enfants. Mon Dieu 1 qu'il est déchirant de les quitter pour toujours !
adieu ! adieu ! je ne vais plus m'occuper que de mes devoirs spirituels.
Comme je ne suis pas libre dans mes actions, ont m'ammènera peut-être un
prêtre ; mais je proteste icy que je ne lui dirai pas un mot et que je le
traiterai comme un être absolument étranger. Ce
billet, écrit tout entier de sa main, la reine ne l'a pas signé. Mais la
dernière page porte les cinq signatures suivantes : A. Q. Fouquier,
Lecointre, Legot, Guffroy et Massieu. Comment
ces signatures s'expliquent-elles ? La
première est la signature d'Antoine-Quentin Fouquier-Tinville, accusateur
public du Tribunal révolutionnaire de Paris ; les quatre autres sont celles
des membres de la Convention nationale chargés de la vérification des papiers
de l'ex-accusateur public lorsque, après la chute de Robespierre, ce
magistrat fut décrété d’accusation et mis en jugement à son tour. Le
geôlier de la Conciergerie s’était emparé de la dernière lettre de la reine ;
il l'avait remise à Fouquier-Tinville. Les pressentiments de Marie-Antoinette
ne la trompaient pas lorsqu'elle écrivait : « Hélas ! la pauvre enfant,
je n'ose pas lui écrire, elle ne recevrait pas ma lettre, je ne sais même pas
si celle-ci vous parviendra... » « Puisse cette lettre vous arriver
! » écrivait-elle encore. Ces pages ne parvinrent jamais à leur adresse.
L'accusateur public garda dans ses papiers cette expression si émouvante des
derniers vœux d’une morte ; sans aucun égard pour les volontés suprêmes d'une
mère que son tribunal envoyait à l'échafaud, il classa dans ses cartons le
billet où Marie-Antoinette exhalait toute la fierté de son caractère et toute
la tendresse ardente et simple de son cœur. C'est
pourquoi, aujourd'hui, après cent dix-sept ans écoulés, ceux et celles qui
visitent le salon de la princesse de Soubise s'arrêtent, saisis par
l'émotion, devant le mystère de cette lettre si touchante, contresignée de la
lourde et rude écriture du fameux accusateur public. Ils interrogent. Ils
veulent savoir. Et, lorsque leur ont été données les explications qui
précèdent, beaucoup d'entre eux restent là, immobiles, et demandent, presque
à voix basse, avec une sorte de tremblement dans la voix : « Quel était donc
ce Fouquier-Tinville ? Une brute ? Un monstre ? » Fouquier-Tinville
ne semble pas avoir eu la figure d'un monstre, si nous nous en rapportons à
ces termes d'un billet que lui fit parvenir Thérèse-Françoise de Stainville,
princesse de Grimaldi-Monaco, guillotinée le 9 thermidor an II, — le jour
même de la chute de Robespierre : Citoyen,
je vous demande, au nom de l'humanité, de faire remettre ce paquet à mes
enfants ; vous m'avez eu l'air humain, et en vous voyant j'ai eu regret que
vous ne fussiez pas mon juge ; je ne vous chargerais peut-être pas d'une
dernière volonté si vous l'eussiez été. Ayez égard à la demande d'une mère
malheureuse, qui périt à l'âge du bonheur et qui laisse des enfants privés de
leur seule ressource ; qu'au moins ils reçoivent ce dernier témoignage de ma
tendresse, et je vous devrai encore de la reconnaissance[2]. La
princesse de Monaco s'était déclarée enceinte. Mais, bientôt, elle avait
écrit à Fouquier. Je
vous préviens, citoyen, que je ne suis pas grosse. Je voulois vous le dire ;
n'espérant plus que vous veniez, je vous le mande. Je n'ai point sali ma
bouche de ce mensonge dans la crainte de la mort, ni pour l'éviter, mais pour
me donner un jour de plus afin de couper moi-même mes cheveux et de ne pas
les donner coupés par la main du bourreau. C'est le seul legs que je puisse
laisser à mes enfants ; au moins faut-il qu'il soit pur. CHOISEUL-STAINVILLE-JOSÈPHE GRIMALDI-MONACO, princesse étrangère et mourant
de l'injustice des juges français[3]. Les
cheveux de la princesse étaient enveloppés dans un papier contenant deux
billets adressés, l'un à ses deux filles, l'autre à leur gouvernante ; Mes
enfants, voilà mes cheveux, j'ai différé ma mort d'un jour, non point par la
crainte ; mais je voulois pouvoir couper moi-même cette triste dépouille pour
vous la donner ; je ne voulois point qu'elle le fût par la main du bourreau
et je n'avois que ce moyen ; j'ai passé un jour déplus dans cette agonie,
mais je ne m'en plains pas ; je demande que ma chevelure soit sous un bocal
couvert d'un crêpe noir, serré dans le courant de l'année et seulement trois
ou quatre fois par an dans votre chambre que vous ayez devant les yeux les
restes de votre malheureuse mère qui mourut en vous aimant, et qui ne
regrette la vie que parce qu'elle ne peut plus vous être utile. Je vous
recommande à votre grand-père ; si vous le voyez, dites-lui que sa pensée
m'occupe et qu'il vous tienne lieu de tout, et vous, mes enfants, soignez ses
vieux jours et faites-lui oublier ses malheurs. A la
gouvernante elle écrivait : Je
vous ai déjà écrit un mot et je vous en écris encore un pour vous recommander
mes enfants ; quand vous recevrez celui-ci, je ne serai plus, mais que mon
souvenir vous fasse prendre en pitié mes malheureux enfants, ce n'est plus
que ce sentiment qu'ils peuvent inspirer. L'anneau où était écrit le nom de
mes enfants, et que vous devez avoir reçu, est un souvenir que je vous offre.
C'est la seule chose dont je puisse disposer ; que Louise sache la raison qui
m'a fait différer ma mort ; qu'elle ne me soupçonne pas de foiblesse[4]. En
dépit de « l'air humain » que lui trouvait la princesse de Monaco,
Fouquier-Tinville ne fit pas remettre ces billets douloureux aux orphelines
pour qui ils avaient été écrits. L'accusateur public les classa parmi les
papiers de sa correspondance journalière, où ils sont encore conservés, dans
les cartons des Archives nationales. Sombre
et énigmatique figure que celle d'Antoine-Quentin Fouquier-Tinville.
Longtemps, son nom symbolisa, dans la mémoire des hommes, tout le passé de la
Terreur. Et nous croyons que, longtemps encore, ce nom tragique restera le
symbole des « assassinats juridiques[5] », commis par le tribunal
du 10 mars 1793. Et
pourtant, dans les justes balances de l'impartiale histoire, la
responsabilité de l'accusateur public est un peu moins lourde que celles du
président Dumas, du président Herman, du juge Coffinhal, du substitut
Lescot-Fleuriot, des jurés. Car
Fouquier, pour paradoxale que cette affirmation paraisse, n'en a pas moins
montré, en de rares occasions, des sentiments d'humanité. Les autres, jamais.
Ils interrogent ; et leurs questions sont posées avec un tel raffinement dans
la perfidie, avec un apparent souci, tellement hypocrite, de la légalité, que
les accusés se sentent, d'avance, condamnés. Il faut lire l'interrogatoire de
Marie-Antoinette par Herman et son résumé dans le procès de la reine pour se
faire une opinion juste de ce que valait ce personnage doucereux et
inexorable. Président dans le procès des Girondins, dans le procès du duc
d'Orléans, dans le procès de Barnave, dans celui- de Danton et des
Dantonistes, ce fonctionnaire vit son zèle récompensé d'une excellente place
qui, d'ailleurs, n'était pas une sinécure et comportait des risques. Trois
jours après l'exécution de Danton, Herman succédait à Paré ; il était nommé
ministre de la Justice et remplacé comme président du Tribunal par Dumas. Dumas,
lui, se distingue par sa brutalité. On le dit ivrogne d'habitude. Sans
cesse il est en rivalité avec Fouquier-Tinville. « Il était mon ennemi
mortel », dira Fouquier lors de son procès. Il est toujours armé de deux
pistolets qu'il pose devant lui, sur la table, quand il siège. Il interrompt
les accusés. Dans les suspensions d'audience, il se glisse parmi les jurés,
s'entretient avec eux[6]. Il est féroce, agressif et
rageur. Son
système, lorsqu'un accusé a parlé, est de lui couper la parole, de la lui
refuser définitivement. Fouquier lui tient tête et fait entendre des témoins,
malgré le président. Après
la loi du 22 prairial nous verrons Dumas et Coffinhal se contenter de
demander aux accusés leurs noms et qualités ; brièvement, ils leur rappellent
les chefs d'accusation portés contre eux. Quand l'accusé répond, Dumas
s'écrie : « On s'attendait bien à ce que vous allez dire. Vous êtes des
prêtres, des nobles. En voilà assez. Passons à un autre[7]... » Interrogeant
Mme Roland, le sculpteur Lescot-Fleuriot, substitut de Fouquier-Tinville,
pose à l'accusée de longues et embarrassantes questions. Il exige des
réponses nettes et brèves ; puis il interrompt l'interrogatoire, éclate,
s'emporte et dit : « Avec une telle bavarde nous n'aurons jamais fini ;
d'ailleurs, nous ne sommes pas au ministère de l'Intérieur pour faire de
l'esprit... » Lorsque
Pache, maire de Paris, compromis dans le procès d'Hébert et des Hébertistes,
aura été incarcéré, Lescot-Fleuriot prendra sa place et il deviendra l'un des
plus solides appuis de Robespierre, jusqu'à la nuit décisive du 9 au 10
thermidor. Coffinhal,
siégeant comme président dans l'affaire Loizerolles père, ce vieillard
traduit au Tribunal alors que c'était son fils qui y était cité, Coffinhal,
le 8 thermidor, laissera tranquillement condamner l'un pour l'autre. Il s'en
lavera les mains. Et c'est à juste titre que Fouquier-Tinville pourra dire,
quelques mois après : « Cette omission et ce délit, s'ils existent
véritablement, sont un fait personnel au président Coffinhal et au commis
greffier chargé de l'audience... » C'est Coffinhal qui, révisant et
corrigeant la liste des accusés, dans la fournée où les poètes Roucher et
André Chénier, le 7 thermidor, comparaissaient, ajoutait en marge, devant le
nom de Louis Sers, ces mots : « capitaine d'infanterie, commandant à
Chambarnagot ». Chambarnagot pour Chandernagor[8] ! Certaines dépositions
importantes du procès de Fouquier-Tinville semblent attribuer à la brutalité
de Coffinhal « cette brutalité qui lui était naturelle », l'exécution des
femmes enceintes[9]. Quant à
la troupe disparate des jurés, chacun d'eux a sa bonne part, sa terrible part
dans les hécatombes de prairial et de messidor. Qu'ont-ils fait de leur
conscience ? Fouquier aimait qualifier quelques-uns d'entre eux de cette
épithète : mes solides. Ces solides n'ont, en somme, pas été plus criminels
que les autres. Ils aimaient à prononcer de grands mots qu'ils ne
comprenaient pas, pour la plupart : liberté, égalité, fraternité, unité,
indivisibilité... ou la mort. Ils étaient fiers et contents de prononcer,
d'écrire ces mots-là, de les voir imprimés sur beau papier à vignettes. Ils
jouaient un rôle écrasant ; et, pour jouer ce rôle, ils estimaient agréable
et juste d'être payés 18 livres par jour. Plusieurs d'entre eux furent,
cumulativement, membres de commissions populaires et jurés au Tribunal de la
Terreur. Mais,
cette terreur qu'ils inspiraient, ils l'éprouvaient eux-mêmes. Tyranneaux
véritables, chacun dans sa section, dans sa commission, dans sa rue, au
Tribunal ils redoutent d'être dénoncés par de plus tyranneaux qu'eux, et
c'est pourquoi ils deviennent féroces et implacables. Ils jouent le rôle de
dénonciateurs, par peur d'être prévenus dans ce même rôle. Pour certains
d'entre eux, il suffit de voir les prévenus pour asseoir leur jugement. La
seule inspection d'un visage les détermine à voter la mort. L'un d'eux dit :
« A la place de l'accusateur public, je ferais saigner les condamnés avant
leur exécution, pour affaisser leur maintien courageux. » Un autre,
publiquement, se vante de « n'avoir jamais voté que la mort lorsqu'il
s'agissait de juger prêtres ou nobles qui étaient tous du gibier à guillotine[10]. » Un autre demande la parole à
l'audience et dit : « Ne suffit-il pas, pour être aristocrate, d'avoir servi
un noble ?[11] » Cet autre, au moment où
il vient de siéger, dit à ses collègues : « Nous n'avons mis, cette fois, que
deux heures et demie parce que nous n'avions qu'à nous en tenir à la lettre
qui se trouvait à côté du nom. » Tel autre affirme que, « lorsqu'il n'y a pas
de délit, il faut en imaginer ». Certains d'entre eux ne savent ni lire
ni écrire. D'autres, au contraire, lettrés, élégants, artistes, votent la
mort avec une sorte d'insouciance un peu lasse, d'un air narquois, — et pour
en finir. Il faut
bien le dire. Rien n'est moins juste que d'attribuer au seul
Fouquier-Tinville l'entière responsabilité des crimes juridiques commis par
le tribunal du 10 mars 1793, tribunal d'exception, tribunal provisoire, sorte
de « justice militaire exercée par des juges civils ». Ce n'est pas Fouquier
qui interroge ; ce n'est pas lui qui vote la mort. Il n'est ni juré, ni juge[12]. Serviteur
de la loi, il prend soin de se tenir dans la légalité. Ce que semble vouloir
Fouquier, essentiellement, « chargé qu'il est pendant près de dix-huit
mois de l'obligation pénible de rechercher le crime et de le poursuivre »,
c'est de trouver des coupables. Et cela parce que ses deux redoutables
patrons, le Comité du Salut public et le Comité de Sûreté générale,
l'exigent. Les hommes qui composent ces Comités le font « marcher » à leur
guise. Il exécute ponctuellement leurs ordres et surtout ceux des plus
violents et des plus ténébreux parmi ces hommes. J'ai nommé Vadier, Voulland,
Amar[13]. Aux
Comités où il va tous les soirs et où il reste souvent jusqu'à une heure très
avancée de la nuit, il attend des listes d'accusés et il en remet d'autres. —
Il est ponctuel. Il exécute ponctuellement les intentions et les arrêtés des
deux Comités. Il saura s'en souvenir lorsque, déchu de sa puissance,
incarcéré, prêt à paraître devant ses juges, à son tour, il écrira, le 19
thermidor : « S'il y a délit d'avoir exécuté les arrêtés des Comités de
Salut public et de Sûreté générale, je confesse que je suis coupable ; je
l'aurais été évidemment en ne les exécutant pas. Que fallait-il donc faire
?... » De même lorsque, le 14 fructidor, s'adressant à Louis du Bas-Rhin et à
Moyse Bayle, il écrira : « Ma défense se borne au récit des faits qui se sont
passés entre les Comités et moi... Est-il position plus affreuse que la
mienne, après avoir employé les jours et les nuits pour la chose publique ? »
Il écrira, dans l'un de ses mémoires justificatifs : « Il n'est point de
sollicitations, de quelque espèce qu'elles aient été, qui aient pu m'arrêter ;
l'exécution des lois émanées de la Convention, la justice et l'humanité,
voilà quelle a été ma règle de conduite. » Et ceci, encore, écrit à Merlin de
Douai : « C'est une plaie de calomnier que le temps séchera. Je le répète.
Mon crime est d'avoir été l'organe des lois trop sévères et qu'il n'était pas
en mon pouvoir de ne pas exécuter ; de là, les haines et les ressentiments...
» Il est
« l'exécuteur des lois ». Il est les verges et la hache ; il est la massue
révolutionnaire. Les lois changent souvent. Une lutte pour le pouvoir, lutte
sans remise et sans pitié, est engagée entre les partis politiques. Le
vainqueur exécute le vaincu. Puis, lui-même, vaincu, il est exécuté. C'est
affaire au Tribunal révolutionnaire et à son accusateur public de dépêcher
cette besogne. Et
c'est ainsi que Fouquier-Tinville dresse successivement les actes
d'accusation de Marie-Antoinette, des Girondins, d'Olympe de Gouges, de Mme
Du Barry, d'Hébert et des Hébertistes, de Danton et des Dantonistes, de la
prétendue conjuration de l'étranger, des conspirations des prisons, etc.,
etc., jusqu'au jour où il se voit obligé de requérir contre ses amis,
Lescot-Fleuriot et autres. L'étude
du rôle de Fouquier fera l'objet de la première partie du présent livre. Nous
lui avons donné pour titre : L'Accusateur public. Les procès ont déjà été
étudiés par les historiens du Tribunal révolutionnaire, MM. Campardon,
WalloR, Lenôtre, et nous ne nous flattons pas que notre travail ait sur ce
point rien de bien nouveau ; mais il nous a semblé utile et intéressant de
l'entreprendre pour l'intelligence de la seconde partie du livre, qui est
intitulée : L'Accusé. Dans cette partie, nous nous sommes attachés à réviser
minutieusement le procès de Fouquier-Tinville. Et,
c'est en faisant cette lente et minutieuse révision que nous avons le mieux
compris quel homme était-ce tragique Antoine-Quentin Fouquier-Tinville. Tant
qu'il était accusateur public, il nous apparaissait nettement comme un
fonctionnaire qui tient, au prix de toutes les servilités, même les plus
basses, les plus criminelles, les plus déshonorantes, à garder sa place et le
traitement avantageux qu'elle représente pour lui. Mais, décrété d'accusation
à la Convention nationale, quelques instants après avoir été proposé devant
la même Assemblée comme accusateur public pour une nouvelle période,
Fouquier-Tinville, déchu, prisonnier, traqué, abandonné, bafoué, met à se
défendre une telle vigueur d'argumentation, une telle présence d'esprit, un
tel talent, pour tout dire ; il démontre avec tant d'habileté, qu'il n'est
que le bouc émissaire des autres, dont il a été l'agent ponctuel et
infatigable ; il explique si complètement les rouages de la machine sanglante
dont, lui-même, a été un rouage bien graissé ; il provoque si audacieusement
et si imperturbablement les témoignages, ceux, surtout, de ses ennemis
mortels, les commis du greffe, qu'en dépit de l'œuvre horrible, son cas
devient très curieux et très intéressant. C'est celui d'un ancien procureur,
d'un ancien avoué, solidement ferré sur la procédure, d'un ancien homme de
loi dont le cerveau a été déformé et la raison déviée par l'abus de la
chicane et qui, besogneux, père d'une nombreuse famille, cherchant une
situation, tombe en pleine Révolution, est pris au sérieux, se prend lui-même
au sérieux, et dans les mains duquel des camarades, aussi inconscients que
lui des responsabilités de leurs actes, mettent la machine à juger les
autres. Le lecteur verra, par la première partie de cette étude, ce que peut
produire une telle machine, en de telles mains et ce qu'elle produisit, avant
comme après la loi du 22 prairial. Et,
maintenant, qu'il nous soit permis de nous excuser si, en écrivant l'histoire
« de ces temps rigoureux » — pour parler comme un contemporain, le poète
Vigée — nous n'avons pas cru devoir donner de détails sur ce que devint la
famille du guillotiné de floréal. Sa famille n'est pas responsable de ses
crimes juridiques. Sous quel prétexte, de quel droit irions-nous interroger,
dans leur paix éternelle, les cendres innocentes et pitoyables de ceux qui
l'aimèrent et de ceux qu'il aima ? Accusateur public du Tribunal de la
Terreur, Antoine Quentin Fouquier-Tinville appartient au jugement de
l'Histoire. C'est à ce titre qu'il nous intéresse et que nous entendons
l'étudier, non sans avoir toujours à l'esprit le mot cynique mais juste de
Carrier, le proconsul de Nantes, lorsque, mis à son tour en accusation, il
s'écriait : « Tout est coupable ici, jusqu'à la sonnette du président ! » 1er novembre 1910. |
[1]
Nous avons reproduit l'orthographe de l'original.
[2]
Archives nationales, W. 121, 1er dossier, pièce 100.
[3]
Arch. nat., W. 431, dossier 908, pièce 7.
[4]
Arch. nat., W. 121, 1er dossier, pièces 100 bis et 100 ter.
[5]
Le mot est de Boissy d'Anglas. Moniteur, 23 mars 1795, p. 747, col. 3.
[6]
Déposition Deguaigné, au Procès de Fouquier. Arch. nat. W. 500, 3e dossier,
pièce 64.
[7]
Déposition Leclerc, W. 500, 3e dossier, pièce 63.
[8]
W. 431, n° 969.
[9]
Bûchez et Roux. t. XXXV, p. 8.
[10]
AUBRY, tailleur.
Déposition Langlois, 91e témoin, W. 500, 3e dossier, pièce 58.
[11]
Ce juré est Didier. Déposition Guyot, 90, témoin. W, 500, 3e dossier, pièce 58.
[12]
Comme il le dit en réponse à Cambon dans son interrogatoire du 9 germinal an
III (B. et R., t, XXXIV, p. 329).
[13]
Déposition Advenier, 40e témoin. W. 500, 3e dossier, pièce 46. Il a vu
Voulland, Vadier, Amar, venir assez fréquemment dans le cabinet de Fouquier et
s'enfermer « soigneusement » avec lui.