FOUQUIER-TINVILLE

 

PRÉFACE.

 

 

Au Palais Soubise, dans le cadre du célèbre salon ovale où, parmi l'or des guirlandes de feuillages et de fleurs, le peintre Charles Natoire groupa gracieusement, au dix-huitième siècle, les souples et jeunes nudités qu'il empruntait à la légende de Psyché et de l'Amour, une vitrine funèbre contient aujourd'hui le testament du roi Louis XVI et la dernière lettre de la reine Marie-Antoinette.

Billet, plutôt que lettre. Deux feuillets jaunis, fripés, tachés d'encre, sur lesquels la reine de France, condamnée à mort, confie ses dernières pensées et adresse ses suprêmes recommandations à Madame Elisabeth, sa belle-sœur.

Le billet a été écrit à l'issue de la terrible audience finale du Tribunal révolutionnaire. Il est daté : « Ce 16 octobre à 4 heures et demie du matin. » Sept heures et demie avant l'exécution !

C'est à vous, ma sœur, que j'écris pour la dernière fois ; je viens d'être condamné[1] non pas à une mort honteuse, elle ne l'est que pour les criminels, mais à aller rejoindre votre frère ; comme lui innocente, j'espère montré la même fermeté que lui dans ces derniers moments. Je suis calme comme on l'est quant la conscience ne reproche rien ; j'ai un profonde regret d'abandonner mes pauvres enfants ; vous savez que je n'existoit que pour eux et vous, ma bonne et tendre sœur ; vous qui avoit par votre amitié tout sacrifié pour être avec nous, dans quelle position je vous laisse ! J'ai appris par le plaidoyer même du procès que ma fille étoit séparée de vous. Hélas ! la pauvre enfant, je n'ose pas lui écrire, elle ne receveroit pas ma lettre ; je ne sais pas même si celle-cy vous parviendra. Recevez pour eux deux ici ma bénédiction ; j'espère qu'un jour, lorsqu'ils seront plus grands, il pourront se réunir avec vous et jouire en entier de vos tendres soins ; qu'ils pensent tous deux à ce que je n'ai cessé de leurs inspirer, que les principes et l'exécution exacte de ses devoirs sont la première baze de la vie, que leur amitié et leur confiance mutuel en fera le bonheur. Que ma fille sente qu'à l'âge qu'elle a elle doit toujours aider son frère, par les conseils que l'expérience qu'elle aura de plus que lui et son amitié pourront lui inspirer ; que mon fils à son tour rendent à sa sœur tous les soins, les services que l'amitié peuvent inspirer ; qu'ils sentent enfin tout deux que dans quelques positions où ils pourront se trouver, ils ne seront vraiment heureux que par leur union ; qu'ils prennent exemple de nous ; combien dans nos malheurs, notre amitié nous a donné de consolation, et dans le bonheur ont joui doublement quant on peut le partager avec un ami. Et où en trouver de plus tendre, de plus uni que dans sa propre famille ? Que mon fils n'oublie jamais les derniers mots de son père que je lui répètte expressément ; qu'il ne cherche jamais à venger notre mort.

J'ai à vous parler d'une chose bien pénible à mon cœur, je sais combien cet enfant doit vous avoir fait de la peine. Pardonnée-lui, ma chère sœur ; pensée- à l'âge qu'il a et combien il est facile de faire dire à un enfant ce qu'on veut, et même ce qu'il ne comprend pas. Un jour viendra, j'espère, où il ne sentira que mieux tout le prix de vos bontés et de votre tendresse pour tous deux. Il me reste à vous confier encore mes dernières pensées. J'aurois voulu les écrire dès le commencement du procès ; mais, outre qu'on ne me laissoit pas écrire, la marche en a été si rapide que je n'en aurois réellement pas eu le temps.

Je meure dans la religion catholique, apostolique et romaine, dans celle de mes pères, dans celle où j'ai été élevée et que j'ai toujours professé ; n'ayant aucune consolation spirituel à attendre, ne s'achant pas si il existe encore icy des prêtres de cette religion et même le lieu où je suis les exposeroit trop si ils y entroit une fois. Je demande sincèrement pardon à Dieu de toutes les fautes que j'ai pu commettre depuis que j'existe ; j'espère que dans sa bonté, il voudra bien recevoir mes dernier vœux, ainsi que ceux que je fais depuis longtems pour qu'il veuille bien recevoir mon âme dans sa miséricorde et sa bonté. Je demande pardon à tout ceux que je connois et à vous, ma sœur, en particulier, de toutes les peines que, sans le vouloir, j'aurois pu leurs causer. Je pardon à tous mes ennemis le mal qu'ils m'ont fait. Je dis icy adieu à mes tantes et à tous mes frères et sœurs. J'avois des amis. L'idée d'en être séparé pour jamais et leurs peines sont un des plus grand regret que j'emporte en mourant ; qu'ils sachent du moins, que jusqu'à mon dernier moment j'ai pensé à eux.

Adieu, ma bonne et tendre sœur ; puisse cette lettre vous arriver ! Pensé toujours à moi, je vous embrasse de tout mon cœur ainsi que ces pauvres et chers enfants. Mon Dieu 1 qu'il est déchirant de les quitter pour toujours ! adieu ! adieu ! je ne vais plus m'occuper que de mes devoirs spirituels. Comme je ne suis pas libre dans mes actions, ont m'ammènera peut-être un prêtre ; mais je proteste icy que je ne lui dirai pas un mot et que je le traiterai comme un être absolument étranger.

 

Ce billet, écrit tout entier de sa main, la reine ne l'a pas signé. Mais la dernière page porte les cinq signatures suivantes : A. Q. Fouquier, Lecointre, Legot, Guffroy et Massieu.

Comment ces signatures s'expliquent-elles ?

La première est la signature d'Antoine-Quentin Fouquier-Tinville, accusateur public du Tribunal révolutionnaire de Paris ; les quatre autres sont celles des membres de la Convention nationale chargés de la vérification des papiers de l'ex-accusateur public lorsque, après la chute de Robespierre, ce magistrat fut décrété d’accusation et mis en jugement à son tour.

Le geôlier de la Conciergerie s’était emparé de la dernière lettre de la reine ; il l'avait remise à Fouquier-Tinville. Les pressentiments de Marie-Antoinette ne la trompaient pas lorsqu'elle écrivait : « Hélas ! la pauvre enfant, je n'ose pas lui écrire, elle ne recevrait pas ma lettre, je ne sais même pas si celle-ci vous parviendra... » « Puisse cette lettre vous arriver ! » écrivait-elle encore. Ces pages ne parvinrent jamais à leur adresse. L'accusateur public garda dans ses papiers cette expression si émouvante des derniers vœux d’une morte ; sans aucun égard pour les volontés suprêmes d'une mère que son tribunal envoyait à l'échafaud, il classa dans ses cartons le billet où Marie-Antoinette exhalait toute la fierté de son caractère et toute la tendresse ardente et simple de son cœur.

C'est pourquoi, aujourd'hui, après cent dix-sept ans écoulés, ceux et celles qui visitent le salon de la princesse de Soubise s'arrêtent, saisis par l'émotion, devant le mystère de cette lettre si touchante, contresignée de la lourde et rude écriture du fameux accusateur public. Ils interrogent. Ils veulent savoir. Et, lorsque leur ont été données les explications qui précèdent, beaucoup d'entre eux restent là, immobiles, et demandent, presque à voix basse, avec une sorte de tremblement dans la voix : « Quel était donc ce Fouquier-Tinville ? Une brute ? Un monstre ? »

Fouquier-Tinville ne semble pas avoir eu la figure d'un monstre, si nous nous en rapportons à ces termes d'un billet que lui fit parvenir Thérèse-Françoise de Stainville, princesse de Grimaldi-Monaco, guillotinée le 9 thermidor an II, — le jour même de la chute de Robespierre :

Citoyen, je vous demande, au nom de l'humanité, de faire remettre ce paquet à mes enfants ; vous m'avez eu l'air humain, et en vous voyant j'ai eu regret que vous ne fussiez pas mon juge ; je ne vous chargerais peut-être pas d'une dernière volonté si vous l'eussiez été. Ayez égard à la demande d'une mère malheureuse, qui périt à l'âge du bonheur et qui laisse des enfants privés de leur seule ressource ; qu'au moins ils reçoivent ce dernier témoignage de ma tendresse, et je vous devrai encore de la reconnaissance[2].

 

La princesse de Monaco s'était déclarée enceinte. Mais, bientôt, elle avait écrit à Fouquier.

Je vous préviens, citoyen, que je ne suis pas grosse. Je voulois vous le dire ; n'espérant plus que vous veniez, je vous le mande. Je n'ai point sali ma bouche de ce mensonge dans la crainte de la mort, ni pour l'éviter, mais pour me donner un jour de plus afin de couper moi-même mes cheveux et de ne pas les donner coupés par la main du bourreau. C'est le seul legs que je puisse laisser à mes enfants ; au moins faut-il qu'il soit pur.

CHOISEUL-STAINVILLE-JOSÈPHE GRIMALDI-MONACO, princesse étrangère et mourant de l'injustice des juges français[3].

 

Les cheveux de la princesse étaient enveloppés dans un papier contenant deux billets adressés, l'un à ses deux filles, l'autre à leur gouvernante ;

Mes enfants, voilà mes cheveux, j'ai différé ma mort d'un jour, non point par la crainte ; mais je voulois pouvoir couper moi-même cette triste dépouille pour vous la donner ; je ne voulois point qu'elle le fût par la main du bourreau et je n'avois que ce moyen ; j'ai passé un jour déplus dans cette agonie, mais je ne m'en plains pas ; je demande que ma chevelure soit sous un bocal couvert d'un crêpe noir, serré dans le courant de l'année et seulement trois ou quatre fois par an dans votre chambre que vous ayez devant les yeux les restes de votre malheureuse mère qui mourut en vous aimant, et qui ne regrette la vie que parce qu'elle ne peut plus vous être utile. Je vous recommande à votre grand-père ; si vous le voyez, dites-lui que sa pensée m'occupe et qu'il vous tienne lieu de tout, et vous, mes enfants, soignez ses vieux jours et faites-lui oublier ses malheurs.

 

A la gouvernante elle écrivait :

Je vous ai déjà écrit un mot et je vous en écris encore un pour vous recommander mes enfants ; quand vous recevrez celui-ci, je ne serai plus, mais que mon souvenir vous fasse prendre en pitié mes malheureux enfants, ce n'est plus que ce sentiment qu'ils peuvent inspirer. L'anneau où était écrit le nom de mes enfants, et que vous devez avoir reçu, est un souvenir que je vous offre. C'est la seule chose dont je puisse disposer ; que Louise sache la raison qui m'a fait différer ma mort ; qu'elle ne me soupçonne pas de foiblesse[4].

 

En dépit de « l'air humain » que lui trouvait la princesse de Monaco, Fouquier-Tinville ne fit pas remettre ces billets douloureux aux orphelines pour qui ils avaient été écrits. L'accusateur public les classa parmi les papiers de sa correspondance journalière, où ils sont encore conservés, dans les cartons des Archives nationales.

 

Sombre et énigmatique figure que celle d'Antoine-Quentin Fouquier-Tinville. Longtemps, son nom symbolisa, dans la mémoire des hommes, tout le passé de la Terreur. Et nous croyons que, longtemps encore, ce nom tragique restera le symbole des « assassinats juridiques[5] », commis par le tribunal du 10 mars 1793.

Et pourtant, dans les justes balances de l'impartiale histoire, la responsabilité de l'accusateur public est un peu moins lourde que celles du président Dumas, du président Herman, du juge Coffinhal, du substitut Lescot-Fleuriot, des jurés.

 

Car Fouquier, pour paradoxale que cette affirmation paraisse, n'en a pas moins montré, en de rares occasions, des sentiments d'humanité. Les autres, jamais. Ils interrogent ; et leurs questions sont posées avec un tel raffinement dans la perfidie, avec un apparent souci, tellement hypocrite, de la légalité, que les accusés se sentent, d'avance, condamnés. Il faut lire l'interrogatoire de Marie-Antoinette par Herman et son résumé dans le procès de la reine pour se faire une opinion juste de ce que valait ce personnage doucereux et inexorable. Président dans le procès des Girondins, dans le procès du duc d'Orléans, dans le procès de Barnave, dans celui- de Danton et des Dantonistes, ce fonctionnaire vit son zèle récompensé d'une excellente place qui, d'ailleurs, n'était pas une sinécure et comportait des risques. Trois jours après l'exécution de Danton, Herman succédait à Paré ; il était nommé ministre de la Justice et remplacé comme président du Tribunal par Dumas.

 

Dumas, lui, se distingue par sa brutalité. On le dit ivrogne d'habitude.

Sans cesse il est en rivalité avec Fouquier-Tinville. « Il était mon ennemi mortel », dira Fouquier lors de son procès. Il est toujours armé de deux pistolets qu'il pose devant lui, sur la table, quand il siège. Il interrompt les accusés. Dans les suspensions d'audience, il se glisse parmi les jurés, s'entretient avec eux[6]. Il est féroce, agressif et rageur.

Son système, lorsqu'un accusé a parlé, est de lui couper la parole, de la lui refuser définitivement. Fouquier lui tient tête et fait entendre des témoins, malgré le président.

Après la loi du 22 prairial nous verrons Dumas et Coffinhal se contenter de demander aux accusés leurs noms et qualités ; brièvement, ils leur rappellent les chefs d'accusation portés contre eux. Quand l'accusé répond, Dumas s'écrie : « On s'attendait bien à ce que vous allez dire. Vous êtes des prêtres, des nobles. En voilà assez. Passons à un autre[7]... »

 

Interrogeant Mme Roland, le sculpteur Lescot-Fleuriot, substitut de Fouquier-Tinville, pose à l'accusée de longues et embarrassantes questions. Il exige des réponses nettes et brèves ; puis il interrompt l'interrogatoire, éclate, s'emporte et dit : « Avec une telle bavarde nous n'aurons jamais fini ; d'ailleurs, nous ne sommes pas au ministère de l'Intérieur pour faire de l'esprit... »

Lorsque Pache, maire de Paris, compromis dans le procès d'Hébert et des Hébertistes, aura été incarcéré, Lescot-Fleuriot prendra sa place et il deviendra l'un des plus solides appuis de Robespierre, jusqu'à la nuit décisive du 9 au 10 thermidor.

Coffinhal, siégeant comme président dans l'affaire Loizerolles père, ce vieillard traduit au Tribunal alors que c'était son fils qui y était cité, Coffinhal, le 8 thermidor, laissera tranquillement condamner l'un pour l'autre. Il s'en lavera les mains. Et c'est à juste titre que Fouquier-Tinville pourra dire, quelques mois après : « Cette omission et ce délit, s'ils existent véritablement, sont un fait personnel au président Coffinhal et au commis greffier chargé de l'audience... » C'est Coffinhal qui, révisant et corrigeant la liste des accusés, dans la fournée où les poètes Roucher et André Chénier, le 7 thermidor, comparaissaient, ajoutait en marge, devant le nom de Louis Sers, ces mots : « capitaine d'infanterie, commandant à Chambarnagot ». Chambarnagot pour Chandernagor[8] ! Certaines dépositions importantes du procès de Fouquier-Tinville semblent attribuer à la brutalité de Coffinhal « cette brutalité qui lui était naturelle », l'exécution des femmes enceintes[9].

 

Quant à la troupe disparate des jurés, chacun d'eux a sa bonne part, sa terrible part dans les hécatombes de prairial et de messidor. Qu'ont-ils fait de leur conscience ? Fouquier aimait qualifier quelques-uns d'entre eux de cette épithète : mes solides. Ces solides n'ont, en somme, pas été plus criminels que les autres. Ils aimaient à prononcer de grands mots qu'ils ne comprenaient pas, pour la plupart : liberté, égalité, fraternité, unité, indivisibilité... ou la mort. Ils étaient fiers et contents de prononcer, d'écrire ces mots-là, de les voir imprimés sur beau papier à vignettes. Ils jouaient un rôle écrasant ; et, pour jouer ce rôle, ils estimaient agréable et juste d'être payés 18 livres par jour. Plusieurs d'entre eux furent, cumulativement, membres de commissions populaires et jurés au Tribunal de la Terreur.

 

Mais, cette terreur qu'ils inspiraient, ils l'éprouvaient eux-mêmes. Tyranneaux véritables, chacun dans sa section, dans sa commission, dans sa rue, au Tribunal ils redoutent d'être dénoncés par de plus tyranneaux qu'eux, et c'est pourquoi ils deviennent féroces et implacables. Ils jouent le rôle de dénonciateurs, par peur d'être prévenus dans ce même rôle. Pour certains d'entre eux, il suffit de voir les prévenus pour asseoir leur jugement. La seule inspection d'un visage les détermine à voter la mort. L'un d'eux dit : « A la place de l'accusateur public, je ferais saigner les condamnés avant leur exécution, pour affaisser leur maintien courageux. » Un autre, publiquement, se vante de « n'avoir jamais voté que la mort lorsqu'il s'agissait de juger prêtres ou nobles qui étaient tous du gibier à guillotine[10]. » Un autre demande la parole à l'audience et dit : « Ne suffit-il pas, pour être aristocrate, d'avoir servi un noble ?[11] » Cet autre, au moment où il vient de siéger, dit à ses collègues : « Nous n'avons mis, cette fois, que deux heures et demie parce que nous n'avions qu'à nous en tenir à la lettre qui se trouvait à côté du nom. » Tel autre affirme que, « lorsqu'il n'y a pas de délit, il faut en imaginer ». Certains d'entre eux ne savent ni lire ni écrire. D'autres, au contraire, lettrés, élégants, artistes, votent la mort avec une sorte d'insouciance un peu lasse, d'un air narquois, — et pour en finir.

Il faut bien le dire. Rien n'est moins juste que d'attribuer au seul Fouquier-Tinville l'entière responsabilité des crimes juridiques commis par le tribunal du 10 mars 1793, tribunal d'exception, tribunal provisoire, sorte de « justice militaire exercée par des juges civils ». Ce n'est pas Fouquier qui interroge ; ce n'est pas lui qui vote la mort. Il n'est ni juré, ni juge[12].

Serviteur de la loi, il prend soin de se tenir dans la légalité. Ce que semble vouloir Fouquier, essentiellement, « chargé qu'il est pendant près de dix-huit mois de l'obligation pénible de rechercher le crime et de le poursuivre », c'est de trouver des coupables. Et cela parce que ses deux redoutables patrons, le Comité du Salut public et le Comité de Sûreté générale, l'exigent. Les hommes qui composent ces Comités le font « marcher » à leur guise. Il exécute ponctuellement leurs ordres et surtout ceux des plus violents et des plus ténébreux parmi ces hommes. J'ai nommé Vadier, Voulland, Amar[13].

Aux Comités où il va tous les soirs et où il reste souvent jusqu'à une heure très avancée de la nuit, il attend des listes d'accusés et il en remet d'autres. — Il est ponctuel. Il exécute ponctuellement les intentions et les arrêtés des deux Comités. Il saura s'en souvenir lorsque, déchu de sa puissance, incarcéré, prêt à paraître devant ses juges, à son tour, il écrira, le 19 thermidor : « S'il y a délit d'avoir exécuté les arrêtés des Comités de Salut public et de Sûreté générale, je confesse que je suis coupable ; je l'aurais été évidemment en ne les exécutant pas. Que fallait-il donc faire ?... » De même lorsque, le 14 fructidor, s'adressant à Louis du Bas-Rhin et à Moyse Bayle, il écrira : « Ma défense se borne au récit des faits qui se sont passés entre les Comités et moi... Est-il position plus affreuse que la mienne, après avoir employé les jours et les nuits pour la chose publique ? » Il écrira, dans l'un de ses mémoires justificatifs : « Il n'est point de sollicitations, de quelque espèce qu'elles aient été, qui aient pu m'arrêter ; l'exécution des lois émanées de la Convention, la justice et l'humanité, voilà quelle a été ma règle de conduite. » Et ceci, encore, écrit à Merlin de Douai : « C'est une plaie de calomnier que le temps séchera. Je le répète. Mon crime est d'avoir été l'organe des lois trop sévères et qu'il n'était pas en mon pouvoir de ne pas exécuter ; de là, les haines et les ressentiments... »

Il est « l'exécuteur des lois ». Il est les verges et la hache ; il est la massue révolutionnaire. Les lois changent souvent. Une lutte pour le pouvoir, lutte sans remise et sans pitié, est engagée entre les partis politiques. Le vainqueur exécute le vaincu. Puis, lui-même, vaincu, il est exécuté. C'est affaire au Tribunal révolutionnaire et à son accusateur public de dépêcher cette besogne.

Et c'est ainsi que Fouquier-Tinville dresse successivement les actes d'accusation de Marie-Antoinette, des Girondins, d'Olympe de Gouges, de Mme Du Barry, d'Hébert et des Hébertistes, de Danton et des Dantonistes, de la prétendue conjuration de l'étranger, des conspirations des prisons, etc., etc., jusqu'au jour où il se voit obligé de requérir contre ses amis, Lescot-Fleuriot et autres.

L'étude du rôle de Fouquier fera l'objet de la première partie du présent livre. Nous lui avons donné pour titre : L'Accusateur public. Les procès ont déjà été étudiés par les historiens du Tribunal révolutionnaire, MM. Campardon, WalloR, Lenôtre, et nous ne nous flattons pas que notre travail ait sur ce point rien de bien nouveau ; mais il nous a semblé utile et intéressant de l'entreprendre pour l'intelligence de la seconde partie du livre, qui est intitulée : L'Accusé. Dans cette partie, nous nous sommes attachés à réviser minutieusement le procès de Fouquier-Tinville.

Et, c'est en faisant cette lente et minutieuse révision que nous avons le mieux compris quel homme était-ce tragique Antoine-Quentin Fouquier-Tinville. Tant qu'il était accusateur public, il nous apparaissait nettement comme un fonctionnaire qui tient, au prix de toutes les servilités, même les plus basses, les plus criminelles, les plus déshonorantes, à garder sa place et le traitement avantageux qu'elle représente pour lui. Mais, décrété d'accusation à la Convention nationale, quelques instants après avoir été proposé devant la même Assemblée comme accusateur public pour une nouvelle période, Fouquier-Tinville, déchu, prisonnier, traqué, abandonné, bafoué, met à se défendre une telle vigueur d'argumentation, une telle présence d'esprit, un tel talent, pour tout dire ; il démontre avec tant d'habileté, qu'il n'est que le bouc émissaire des autres, dont il a été l'agent ponctuel et infatigable ; il explique si complètement les rouages de la machine sanglante dont, lui-même, a été un rouage bien graissé ; il provoque si audacieusement et si imperturbablement les témoignages, ceux, surtout, de ses ennemis mortels, les commis du greffe, qu'en dépit de l'œuvre horrible, son cas devient très curieux et très intéressant. C'est celui d'un ancien procureur, d'un ancien avoué, solidement ferré sur la procédure, d'un ancien homme de loi dont le cerveau a été déformé et la raison déviée par l'abus de la chicane et qui, besogneux, père d'une nombreuse famille, cherchant une situation, tombe en pleine Révolution, est pris au sérieux, se prend lui-même au sérieux, et dans les mains duquel des camarades, aussi inconscients que lui des responsabilités de leurs actes, mettent la machine à juger les autres. Le lecteur verra, par la première partie de cette étude, ce que peut produire une telle machine, en de telles mains et ce qu'elle produisit, avant comme après la loi du 22 prairial.

Et, maintenant, qu'il nous soit permis de nous excuser si, en écrivant l'histoire « de ces temps rigoureux » — pour parler comme un contemporain, le poète Vigée — nous n'avons pas cru devoir donner de détails sur ce que devint la famille du guillotiné de floréal. Sa famille n'est pas responsable de ses crimes juridiques. Sous quel prétexte, de quel droit irions-nous interroger, dans leur paix éternelle, les cendres innocentes et pitoyables de ceux qui l'aimèrent et de ceux qu'il aima ? Accusateur public du Tribunal de la Terreur, Antoine Quentin Fouquier-Tinville appartient au jugement de l'Histoire. C'est à ce titre qu'il nous intéresse et que nous entendons l'étudier, non sans avoir toujours à l'esprit le mot cynique mais juste de Carrier, le proconsul de Nantes, lorsque, mis à son tour en accusation, il s'écriait : « Tout est coupable ici, jusqu'à la sonnette du président ! »

 

1er novembre 1910.

 

 

 

 



[1] Nous avons reproduit l'orthographe de l'original.

[2] Archives nationales, W. 121, 1er dossier, pièce 100.

[3] Arch. nat., W. 431, dossier 908, pièce 7.

[4] Arch. nat., W. 121, 1er dossier, pièces 100 bis et 100 ter.

[5] Le mot est de Boissy d'Anglas. Moniteur, 23 mars 1795, p. 747, col. 3.

[6] Déposition Deguaigné, au Procès de Fouquier. Arch. nat. W. 500, 3e dossier, pièce 64.

[7] Déposition Leclerc, W. 500, 3e dossier, pièce 63.

[8] W. 431, n° 969.

[9] Bûchez et Roux. t. XXXV, p. 8.

[10] AUBRY, tailleur. Déposition Langlois, 91e témoin, W. 500, 3e dossier, pièce 58.

[11] Ce juré est Didier. Déposition Guyot, 90, témoin. W, 500, 3e dossier, pièce 58.

[12] Comme il le dit en réponse à Cambon dans son interrogatoire du 9 germinal an III (B. et R., t, XXXIV, p. 329).

[13] Déposition Advenier, 40e témoin. W. 500, 3e dossier, pièce 46. Il a vu Voulland, Vadier, Amar, venir assez fréquemment dans le cabinet de Fouquier et s'enfermer « soigneusement » avec lui.