Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE III

 

 

CHAPITRE 6

Égidius refuse de reconnaître Severus pour empereur. Rétablissement de Childéric.

Il est évident par la narration de Priscus Rhétor, qu’Égidius ne voulut jamais reconnaître Severus et qu’il persista toujours dans sa révolte, puisqu’il n’y eut que les affaires que les visigots donnèrent dans les Gaules à ce maître de la milice, qui l’empêchèrent de descendre en Italie pour y faire la guerre contre le nouvel empereur. D’ailleurs nous verrons encore qu’Égidius peu de mois avant sa mort, envoya des personnes de confiance traiter avec les vandales d’Afrique, pour lors les ennemis déclarés de Severus et de tout son parti. Mais, dira-t-on, Égidius ne se fit point proclamer empereur ? Il est mort maître de la milice ? Sous les auspices de quel prince commandait-il les troupes que la république avait dans les provinces obéissantes de la Gaule ?

Je réponds que la connaissance que nous avons de ce qui s’est passé dans les Gaules sous le règne de Severus est si bornée, qu’on ne doit pas être surpris que nous ignorions de quel prince Égidius s’avouait sujet, quoique nous voyons bien qu’il ne reconnaissait pas l’empereur de Ricimer. Peut-être qu’Égidius aura imité l’exemple de quelques officiers de l’empire servants dans les Gaules, et qui ne voulant pas d’un coté continuer à obéir au prince régnant actuellement, et n’étant point résolus d’un autre côté à proclamer un nouveau souverain, firent prêter à leurs troupes le serment militaire au nom du sénat et du peuple romain. Égidius aura protesté ensuite qu’il ne recevrait les ordres de personne jusqu’à ce que le peuple et le sénat eussent été mis en liberté, et qu’ils eussent choisi un maître digne de l’être. Le crédit que ses emplois, ses grandes qualités et ses alliances lui donnaient dans les provinces obéissantes, joint à l’autorité qu’il y avait comme généralissime, auront obligé le préfet du prétoire d’Arles et les autres officiers civils, d’adhérer à son parti. Égidius aura donc jusqu’à sa mort continué à commander dans les Gaules, et à les gouverner au nom du sénat et du peuple romain. Il aura pris la qualité de leur lieutenant général. C’était ainsi qu’en avait usé Galba. Quand il se révolta contre Néron ; il ne voulut point d’abord prendre d’autre titre que celui de lieutenant du sénat et du peuple romain. Ce ne fut que dans la suite et après la mort de Néron, que Galba prit le nom par lequel on désignait alors le souverain. Égidius enfin en aura usé comme en usait Cluvius Rufus gouverneur de l’Espagne, qui dans le temps qu’Othon et Vitellius se disputaient l’empire, ne mettait le nom d’aucun des deux à la tête de ses édits : peut-être aussi qu’Égidius aura demandé une commission à l’empereur d’orient.

Dès qu’Égidius se fut déclaré contre Severus, ou plutôt contre Ricimer, ce dernier n’aura pas manqué de lui susciter dans les Gaules le plus grand nombre d’ennemis qu’il lui aura été possible, et il en aura usé comme ses pareils en usent en des conjonctures semblables, c’est-à-dire, qu’il n’aura eu égard qu’à ses intérêts présents, et qu’il se sera peu mis en peine des intérêts de l’empire. Il aura donc excité les visigots à faire la guerre contre Égidius, quoique dans la réalité, cette guerre dût se faire contre l’empire même, puisque suivant le cours ordinaire des affaires du monde, nos barbares devaient demeurer les maîtres des cités qu’ils soustrairaient au pouvoir de ce général. Peut-être fut-ce alors, que Gunderic roi des bourguignons aura été fait maître de la milice par Severus, qui voulait mettre dans son parti cette nation puissante dans les Gaules, et la faire agir contre Égidius. Le pape Hilaire dit dans une de ses lettres écrite en quatre cent soixante et trois, et un an avant la mort d’Égidius : qu’il a été informé par son cher fils Gunderic maître de la milice, de l’intrusion d’un évêque sur le siège de Die. Ainsi Gunderic doit avoir été maître de la milice avant la mort d’Égidius.

Severus et Ricimer auront encore porté l’Agrippinus dont nous allons parler, et les autres officiers romains employés dans les Gaules, et sur lesquels ils avaient quelque crédit, à se ranger du côté des visigots. La suite de l’histoire fait même croire que la peuplade d’alains établie sur la Loire et dont les hostilités avaient obligé Majorien à se mettre en chemin pour revenir en deçà des Alpes, prit aussi dans cette conjoncture le parti des visigots. Ainsi Égidius pour opposer des alliés à ses ennemis aura recherché les autres puissances des Gaules, et il leur aura représenté l’intérêt qu’elles avaient d’empêcher que les visigots qui étaient déjà plus puissants qu’aucune d’elles en particulier, ne s’agrandissent encore. Égidius né gaulois, et pour lors l’honneur de son pays, n’aura point eu de peine à obtenir des Armoriques qu’ils se confédérassent avec lui. La situation où était au commencement de l’année quatre cent soixante et deux l’intérieur des Gaules, suffirait seule donc pour faire paraître vraisemblable le plan que je donne de la ligue et de la contre ligue qui s’y firent alors, mais j’ose dire que le peu que nous savons concernant les évènements de la guerre dont ces associations furent suivies, et que je rapporterai quand j’aurai raconté le rétablissement de Childéric, persuadera que ce plan est véritable.

Comme le rétablissement de Childéric se fit au plus tard au commencement de l’année quatre cent soixante et trois, ainsi que nous allons le faire voir : ne peut-on point penser qu’il ait été l’un des moyens qu’Égidius crut devoir employer pour s’assurer encore davantage des francs saliens dans les conjonctures fâcheuses, où il se trouvait en quatre cent soixante et deux ? Égidius en donnant les mains ou même en procurant le rétablissement de ce prince, s’attachait un jeune homme brave, courageux, roi d’une des plus puissantes tribus des francs, et généralement estimé dans toute sa nation.

Grégoire de Tours immédiatement après le récit de la destitution de Childéric qu’on a lu ci-dessus ; ajoute : il y avait déjà près de huit ans qu’Égidius régnait sur les francs,... Voilà le récit de Grégoire de Tours qui ne contient rien que de plausible. Il est vrai que les écrivains des siècles postérieurs y ont ajouté plusieurs circonstances difficiles à croire. Ils disent qu’Égidius s’opposa les armes à la main au rétablissement de Childéric, et que ce ne fut qu’après qu’il y eut eu beaucoup de sang de versé que ce rétablissement se fit. Il faut tomber d’accord en premier lieu que tous ces détails paraissent être contre la vraisemblance, lorsqu’on fait attention aux affaires qu’avait alors Égidius. Aussi je n’en crois rien, et je m’en tiens à la narration du père de notre histoire, qui fait connaître que Childéric remonta sur le trône sans coup férir.

Non seulement Grégoire de Tours ne dit rien de ces prétendus combats, dont cependant il aurait dû parler s’ils eussent été vrais, mais il dit positivement que Childéric après son rétablissement vécut en bonne intelligence avec Égidius, et que l’un et l’autre ils gouvernèrent de concert. Nous avons dit dans notre discours préliminaire que Frédégaire, de qui nos autres écrivains ont copié les fautes, avait mal entendu, la première fois qu’il avait lu Grégoire de Tours, le dix-huitième chapitre du second livre de son histoire, et que cet abréviateur avait crû mal à propos que Grégoire de Tours y parlât de Childéric comme d’un prince actuellement en guerre avec les romains. Nous avons dit aussi que ce qui devait être arrivé de là, c’est que Frédégaire, lorsqu’il s’était mis dans la suite à faire son abrégé de Grégoire de Tours, eût, plein qu’il était de l’idée qu’il s’était faite de Childéric, altéré plusieurs endroits de son original où il est fait mention de Childéric ; et que cet auteur eût contre le sens clair de son original, parlé en toute occasion de Childéric, comme d’un ennemi déclaré des romains. Ainsi Frédégaire en abrégeant à sa manière le douzième chapitre de l’histoire de Grégoire de Tours, aura mis dans son abrégé tout ce qu’on y lit concernant la guerre prétendue de Childéric avec Égidius, et qui ne se trouve pas dans le texte de Grégoire de Tours. Frédégaire n’aura pas pu concevoir qu’Égidius eût souffert sans tirer l’épée le rétablissement de Childéric son ennemi. On sera encore plus disposé à croire que j’ai raison, lorsqu’on aura lu ce que je dirai à quelques pages d’ici sur le dix-huitième chapitre du second livre de Grégoire de Tours.

Une des additions faites par Frédégaire au récit du rétablissement de ce prince tel qu’il se lit dans Grégoire de Tours, c’est l’histoire d’un prétendu voyage de Childéric à Constantinople, pour y solliciter l’empereur de le rétablir, et celle du retour de Childéric dans les Gaules sur une flotte que lui prêta Maurice qui selon notre auteur, régnait dans ces temps-là sur le partage d’orient. Que penser de la capacité de l’abréviateur et par conséquent des circonstances qu’il a le premier ajoutées à la narration contenue dans l’histoire ecclésiastique des francs, quand cet écrivain a ignoré que Maurice ne monta sur le trône de Constantinople, qu’un siècle après la mort de Childéric ? Cette supposition n’est donc propre qu’à montrer, qu’on ne doit aucune croyance aux circonstances que Frédégaire ajoute au récit de Grégoire de Tours. Tout ce qu’elle peut prouver de plus, c’est, comme nous aurons occasion de le dire encore plusieurs fois, qu’on pensait communément dans les Gaules durant le septième siècle, et quand l’abréviateur a écrit, que pendant le cinquième siècle les empereurs d’orient avaient été en droit de se mêler de ce qui se passait sur le territoire de l’empire d’occident, et qu’il était d’usage pour lors, que les puissances du partage de Rome qui se croyaient lésées, eussent recours à la protection de Constantinople. Notre auteur n’aurait point écrit ce fait supposé, s’il n’eût pas été vraisemblable, suivant l’opinion générale de ses contemporains.

Quoiqu’il en soit, Grégoire de Tours n’est pas responsable de toutes les erreurs qu’on peut avoir ajoutées à son récit de l’aventure de Childéric. Les visions que les écrivains des siècles postérieurs ont cousues à ce récit, n’empêchent point qu’il ne soit toujours très plausible, quand on le lit tel qu’il est dans l’histoire de notre évêque. Ainsi de toutes les objections qu’on a faites pour en affaiblir l’autorité, je n’en vois plus qu’une qui mérite que j’y réponde. La voici.

Grégoire de Tours dit qu’Égidius fut assis durant huit années sur le trône de Childéric. Cela ne saurait avoir été. Égidius était déjà certainement maître de la milice, et Majorien était déjà reconnu dans les Gaules, lorsque les francs mirent Égidius à la place de Childéric. Cet auteur le dit. Or Majorien ne fut reconnu dans les Gaules qu’à la fin de l’année quatre cent cinquante-huit. Ainsi Égidius ne peut avoir été choisi pour roi par les sujets de Childéric qu’en l’année quatre cent cinquante-neuf. D’un autre côté, il est certain par Grégoire de Tours, que Childéric fut rétabli avant la mort d’Égidius, et il est constant par un passage de la chronique d’Idace qui va être rapporté, qu’Égidius mourut dès quatre cent soixante et quatre, et par conséquent la cinquième année après la déposition de Childéric. Idace marque la mort d’Égidius avant celle de l’empereur Severus, mort suivant les fastes de Cassiodore en quatre cent soixante et cinq. Il est donc impossible qu’Égidius ait régné sur les sujets de Childéric, huit ans révolus, ni même huit ans commencés : et l’erreur où Grégoire de Tours tombe sur ce point-là, fait douter de toute son histoire du détrônement et du rétablissement du roi des saliens.

Je tombe d’accord de tous ces faits qui se prouvent très clairement par des témoignages incontestables, et que j’ai déjà rapportés, ou que je rapporterai dans la suite. Aussi ma réponse sera-t-elle de dire qu’il y a une faute dans le texte de Grégoire de Tours, et qu’au lieu d’y lire, la huitième année qu’Égidius régnait sur les francs, il faut y lire, la quatrième année qu’Égidius régnait sur les francs.

De quelle raison vous appuyez-vous, me dira-t-on, pour faire une correction qui n’est pas fondée sur aucun manuscrit. Ils portent tous la même leçon : qui cum octavo anno, etc.  je m’appuie, répliquerai-je, sur trois raisons. La première est la nécessité de concilier Grégoire de Tours avec lui-même et avec Idace, ce qui ne peut se faire autrement. On vient de le voir. La seconde raison, est la facilité avec laquelle la faute, dont il s’agit, se sera glissée dans le texte de l’historien des francs. Enfin la troisième, c’est qu’il se trouve dans l’histoire de Grégoire de Tours d’autres dates qui de l’aveu des savants ont été corrompues. Nous n’accusons ses copistes, que d’un délit, dont pour ainsi dire, ils ont été déjà plusieurs fois convaincus juridiquement.

On sait que dans plusieurs manuscrits anciens de Grégoire de Tours les nombres sont écrits en chiffres romains. Cet évêque avait donc pu mettre : qui cum iiii anno, et un copiste aura changé le premier i en un v qui vaut cinq, ce qui aura fait viii anno, qu’on lit aujourd’hui dans les manuscrits, et même dans les ouvrages des auteurs anciens qui ont suivi notre historien. J’avoue que ma seconde raison ne serait pas d’un bien grand poids, sans la troisième et si les savants ne convenaient point unanimement que les copistes ont réellement altéré quelquefois les chiffres dont Grégoire de Tours s’était servi pour marquer le nombre des années. Je pourrais citer beaucoup d’exemples de ces altérations reconnues de tout le monde, mais je me contenterai d’en alléguer deux.

Il est dit dans le second livre de l’histoire de Grégoire de Tours, qu’Euric roi des visigots, qui mourut vers l’année quatre cent quatre-vingt-quatre, était décédé la vingt-septième année de son règne. Cependant il est certain qu’Euric n’a jamais régné qu’environ dix-sept ans. Il succéda à son frère Théodoric II comme nous le verrons, vers quatre cent quatre-vingt-quatre. D’ailleurs Isidore de Séville dit positivement qu’Euric régna dix-sept ans ; et Jornandés qui fait régner ce prince quelques mois de plus, dit en comptant par années courantes, qu’Euric mourut la dix-neuvième année de son règne. Il faut donc absolument que quelque copiste ait changé xvii en xxvii par l’insertion d’un x et il faut encore que cette faute ait été faite peu de temps après Grégoire de Tours, puisqu’elle se trouve dans tous les manuscrits. Il y a même eu, suivant l’apparence, plus d’un chiffre numéral d’altéré dans le chapitre de Grégoire de Tours, où il est parlé de la mort d’Euric.

Nous lisons encore dans un autre chapitre du même livre de l’histoire de Grégoire de Tours, que Clovis mort certainement en cinq cent onze, décéda la onzième année de l’épiscopat de Licinius, évêque de Tours. Cependant, comme le remarque très bien Dom Ruinart, il est impossible que l’année de Jésus-Christ cinq cent onze fut la onzième année de l’épiscopat de Licinius. Il faudrait pour cela que Licinius eut été élu en l’année cinq cent. Or cela ne saurait avoir été suivant la chronologie des évêques de Tours que notre historien donne lui-même dans son dixième livre. D’ailleurs, il est constant par les actes du concile d’Agde que Verus le prédécesseur de Licinius sur le siége de Tours, remplissait encore ce siège en cinq cent six. Le diacre Léon souscrivit au nom de Verus les actes de ce concile tenu dans Agde cette année-là. La leçon de ce passage qui est la même dans tous les manuscrits est donc certainement vicieuse, d’autant plus que nous verrons en parlant de l’entrée de Clovis dans la ville de Tours, que Licinius ne fut fait évêque de cette ville là, qu’en cinq cent neuf. Ainsi la faute qui est constante, consiste probablement dans la substitution d’un x à la place de deux II. On aura fait de cette manière du nombre trois le nombre xi. Si l’on n’a point fait ces fautes, on en aura fait d’autres équivalentes. Le même copiste qui a par mégarde altéré le texte du chapitre vingtième et du chapitre quarante-troisième du second livre de l’histoire de Grégoire de Tours, peut bien avoir interpolé aussi le douzième chapitre de ce même livre, en y formant un v  pour un i et les mêmes raisons qui ont fait passer dans tous les manuscrits les deux premières fautes, y auront fait passer encore la dernière, celle qui concerne le nombre des années que dura l’exil de Childéric.

Quelques critiques voudraient justifier Grégoire de Tours sur les huit années de règne que son texte donne à Égidius, en supposant qu’Égidius ne fut mort que longtemps après l’année quatre cent soixante et quatre. Leur opinion me paraît insoutenable, parce qu’elle suppose qu’Idace se soit trompé sur la date de la mort d’Égidius qu’il place avant celle de Severus arrivée en 465. N’est-il pas plus raisonnable de supposer que les copistes de Grégoire de Tours ont fait ici la même faute qu’ils ont fait certainement en d’autres endroits, qu’il ne l’est de croire qu’Idace auteur contemporain se soit trompé en plaçant dans sa chronique la mort d’un homme tel qu’Égidius, avant la mort de l’empereur Severus, au lieu de le placer après la mort de ce prince. Cette supposition n’éclaircit la difficulté qu’aux dépens de la réputation d’Idace, et la mienne l’éclaircit aux dépens de la réputation des copistes de Grégoire de Tours. D’autres critiques ont voulu que Childéric fut monté sur le trône beaucoup plutôt que l’année quatre cent cinquante-six et vers l’année quatre cent quarante-neuf, de manière qu’il aurait pu être déposé dès l’année quatre cent cinquante-deux, et rétabli dès l’année quatre cent soixante après un exil de huit ans durant lequel Égidius aurait régné sur les saliens. Mais cette supposition est démentie par l’auteur des gestes dont nous avons rapporté le texte en parlant de l’avènement de Childéric au trône. Suivant cet auteur, Childéric n’a pas pu commencer à régner avant l’année quatre cent cinquante-sept, puisqu’il comptait encore la vingt-quatrième année de son règne, lorsqu’il mourut en quatre cent quatre-vingt-un.

 

CHAPITRE 7

Guerre entre Égidius et les Visigots qui s’emparent de Narbonne. Égidius défend Arles contre eux. Les ripuaires prennent Trèves et Cologne.

C’est à Idace que nous avons l’obligation de ce que nous savons sur les évènements particuliers de la guerre qui commença dans les Gaules l’année quatre cent soixante et un, entre le parti qu’y avait Égidius, et le parti de Severus dont étaient les visigots. Priscus Rhétor, comme on vient de le voir, nous apprend bien la déclaration de cette guerre ; mais il ne parle de ses succès qu’en termes très généraux : et sans la narration d’Idace, je crois que nous aurions trop de peine à entendre les passages des auteurs du cinquième et du sixième siècle, où il est parlé de ces succès.

Cet écrivain ayant raconté le meurtre de Majorien et la proclamation de Severus qui donnèrent lieu à la guerre dont nous parlons, il dit que Théodoric fit destituer Népotianus, et qu’il mit Arborius en la place de cet officier. Nous avons déjà fait mention de ce Népotianus, et nous avons vu qu’il fallait probablement qu’il eût été nommé par Avitus maître de la milice dans le département des Gaules, et qu’il fallait de même qu’après que Majorien le successeur d’Avitus, eut conféré cette dignité à Égidius, Népotianus n’eût pas laissé de continuer à servir en Espagne comme maître de la milice romaine. Il en exerçait les fonctions dans l’armée de Théodoric, qui pour lors y faisait la guerre, au nom et sous les auspices de l’empire. Dès le commencement de cet ouvrage on a lu que l’Espagne était comprise dans le commandement du maître de la milice dans le département de la préfecture du prétoire des Gaules, et peut-être pour accorder Népotianus pourvu par Avitus avec Égidius pourvu par Majorien, avait-on dans ces temps difficiles, et où l’exécution d’un ordre de l’empereur faite à contretemps, pouvait allumer une guerre civile, partagé entre les deux maîtres de la milice ce département. Le style d’Idace rend notre conjecture très vraisemblable. Cet auteur ne donne jamais à Égidius le titre de maître de la milice, mais seulement le titre de comte.

Il ne qualifie point Égidius autrement, et cela en parlant d’évènements arrivés quand Égidius était déjà maître de la milice depuis longtemps. Je rapporterai à quelques pages d’ici les passages d’Idace qui font foi de ce que j’avance. Mais la dignité de maître de la milice ayant été partagée en deux, Égidius n’exerçait pas en Espagne l’emploi de maître de la milice, et c’était dans cette province qu’Idace avait son évêché et qu’il écrivait. Ce fut Népotianus et dans la suite ce fut son successeur Arborius qui pour lors exercèrent dans cette grande province l’emploi de maître de la milice. Aussi avons-nous vu qu’Idace donnait encore à Népotianus le titre de maître de la milice, dans un temps postérieur à la conclusion de la paix entre Majorien et les visigots et par conséquent quand il y avait déjà plus d’un an qu’Égidius avait été fait maître de la milice par Majorien, puisque Égidius l’était déjà quand ce prince vint à Lyon. Théodoric aura cru dans la suite qu’il ne pouvait plus, dès qu’il avait la guerre contre les romains des Gaules, compter sur Népotianus créature d’Avitus, et il l’aura fait déposer par Severus, qui aura encore sur la recommandation de Théodoric, nommé Arborius à la place vacante. Nous parlerons dans la suite d’Arborius. Quant à Népotianus je ne sais de lui que ce que j’en ai dit, quoique cependant il dût être un homme de grande considération par lui-même, puisque le temps de sa mort arrivée après sa destitution et vers quatre cent soixante et trois, se trouve marquée comme un événement mémorable, dans la chronique d’Idace, toute succincte qu’elle est.

Une guerre qui se faisait dans un pays tel que les Gaules, entre des peuples aussi belliqueux que ceux qui venaient de prendre les armes les uns contre les autres, a dû être féconde en grands évènements dès la première campagne. Cependant de tous ceux qui ont dû arriver, en quatre cent soixante et deux, nous ne connaissons que le siège d’Arles et la prise de Narbonne par les visigots. On a déjà dit plus d’une fois d’où procédait notre ignorance sur ces matières-là.

En parlant du siège mis devant Arles par le roi Théodoric I j’ai tâché d’expliquer de quelle importance il était pour les romains de conserver cette place alors la capitale des Gaules, et qui rendait maître d’un pont construit sur le bas-Rhône. Nous avons dit aussi de quelle importance il était pour les visigots de la prendre. Ainsi l’on peut croire que le premier projet que fit Théodoric II dès qu’il se vit en guerre avec les romains des Gaules, fut celui de s’emparer de cette ville, et que le soin le plus pressant qu’eut Égidius fut celui de la bien garder. En effet, il s’y jeta lui-même, apparemment faute de pouvoir faire mieux. Tout ce que nous savons concernant le siège que les visigots mirent alors devant Arles, c’est qu’ils furent obligés à le lever, sans qu’il y eût en campagne, aucune armée qui fût en état de secourir la place, mais uniquement parce que la brave résistance des assiégés avait rebuté les assiégeants. Égidius, dit Grégoire de Tours, se trouvant enfermé dans une place... Il est vrai que Grégoire de Tours ne dit point le nom de la ville dans laquelle Égidius avait été assiégé, mais Paulin de Périgueux qui raconte aussi la délivrance miraculeuse d’Égidius assiégé dans une place entourée de lignes de circonvallation, qu’il n’était pas possible de forcer, désigne si bien Arles en racontant cet évènement, qu’on ne saurait douter qu’elle ne soit la ville dont il s’agit, et que les ennemis qui l’attaquaient ne fussent les visigots. Il n’y avait qu’eux alors qui fussent à portée de mettre le siège devant Arles. " c’est ainsi, dit Paulin après avoir raconté les mêmes choses... " quand nous en serons au siège mis par les francs devant Arles en l’année cinq cent huit, nous rapporterons la description que Cassiodore fait du pont qu’elle avait sur le Rhône, et à l’aide duquel quatre rives communiquaient ensemble, parce que ce pont servait à passer les deux bras dans lesquels le Rhône se partage auprès d’Arles.

Comme Grégoire de Tours et Paulin ne donnent point la date du siège qu’Égidius soutint dans Arles, il nous reste encore à exposer les raisons qui autorisent à le placer dans l’année quatre cent soixante et deux. Les voici. Il est certain qu’en l’année quatre cent cinquante-cinq, les visigots n’avaient encore depuis leur rétablissement dans les Gaules, assiégé la ville d’Arles qu’une seule fois, ce qui arriva dans l’année quatre cent vingt-cinq. Les fastes et la chronique de Prosper ne finissent qu’à l’année quatre cent cinquante-cinq, et cependant ces deux ouvrages ne font mention que d’un seul siège d’Arles par les visigots, celui qu’ils mirent devant cette ville en quatre cent vingt-cinq, celui qu’Aetius fit lever, et dont nous avons parlé ci-dessus. Si les visigots eussent assiégé Arles une autre fois dans le temps qui s’est écoulé depuis l’année quatre cent vingt-cinq, jusqu’en quatre cent cinquante-cinq, Prosper aurait fait mention de cet autre siège, lui qui résidait dans un lieu assez voisin d’Arles. Or le siège mis devant Arles par les visigots en quatre cent vingt-cinq, ne saurait être le siège dont parlent Paulin de Périgueux et Grégoire de Tours dans les passages qui viennent d’être rapportés. En premier lieu, ces auteurs supposent que la défense de la ville assiégée roulât principalement sur Égidius, et probablement ce romain était encore trop jeune en quatre cent vingt-cinq pour qu’on lui eût confié le gouvernement d’une place d’une aussi grande importance. Il parait qu’Égidius était du même âge que Majorien dont il avait été compagnon d’armes, et nous avons vu que Majorien était encore un jeune homme en quatre cent cinquante-huit. En second lieu, et ceci parait décisif, le siége mis devant Arles par les visigots en quatre cent vingt-cinq ne fut pas levé miraculeusement. Comme on l’a vu, ce fut Aetius qui à la tête d’une puissante armée le fit lever, et battit même les assiégeants.

Dès que le second siège d’Arles par les visigots ne s’est fait qu’après l’année quatre cent cinquante-cinq, et que d’un autre côté il s’est fait du vivant d’Égidius, mort en quatre cent soixante et quatre, il ne saurait s’être fait qu’en quatre cent cinquante-huit, ou bien après quatre cent soixante et un. Depuis la mort de Valentinien III arrivée en quatre cent cinquante-cinq, où finissent les fastes de Prosper, jusqu’à la proclamation de Majorien arrivée en quatre cent cinquante-sept, les visigots vécurent en bonne intelligence avec l’empire. Ce ne fut que cette année-là qu’ils rompirent avec l’empire, et encore demeurèrent-ils amis de ceux des romains des Gaules qui ne voulaient point reconnaître Majorien. Ainsi les visigots ne sauraient avoir fait avant quatre cent cinquante-huit le second siège d’Arles. D’ailleurs, s’ils eussent fait ce siège alors, ce n’aurait pas été Égidius qui aurait défendu la place. Il était avec Majorien en Italie, et comme nous l’avons vu, il ne vint dans les Gaules qu’avec l’armée que cet empereur y amena en quatre cent cinquante-huit. D’un autre côté si les visigots eussent osé tenter le siège d’Arles dans le temps qui s’est écoulé entre l’année quatre cent cinquante-huit et la mort de Majorien, certainement celui qui aurait défendu la place n’aurait pas été privé de l’espérance d’être secouru, ni réduit à n’attendre sa délivrance que d’un miracle. Telle fut cependant la destinée d’Égidius, lorsqu’il soutint le siège dont nous parlons. Enfin la paix entre les visigots et Majorien laquelle dura jusque à sa mort, fut faite au plus tard en quatre cent cinquante-neuf. Ainsi je conclus de tout ce qui vient d’être exposé, que notre siège a dû se faire après la nouvelle rupture entre les romains des Gaules et les visigots, à laquelle le meurtre de Majorien et la proclamation de Severus donnèrent lieu en quatre cent soixante et un. Je ne place point le siège d’Arles dans cette année-là, parce qu’il ne parait point vraisemblable que les visigots aient aussitôt après la rupture, fait une entreprise qui demandait de grands préparatifs, et comme le sujet de la guerre fut un évènement inattendu, on n’avait pas prévu la rupture longtemps avant qu’elle se fît. Si je place le siège en quatre cent soixante et deux plutôt que l’année suivante, c’est parce qu’en quatre cent soixante et trois Égidius se tint apparemment sur la Loire, où fut le fort de la guerre cette année-là, comme on le verra dans la suite.

C’est Idace qui nous apprend le second de ceux des évènements de la campagne de quatre cent soixante et deux, dont nous ayons connaissance : Agrippinus, dit-il, lui qui était né dans les Gaules... Agrippinus avait sujet de haïr Égidius, et de craindre que ce général prévenu de longue main contre lui, ne lui fît un mauvais parti. Exposons ce qu’on sait à ce sujet.

Un des plus illustres cénobites qui vivaient dans ce temps-là, et l’un des plus respectés par les romains et par les barbares, était saint Lupicinus. Il s’était retiré dans les solitudes du mont Jura, où il fonda plusieurs monastères, et entre autres celui qui présentement est connu sous le nom de l’abbaye de s Claude. Nous avons deux anciennes vies de ce saint, dont la première est écrite par un religieux son contemporain, et la seconde par Grégoire de Tours. C’est la première qui nous instruit du sujet qu’avait Agrippinus de haïr Égidius et de le craindre. On y lit donc : Égidius lorsque déjà il était maître de la milice,... La trahison que commit quelque temps après Agrippinus en livrant Narbonne aux visigots, montra bien qu’Égidius n’avait point été un calomniateur.

Il est vrai que l’auteur de la vie de Lupicinus que nous venons d’extraire, ne dit point positivement que l’empereur dont il entend parler fut Majorien ; mais les circonstances de son récit le disent suffisamment. Suivant cet écrivain, Égidius était déjà maître de la milice, lorsqu’il abusa du crédit qu’il avait sur l’esprit de l’empereur pour perdre Agrippinus. Or nous avons vu que ce fut Majorien qui fit Égidius maître de la milice. Égidius d’un autre côté ne saurait avoir accusé Agrippinus devant Severus le successeur de Majorien, puisque Égidius ne reconnut jamais Severus pour son empereur. Ainsi comme Égidius mourut sous le règne de Severus, il faut absolument que l’empereur devant qui Égidius étant déjà maître de la milice, accusa Agrippinus, ait été Majorien.

Nous avons déjà observé en parlant de l’occupation de Narbonne par les visigots sous l’empire d’Honorius, de quelle importance leur était cette ville, située de manière qu’elle donnait entrée au milieu de leurs quartiers, et qui dans ces temps-là avait un port capable de recevoir toutes les espèces de bâtiments qui naviguaient ordinairement sur la Méditerranée. Tant qu’une pareille place d’armes demeurait au pouvoir des romains, la possession où les visigots étaient de la première Narbonnaise et des contrées adjacentes, ne pouvait être qu’une possession précaire. Aussi avons-nous vu que dès qu’Honorius leur eut assigné des quartiers dans les Gaules ils voulurent se rendre maîtres de Narbonne et qu’ils la surprirent dans le temps que ses citoyens faisaient leurs vendanges. Nous avons vu aussi qu’ils l’évacuèrent lorsqu’en conséquence d’un nouvel accord qu’ils firent avec Honorius, ils passèrent en Espagne. On l’avait exceptée sans doute, des villes dont on les remit en possession lorsqu’ils revinrent de l’Espagne en quatre cent dix-neuf, pour reprendre leurs anciens quartiers dans les Gaules.

Nous placerons sous cette année quatre cent soixante et deux la prise de Cologne et le sac de Trèves par les francs ripuaires, d’autant que l’auteur des gestes des francs qui nous apprend ces évènements, les rapporte immédiatement après avoir raconté à sa mode, le rétablissement de Childéric. D’ailleurs l’on voit par la part que notre auteur donne à Égidius dans ces évènements, qu’il fallait qu’Égidius fût encore vivant quand ils arrivèrent. Ils étaient d’une si grande importance qu’il est bien mal aisé de croire qu’on eût oublié dans les Gaules deux cent ans après, qui était le général, lequel commandait en chef dans ce pays-là, lorsqu’il essuya une pareille révolution.

L’auteur des gestes dit donc : en ce temps-là les francs se rendirent maîtres de la colonie d’Agrippine... On ne saurait douter que ce ne soit ceux des francs qu’on appelait les ripuaires qui aient fait ces deux expéditions. Nous avons vu que dès le temps de la venue d’Attila dans les Gaules, la tribu des ripuaires occupait déjà le pays qui lui avait donné le nom qu’elle portait, je veux dire le pays qui est entre le Bas-Rhin et la Meuse. Ils n’en avaient point été chassés depuis ce temps-là, et nous verrons même dans l’histoire de Clovis, que Sigebert qui dans le temps où Clovis régnait sur les saliens, régnait de son côté sur les ripuaires, était maître de la ville de Cologne quand il mourut. Si les ripuaires n’étaient pas encore entrés dans Cologne et dans Trèves en quatre cent soixante et deux, quoiqu’il y eût déjà plus de douze ans qu’ils fussent cantonnés sur le territoire de ces deux villes, c’était par la même raison qui avait été cause que les visigots n’étaient entrés que cette année-là dans la ville de Narbonne, quoique depuis l’année quatre cent dix-neuf ils eussent eu continuellement des quartiers dans les environs de la place.

Comme Trèves était la capitale de la province qui se nommait la première Belgique, et Cologne la capitale de la province qui se nommait la seconde Germanique, l’empire aura toujours excepté ces deux métropoles de toutes les concessions qu’il aura pu faire aux ripuaires, et il aura veillé avec tant de soin à les garder, qu’il les conservait encore l’année quatre cent soixante et deux, et quand l’état déplorable où ses affaires étaient alors réduites, les lui fit perdre.

Nous avons exposé dès le second livre de cet ouvrage, que l’empereur lorsqu’il assignait dans quelque province de la monarchie romaine des quartiers aux barbares qui s’appelaient les confédérés, prétendait ne leur en point céder la souveraineté, et le meilleur moyen d’empêcher qu’ils ne se l’arrogeassent, c’était d’excepter de la concession les villes principales, et de les garder si bien, qu’il ne leur fût pas possible de s’en saisir. Comment finit la guerre que les ripuaires firent aux romains vers quatre cent soixante et trois ? Les historiens qui nous restent ne le disent point. Autant qu’on le peut conjecturer en réfléchissant sur l’état où les Gaules étaient alors et sur l’histoire des temps postérieurs, cette guerre aura été terminée de la manière dont se terminaient les démêles que les romains avaient alors si souvent avec leurs confédérés. D’un côté les romains auront laissé aux ripuaires ce qu’ils venaient d’envahir, et de l’autre les ripuaires auront promis de ne plus commettre aucune hostilité, et de donner du secours aux romains des Gaules contre leurs ennemis. En conséquence de cet accord les ripuaires auront fourni un corps de troupes auxiliaires pour renforcer l’armée d’Égidius.

 

CHAPITRE 8

État des Gaules. Campagne de quatre cent soixante et trois. Childéric se trouve à la bataille donnée auprès d’Orléans entre les romains et les visigots. Première expédition d’Audoagrius roi des saxons sur les bords de la Loire. Mort d’Égidius.

Égidius tout grand capitaine qu’il pouvait être, aurait succombé cette campagne-là, si Severus et Ricimer eussent passé les Alpes pour se joindre dans les Gaules aux autres ennemis que notre général y eut à combattre. Mais les descentes que les vandales d’Afrique faisaient journellement en Italie, y retinrent cet empereur et son ministre. Ils n’avaient point encore fait la paix avec ces barbares.

Je supplie ici le lecteur de vouloir bien, pour se faire une idée plus nette des évènements dont je vais parler, se souvenir de l’état où les Gaules furent mises par la pacification qui s’y fit quand Attila se disposait à les envahir. La confédération, ou si l’on veut, la république des Armoriques tenait tout ce qui est entre l’océan, le Loir et la Seine. La langue de terre qui est entre le Loir et la Loire était tenue par les officiers du prince, qui par-là étaient maîtres du cours de la Loire jusqu’à la hauteur d’Angers seulement : car, comme nous le verrons, Nantes était encore sous le règne de Clovis, au pouvoir des Armoriques. Nous avons observé plusieurs fois qu’Aëtius avait établi dans les environs d’Orléans une peuplade d’alains, et nous venons de voir que lorsque Majorien fut tué, cet empereur était en marche pour se rendre dans les Gaules afin de les punir des hostilités qu’ils y avaient commises depuis peu. Les visigots occupaient la plus grande partie de la seconde Aquitaine, la Novempopulanie et la première des Narbonnaises, mais comme on le verra par plusieurs évènements que nous rapporterons dans la suite, ils ne tenaient point alors la première Aquitaine. Du moins ils n’étaient point maîtres du Berri et de l’Auvergne. Ces deux cités, étaient encore certainement en ce temps-là au pouvoir des officiers de l’empire.

L’autorité de ces officiers était aussi reconnue dans les autres provinces de la Gaule à l’exception toutefois, de la partie qu’en tenaient les francs, les bourguignons et les allemands. Il serait inutile de rappeler ici ce que nous avons déjà dit concernant les lieux où ces barbares étaient cantonnés.

Tel était l’état des Gaules lorsqu’en quatre cent soixante et trois l’armée des visigots commandée par Frédéric fils du roi Théodoric premier, et frère du roi Théodoric second actuellement régnant, s’avança jusque sous Orléans, laissant derrière elle, le Berri et d’autres pays ennemis. Cette marche hardie montre bien que les visigots avaient des amis sur la Loire, et ces amis ne pouvaient être que la peuplade d’alains établie dans ces quartiers. Elle devait se déclarer naturellement contre Égidius qui faisait profession d’être toujours l’ami et même de vouloir être le vengeur de Majorien, mort quand il était prêt de passer les Alpes pour venir la détruire. Ainsi nos alains auront joint l’armée des visigots lorsqu’elle se fut avancée jusque dans l’Orléanais, où étaient leurs quartiers. Probablement c’est de ces alains qu’Idace dit dans un passage qui va bientôt être rapporté : que ceux qui avaient joint l’armée de Frédéric, furent défaits avec elle. Audoagrius ou Adoacrius roi des saxons devait tandis que les visigots attaqueraient Orléans, remonter la Loire sur sa flotte qui était formidable, et venir après avoir débarqué au-dessous du pont de Cé, prendre la ville d’Angers. Quel parti les visigots avaient-ils fait à Audoagrius ? Je l’ignore : mais, comme il agissait contre le même ennemi qu’eux et dans le même temps qu’eux, je puis supposer qu’ils agissaient de concert, et la suite de l’histoire est très favorable à cette supposition. Il est sensible que le projet des visigots était de se rendre maîtres du cours de la Loire et de séparer ainsi en deux, les provinces obéissantes. Si après cela, Égidius se retirait dans la partie de ces provinces qui était entre la Loire, la Somme et le Rhin, on lui enlevait aisément la partie qui était entre la Loire et la Méditerranée. S’il se retirait dans la première Lyonnaise, il abandonnait les Armoriques, et on les obligeait eux et les habitants des provinces obéissantes qui étaient au nord de la Loire, à se soumettre à l’empereur de Ricimer, à Severus dont les visigots se disaient apparemment, les troupes auxiliaires.

Le projet des visigots fut déconcerté par la bataille qu’Égidius et Childéric gagnèrent contre eux et qui se donna entre la Loire et le Loiret en quatre cent soixante et trois.

On ne saurait douter que nos deux chroniqueurs ne parlent ici du même évènement. Le même prince ne saurait être tué dans deux actions différentes. Si Marius appelle roi, le Frédéric qui commandait l’armée des visigots et qu’Idace ne qualifie que de frère de roi, c’est, comme nous le dirons plus au long ailleurs, que l’usage commun était alors de donner le titre de roi aux enfants des rois. Nous verrons même qu’en France où la couronne ne tombait point en quenouille, on donnait le nom de reines aux filles de nos rois, parce qu’elles étaient leurs filles. C’est ce que Monsieur De Valois a très bien éclairci et ce que personne n’ignore. On ne sera pas non plus surpris de voir qu’Idace mette dans le commandement Armorique le petit espace de terrain qui est entre la Loire et le Loiret, dès qu’on se rappellera ce que nous avons dit dans notre premier livre sur l’étendue de ce commandement qui renfermait la quatrième Lyonnaise ou la province Sénonaise dont était Orléans.

Aucun des deux auteurs qui viennent d’être cités ne dit pas, il est vrai, que Childéric était avec Égidius lorsque ce dernier gagna la bataille où Frédéric fut tué, mais on peut montrer par le témoignage de Grégoire de Tours, que ce roi des francs s’y trouva en personne ; n’est-ce pas de cette bataille-là qu’il convient d’entendre ce que dit notre auteur quand il écrit : pour reprendre le fil de l’histoire, Childéric combattit dans les actions de guerre dont l’Orléanais fut le théâtre. Ceci, je le sais bien, veut être discuté plus au long. Déduisons donc nos preuves.

Grégoire de Tours après avoir raconté à la fin du douzième chapitre du second livre de son histoire, le rétablissement de Childéric, laisse ce prince pour un temps et il emploie les cinq chapitres qui suivent immédiatement le douzième, au récit de plusieurs actions édifiantes et de quelques autres évènements qui sont plutôt de l’histoire ecclésiastique que de l’histoire profane. Ce n’est donc qu’au commencement du dix-huitième chapitre que Grégoire de Tours reprend l’histoire de Childéric, et il la reprend encore à la manière dont notre discours préliminaire dit que cet historien en usait dans la narration des évènements arrivés avant le baptême de Clovis, c’est-à-dire, en citant plutôt ces évènements, qu’en les racontant avec quelques détails. Voici le commencement de ce dix-huitième chapitre : Pour reprendre le fil de l’histoire,... Nous rapporterons dans la suite le reste de ce passage. Expliquons ce qui vient d’en être traduit.

Il est rendu certain par ce qu’on vient de lire, que les combats donnés auprès d’Orléans et la descente d’Audoagrius en Anjou sont des évènements arrivés entre le rétablissement de Childéric et la mort d’Égidius, c’est-à-dire, entre l’année quatre cent soixante et deux et l’année quatre cent soixante et quatre, qui, comme on va le voir, est suivant Idace, l’année où mourut Égidius. D’un autre côté il est constant par la chronique d’Idace et par les fastes de Marius Aventicensis que ce fut en quatre cent soixante et trois qu’Égidius gagna aux portes d’Orléans la bataille où les visigots et ceux qui les avaient joints, c’est-à-dire, les alains établis sur la Loire, furent défaits à plate couture. Ainsi le temps et le lieu où se donna cette bataille font croire que c’est d’elle dont Grégoire de Tours entend  parler, lorsqu’il écrit : pour reprendre le fil de l’histoire, Childéric se trouva aux combats donnés dans l’Orléanais.

Il est donc sensible par le récit d’Idace, par celui de Marius comme par celui de Grégoire de Tours confrontés ensemble et éclaircis l’un par l’autre ; que Frédéric s’était avancé jusque dans les quartiers des alains ; qu’il y avait été joint par ces barbares, et qu’il prétendait se rendre maître d’Orléans à la faveur de la diversion que les saxons devaient faire, mais que son armée après plusieurs rencontres, fut enfin taillée en pièces par Égidius et par Childéric, dans une bataille rangée. Les visigots auront ensuite regagné leurs quartiers le mieux qu’ils auront pu, et les alains auront été désarmés et dispersés. On aura voulu détruire entièrement cette colonie, qui depuis cinquante ans qu’elle avait été établie par Aetius dans le centre des Gaules, n’avait point cessé d’y commettre des violences, et qui par ses intelligences avec les étrangers, les avait mises plus d’une fois dans un danger éminent. On aura donc pour l’extirper, transplanté nos alains dans les provinces obéissantes, et dans les provinces confédérées, et l’on les y aura si bien éparpillés, s’il est permis d’user ici de ce mot, qu’il leur était impossible de commencer à s’attrouper en aucun endroit, sans y être aussitôt enveloppés. Voilà peut-être, pourquoi le nom propre d’Alain, est encore aujourd’hui si commun dans le duché de Bretagne, qui dans les temps dont il est ici question, était un des pays compris dans la confédération Armorique. Comme cette portion du commandement maritime n’avait point essuyé depuis longtemps les malheurs de la guerre, elle devait être très peuplée et l’on y aura relégué à proportion un plus grand nombre d’alains que dans les autres contrées, parce qu’il y était plus aisé qu’il ne l’était ailleurs, de les réduire à vivre en paix dans les lieux où ils seraient distribués. Ceux qui avaient été pris les armes à la main, y furent envoyés comme captifs, et ceux qui s’étaient rendus, comme exilés.

L’observation que nous allons faire, fortifiera encore notre conjecture. Paulin de Périgueux comme on l’a déjà lu dans le chapitre douzième du second livre de cet ouvrage, écrivit son poème sur les miracles opérés par l’intercession de saint Martin, sous le pontificat de Perpetuus fait évêque de Tours vers l’année quatre cent soixante et deux, mais qui ne mourut que vers quatre cent quatre-vingt-onze. Notre poète dédie son ouvrage à ce grand prélat, connu aujourd’hui en Touraine sous le nom de saint Perpète. Ainsi les apparences sont que ce n’aura été qu’après l’année quatre cent soixante et trois, où nous en sommes, que Paulin aura composé le poème dont nous parlons. Or Paulin en faisant mention des maux que les alains avaient faits au pays, en parle comme d’un mal passé : dans le temps où les Gaules avaient tant à souffrir des huns qui servaient l’empire en qualité de ses confédérés. Voilà comment il s’explique dans des vers que nous avons rapportés. Ce qui est encore certain c’est qu’il n’est plus fait aucune mention des alains de la Loire, dans l’histoire des temps postérieurs à l’année quatre cent soixante et trois.

Les romains et les francs eussent aussi chassé pour lors Audoagrius de l’Anjou, en le forçant l’épée à la main à se rembarquer comme nous verrons qu’ils l’y forcèrent dix ans après, si la mort d’Égidius ne les en eût point empêchés ; mais cette mort qui devait apporter un grand changement dans la Gaule, les réduisit à capituler avec ce roi des saxons. Ils lui accordèrent donc une forte contribution afin de l’engager à reprendre la route de son pays ; et pour sûreté du payement de la somme convenue, ils lui donnèrent des otages qu’il emmena sur ses vaisseaux. Notre histoire contient trente exemples de semblables compositions, conclues entre les pirates du nord et différentes contrées des Gaules où ils avaient fait des descentes.

Comme la nécessité d’expliquer la narration de Grégoire de Tours m’a contraint à parler d’avance de la mort d’Égidius et de la retraite des saxons, deux évènements qui appartiennent à la fin de l’année quatre cent soixante et quatre dans laquelle je n’étais point encore entré ; j’avertis pour plus de clarté que je vais remonter au commencement de cette année quatre cent soixante et quatre. Je dirai donc en reprenant l’ordre chronologique, qu’Égidius voyant que Ricimer lui avait mis les saxons sur les bras, résolut de se liguer de son côté avec les vandales d’Afrique et de les engager à concerter avec lui quelque entreprise capable d’opérer une puissante diversion en faveur des Gaules. On peut bien croire qu’un citoyen aussi vertueux que les auteurs contemporains d’Égidius disent qu’il l’était, n’aurait pas recherché l’alliance des plus dangereux ennemis de l’empire, si Ricimer et les visigots ne l’eussent point réduit dans une situation pareille à celle où était Français Premier lorsqu’il fit venir à son secours la flotte du sultan des turcs.

Tout mal instruits que nous sommes des évènements du règne de Severus, nous ne laissons pas de savoir qu’Égidius avait encore un autre motif de prendre des liaisons avec les vandales d’Afrique. Théodoric Second, l’ami de Ricimer, négociait alors en son nom et au nom de Severus, un traité de paix avec les suèves qui s’étaient emparés d’une partie de l’Espagne et contre qui le roi des visigots faisait actuellement la guerre au nom et sous les auspices de l’empire. Arborius reconnu pour maître de la milice des Gaules par tous les partisans de Severus entrait même dans la négociation. Ainsi Égidius ne pouvait pas douter que ses ennemis ne voulussent, en faisant la paix avec les suèves, se mettre en état de pouvoir rappeler dans les Gaules une partie des troupes qu’ils avaient en Espagne, afin de lui faire la guerre avec plus de vigueur. Rien n’est plus autorisé par la loi naturelle, que d’opposer des alliés à des ennemis.

Égidius envoya donc des personnes de confiance à Carthage pour y traiter avec Genséric. Voici ce que dit Idace à ce sujet : au mois de mai de la troisième année du règne de Severus,... Égidius en faisant aller ses envoyés par la mer océane, ne leur faisait point prendre la voie la plus courte et la plus commode pour se rendre des Gaules à Carthage ; mais ce voyage-là, qu’il avait apparemment dessein de tenir secret, se pouvait cacher plus aisément que celui qu’ils auraient fait en s’embarquant dans un des ports des Gaules sur la mer Méditerranée. Il aurait fallu, s’ils eussent pris cette dernière route, qu’ils eussent traversé pour aller s’embarquer à Marseille, plusieurs provinces où Ricimer avait des amis, et qu’ils se fussent encore exposés à être pris par ceux de ses vaisseaux qu’il faisait croiser sur la côte des provinces Narbonnaises.

Les vandales prirent-ils des engagements avec Égidius et firent-ils quelques mouvements en sa faveur ? Les auteurs qui nous restent n’en disent rien. Il est à croire que la mort de ce généralissime arrivée peu de temps après le retour de ses envoyés rendit inutile tout ce qu’ils avaient traité à Carthage. Suivant Idace, ces envoyés ne furent de retour qu’au mois de septembre de l’année quatre cent soixante et quatre, et suivant ce même auteur, Égidius mourut avant le dix-neuvième novembre de la même année, puisque, lorsqu’il mourut, on comptait encore la troisième année du règne de Severus, qui avait commencé son empire le dix-neuvième novembre de l’année quatre cent soixante et un.

Idace écrit, en rapportant la mort d’Égidius, que les uns disaient que ce romain avait été empoisonné, les autres qu’il avait été étranglé par quelque domestique gagné. Véritablement tout ce qu’on peut inférer des expressions qu’Idace emploie, c’est qu’Égidius fut trouvé mort dans son lit, et que sa mort ne fut pas naturelle ; mais qu’il ne fut point avéré s’il avait été empoisonné ou s’il avait été étouffé. Cet auteur contemporain ne s’expliquerait pas comme il le fait, si notre Égidius eût été poignardé, ou si sa mort eût été une mort naturelle.

Suivant les apparences, ce romain eut la même destinée que Scipion l’émilien. On sait que le destructeur de la ville de Carthage fut trouvé mort dans son lit, ayant à la gorge des meurtrissures capables de faire croire qu’il avait été étranglé, et que par des raisons faciles à deviner, on ne fit point les recherches nécessaires pour découvrir la vérité. Quoiqu’il en ait été, l’incertitude sur le genre de mort d’Égidius, dans laquelle nous sommes obligés à laisser le lecteur, ne paraîtra point surprenante à ceux qui ont étudié l’histoire du bas-empire. Vopiscus n’est-il pas réduit à dire, en parlant de la mort de l’empereur Tacite, qu’on ne savait pas bien si la mort de ce prince avait été violente ou naturelle.

Après la mort d’Égidius, ajoute Idace, les visigots se mirent en possession de plusieurs contrées qu’il défendait contre eux et qu’il prétendait conserver à l’empire romain ; quelles furent ces contrées que les visigots envahirent immédiatement après la mort d’Égidius ? Peut-être fut-ce alors qu’ils étendirent leurs quartiers d’un côté jusqu’au bas-Rhône et d’un autre côté jusqu’à la basse-Loire, en occupant celle des cités de la seconde Aquitaine qu’ils ne tenaient pas encore. Les visigots ne firent point alors de plus grandes acquisitions. Théodoric leur roi gardait des mesures avec l’empire dont il se disait l’allié quoiqu’il fut en guerre avec Égidius. La chronique d’Idace, où il est fait mention de la mort de Théodoric, ne dit point que ce prince ait jamais rompu avec l’empire. D’ailleurs on voit par la suite de l’histoire, que ce ne fut que sous le règne d’Euric le successeur de Théodoric, que les visigots envahirent la première Aquitaine, Tours et quelques autres villes de la troisième Lyonnaise et le pays qui s’appelle aujourd’hui la basse-Provence. Comme nous trouvons en lisant l’histoire des temps subséquents à la mort d’Égidius, que l’autorité impériale était en ces temps-là, rétablie dans les Gaules, il faut croire que la mort prématurée d’Égidius, qu’on peut regarder comme un coup de Ricimer, y fit cesser les troubles et la guerre civile. Égidius n’étant plus en vie, les romains de son parti et leurs alliés auront reconnu après quelques négociations l’empereur Severus, et par-là ils auront fait leur paix avec les visigots, qui n’avaient tiré l’épée, disaient-ils, que pour le service de ce prince.

Quel fut le successeur d’Égidius dans l’emploi de maître de la milice ? L’histoire ne le dit point positivement. Suivant le cours ordinaire des affaires d’état on aura mis en pleine possession de cet emploi Arborius, qui l’exerçait déjà en Espagne en qualité de successeur légitime de ce Népotianus que Majorien avait destitué pour installer à sa place Égidius. On aura fait patrice Gunderic roi des bourguignons, que le pape Hilaire qualifie de maître de la milice dans une lettre écrite du vivant d’Égidius, et de laquelle nous avons parlé ci-dessus. Peut-être aussi Gunderic fut-il le successeur d’Égidius seulement dans les Gaules, tandis qu’Arborius continuait d’exercer les fonctions de maître de la milice, dans l’Espagne.

Quelques auteurs modernes ont cru qu’après la mort d’Égidius la dignité de maître de l’une et de l’autre milice dans le diocèse de la préfecture des Gaules, avait été conférée à son fils Syagrius. Cependant nous verrons dans la suite que Syagrius n’a jamais été maître de la milice dans le département de la préfecture des Gaules et qu’il ne succéda à son père que dans l’emploi de comte ou de gouverneur particulier de la cité de Soissons, qu’Égidius avait toujours gardé quoiqu’il fût revêtu d’une dignité bien supérieure à cet emploi. D’autres écrivains ont cru que le comte Paulus dont il est parlé dans Grégoire de Tours, à l’occasion d’un évènement arrivé vers l’année quatre cent soixante et douze, comme d’un des chefs des troupes romaines, avait été le successeur d’Égidius dans l’emploi de maître de la milice ; mais je pense qu’ils se trompent aussi, parce que Grégoire de Tours en parlant de cet évènement où Paulus fut tué, ne le qualifie que de comte. Or vouloir que Grégoire de Tours se soit trompé et qu’il ait par erreur donné à Paulus en racontant sa mort, le titre de comte au lieu de celui de maître de la milice, c’est vouloir que des historiens français du dix-septième siècle se soient trompés sur le titre qui appartenait à un de nos capitaines célèbres, tué seulement quelque soixante ans avant qu’ils fussent au monde, et qu’ils aient qualifié le mort de lieutenant général, au lieu de l’appeler ainsi qu’ils l’auraient dû, maréchal de France. Je conclus donc que ce qu’on peut imaginer de plus probable concernant le successeur d’Égidius, c’est que ce fut ou Gunderic ou bien Arborius dont nous venons de parler. ç’aura été à l’un des deux qu’aura succédé Chilpéric l’un des rois des bourguignons que nous verrons maître de la milice dans quelques années.

 

CHAPITRE 9

Mort de Severus. L’empereur d’orient fait Anthemius empereur d’occident. La paix est rétablie dans les Gaules. Théodoric Second est tué par son frère Euric, qui lui succède. Les romains d’orient font une grande entreprise contre les vandales d’Afrique. Projets d’Euric et précaution qu’Anthemius prend pour les déconcerter. Il fait venir dans les Gaules un corps de troupes composé de bretons insulaires, qu’il poste sur la Loire.

Environ un an après la mort d’Égidius, Ricimer qui s’était dégoûté de gouverner Severus et qui se croyait le maître de l’empire d’occident, se défit de ce prince. Severus empoisonné mourut le quinzième du mois d’août de l’année quatre cent soixante et cinq, et dans la quatrième année de son règne, qui devait être accomplie le dix-neuvième novembre suivant. Il y eut en occident après la mort de Severus un interrègne de deux ans ou environ. Ce temps s’écoula avant que Ricimer qui régnait véritablement sur le partage d’occident et Léon alors empereur des romains d’orient, fussent convenus d’un sujet propre à remplir au gré de l’un et de l’autre le trône impérial qui était en Italie. Enfin ils convinrent de faire Anthemius empereur des romains d’occident, à condition qu’il donnerait sa fille en mariage au patrice Ricimer. L’année quatre cent soixante et sept était donc déjà commencée quand Anthemius prit la pourpre, non pas dans Constantinople, mais dans un lieu éloigné d’environ une lieue de cette capitale ? Croyait-on que la dignité de l’empire d’orient serait blessée, si l’empereur d’occident paraissait dans Constantinople, revêtu des ornements impériaux ?

Anthemius passa aussitôt en Italie accompagné de Marcellianus comme de plusieurs autres officiers de l’empire d’orient, que Léon lui avait donnés pour lui servir de conseil, et d’une armée. Dans le mois d’août de la même année quatre cent soixante et sept, il fut reçu à huit mille de Rome par les citoyens de cette capitale, qui le proclamèrent de nouveau, et le reconnurent pour empereur.

Suivant le texte d’Idace tel que nous l’avons, ce fut au mois d’août de la huitième année du règne de l’empereur Léon, qu’Anthemius fut reconnu empereur d’occident par le peuple de la ville de Rome, en un lieu éloigné de huit milles de cette capitale. Ainsi, comme Léon commença son règne dès le mois de janvier de l’année quatre cent cinquante-sept, il s’ensuivrait que l’exaltation d’Anthemius appartiendrait à l’année quatre cent soixante et quatre, supposé qu’Idace ait compté les années de Léon par années révolues, et à l’année quatre cent soixante et cinq, supposé qu’il les ait comptées par années courantes ; mais il est à présumer qu’il y a faute dans cet endroit du texte d’Idace, et que les copistes y auront mis anno octavo, pour anno decimo ou undecimo.

Plusieurs raisons me le font bien penser, mais je n’en alléguerai qu’une, parce qu’elle me parait décisive : c’est que Cassiodore et Marius Aventicensis qui ont divisé leurs chroniques par consulats, disent positivement que ce ne fut qu’en quatre cent soixante et sept qu’Anthemius fut fait empereur. Or comme nous l’avons déjà remarqué, il est bien plus difficile que des copistes transposent un évènement, en le transportant du consulat où il a été placé par l’auteur, sous un autre consulat auquel il n’appartient point, qu’il n’est difficile que des copistes altèrent les chiffres numéraux, servants à marquer les années du règne d’un prince, et qu’ils mettent octavo  pour decimo.

Anthemius était frère d’un Procope qui avait exercé les plus grands emplois de l’empire d’orient, et lui-même il était déjà parvenu à la dignité de patrice, lorsqu’il fut choisi par Léon pour régner sur le partage d’occident : si nous voulons bien croire ce que dit Sidonius Apollinaris, à la louange d’Anthemius, il possédait toutes les vertus ; mais l’ouvrage où Sidonius en fait un si grand homme, est un panégyrique et encore un panégyrique en vers. En effet, à juger de son héros par ce qu’en disent les autres écrivains, cet empereur était sage, capable d’affaires, et il avait plusieurs autres bonnes qualités ; mais il n’avait ni le courage, ni la fermeté, ni la hardiesse nécessaires pour être un grand prince ; il était plus propre à récompenser des sujets vertueux, qu’à mettre des hommes corrompus hors d’état de nuire.

Procope l’historien écrit que le motif qui détermina Léon à choisir Anthemius pour le faire empereur d’occident, fut le dessein d’avoir à Rome un collègue avec qui l’on pût prendre des mesures certaines pour faire incessamment la guerre de concert aux vandales d’Afrique. Nous avons vu que Léon avait fait la paix ou du moins une trêve avec ces barbares quelque temps avant la mort de Majorien, et que par accord une partie de la Sicile était restée entre leurs mains, tandis que l’autre partie était demeurée au pouvoir des romains d’orient. Nous avons vu même que Léon pour ne point enfreindre ce traité, avait refusé du secours aux romains d’occident. Enfin l’accord dont il s’agit subsistait encore lorsque Severus mourut.

Mais la mort de Severus avait brouillé de nouveau l’empire d’orient avec les vandales. Voici comment la chose arriva. Durant l’interrègne dont la mort de Severus fut suivie, et qui dura deux ans, Genséric demanda l’empire d’occident à Léon pour le même Olybrius, qui fut empereur de ce partage après Anthemius. Olybrius ayant épousé une des princesses, fille de Valentinien Troisième, et Hunnerich ou Honoric fils de Genséric ayant épousé la soeur de cette princesse, on ne doit pas être surpris que Genséric portât avec chaleur les intérêts d’Olybrius beau-frère de son fils. En parlant des évènements de l’année quatre cent cinquante-cinq, on a dit que les deux princesses dont il vient d’être parlé, avaient été enlevées de Rome par Genséric, qui les avait emmenées à Carthage, où il avait disposé de leurs mains. Léon refusa au roi des vandales de lui accorder ce qu’il demandait en faveur d’Olybrius, et le dépit qu’en conçut le barbare, le porta dès le moment, et quand l’interrègne durait encore en occident, à rompre l’accord qu’il avait fait avec l’empereur d’orient, et à saccager les côtes des états de ce prince. C’était donc pour tirer raison de cette insulte, que Léon voulut installer sur le trône d’occident un empereur, qui de longue main fût accoutumé à une déférence entière pour ses ordres ; et dans cette vue, il crut ne pouvoir faire mieux que de mettre le diadème de Rome sur la tête d’un homme né et élevé son sujet. à en juger par l’ordre dans lequel Idace raconte les évènements, Léon avait même commencé déjà la guerre contre les vandales, lorsqu’il déclara Anthemius empereur d’occident. Ce chronologiste peu de mots avant que de parler de l’exaltation d’Anthemius, dit que Marcellianus qui commandait en Sicile pour Léon, y avait battu les vandales ; et qu’il les avait chassés de la portion de ce pays, qui leur était demeurée par la trêve.

Ce fut dans le temps même de ces évènements, qu’arriva la mort de Théodoric II roi des visigots, qui donna lieu à de grandes révolutions dans les Gaules. Ce prince mourut dans l’année qu’Anthemius fut proclamé empereur, c’est-à-dire, en quatre cent soixante et sept.

Comme nous l’avons vu, Théodoric était monté sur le trône en faisant tuer son frère, et son prédécesseur, le roi Thorismond. Euric leur frère y monta par le même degré. Après avoir fait tuer Théodoric, il se fit proclamer roi des visigots dans Toulouse, la capitale de leurs quartiers, ou plutôt de leur état. Un des premiers soins d’Euric fut celui d’envoyer des ambassadeurs à l’empereur Léon, pour lui donner part de son avènement à la couronne. La mission de ces ambassadeurs envoyés à Constantinople, fait juger que ce fut avant le mois d’août de l’année quatre cent soixante et sept, et par conséquent avant qu’Anthemius fût arrivé à Rome, et qu’il y eût été proclamé, qu’Euric fit assassiner Théodoric, et qu’il s’empara du royaume des visigots ; supposé qu’il y eût dans le temps de cet évènement un empereur d’occident reconnu dans Rome, il était naturel que ce fût à lui qu’Euric s’adressât pour donner part de son avènement à la couronne, puisque les quartiers des visigots étaient dans le partage d’occident. Cependant ce fut à Léon empereur d’orient qu’Euric envoya ses ambassadeurs. Quoiqu’il en ait été, cette ambassade est une des preuves que nous avons promis de donner pour faire voir que les rois barbares qui avaient des établissements sur le territoire de l’empire d’occident, s’adressaient à l’empereur d’orient comme au souverain de ce territoire, dans les temps où le trône de Rome était vacant.

Euric envoya encore pour lors des ambassadeurs à plusieurs autres puissances, et même aux goths, à ce que dit Idace. Comme un prince n’envoie point des ambassadeurs à ses sujets, il faut que ces goths fussent ceux de cette nation qui étaient demeurés sur les bords du Danube, et qui s’appelaient les ostrogots. Nous aurons bientôt occasion d’en parler.

Ce ne fut point immédiatement après être parvenu au trône qu’Euric rompit avec les romains. Il continua de se dire l’allié de l’empire. Il parait même que dans un évènement arrivé la troisième année du règne d’Anthemius, et du règne d’Euric, ce dernier portait encore les armes pour le service de Rome. Voici quel fut cet évènement. Jusqu’à la troisième année du règne d’Anthemius, les romains avaient conservé la ville de Lisbonne, quoique les suèves se fussent emparés de la plus grande portion de la Lusitanie. La troisième année du règne d’Anthemius, c’est-à-dire, en l’année quatre cent soixante-neuf, Lusidius qu’on connaît à son nom avoir été un romain, et qui était un citoyen de Lisbonne, où même il commandait, livra cette ville aux suèves par un motif que nous ignorons. Aussitôt les visigots entrèrent dans la Lusitanie pour reprendre Lisbonne, et dans leur expédition ils maltraitèrent également les suèves et les romains du pays, qui s’étaient mis sous la dépendance des suèves. Quel fut le succès de cette expédition des visigots contre les suèves ? Idace qui finit sa chronique à l’année quatre cent soixante et neuf, ne nous l’apprend point, et tout ce qu’on trouve dans cet ouvrage qui puisse avoir quelque rapport avec l’événement dont il est question ; c’est que Rémisundus roi des suèves envoya le Lusidius dont nous venons de parler, en qualité de son ambassadeur à l’empereur Anthemius, et que ce roi barbare fit accompagner Lusidius par plusieurs personnes de la nation des suèves. Qu’allait dire à Rome Lusidius ? Apparemment, il y allait pour justifier sa conduite ; pour y représenter qu’on n’avait reçu les suèves dans Lisbonne, que pour la défendre contre les visigots qui voulaient s’en rendre maîtres absolus. Quoiqu’il en ait été, les suites font croire que les romains s’accordèrent alors avec les suèves, et qu’ils firent un traité avec nos barbares dont les visigots se déclarèrent mécontents. Il est toujours certain qu’Euric n’avait pas encore rompu avec les romains, lorsque les suèves s’emparèrent de Lisbonne sur les romains.

On le voit, et par la manoeuvre que fit alors Euric, et parce qu’Idace, dont la chronique vient jusqu’à l’année quatre cent soixante et neuf, ne dit rien de cette rupture. Mais il parait en lisant Isidore de Séville, que le roi des visigots commença ses hostilités contre les romains quand son expédition en Lusitanie n’était point encore terminée, c’est-à-dire, à la fin de quatre cent soixante et neuf, ou l’année suivante.

Isidore immédiatement après avoir rapporté l’invasion d’Euric dans la Lusitanie, ajoute qu’Euric se saisit ensuite de Pampelune, de Saragosse et de l’Espagne supérieure dont les romains étaient en possession. Euric aura fait servir le traité entre les romains et les suèves, de prétexte à ses usurpations, dont nous reprendrons l’histoire quand nous aurons parlé de la guerre que l’empire d’orient et l’empire d’occident firent conjointement aux vandales d’Afrique au commencement du règne d’Anthemius, guerre qui donna la hardiesse au roi des visigots d’oser faire ces usurpations.

Nous avons vu que le grand dessein de Léon était de joindre les forces des deux empires pour chasser enfin de l’Afrique les vandales qui l’occupaient depuis près de quarante années, et que c’était pour assurer l’exécution de son entreprise qu’il avait placé un de ses sujets sur le trône d’occident. Dès l’année même de la proclamation d’Anthemius, les deux empereurs voulurent porter la guerre en Afrique ; mais la négligence de ceux qui avaient entrepris les fournitures de l’armée, et qu’on se vit obligé de changer, fut cause que la mauvaise saison vint avant qu’elle put se mettre en mer. Il fallut différer l’entreprise et la remettre à une autre année. Enfin en quatre cent soixante et huit l’armée partit pour l’Afrique. Les ambassadeurs qu’Euric,... ; nous apprenons de Procope que la flotte romaine aborda heureusement au promontoire de Mercure, et qu’elle y débarqua l’armée de terre. Mais les généraux de Léon n’ayant point assez pressé Genséric qui s’était retiré sous Carthage la seule place de ses états qu’il n’eût point démantelée, ils lui donnèrent le loisir de ménager des intrigues qui le tirèrent d’affaire. On a vu que le roi des vandales avait fait épouser à son fils une des deux filles de Valentinien III et qu’il avait marié l’autre fille de cet empereur avec Olybrius.

Cet Olybrius engagé par l’alliance qu’il avait faite avec Genséric à le servir, et qui était encore irrité de ce que Léon lui eût préféré Anthemius, avait sans doute des amis dans l’armée de l’empire d’occident. Enfin il cabala si bien que les officiers de cette armée conjurèrent contre Marcellianus leur général particulier, et le poignardèrent. Cet évènement qui a pu suivre de près le débarquement de l’armée romaine en Afrique, arriva dès l’année quatre cent soixante et huit suivant la chronique de Cassiodore, quoique si l’on en juge par la chronique d’Idace, on n’ait su en Espagne qu’en quatre cent soixante et neuf, que l’armée romaine était partie pour aller faire la guerre aux vandales.

Autant qu’on le peut comprendre par ce qu’en disent les auteurs contemporains, Marcellianus fut assassiné en Sicile où il était allé faire quelque voyage, à cause que sa présence y était nécessaire, soit afin d’y ramasser un convoi pour l’armée qui était en Afrique, soit par quelqu’autre raison. La chronique d’un auteur qui s’appelait aussi Marcellinus, dit en parlant du patrice Marcellianus, dont il est ici question : Marcellinus, qui nonobstant qu’il fît encore profession de la religion païenne,... On peut bien croire qu’après le meurtre de Marcellianus, qui comme nous venons de le dire, était l’homme de confiance de Léon, la division se mit entre l’armée des romains d’orient, et celle des romains d’occident. Ce que nous savons positivement, c’est que les uns et les autres se rembarquèrent, et qu’ils laissèrent Genséric possesseur de ce qu’il tenait en Afrique.

Retournons aux entreprises d’Euric qui obligèrent les romains des Gaules à se servir nécessairement des francs, et par conséquent à leur accorder bien des concessions, qu’ils leur auraient refusées en d’autres circonstances. Je commencerai à traiter cette matière, en répétant ce que j’ai déjà dit au commencement du chapitre où nous en sommes : qu’il n’y a point d’apparence que le roi des visigots soit entré en guerre ouverte avec l’empire romain avant l’année quatre cent soixante et dix, ou du moins avant la fin de l’année quatre cent soixante et neuf, comme il a déjà été observé. Idace dont la chronique va jusqu’à cette année-là, y aurait fait mention, de la rupture survenue entre les deux nations, si elle avait eu lieu plutôt et il n’en parle point. Aucun évènement ne pouvait l’intéresser davantage, puisqu’il était romain de naissance comme d’inclination, et qu’il était évêque en Espagne, où Euric commença la guerre, en s’y rendant maître, suivant le passage d’Isidore qu’on vient de rapporter, des provinces que l’empire y tenait encore. Mais les projets d’Euric auront été connus d’Anthemius quelque temps avant que les deux nations en vinssent aux armes.

Jornandés après avoir parlé de l’avènement d’Anthemius à l’empire, et après avoir dit que Ricimer, gendre de cet empereur, défit au commencement du règne de son beau-père, c’est-à-dire, en quatre cent soixante et sept, un corps d’alains qui voulait pénétrer en Italie, ajoute : Euric voyant les fréquentes mutations de souverain... Quoique les romains eussent accordé uniquement aux visigots le droit d’y jouir des revenus que l’empire avait dans certaines cités, afin que ce revenu leur tînt lieu de la solde due à des troupes auxiliaires, ces barbares prétendaient suivant les apparences, que leurs capitulations avec les empereurs emportassent quelque chose de plus. Quelles étaient ces prétentions ? Nous n’avons pas le manifeste d’Euric, et nous savons seulement en général qu’il voulait avoir des droits sur plusieurs provinces de la Gaule, lesquelles il n’occupait pas encore. Quant au projet qu’il avait formé lorsqu’il entreprit la guerre, nous en sommes mieux instruits, parce que nous l’apprenons dans plusieurs lettres de Sidonius Apollinaris, écrites après qu’Euric eût donné suffisamment à connaître ses desseins, en commençant de les exécuter. Il est aussi facile de pénétrer les projets des princes, lorsqu’ils en ont exécuté déjà une partie, qu’il est difficile de les deviner avant que l’exécution en ait été commencée.

Voici donc ce qu’on trouve concernant les projets d’Euric, dans une lettre que Sidonius Apollinaris écrivit à son allié Avitus, pour le remercier d’avoir donné une métairie à l’église d’Auvergne. Comme Sidonius était déjà évêque de l’Auvergne lorsqu’il écrivit la lettre dont nous allons donner un extrait, et comme il ne fut élevé à l’épiscopat qu’en quatre cent soixante et douze, notre lettre ne peut avoir été écrite au plutôt que cette année-là, et par conséquent elle aura été écrite quand le roi des visigots avait déjà commencé l’exécution de son projet, et par conséquent lorsqu’on avait pénétré déjà ses desseins. Cependant il est à propos de la rapporter dès à présent, parce qu’elle contient le plan de l’entreprise d’Euric, et parce que le plan d’une entreprise doit être mis à la tête du récit de tout ce qui s’est fait pour l’exécuter. Il ne reste plus qu’à vous prier d’avoir autant d’attention... La maison avita était alors une des plus considérables des Gaules, et ceux qui portaient ce nom, devaient avoir du crédit auprès des visigots. On a vu l’amitié que Théodoric I dont la mémoire était en vénération parmi eux, avait pour l’empereur Avitus.

Il s’en faut beaucoup que les auteurs modernes soient d’accord entre eux sur ce que signifie dans la lettre qui vient d’être extraite, le terme de septimanie. Suivant mon opinion, l’opposition où l’on les voit, vient de ce que Sidonius et les écrivains qui l’ont suivi immédiatement, ont donné le nom de Septimanie, qui a été d’abord comme la dénomination de Gaules ultérieures et de Gaules ultérieures, un nom que le gouvernement ne reconnaissait point et dont il ne se servait pas, à des cités différentes.

Ils s’en sont servis pour désigner tantôt une certaine portion des Gaules, et tantôt une autre. Je n’entreprendrai point d’accorder nos auteurs modernes, et ce qui suffit en traitant la matière que je traite, je me contenterai d’observer que dans le passage que je viens de rapporter, Septimanie  signifie certainement les quartiers que Constance, mort collègue de l’empereur Honorius, assigna dans les Gaules aux visigots à leur retour d’Espagne en l’année quatre cent dix-neuf. On aura donné dans le langage ordinaire, au pays compris dans ces quartiers le nom de Septimanie, parce qu’il renfermait suivant l’apparence, sept cités qui n’étaient pas toutes de la même province. Comme ces cités composaient à certains égards un nouveau corps politique, il aura bien fallu lui trouver une dénomination, un nom par lequel on pût lorsqu’on avait à en parler, le désigner, sans être obligé d’avoir recours à des circonlocutions. Quelles étaient nos cités ?

Nous avons vu en parlant de cet évènement dans notre livre second, que Toulouse et Bordeaux en étaient deux. Quelles étaient les cinq autres ? Les cités qui sont adjacentes à ces deux-là de quelque province de la Gaule que ce fût, qu’elles fissent partie. On aura donc attribué à nos sept cités le nom de Septimanie par un motif à peu près semblable à celui qui avait fait donner en droit public le nom des sept provinces à ces sept provinces des Gaules dont nous avons parlé à l’occasion de l’édit rendu par Honorius en l’année quatre cent dix-huit. Ainsi Sidonius aura écrit dans l’intention de donner une juste idée de l’envie qu’avaient les visigots d’être maîtres de l’Auvergne, que pour y avoir des quartiers, ils étaient prêts, à ce qu’il leur plaisait de dire, d’évacuer et de rendre leurs premiers quartiers. Quoique certainement la proposition ne fût point faite sérieusement, et qu’elle ne fût qu’un simple discours, elle aidait néanmoins à faire voir que les visigots avaient une extrême envie de posséder l’Auvergne. On se sera accoutumé dès le temps de Sidonius à dire la Septimanie, pour dire le pays tenu par les visigots, ce qui aura été cause que dans la suite on aura donné ce nom à d’autres pays qu’à celui qui l’avait porté d’abord : mais toujours relativement à sa première acception, c’est-à-dire, parce que ces pays-là étaient tenus par les visigots.

Sidonius parle encore du projet d’Euric dans une lettre écrite lorsque ce prince l’exécutait déjà et qu’il étendait chaque jour ses conquêtes. Elle est adressée à saint Mamert évêque de Vienne, qui venait d’instituer des prières solennelles, pour demander à Dieu de préserver les fidèles des fléaux dont ils étaient menacés. Ces prières sont les mêmes qui se font encore aujourd’hui toutes les années en France sous le nom de rogations.

Il ne faut que jeter les yeux sur une carte des Gaules pour voir que les visigots ne pouvaient pas se remparer mieux, qu’en se couvrant de la Loire du côté du septentrion, et du Rhône du côté de l’orient, quand ils étaient déjà couverts du côté du midi par la Méditerranée, et du côté du couchant par l’océan. Ainsi le dessein d’Euric était d’envahir toutes les cités situées entre les quartiers qu’il avait déjà, et les mers et les fleuves qui viennent d’être nommés. Voyons à présent comment ce prince vint à bout d’exécuter en moins de dix ans un projet si vaste, et retournons à l’année quatre cent soixante et huit.

Les princes n’ont pas coutume d’avouer avant que de l’avoir achevé, le projet qu’ils ont fait pour arrondir leur état aux dépens des puissances voisines. Ainsi l’on peut croire qu’Euric cacha son projet avec soin jusqu’à ce que le temps où il devait en commencer l’exécution fût arrivé ; mais il est plus facile aux souverains de découvrir le secret d’autrui, que de cacher longtemps le leur. Anthemius fut donc informé du dessein d’Euric, avant qu’Euric en commençât l’exécution, et il prit les meilleures mesures qu’il lui fut possible de prendre pour le déconcerter. En voici une : l’empereur Anthemius, dit Jornandés, ayant eu connaissance... Il peut bien paraître étonnant que les romains fissent lever pour leur service un corps de troupes dans la Grande Bretagne en quatre cent soixante et huit, puisque comme nous l’avons vu, il y avait déjà vingt-cinq ans qu’ils avaient renoncé à la souveraineté de cette île, en refusant aide et secours à ses habitants. Cependant les circonstances de la narration de Jornandés et plusieurs autres faits que nous rapporterons dans la suite, empêchent de douter que ce ne soit dans la Grande Bretagne qu’ait été levé le corps que Riothame amena au service de l’empire la seconde année du règne d’Anthemius, et qui fut posté dans le Berri. D’ailleurs l’état où était alors cette île rend très vraisemblable qu’on y ait pu lever le corps de troupes dont nous parlons.

Les bretons abandonnés à eux-mêmes par l’empereur, disputèrent si bien le terrain contre les saxons, que jusqu’à l’année quatre cent quatre-vingt-treize, ils se maintinrent non seulement dans le pays de Galles, mais encore dans la cité de Bath et dans quelques contrées voisines. Ce ne fut que cette année-là, comme nous le dirons dans la suite, que le saxon les relégua au-delà du bras de mer qui s’appelle aujourd’hui le golfe de Bristol, et que plusieurs d’entre eux abandonnèrent leur patrie pour aller s’établir ailleurs. La partie de la Grande Bretagne que les bretons défendaient encore en quatre cent soixante et huit, devait donc fourmiller d’hommes aguerris, parce qu’ils avaient toujours les armes à la main contre les saxons. Ainsi quoique les bretons ne fussent plus sujets de l’empire, Riothame aura sans peine enrôlé parmi eux autant de soldats qu’il avait commission d’en lever, et ces soldats se seront engagés d’autant plus volontiers, qu’il était question d’aller faire la guerre dans les Gaules, où ils espéraient de toucher une solde réglée, et où ils savaient bien qu’ils auraient de bons quartiers. Enfin les peuples n’oublient pas en un jour leur ancien souverain, lorsqu’ils ont été contents de son administration.

Si j’appelle Riothame le chef qui commandait nos bretons insulaires, et que Jornandés nomme dans son texte, Riothime, c’est en suivant Sidonius Apollinaris, qui l’appelle Riothame dans une lettre qu’il lui écrivit, et dont nous allons faire mention. Sidonius qui eut beaucoup de relation avec lui, à l’occasion des désordres que nos bretons faisaient quelquefois jusque sur les confins de l’Auvergne, où Sidonius avait part alors au gouvernement comme un des sénateurs de cette cité, a dû savoir mieux le véritable nom de Riothame, que Jornandés qui n’a écrit qu’au milieu du sixième siècle. Quant au titre de roi que Jornandés donne à ce Riothame, il suit en le lui donnant, un usage qui commençait à s’établir dès le cinquième siècle, et qui était généralement reçu dans le sixième, temps où notre auteur écrivait. Cet usage était de donner, comme nous l’avons déjà dit ailleurs, le nom de roi à tous les chefs suprêmes d’une société libre, et qui ne dépendait que des engagements qu’elle prenait. Or les bretons insulaires que Riothame commandait, n’étaient plus sujets de la monarchie romaine. Ils étaient devenus des étrangers à son égard, et ils ne lui devaient plus ce qu’ils lui avaient promis par la capitulation qu’ils venaient de faire avec elle.

Soit que cet usage ne fut point encore pleinement établi du temps de Sidonius, soit que Sidonius crût qu’une personne qui tenait un rang tel que le sien, ne dût point s’y soumettre, il ne qualifie Riothame que de son ami, et il le traite même avec familiarité, dans la lettre qu’il lui écrivit quand nos bretons étaient déjà postés dans le Berri. On va le voir par sa teneur : voici encore une lettre dans le style ordinaire,...

 

CHAPITRE 10

En quelle année Anthemius posta le corps de bretons insulaires qu’il mit dans le Berri. Trahison d’Arvandus. Rupture ouverte entre les visigots et les romains. Défaite des bretons. les francs se joignent aux romains. Audoagrius revient sur la Loire ; il est défait par Childéric et par l’armée impériale.

Anthemius n’ayant été reconnu empereur d’occident qu’au mois d’août de l’année quatre cent soixante et sept, il parait impossible que le corps de bretons qu’il posta dans le Berry, y ait été placé plutôt qu’en l’année quatre cent soixante et huit. Il n’aura pas fallu moins de huit ou dix mois pour envoyer des personnes de confiance traiter dans la Grande Bretagne avec Riothame, et convenir avec lui d’une capitulation, pour y lever le corps de troupes qu’il aura promis d’amener au service de l’empire, pour ramasser les vaisseaux qui devaient transporter douze mille hommes dans les Gaules, et pour les faire marcher depuis le lieu où ils auront mis pied à terre jusque dans le Berri. Je ne croirais pas même qu’ils y eussent été postés dès cette année-là, si d’un côté il n’était pas certain qu’ils y étaient déjà lorsqu’on découvrit la trahison d’Arvandus, et si d’un autre côté, il n’était point prouvé que ce fut en quatre cent soixante et neuf que la trahison d’Arvandus fut découverte, et qu’on lui fit son procès.

Il est facile de s’imaginer quelle était alors la situation des esprits dans celles des provinces des Gaules, qui se trouvaient encore gouvernées par des officiers et des magistrats que nommait l’empereur ; Léon qu’elles ne connaissaient point, et Ricimer qu’elles n’aimaient guère, parce qu’il avait été la principale cause des malheurs d’Avitus, venait de leur donner pour maître Anthemius, et il est probable qu’elles n’avaient point entendu parler de ce grec avant sa proclamation. On n’attendait point de lui qu’il chassât des Gaules les barbares. Ainsi les provinces obéissantes devaient être remplies de citoyens, qui fatigués d’un côté de voir leur patrie en proie à tous les maux inévitables dans un pays partagé entre plusieurs souverains, souvent en guerre, et toujours en mauvaise intelligence, et qui n’espérant plus d’un autre côté que les officiers de l’empereur vinssent jamais à bout de renvoyer les barbares au-delà du Rhin, souhaitaient que les barbares renvoyassent du moins ces officiers au-delà des Alpes. Il est naturel que plusieurs de ces citoyens ne se contentassent point de faire des voeux pour l’accomplissement de leurs désirs, et qu’ils eussent recours à des moyens plus efficaces, et réellement capables de procurer à leurs compatriotes un repos durable. Le peu de mémoires qui nous restent sur l’histoire de ces temps-là, est cause que nous ne savons point ce que cent romains des Gaules auront tenté dès lors, pour secouer le joug du capitole, et pour se donner à un maître qui pût les défendre. Mais nous pouvons juger, par ce que fit Arvandus quand il était préfet du prétoire des Gaules pour la seconde fois, et par conséquent le premier officier dans ce département, de ce que bien d’autres auront tenté.

On intercepta donc dans les commencements du règne d’Anthemius une lettre que cet Arvandus écrivait au roi des visigots, et dans laquelle il lui conseillait de ne point vivre en amitié avec ce grec, qu’on avait fait monter sur le trône d’occident. Il est temps, ajoutait Arvandus, que les visigots et les bourguignons s’emparent des Gaules, et qu’ils les partagent entre eux, comme ils sont en droit de le faire. Liguez-vous donc avec le roi Gunderic, et commencez l’exécution de votre traité par enlever le corps de bretons qu’Anthemius a posté sur la Loire.

Les officiers qui servaient sous Arvandus s’assurèrent de lui dès que les preuves de sa trahison leur furent tombées entre les mains. Le coupable fut ensuite conduit à Rome où ils envoyèrent en même temps trois députés, du nombre desquels était Tonantius Ferreolus, petit-fils d’Afranius Syagrius consul en trois cent quatre-vingt-deux, et qui lui-même avait été préfet du prétoire d’Arles. Leur commission était de déférer Arvandus, et de l’accuser juridiquement au nom des Gaules. On fit donc le procès dans les formes à l’accusé, qui fut après les procédures usitées alors en pareils cas, condamné à mort comme coupable du crime de lèse-majesté ; mais l’empereur usant de clémence, commua la peine, et la changea en celle d’un bannissement perpétuel.

Suivant Sidonius, il ne s’écoula qu’un petit espace de temps entre l’arrêt fait sur la personne d’Arvandus, son transport à Rome, l’instruction de son procès et la sentence rendue contre lui. Ainsi l’on peut placer tous ces évènements dans la même année. Or suivant les fastes de Cassiodore, ce fut en l’année quatre cent soixante et neuf qu’Arvandus, qui s’était déclaré ennemi de l’empire, fut envoyé en exil par Anthemius. Il est vrai que dans l’édition de Cassiodore, que le père Garet nous donna en mille six cent soixante et dix-neuf, on ne lit point dans le passage que je viens de citer Arvandus, on y lit Ardaburius. Mais l’Ardaburius qui vivait alors, et à qui l’on pourrait imputer d’abord, à cause du pouvoir dont il était revêtu, le crime d’Arvandus, était un officier de l’empire d’orient, et par conséquent il n’était ni sujet ni justiciable d’Anthemius. D’ailleurs il est sensible par ce que nous allons rapporter, que Cassiodore avait écrit Arvandus, et non pas Ardaburius, et que ce sont les copistes et les imprimeurs qui, à force d’altérer le nom d’Arvandus, en ont fait le nom d’Ardaburius.

On ne saurait douter que le père Sirmond n’ait vu des textes de Cassiodore où le nom d’Arvandus était presque encore dans son entier, puisqu’il écrit que Cassiodore et les chroniqueurs qui l’ont suivi, appellent Aravundus, la même personne que Sidonius appelle Arvandus. Monsieur De Valois qui a fait imprimer son premier volume de l’histoire de France en mille six cent quarante-six, y observe que dans l’ancienne édition de Cassiodore on lisait Arabundus au lieu d’Arbandus  ou d’Arvandus, et que ce n’était que dans une édition postérieure qu’on avait mis Ardaburius. Je crois qu’en voilà suffisamment pour persuader aux lecteurs que Sidonius et Cassiodore ont parlé de la même personne l’un dans sa lettre, et l’autre dans sa chronique.

Dès que le corps de bretons commandé par Riothame, était encore tranquille dans ses postes sur la Loire, quand l’intelligence d’Arvandus avec Euric fut découverte, et dès que cette intelligence ne fut découverte qu’en quatre cent soixante et neuf, on en peut inférer, comme je l’ai déjà observé, que la guerre entre les romains et les visigots ne commença que l’année suivante. En effet il parait qu’Euric ait fait les premiers actes d’hostilité ouverte contre l’empire, en surprenant et enlevant les quartiers de nos bretons, qui véritablement se défiaient bien de lui, mais qui ne prenaient point encore toutes les précautions que des troupes qui gardent une frontière, ont coutume de prendre, quand la guerre est déclarée. Il est encore sensible en lisant avec attention la lettre de Sidonius à Riothame, qu’elle suppose un commerce lié depuis quelque temps entre deux personnes qui exercent chacun un emploi important dans les lieux où elles se trouvent, et qui plusieurs fois ont eu déjà relation l’une avec l’autre pour des incidents de même nature que celui dont il est parlé dans notre lettre. Ainsi nos bretons auront été du moins un an tranquilles dans leurs quartiers, et la guerre qui se déclara par l’enlèvement de ces quartiers, n’aura commencé que vers la fin de l’année quatre cent soixante et neuf ou l’année suivante. Le silence d’Idace, dont la chronique néanmoins, va jusqu’à la fin de l’année quatre cent soixante et neuf, porte encore à croire très aisément, comme il a déjà été dit, que la guerre dont il est question, n’ait commencé qu’en quatre cent soixante et dix.

Voici ce qu’écrit Jornandés sur l’enlèvement des quartiers de Riothame : Euric s’étant mis à la tête d’une nombreuse armée,... ; l’enlèvement des quartiers des bretons ne parait-il pas une de ces surprises par lesquelles les souverains commencent souvent à faire la guerre avant que de l’avoir déclarée ? Grégoire de Tours, comme on va le voir, écrit que le principal quartier de Riothame était dans le lieu nommé le Bourgdeols ou le Bourgdieu, près du Château-Roux en Berry.

Nous avons déjà exposé que le dix-huitième chapitre du second livre de l’histoire ecclésiastique des francs, n’était qu’un tissu de titres ou de sommaires de chapitres, et voici bien de quoi le prouver encore. Grégoire de Tours après avoir parlé de la mort d’Égidius arrivée, comme on l’a vu, dès l’année quatre cent soixante et quatre, et de la capitulation que les romains firent avec Audoagrius dès qu’Égidius fut mort, ajoute immédiatement à ce qu’il en a dit : les visigots chassèrent les bretons du Berry, et ils en tuèrent auparavant un grand nombre au Bourgdieu. Cependant, comme nous l’avons fait voir, cet évènement ne saurait être arrivé plutôt que vers la fin de l’année quatre cent soixante et neuf, et cinq ans après la mort d’Égidius. On observera encore la brièveté avec laquelle Grégoire de Tours raconte cette défaite des bretons qui donna lieu aux visigots de s’emparer d’un quart de la Gaule. Il est donc évident que les narrations d’évènements arrivés à plusieurs années l’une de l’autre, sont contiguës dans le chapitre dont il s’agit ici, et que son auteur n’y fait que des récits très succincts, même de ceux des évènements importants dont il juge à propos d’y faire mention ; en un mot que le dix-huitième chapitre du second livre de son histoire, n’est autre chose qu’un tissu de titres, ou de sommaires de chapitres. Nous avons dit dans notre discours préliminaire par quelle raison Grégoire de Tours avait ainsi tronqué ses narrations, quand il lui avait fallu parler de quelques évènements de notre histoire, antérieurs au baptême de Clovis.

Autant qu’on peut en juger par les évènements arrivés dans la suite, et dont le lecteur trouvera la narration ci-dessous, les troupes romaines qui devaient joindre Riothame, auront sauvé la ville de Bourges, et une partie de la province Sénonaise, mais ç’aura été dans le cours de cette guerre que les visigots auront occupé l’Espagne terragonaise, la cité de Marseille, la cité d’Arles, les cités de la seconde Aquitaine qu’ils ne tenaient pas encore, la ville et une partie de la cité de Tours ; ç’aura été alors qu’ils étendirent leurs quartiers dans six des huit cités, dont la première Aquitaine était composée, je veux dire, dans le Rouergue, l’Albigeois, le Quercy, le Limousin, le Gévaudan et le Velay, de manière qu’il ne sera demeuré à l’empereur que deux cités dans cette province ; savoir, celle d’Auvergne, et celle de Bourges, qui en était la métropole. En effet on verra dans la suite que ce ne fut qu’en quatre cent soixante et quinze, que l’Auvergne fut occupée par les visigots. Quant au Berry, si les visigots en chassèrent les bretons vers quatre cent soixante et dix, les visigots ne le conquirent pas pour cela. Une chose montre que ces barbares ne s’en emparèrent point immédiatement après la défaite des bretons, c’est qu’il était encore au pouvoir des romains en l’année quatre cent soixante et douze : en voici la preuve. Sidonius Apollinaris ne fut fait évêque de l’Auvergne que cette année-là. Cependant il devait être déjà évêque, quand les habitants de Bourges l’appelèrent dans leur ville pour y présider à l’élection et à l’installation du sujet qu’on allait choisir pour remplir le siège de cette métropole, actuellement vacant. Sidonius ne fut donc appelé à Bourges au plutôt, qu’à la fin de l’année quatre cent soixante et douze. Or Sidonius nous dit lui-même qu’il était le seul évêque appelé à Bourges, et qu’il ne fut le seul appelé, que parce qu’il était le seul évêque dans la première Aquitaine, de qui la cité se trouvât encore sous l’obéissance de l’empereur.

L’Auvergne était la seule cité de cette province qui appartînt encore au même maître que la métropole. Le motif qui fit appeler Sidonius à Bourges durant la vacance dont il s’agit, prouve suffisamment, que l’Auvergne et Bourges étaient alors sous la même domination. Nous avons outre la lettre que je viens de citer, deux autres lettres de Sidonius, qui concernent l’élection d’un sujet pour remplir le siège de Bourges, lors de la vacance dont nous parlons, et nous avons même le discours que Sidonius prononça devant les habitants du Berri en cette occasion. Il parait encore en lisant ces trois écrits que ces habitants n’étaient point pour lors sous la puissance des visigots. Il y a plus, on voit par un endroit de Grégoire de Tours que les visigots n’étaient point encore maîtres du Berri en quatre cent quatre-vingt-un. Notre auteur dit, en parlant d’un Victorius, à qui le roi Euric donna cette année-là, qui était la quatorzième année de son règne, un commandement en vertu duquel l’Auvergne obéissait à cet officier : Euric donna à Victorius, le commandement sur sept cités ; et Victorius se rendit aussitôt en Auvergne. Quels étaient ces cités, si ce n’est les sept cités de la première Aquitaine, dont l’Auvergne était une, et desquelles les visigots étaient devenus maîtres ? S’ils eussent tenu le Berri en quatre cent quatre-vingt-un, comme ils eussent été maîtres en ce cas-là de toute la province, qui ne comprenait que ces huit cités, Grégoire de Tours au lieu de chercher une périphrase qui dît précisément ce qu’il voulait dire, eût écrit simplement ; qu’Euric avait donné à Victorius le gouvernement de la première Aquitaine. Je crois donc qu’il est très probable que la ville de Bourges et la plus grande partie du Berri, n’appartinrent jamais aux visigots qui, comme on le verra, n’étendirent plus leurs quartiers dans les Gaules, après la pacification faite vers l’année quatre cent soixante et dix-sept, et que le Berri a été une des contrées que les troupes romaines remirent à Clovis lorsqu’elles firent leur capitulation avec lui en l’année quatre cent quatre-vingt dix-sept. Il en sera parlé en son temps. Revenons à ce qui dut arriver dans les Gaules immédiatement après la défaite de Riothame.

Quel parti auront pris les romains dans cette conjoncture. à en juger par les faits qui vont être rapportés, il parait que les romains s’allièrent plus étroitement que jamais avec les bourguignons, comme avec les francs ; que ces alliés firent deux corps d’armée : le premier composé d’une partie des troupes romaines et des bourguignons, aura veillé à la sûreté des pays situés à la gauche du bas-Rhône qui étaient encore libres, et à celle de l’Auvergne. Le second corps d’armée composé des romains des provinces obéissantes comme des romains des provinces confédérées et des francs, aura gardé les pays voisins de la Loire et du Loir, qui étaient devenus la barrière de l’empire du côté des visigots, et qui lui rendaient contre ces barbares le même service, que le Rhin lui avait rendu pendant plusieurs siècles contre les germains.

Lorsque je donne aux romains dans tout le cours de cette guerre les provinces confédérées ou les Armoriques pour alliés, je ne suis pas fondé uniquement sur les convenances. Procope dit positivement : que durant la guerre dans laquelle les visigots tâchèrent de se rendre maîtres de toutes les provinces de l’Espagne, et dans laquelle ils envahirent encore les pays situés au-delà du Rhône par rapport au lieu où cet historien écrivait, c’est-à-dire, les pays situés à la droite de ce fleuve, les Armoriques portaient les armes pour la défense de l’empire, et qu’ils lui rendaient tous les services qu’on peut attendre d’un bon allié. Comme on le verra encore plus clairement par la suite de l’histoire, il est impossible de mieux caractériser celle des guerres entre les romains et les visigots, qui commença par l’enlèvement du corps des bretons commandé par Riothame, que Procope l’a caractérisée.

Grégoire de Tours immédiatement après avoir parlé de l’expulsion des bretons insulaires hors du Berry, ajoute : Paulus qui exerçait l’emploi de comte ayant été joint par les francs, attaqua les visigots, et remporta plusieurs avantages sur eux. Ces actions de guerre se passèrent-elles l’année quatre cent soixante et dix ou l’année suivante ? Qui peut le dire. Ce qu’il y a de plus apparent concernant l’année où Childéric et Paulus battirent les visigots, et concernant les années où arrivèrent les évènements que nous allons raconter, c’est qu’elles ont été antérieures à l’année quatre cent soixante et quinze, temps où l’empereur Julius Nepos céda l’Auvergne à Euric, parce que cette cession rétablit, comme on le verra, une espèce de paix dans les Gaules. Ainsi quoique nous sachions bien l’ordre où sont arrivés les évènements dont nous parlerons dans le reste de ce chapitre et dans le chapitre suivant, nous n’en pouvons point savoir la date précise. Malheureusement pour nous cette date n’est pas encore la seule circonstance de ces évènements importants, qui nous soit inconnue.

Il parait que ce qui empêcha Paulus et Childéric de profiter des avantages qu’ils avaient remportés sur les visigots, ce fut la diversion qu’Audoagrius fit en leur faveur. Ce roi des saxons allié des visigots avec qui nous avons vu qu’il était ligué, lorsqu’il fit sa première descente sur les rives de la Loire en quatre cent soixante et quatre, et à qui peut-être les romains n’avaient point encore payé les sommes qu’ils avaient promises après la mort d’Égidius, pour engager ce prince à se rembarquer, y sera revenu vers quatre cent soixante et onze et dès qu’il aura eu nouvelle que ses confédérés avaient recommencé la guerre contre l’ennemi commun.

Grégoire de Tours dit immédiatement après avoir parlé des avantages que les romains et les francs remportèrent sur les visigots. Audoagrius vint attaquer Angers... ; notre historien ayant fini par cet incendie son dix-huitième chapitre, commence le dix-neuvième, qui comme le précédent n’est qu’un tissu de sommaires, en disant : ensuite les romains firent la guerre... Cet endroit de l’histoire de Grégoire de Tours étant entendu comme je viens de l’interpréter, éclaircit le commencement de nos annales, au lieu qu’il les obscurcit lorsqu’on l’explique comme l’ont fait jusque ici tous les auteurs qui l’ont employé. En supposant comme ils le supposent, qu’il faille entendre de Childéric ce que l’historien dit d’Audoagrius, et en voulant que ç’ait été le roi des francs, et non point le roi des saxons qui ait pris Angers après avoir tué Paulus, ils embrouillent le tissu de notre histoire, au lieu qu’il est très clair en suivant mon interprétation. Mais, comme ces auteurs ne se sont pas déterminés au parti qu’ils ont pris, sans avoir des raisons très spécieuses, je vais employer un chapitre entier à réfuter leur sentiment et à établir mon opinion. Il faut néanmoins avant que de commencer ce chapitre, que je dise quelque chose concernant les îles des saxons, dont il est parlé dans l’endroit de l’histoire de Grégoire de Tours, qui vient d’être rapporté, et qu’il s’agit ici d’expliquer.

Quelques auteurs du dix-septième siècle ont imaginé que ces îles des saxons que les francs prirent et dont ils rompirent les digues, étaient des îles situées dans le lit de la Loire et où s’était retranché Audoagrius lorsqu’il vint faire sa première descente sur la rive de ce fleuve vers l’année quatre cent soixante et trois. Ils supposent que ce prince y fut toujours demeuré depuis et que ce furent ces îles que les francs prirent sur lui, quand les saxons après la mort de Paulus, eurent été obligés par l’armée impériale à évacuer l’Anjou et qu’ils eurent été battus en se rembarquant. Je ne vois que deux choses qui aient pu engager nos auteurs à donner l’être à ces îles imaginaires. L’une de n’avoir point su que dès le temps de Ptolémée on donnait le nom d’îles des saxons à Nostrand et à quelques autres îles de l’océan Germanique qui sont au septentrion de l’embouchure de l’Elbe. Nous avons suffisamment parlé dans le premier livre de cet ouvrage de la situation de ces îles et des avantages qu’en tiraient les saxons dans leurs guerres piratiques. La seconde chose qui ait pu engager nos auteurs du dix-septième siècle à placer dans la Loire les îles des saxons, c’est qu’ils auront pensé qu’Audoagrius devait être resté dans les Gaules durant le temps qui s’écoula entre ses deux expéditions, celle qu’il fit du vivant d’Égidius en quatre cent soixante et quatre, et celle qu’il y fit vers quatre cent soixante et onze. Nos auteurs croyant ce temps beaucoup plus court qu’il ne l’a été, et ne faisant point attention à la facilité avec laquelle les saxons faisaient leurs voyages, ont supposé donc, que les saxons fussent restés sur la Loire durant le temps qui s’écoula entre leurs deux expéditions.

Or nous venons de voir qu’il a dû y avoir au moins six ans entre la première et la seconde expédition d’Audoagrius sur les rives de la Loire, et nous avons vu dès le premier livre de cet ouvrage que les voyages par mer ne coûtaient rien aux saxons. Ainsi les îles des saxons que les francs prirent sous le règne de Childéric, celles qu’ils saccagèrent alors et dont ils percèrent les digues, sont Nostrand où il y a beaucoup de terres basses sujettes aux inondations et les îles adjacentes ; que les francs pour déconcerter quelque projet des saxons aient tenté alors une entreprise difficile, mais nécessaire, et qu’ils aient fait une descente avec succès dans les îles des saxons ; c’est la chose du monde la plus probable. Il y avait alors des francs établis à l’embouchure du Rhin dans l’océan, et ils se seront joints à Childéric pour faire cette expédition. Dès le premier livre de cet ouvrage nous avons rapporté plusieurs passages d’auteurs du quatrième siècle et des siècles suivants, lesquels font foi, que les francs étaient d’aussi bons hommes de mer que les saxons mêmes. Ces francs pouvaient-ils rendre un meilleur service aux Gaules que d’aller ruiner, que de mettre sous l’eau, les îles des saxons qui étaient le repaire de ces pirates et le lieu où s’assemblaient les flottes qui venaient saccager chaque jour quelque canton de cette grande province de l’empire ?