HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 À 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXXII. — UNE NOUVELLE RÉVOLUTION PARISIENNE.

 

 

Journée du 22 février. — 23 février la garde nationale réformiste s'interpose entre le peuple et l'armée. Le roi se sépare de son ministère. — Tragique incident du boulevard des Capucines. — Le maréchal Bugeaud est nommé commandant en chef. — La révolution de 1848 racontée par M. Thiers. — 24 février les nouveaux ministres donnent l'ordre de suspendre le feu et désarment la résistance. — Une idée de M. Odilon Barrot. — M. Thiers conseille au roide se retirer à Saint-Cloud. Abdication de Louis-Philippe. — Incendie du Château-d'Eau. — Fuite du roi et de la famille royale. — La duchesse d'Orléans se rend à la Chambre. — Agonie de la Royauté. L'émeute envahit le Palais Bourbon. Un mode de nomination à la criée. — Sac du Palais-Royal et des Tuileries. — Belle conduite du duc d'Aumale et du prince de Joinville. — Éloge de Louis-Philippe par sir Robert Peel. — La légende de la révolution de 1848. — Cette révolution a été un contresens historique, un coup de main servi par le hasard. Il n'y a pas eu de lutte réelle entre le gouvernement et les insurgés. — Le gouvernement provisoire s'est nommé lui-même et n'a pas été acclamé par les députés des départements. Aveux de Lamartine, Garnier-Pagès, Crémieux, etc. — La royauté de Juillet, sortie d'une révolution parisienne, est tombée devant une révolution parisienne. — Causes directes et indirectes de la catastrophe elle n'a pas eu de causes légitimes.

 

22 Février. — Dès sept heures du matin, une multitude confuse, la population des futures émeutes, se répand dans les rues de la capitale ; elle se compose d'ouvriers oisifs, de vagabonds, de membres de la Société dissidente. La plupart ignorent la résolution de la veille quelques-uns cherchent à émouvoir cette foule. L'attente est sur toutes les physionomies on ne voit point de troupes.

Vers dix heures, une colonne d'étudiants débouche sur la place de la Madeleine, en entonnant la Marseillaise ; des bandes commencent à se former, l'une d'elles se porte sur la Chambre des députés, et quelques hommes pénètrent un instant par surprise jusque dans les salles extérieures. Elles pillent plusieurs boutiques d'armuriers, harcèlent les gardes municipaux à coups de pierres, attaquent quelques corps de garde ; des essais de barricades ont lieu dans les faubourgs mais des charges de cavalerie dispersent aussitôt les travailleurs. Ce ne sont encore que des simulacres d'engagement les conspirateurs eux-mêmes trouvent que la journée a été stérile : Il y a du monde, dit Caussidière, mais c'est tout, cela n'ira pas jusqu'aux coups de fusil.

Le gouvernement reste plein de confiance, car la retraite de l'opposition a ôté à la crise son caractère politique. Cependant un des ministres, M. Jayr, dit au roi : En venant au château, j'ai vu un courant continu d'hommes en blouses se dirigeant par les deux quais sur la place de la Concorde les faubourgs envoient là leur avant-garde. Nous aurons, sinon une grande bataille, du moins une forte sédition. Il faut s'y tenir prêts. — Sans doute, reprend le roi, Paris est ému, comment ne le serait-il pas ? Mais cette émotion se calmera d'elle-même. Après le lâche-pied de la nuit dernière, il est impossible que le désordre prenne des proportions sérieuses. Du reste, vous savez que les mesures sont prises.

A la Chambre, M. Odilon Barrot dépose un acte d'accusation contre les ministres, à raison de leur politique intérieure 53 députés de l'opposition ont signé cette pièce, démonstration frivole, indigne d'hommes sérieux, qui n'a d'autre objet que de masque la retraite des dynastiques, et de conserver intacte leur popularité. Beaucoup d'adversaires du cabinet la désapprouvent, et l'un des plus éminents, M. Dufaure, descend de sa place, va droit au banc des ministres et leur dit avec énergie : Si vous aviez laissé faire le banquet, c'est alors que vous auriez mérité d'être mis en accusation. Plus tard, M. Guizot demanda à un membre de l'ancienne opposition quel motif avait pu porter ses amis à cet acte : Que voulez vous ? lui répondit celui-ci, ils venaient de faire avorter le banquet en déclarant qu'ils n'iraient pas il fallait bien qu'ils fissent quelque chose pour compenser et racheter un peu ce refus.

23 Février. — La nuit du 22 au 23 février s'est passée dans le même trouble que la journée précédente. Lorsque le jour paraît, la pluie tombe à torrents, et quelques personnes répètent le mot de Pétion Il pleut, il n'y aura rien. Le pouvoir a pris ses précautions ; les troupes sont placées sur leurs divers points de rassemblement, la brigade de cavalerie de Vincennes appelée à Paris. Mais le ministère commet une faute grave trompé par les assurances du général Jacqueminot, le comte Duchâtel se décide à ordonner la convocation des douze légions de la garde nationale il espère qu'elles empêcheront d'élever des barricades dans les endroits où l'on ne peut disséminer des troupes de ligne.

Une partie de la milice citoyenne est dévouée à MM. Thiers et Barrot ; comme eux, elle croit une révolution impossible, comme eux elle désire donner une leçon à la couronne, et elle est persuadée que le peuple ne veut que ce qu'elle veut elle-même. Elle paraîtra dans les rues, mais elle arrêtera le feu, s'emparera du rôle de médiatrice entre les faubourgs et les Tuileries tel est le programme de la journée du 23 février, arrêté la veille au soir dans les bureaux du Siècle. Au profit de Paris, elle confisquera les droits de la France, donnant aux émeutiers de profession l'exemple de l'usurpation et de la violation des lois, se mettant au-dessus des Chambres, de la Royauté[1].

Une pétition, émanée de la quatrième légion, est envoyée à la Chambre par un peloton et expose en ces termes les prétentions des nouveaux prétoriens : Nous, appartenant tous à la milice parisienne et protecteurs de l'ordre public, nous allons nous rendre partout où nous serons dirigés pour empêcher ou arrêter l'effusion du sang ; mais en même temps, protecteurs de la liberté, nous déclarons que notre réunion n'a aucunement pour objet d'approuver la politique ministérielle au dedans ni au dehors, ni de donner un appui quelconque à un ministère que nous blâmons, au contraire, avec toute l'énergie de bons citoyens. La troisième légion fait mieux elle déclare à son colonel qu'elle ne déposera les armes qu'après le renvoi des ministres une partie de la septième donne ses fusils aux insurgés. Quant aux gardes nationaux conservateurs, l'inertie, la timidité les empêchent de protester contre les autres, de se rendre à l'appel.

Les républicains ont bientôt compris quel parti ils peuvent tirer de tels auxiliaires : cette fois, la société des Saisons descendra dans la rue, ses membres se procureront en toute hâte des uniformes de gardes nationaux ; ils se rendront aux mairies, prendront la tête des détachements en criant : Vive la Réforme !, s'interposeront partout entre la troupe et le peuple. Allez, s'écrie M. Flocon, l'inventeur de ce plan machiavélique, la République est peut-être à ce prix !

Jusqu'à onze heures, rien n'annonce la gravité du péril des barricades ont été élevées, aucune n'est défendue avec obstination. Le sang a déjà coulé, mais on ne compte qu'un très petit nombre de victimes. M. Provensal de Saint-Hilaire, chef de bataillon, est tué d'un coup de pistolet tiré presque à bout portant par un enfant qu'il a laissé approcher sans défiance.

Vers midi, l'insurrection prend un caractère menaçant plusieurs compagnies de la garde nationale, officiers en tête, crient : Vive la Réforme ! A bas les ministres ! se précipitent entre les gardes municipaux et le peuple, se portent caution pour celui-ci, empêchent l'armée de faire son devoir les douze colonels des légions font savoir au roi qu'ils ne répondent pas de la tranquillité de Paris.

Lorsque Louis-Philippe apprend cette défection, sa foi en lui-même reçoit un violent échec son âme chancelle et s'affaisse, sa vigueur, son sang-froid s'obscurcissent il hésite, il cède à des conseils plus sincères que sages[2]. Il vient de voir M. Dupin qui ne lui a pas dissimulé le danger : Toutes les classes sont émues, inquiètes et profondément agitées, a dit celui-ci. — Croyez-vous que l'on irait jusqu'à la pensée de me supplanter ?Sire, je n'ai entendu nommer aucun prétendant, et l'on ne m'a rapporté rien de pareil, mais quand la lutte s'engage avec l'extrême démocratie, si elle a le dessus, il n'y a plus qu'un chef probable, c'est la République ou l'anarchie.

Louis-Philippe a toujours considéré la garde nationale comme le soutien inébranlable de son trône, et soudain elle lui échappe ou semble lui échapper. Il se voit méconnu, abandonné par cette bourgeoisie parisienne, pour laquelle il a tant fait il est partisan décidé de la légalité parlementaire, et malgré son intrépidité personnelle, il déteste les luttes à main armée qui parfois sont nécessaires pour défendre le droit. Il n'a jamais eu le goût des nouveautés, et il n'est plus d'âge à courir les aventures la réforme, c'est plus qu'une abdication de sa couronne, c'est l'abdication de son système politique extérieur, de sa pensée, de sa sagesse. Tout le monde est pour la réforme, disait-il quelques jours avant. Les uns la demandent, les autres la promettent... Je ne prêterai jamais les mains à cette faiblesse. La réforme, c'est l'avènement de l'opposition, et l'avènement de l'opposition c'est la guerre, c'est le commencement de la fin. Aussitôt que l'opposition prendra les rênes du gouvernement, je m'en irai.

M. Duchâtel est en ce moment aux Tuileries il annonce au roi que l'affaire est plus sérieuse que la veille et l'horizon plus chargé, mais qu'avec de l'énergie dans la résistance on s'en tirera. Louis-Philippe répond que tel est son sentiment, que cependant on lui donne de tous côtés le conseil de terminer la crise en changeant le cabinet. Le roi sait bien, reprend le ministre, que pour ma part je ne tiens pas à garder le pouvoir, et que je ne ferais pas un grand sacrifice en y renonçant mais les concessions arrachées par la violence à tous les pouvoirs légaux ne sont pas un moyen de salut ; une première défaite en amènerait bientôt une nouvelle il n'y a pas eu loin, dans la révolution, du 20 juin au 10 août, et aujourd'hui les choses marchent plus vite que dans ce temps-là. Les événements vont à la vapeur, comme les voyageurs.

Je n'avais pas en ce moment, ajoute M. Duchâtel, l'idée que le changement du cabinet fût entré dans l'esprit du roi. Y avait-il déjà songé sérieusement, ou bien la résolution de se soumettre à une concession qui lui coûtait beaucoup lui vint-elle soudainement, sous la pression d'une émotion vive ? Je ne pourrais trancher la question, mais j'incline à croire qu'il se décida brusquement, emporté par cette espèce de trouble que produit le passage d'une sécurité complète à l'apparition subite d'un grand péril. — Je crois comme vous, me dit le roi, qu'il faut tenir bon, mais causez un moment avec la reine, elle est très effrayée. Je désire que vous lui parliez.

La reine Marie-Amélie entre dans le cabinet du roi, suivie du duc de Montpensier. M. Duchâtel, s'écrie-t-elle, je connais le dévouement de M. Guizot pour le roi et pour la France s'il le consulte, il ne restera pas un instant de plus au pouvoir. Le ministre répond que son collègue n'a pas la prétention de s'imposer au roi malgré lui, va le chercher à la Chambre, lui raconte cette conversation, et revient avec lui. Louis-Philippe est triste et troublé, il laisse entrevoir sa pensée de se séparer de son ministère : C'est à Votre Majesté à prononcer, répond le président du conseil. Le cabinet est prêt, ou à défendre jusqu'au bout le roi et la politique conservatrice qui est la nôtre, ou à accepter sans plainte le parti que le roi prendrait d'appeler d'autres hommes au pouvoir. Il n'y a point d'illusion à se faire, Sire ; une telle question est résolue par cela seul que, dans un tel moment, elle est posée. Dès qu'on saurait dans le public, comme cela serait inévitable, que le roi hésite, le cabinet perdrait toute sa force morale, et serait hors d'état d'accomplir sa tâche. — C'est avec un bien amer regret que je cède, dit Louis-Philippe, que je me sépare de vous, mais la nécessité et le salut de la monarchie exigent ce sacrifice. Ma volonté cède je vais perdre, beaucoup de terrain, il me faudra du temps pour le regagner. La reine, le duc de Montpensier appuient cette déclaration ; le roi annonce son intention d'appeler le comte Molé, et congédie les deux ministres démissionnaires en leur disant avec des larmes : Vous êtes plus heureux que moi, vous autres.

MM. Duchâtel et Guizot retournent à la Chambre sur une interpellation de M. Vavin, M. Guizot monte à la tribune, et, avec le plus grand calme, prononce les paroles suivantes : Le roi vient d'appeler en ce moment M. le comte Molé pour le charger de former un nouveau cabinet. Tant que le cabinet actuel sera chargé des affaires, il maintiendra ou rétablira l'ordre, et fera respecter les lois, selon sa conscience, comme il l'a fait jusqu'à présent.

A ces mots, l'agitation est au comble ; la gauche dynastique s'applaudit de sa victoire, la majorité se montre stupéfaite et irritée le banc des ministres est assiégé par un flot de députés du centre. Au milieu du tumulte, on entend ces exclamations : C'est une lâcheté !... c'est déshonorant ! On nous trahit Allons chez le roi ! Nous allons voir comment ils mèneront cela ! Beaucoup de conservateurs comprennent que cette révolution parlementaire n'arrêtera pas une révolution populaire, que le secret de l'empire vient d'être divulgué, que les destinées de la royauté vont s'accomplir, et qu'elle a consommé son propre suicide, en supprimant tout gouvernement. M. Calmon s'approche d'un de ses collègues : Citoyen Muret de Bord, dites à la citoyenne Muret de Bord de préparer ses paquets, la République ne vous aimera pas. Quelques membres clairvoyants du centre gauche laissent voir une véritable consternation M. Jules de Lasteyrie dit à M. Duchâtel : Je désirais vivement la chute du cabinet, mais j'aurais mieux aimé vous voir rester dix ans de plus, que sortir par cette porte.

Au milieu de cette confusion, M. Dupin demande à la Chambre l'ajournement de la proposition de mise en accusation le cabinet ne peut admettre que celle-ci reste en suspens, et M. Guizot se déclare prêt à se défendre, à entrer dans tous les débats. Réponse pleine de dignité, qui dénote une grande force d'âme chez celui que ne pouvait ébranler une disgrâce imméritée. Malgré l'opinion de M. Dupin, la Chambre maintient pour le lendemain son ordre du jour.

La nouvelle de l'avènement d'un ministère Molé se répand avec rapidité l'aspect de Paris change comme par magie[3] ; la circulation se rétablit, les maisons s'illuminent, une immense foule de promeneurs se répand sur les boulevards et sur les places publiques ; la garde nationale réformiste se hâte de rentrer chez elle. On quitta les barricades, écrit Elias Regnault, on tendit les mains à la troupe : le peuple était vainqueur et il se souciait bien moins d'achever que de célébrer sa victoire.

Aux Tuileries, le roi et le comte Molé discutent sans résultat les conditions, le personnel, le programme d'un nouveau cabinet. Il faudrait reconstituer d'urgence le pouvoir militaire et politique, ébranlé et flottant la retraite de la garde nationale a livré la capitale aux sociétés secrètes, à la populace. Les révolutionnaires cherchent à insinuer au peuple que le départ de M. Guizot cache un guet-apens, qu'il ne doit pas d'ailleurs se contenter de si peu. En même temps, les plus exaltés, presque tous conspirateurs obscurs, continuent sur divers points la lutte contre les gardes municipaux, organisent la résistance dans les faubourgs. A ces hommes, dit Lamartine, se joignaient deux autres espèces de combattants qui se précipitent toujours d'eux-mêmes dans les mouvements tumultueux des séditions les natures féroces que le sang allèche et que la mort réjouit, et les natures légères que le tourbillon attire et entraîne, les enfants de Paris.

Vers dix heures du soir, un incident funeste vient rallumer le feu qu'on a cru éteint une colonne de trois cents insurgés armés, munis de torches, drapeau rouge en tête, paraît sur les boulevards, et se dirige vers la Madeleine. Au coin du boulevard des Capucines, elle est arrêtée dans sa marche par un bataillon, chargé de protéger le ministère des affaires étrangères. Le commandant déclare qu'il a ordre de s'opposer au passage les insurgés refusent de s'arrêter, vocifèrent, se rapprochent de la troupe, cherchent à mettre le désordre dans ses rangs. Soudain, est-ce hasard, est-ce préméditation[4], un coup de feu part du sein de la colonne, un soldat tombe mort, la troupe se voyant attaquée, fait feu, et sa riposte meurtrière atteint les assaillants et les curieux beaucoup de personnes, trente-deux selon les uns, cinquante-deux selon d'autres, gisent sur la chaussée, tuées ou blessées. Après un premier moment de stupeur, les cris : Nous sommes trahis ! On nous assassine ! retentissent de toutes parts. Les émeutiers placent les morts sur un tombereau, les disposent avec symétrie puis le funèbre cortège s'avance lentement à travers les quartiers populeux au milieu des cris de : Vengeance aux armes ! aux barricades ! De temps en temps, un ouvrier monté sur le tombereau, agite sa torche, soulève, montre aux regards de la foule le cadavre à moitié nu d'une femme sanglante et inanimée. Ce spectacle tragique sème l'horreur et l'épouvante, ravive les colères de la multitude, et tel est le désarroi de l'autorité, qu'elle ne songe pas à interrompre cette redoutable mise en scène. Les républicains se hâtent d'exploiter la catastrophe on sonne le tocsin, de formidables barricades s'élèvent de toutes parts.

Une bataille est inévitable pour le lendemain ; il faut s'en rapporter aux hommes de guerre, remettre la situation entre leurs mains : la question politique étant vidée, il n'y a plus d'autre question que celle de l'ordre ou du désordre. M. Molé se sent dépassé et résigne ses pouvoirs, M. Thiers est appelé auprès du roi. Vers onze heures du soir, MM. Guizot et Dumon se rendent aux Tuileries, supplient le roi de mettre un terme à ses hésitations, de confier au maréchal Bugeaud le commandement supérieur de la garde nationale et de l'armée. Louis-Philippe consent, demande au général Trézel, à M. Duchâtel de contresigner cette nomination les deux ministres démissionnaires prennent cette mesure sous leur responsabilité. Le maréchal Bugeaud se présente, accepte, et comme M. Guizot lui demande ce qu'il pense de la journée du lendemain : Il est un peu tard, répond-il, mais je n'ai jamais été battu et je ne commencerai pas demain. Qu'on me laisse faire et tirer le canon, il y aura du sang répandu, mais demain soir la force sera du côté de la loi, et les factieux auront reçu leur compte[5].

Le maréchal se rend à l'état-major général, réunit les officiers et sous-officiers, les harangue avec énergie, emploie lerestedelanuitareleverleurmoral.il sait que l'immobilité est la défaite des armées ; il prendra partout l'offensive. Ses dispositions stratégiques sont simples et habiles une des colonnes se dirige ra sur l'Hôtel de Ville, la deuxième ira à la Bastille, la troisième manœuvrera à droite et à gauche pour empêcher les barricades de se former derrière elle ; une quatrième se rendra au Panthéon un corps de réserve et la cavalerie occuperont la place du Carrousel et la place de la Concorde. Un ministère Thiers-Barrot vient d'être nommé[6], une proclamation le fera connaître aussitôt si cette nouvelle ne suffit pas pour rétablir l'ordre, les généraux attaqueront sur tous les points, balayeront les masses et emporteront les barricades, ces forteresses de l'insurrection.

 

24 Février. — Il est écrit que dans ces fatales journées on ne cessera de reculer, de céder, de faire des concessions. Au lieu d'obéir militairement, le général Bedeau, qui commande la colonne du boulevard, se met à parlementer avec l'émeute pendant ce temps les nouveaux ministres décident de retirer au maréchal Bugeaud le commandement de la garde nationale, et se prononcent contre la reprise des hostilités. Le vainqueur d'Isly est impopulaire, et il faut, paraît-il, envoyer aux émeutiers un général de leur goût. D'ailleurs, M. Odilon Barrot croit encore que la milice citoyenne va rétablir la situation vers sept heures du matin, il a rencontré quelques gardes nationaux et leur a dit : Il faut vous réunir, couvrir la ville de vos uniformes et de vos armes le pavé de Paris doit appartenir aujourd'hui à la garde nationale, sans quoi tout est perdu. M. Thiers hésite un instant, il cède ; le général Lamoricière commandera la garde nationale. Les ministres apportent au maréchal l'ordre du roi de faire retirer les troupes ; il refuse d'abord et n'obéit qu'au duc de Nemours[7]. Une proclamation est rédigée en ces termes : Citoyens de Paris, l'ordre est donné partout de suspendre le feu. Nous venons d'être chargés par le roi de composer un ministère. — La Chambre va être dissoute. — Un appel est fait au pays. — Le général Lamoricière est nommé commandant de la garde nationale. — MM. Thiers, Barrot, Duvergier de Hauranne, sont ministres. Liberté, ordre et réforme. Cette proclamation est placardée sur les murailles, mais on n'a pu l'envoyer au Moniteur, dont l'imprimerie est entourée de barricades.

En désarmant la résistance, M. Odilon Barrot se flatte d'avoir désarmé l'agression. Bientôt, hélas il peut se convaincre qu'on ne gouverne pas avec l'enthousiasme, qu'on ne décourage pas l'ennemi par des retraites, ni les masses tumultueuses par des concessions. Toujours enivré de confiance dans sa popularité, il s'imagine que sa nomination arrêtera les insurgés, et il expédie aux préfets des départements une dépêche télégraphique annonçant son avènement et la fin des troubles. Puis il a une idée incroyable qui honore son courage, mais qui dénote sa candeur politique il fera une campagne sur les barricades, se montrera aux émeutiers, ramènera la concorde. Il part en voiture avec quelques amis accueilli par des hommages dérisoires, par des moqueries, puis par des insultes, il rentre découragé au ministère. Il est venu tendre les mains à la réforme, il a trouvé la révolution[8].

Cependant les troupes se retirent devant l'émeute le général Bedeau se replie avec sa division sur les Tuileries, mais celle-ci marche en longue file au lieu d'être en colonne serrée[9] des gardes nationaux de la Réforme, appuyés d'une bande d'insurgés en blouses, entourent cette troupe, la coupent en plusieurs tronçons, essayent de fraterniser avec les soldats, et, tout en criant : vive la ligne ! leur font mettre la crosse en l'air, pillent leurs munitions et se saisissent de deux canons. Presque au même moment, l'insurrection s'empare de l'Hôtel de Ville sans coup férir. Tout est confusion, découragement, l'armée ne se sent plus commandée, elle s'abandonne elle-même, livre le champ de bataille. Comme l'écrit Lamartine, le soldat qui n'agit pas perd toute la force de l'enthousiasme et de l'élan il est plus difficile d'attendre la mort que de la braver.

Vers onze heures, MM. de Rémusat et Duvergier de Hauranne se présentent aux Tuileries le roi, voyant l'altération de leurs traits, les interroge : Sire, répond M. de Rémusat, il n'y a pas un instant à perdre, l'émeute triomphe sur tous les points, elle avance à pas de géants ; dans une heure il est probable que les Tuileries seront attaquées. D'autres personnes entrent au même instant et confirment ces paroles. La marée monte, monte, ajoute M. Thiers, dans deux heures peut-être nous serons tous engloutis ! On délibère s'il faut attendre de pied ferme les émeutiers ou se retirer dans quelque place forte. Avec beaucoup de raison, M. Thiers conseille au roi d'aller à Saint-Cloud plutôt qu'à Vincennes. Vincennes, dit-il, est une prison. Choisissez Saint-Cloud qui est une position militaire. Demain, Bugeaud et moi nous y rassemblerons 60.000 hommes ; après-demain nous serons à l'Hôtel de Ville. L'Hôtel de Ville sera peut-être détruit, nous aurons le pied dans le sang, l'un de nous, tous deux peut-être serons tués ; mais vous n'aurez pas été avec nous vous n'aurez pas été partie active dans la bataille, et vous aurez sauvé la monarchie. On finit par décider que le roi va passer d'abord la revue des troupes massées sur la place du Carrousel. L'infanterie et la cavalerie crient : Vive le roi ! la garde nationale crie : Vive la Réforme !Elle est accordée, répond le roi avec humeur. Il arrête subitement la revue et rentre au château abattu, découragé. M. Thiers qui sent que sa popularité n'est plus à la hauteur de la révolte, lui demande la présidence du conseil pour Odilon Barrot, le commandement suprême pour le maréchal Gérard ; le roi y consent à l'instant[10]. On commence à parler tout bas de la nécessité de l'abdication[11]. En ce moment les insurgés se rapprochent du Carrousel, quelques balles brisent des fenêtres du palais, on entend une vive fusillade du côté du Palais-Royal[12]. M. de Girardin, directeur de la Presse, entre dans le cabinet du roi : Sire, dit-il, les minutes sont des heures, vous perdez un temps précieux ; dans une heure peut-être il n'y aura plus de monarchie en France. Ce n'est plus un changement de ministère que le peuple veut ; c'est une abdication. Le roi hésite, le duc de Montpensier, qui craint pour les jours de son père, se joint aux conseillers de désespoir et de ruine. Louis-Philippe, après un instant de silence, répond : J'ai toujours été un roi pacifique, j'abdique. Dans cette cohue de donneurs d'avis pusillanimes, la reine, revenue de son erreur de la veille, le maréchal Bugeaud et M. Piscatory gardent seuls leur sang-froid. N'abdiquez pas, Sire, s'écrie M. Piscatory, votre abdication c'est la république dans une heure ! Le maréchal Bugeaud frémit de colère et supplie le roi de s'arrêter : un tel acte achèverait la démoralisation des troupes, on entend les coups de fusil, il n'y a plus qu'à combattre. Le roi pose la plume, le duc de Montpensier, plusieurs autres personnes le pressent de tenir sa parole. Les portes du palais n'étant pas défendues, on y entrait presque sans obstacle le cabinet s'est rempli d'inconnus qui augmentent la confusion et le trouble. Il y en a qui vont jusqu'à reprocher au vieux monarque la gravité réfléchie avec laquelle il rédige l'acte final de son règne quelques-uns le somment de déclarer la duchesse d'Orléans régente. Il leur répond sévèrement : D'autres le feront, s'ils le croient nécessaire, mais moi, je ne le ferai pas, c'est contraire à la loi, et comme, grâce à Dieu, je n'en ai encore violé aucune, je ne commencerai pas dans un tel moment.

Le roi lit à haute voix son acte d'abdication ainsi conçu : J'abdique cette couronne que la volonté nationale m'avait appelé[13] à porter, en faveur de mon petit-fils le comte de Paris. Puisse-t-il réussir dans la grande tâche qui lui échoit aujourd'hui ! Signé : Louis-Philippe. Puisse-t-il ressembler à son aïeul ! s'écrie la reine.

Napoléon avait abdiqué en faveur du roi de Rome, Charles X en faveur du duc de Bordeaux l'abdication de Louis-Philippe allait avoir le même sort que celles de ses prédécesseurs. Les abdications forcées et au moment suprême ne sauvent pas les trônes, elles les précipitent. Vainement le général Lamoricière, le maréchal Bugeaud, le maréchal Gérard tentent de se faire écouter, d'arrêter les émeutiers autant on eût redouté leur épée, autant on dédaigne leurs discours. Lamoricière court les plus grands dangers, on tire sur lui, une balle lui traverse la main. Le maréchal Gérard ne peut rentrer au palais pour rendre compte de son insuccès, car les troupes se sont repliées dans la cour du château et ferment les grilles.

Les insurgés ont attaqué le poste du Château-d'Eau, défendu par quelques gardes municipaux comme ils ne pouvaient venir à bout de ces héroïques défenseurs de l'ordre, une idée infernale leur est venue ils ont mis le feu au bâtiment et massacré sans pitié les gardes qui ont pu échapper à l'incendie. Près de la place de la Concorde, cinq ou six mille hommes de troupes ont laissé égorger un autre détachement de la garde municipale, sans lui porter secours.

Partout les émissaires de la royauté expirante ont échoué les émeutiers continuent à avancer. Le roi donne des ordres de départ il a voulu, au prix de sa couronne, éviter l'effusion du sang il est tombé en philosophe, en sage, non en roi. En quittant les Tuileries, il croit que son éloignement apaisera le tumulte, rendra facile et solide l'établissement de la régence ; il espère rester en France, et compte choisir le château d'Eu comme paisible et dernière retraite d'une vie si agitée. Les voitures royales ont été arrêtées et brûlées par les insurgés, mais le duc de Nemours a fait avancer deux petites voitures sur la place de la Concorde. Le roi descend avec la reine et sa famille, escorté par des gardes municipaux et par un escadron de dragons ils sont obligés de se frayer un passage à travers la foule, qui les heurte, les presse et les refoule. Enfin la famille royale monte en voiture et gagne rapidement Saint-Cloud un régiment de cuirassiers, cinquante hommes de la garde nationale à cheval protègent cette fuite[14].

La duchesse d'Orléans a supplié le roi de ne pas charger son petit-fils d'un fardeau que lui-même ne croit plus pouvoir porter[15]. Son instinct de mère lui crie qu'ôter la couronne au roi, ce n'est pas la donner au comte de Paris. Ma chère Hélène, a répondu Louis-Philippe, il s'agit de sauver la dynastie et de conserver la couronne à votre fils. Restez donc pour lui. Mais à peine est-il sorti du palais que la royauté elle-même est mise en doute la foule qui se pressait dans les salons royaux a disparu. Quelques minutes encore et les Tuileries seront envahies. La duchesse est presque seule. Loin de fuir, la noble femme s'arrête avec ses enfants sous le portrait de son mari : C'est ici qu'il faut mourir, dit-elle avec calme.

A cet instant suprême, deux amis fidèles de la monarchie, M. Dupin et le marquis de Grammont, entrent précipitamment. Ah s'écrie la princesse, monsieur Dupin. vous êtes le premier qui veniez à moi ! Elle voudrait monter à cheval, se montrer au peuple, mais le duc de Nemours lui fait dire de quitter les Tuileries, et elle accepte l'offre de MM. Dupin et de Grammont de la conduire à la Chambre, où elle jouera peut-être le rôle de Marie-Thérèse. Elle prend le bras de M. Dupin et tient le comte de Paris de la main droite, tandis que M. de Grammont donne la main gauche au jeune prince ; le docteur Blanche porte dans ses bras le duc de Chartres un peu souffrant ; les officiers de sa maison l'accompagnent. Sur sa route, le peuple, la garde nationale l'accueillent avec enthousiasme et répètent le cri poussé par M. Dupin : Vive le comte de Paris, roi des Français ! Vive Madame la duchesse d'Orléans, régente ! Elle arrive ainsi jusqu'à la Chambre, il est une heure et demie.

Au Palais-Bourbon, le désordre est extrême le gouvernement n'a adressé aucune communication à la Chambre, n'a établi avec elle aucun rapport. On a annoncé publiquement sa dissolution, on la traite d'avance comme si elle était dissoute. Le pouvoir paraît ignorer qu'il y ait une Chambre, comme celle-ci ignore encore s'il y a un pouvoir, où il est, ce qu'il est. Le président n'a pas le droit de donner directement des ordres à la force publique : mais, comme l'urgence domine toutes les situations, toutes les responsabilités, M. Sauzet envoie un député demander au général Bedeau de barrer le passage à l'émeute, de garantir l'inviolabilité de l'Assemblée. Déjà une foule nombreuse et mêlée envahit les salles, les couloirs du palais ; on interroge du regard le banc des ministres qui reste désert[16].

A l'apparition de la duchesse d'Orléans et du jeune roi, les députés se lèvent et font entendre les plus vives acclamations. La princesse va s'asseoir avec ses enfants au pied de la tribune, en face de l'Assemblée au même instant le duc de Nemours survient avec ses aides de camp. On lui a conseillé de ne pas entrer au Palais. Hélène court des dangers, a-t-il répondu, je vais avec elle. Le prince est venu sauvegarder sa belle-sœur et ses neveux, sanctionner de sa présence le sacrifice de la régence. Conduite magnanime et chevaleresque assurément mais le duc de Nemours était chef d'État, il devait avant tout rester à la tête des troupes, empêcher avec elles l'invasion des Tuileries et de la Chambre, s'efforcer d'arrêter la royauté sur la pente de l'abîme. M. Dupin monte à la tribune il annonce que le roi a abdiqué, transmis le trône au comte de Paris, la régence à la duchesse d'Orléans ; il demande que les acclamations unanimes qui ont accueilli le jeune roi et son auguste mère soient consignées au procès-verbal.

A ces mots, de violentes protestations éclatent dans une partie des tribunes, et, sur la proposition de M. de Lamartine, M. Sauzet, président de la Chambre, prononce ces malencontreuses paroles : La Chambre va suspendre sa séance jusqu'à ce que madame la duchesse d'Orléans et le nouveau roi se soient retirés. M. Sauzet n'est pas l'homme des grandes luttes, des crises décisives dans cette séance solennelle, il manquera de présence d'esprit il ne saura ni faire respecter l'Assemblée, ni dominer la discussion il laissera trop longtemps un champ de bataille aux factieux. M. de Morny disait quelque temps après 1848 : Si j'avais été président de la Chambre le 24 février, Louis-Philippe serait mort roi de France.

Plusieurs députés se récrient contre les paroles de M. Sauzet. Monsieur, ceci est une séance royale, lui répond la princesse, et comme le duc de Nemours, quelques amis, effrayés pour elle, la supplient de sortir : Si je sors d'ici, mon fils n'y rentrera plus ! Mais la foule avançant toujours, menace de l'envelopper. Alors la duchesse, suivie de ses enfants et du duc de Nemours, va s'asseoir sur les gradins supérieurs placés en face de la tribune les officiers de son escorte, un groupe de députés lui forment un rempart de leurs corps. Enhardis par la présence des émeutiers, MM. Marie et Crémieux réclament un gouvernement provisoire. Vous ne pouvez, s'écrient-ils, faire aujourd'hui une régence nouvelle. Obéissez à la loi ! Et c'est pour obéir à la loi, lorsque le régent est là, lorsqu'il assiste le roi et la veuve de son frère, lorsque la présence de ces personnes répond à tout, que ces orateurs proposent d'abolir la constitution entière M. Crémieux a, le matin même, demandé au roi un ministère Odilon Barrot, quelques minutes avant son discours, il conseillait la duchesse d'Orléans soudain, il est devenu le courtisan de la fortune révolutionnaire.

Enfin, M. Barrot arrive au Palais retenu au passage par quelques chefs du parti républicain qui ont tenté de le gagner à leur cause, il leur a répondu : Ce que vous me proposez est un crime et une folie. Il entre dans la salle, monte à la tribune. La couronne de Juillet, dit-il, repose sur la tête d'un enfant et d'une femme. A ces paroles, les centres applaudissent, la duchesse se lève, salue l'assemblée ; elle tient un papier à la main ; elle veut parler et prononce ces mots : Nous sommes venus ici, mon fils et moi. Sa voix se perd au milieu du tumulte elle se rassied, découragée.

Le discours d'Odilon Barrot n'est qu'une honnête et stérile protestation, un appel à la modération et au bon sens. Il parle en orateur, non en chef de gouvernement ; son discours s'est ressenti de toutes les impuissances de la situation il n'a rien proposé, il n'a provoqué aucune mesure. M. de la Rochejacquelein s'élance à la tribune, et, s'adressant aux députés, leur lance ce terrible défi : Aujourd'hui, messieurs, vous n'êtes rien ici, vous n'êtes plus rien !

En ce moment, une bande d'hommes armés, gardes nationaux, étudiants, ouvriers, pénètre jusqu'à l'hémicycle, en poussant ce cri : Nous voulons la déchéance du roi, la déchéance ! Un tumulte général se produit dans l'assemblée, la plupart des députés affluent vers les gradins supérieurs. Des étrangers se succèdent à la tribune et y font des motions : l'un parle de conduire le comte de Paris sur les boulevards, de le faire porter sur le pavois par le peuple un autre demande la proclamation de la République.

Ledru-Rollin réussit à s'emparer de la tribune ; mais au lieu de conclure, il recommence la discussion de la régence, parle de 1815, de 1830, se perd dans des digressions. Concluez donc, lui crie Berryer, un gouvernement provisoire ! Ledru-Rollin attend les républicains de la Société des Saisons pour proposer la République[17] ; c'est pourquoi il se garde bien de conclure.

M. de Lamartine paraît à son tour à la tribune les amis de la princesse reprennent quelque espoir : tous ont présent à la mémoire son discours de 1842 en faveur de la régence féminine seuls, les républicains savent ce qu'il va dire.

Le matin du 24 février, M. de Lamartine regardait la question politique comme vidée. Moi-même, écrivait-il plus tard, qui ai prononcé un des premiers le mot de République, je vous jure que je ne savais pas une heure avant ce que j'allais dire. Je n'ai pas fait la révolution, mais la révolution faite, j'ai fait la République.

Arrivé dans le vestibule de la Chambre, Lamartine a rencontré un petit groupe de républicains, entre autres Armand Marrast, Bastide, Hetzel. Ceux-ci l'entourent, lui affirment qu'il est l'homme de la circonstance, lui offrent d'être le ministre d'une régence, le tuteur de la royauté mourante, de la liberté naissante. Sa cause sera la leur, celle des sociétés secrètes ; la France n'est peut-être pas mûre pour la République ; l'acceptera-telle sans résistance ? Lamartine leur demande cinq minutes de réflexion, cache son front dans ses mains, relève la tête et déclare aux républicains stupéfaits qu'il n'entrera que dans un mouvement complet, c'est-à-dire dans la République, qu'il ne veut point conspirer pour une demi-révolution[18] : Lamartine a plus de foi dans nos idées que nous-mêmes, s'écrient ceux-ci. En effet, il va tenir sa promesse. Après quelques paroles de dédaigneuse pitié, jetées aux anxiétés royales et maternelles de la princesse il tourne court et déclare qu'une acclamation spontanée, arrachée à l'émotion, ne peut pas constituer au profit de la duchesse d'Orléans un droit solide au gouvernement de trente-six millions d'hommes ; qu'il importe d'établir un gouvernement stable, national, populaire, inébranlable, en descendant jusqu'au fond du peuple et du pays, qu'il faut aller extraire du droit national ce grand mystère de la souveraineté nationale d'où sortent tout ordre, toute liberté, toute vérité. Je demande, ajoute-t-il, un gouvernement provisoire qui ne préjuge rien, ni de nos ressentiments, ni de nos désirs, ni de nos colères actuelles sur la nature du gouvernement 'définitif qu'il plaira à la nation de se donner quand elle aura été interrogée. On sait comment cette dernière condition a été respectée.

Soudain, des coups de fusil retentissent dans les corridors la porte d'une tribune publique est enfoncée ; une nouvelle bande plus nombreuse, plus exaltée, armée de fusils, de coutelas, de piques, se précipite en vociférant ! A bas la Chambre ! Pas de députés ! Ils viennent des Tuileries et le général Bedeau leur a livré passage ; pour la seconde fois de.la journée, celui-ci a faibli devant le devoir. Ils braquent leurs fusils chargés sur la Chambre, ajustent le groupe royal. Un d'eux dirige le canon de son arme vers la tribune ; on lui crie Ne tirez pas, c'est Lamartine qui parle ! ses camarades relèvent son fusil. La Chambre entière est sous le poignard, l'émeute siège sur le banc des ministres, le président se couvre et déclare la séance levée. La plupart des députés quittent la salle ; la princesse est entraînée dans cette fuite malgré les efforts d'amis, de gardes nationaux dévoués, elle est presque étouffée, et ses enfants séparés d'elle par la tempête populaire, courent les plus grands dangers. Elle monte dans une voiture et gagne les Invalides, escortée par MM. de Mornay, de Lasteyrie, et quelques autres personnes. Le duc de Nemours la rejoint bientôt.

Il n'y a plus de Chambre, il n'y a plus qu'un forum ouvert à toutes les violences ; le tumulte redouble d'intensité la populace en armes, des gardes nationaux, quelques députés de l'extrême gauche occupent la salle. M. Dupont de l'Eure est porté au fauteuil de la présidence des voix confuses demandent à grands cris la nomination d'un gouvernement provisoire. On apporte à Lamartine des listes dressées à la hâte. Nommez-les ! Proclamez-vous vous-même, lui crient les plus impatients. Je ne puis lire cette liste, mon nom y est. On s'adresse à M. Crémieux : Je ne puis pas la lire, mon nom n'y est pas.

Alors, au milieu d'une indicible confusion, Lamartine souffle à M. Dupont de l'Eure les noms des nouveaux dictateurs, tour à tour applaudis, hués, désavoués, repris par cette multitude sans nom et sans frein. Il s'établit, selon le mot de Dupin, un mode de nomination à la criée, et les noms de Dupont de l'Eure, Lamartine, Arago, Marie, Ledru-Rollin émergent de cette parodie électorale. Après cette inauguration dérisoire, Lamartine part avec ses nouveaux collègues pour l'Hôtel de Ville, quartier général de la révolution, palais du peuple, mont Aventin des séditions ; ce sera le voyage à Reims du nouveau gouvernement.

Ledru-Rollin n'est pas satisfait[19] ; il veut compléter la première liste, réclame et obtient un peu de silence. Un gouvernement, dit-il, ne peut se nommer d'une façon légère, permettez-moi de vous dire les noms qui semblent proclamés par la majorité... Et pour faire quelque chose d'officiel, je prie MM. les sténographes du Moniteur de prendre note des noms à mesure que je les proclamerai, parce que nous ne pouvons pas présenter à la France des noms qui n auraient pas été approuvés par vous. Il lit alors quelques noms, ceux de Crémieux, Garnier-Pagès entre autres, accueillis les uns par des oui, oui ! d'autres par des Non, non ! quelques-uns par des Oui et non ; puis il ajoute : Le gouvernement provisoire qui vient d'être nommé a de grands, d'immenses devoirs à remplir. On va être obligé de lever la séance pour se rendre au siège du gouvernement et prendre toutes les mesures nécessaires... Alors Ledru-Rollin quitte la salle entouré d'un bruyant cortège.

Tout à coup les émeutiers aperçoivent un grand tableau qui représente la prestation du serment de Louis-Philippe à la Chambre de 1830. Déchirons-le ! Détruisons-le ! s'écrie-t-on. Attendez, je vais le fusiller, dit un ouvrier, et deux coups de fusil frappent le portrait. Un autre ouvrier, Théodore Six, s'élance à la tribune : Respect aux monuments respect aux propriétés ! Nous avons montré qu'il ne faut pas malmener le peuple, montrons maintenant que le peuple sait honorer sa victoire. Ces paroles sont couvertes d'applaudissements. Tout le monde se retire. Il est un peu plus de quatre heures.

Aussitôt après le départ de la duchesse d'Orléans, les insurgés ont envahi les Tuileries étonnés, stupéfaits de leur succès, ils s'aperçoivent bientôt que la troupe regagne ses casernes. Pour la première fois, ils se hasardent à pousser le cri de : Vive la République ! Le Palais-Royal a été saccagé, dévasté, les Tuileries le seront d'une manière bien plus complète, et Neuilly aura le même sort. Peu s'en faut que ces palais ne soient incendiés. Le château, ce sont les propres paroles d'un écrivain révolutionnaire, devient pendant douze heures le théâtre d'une immense orgie, d'une saturnale indescriptible. Une horde de furieux, de gens sans aveu, fait main basse sur les caves, brise, déchire, livre aux flammes les tableaux, les statues, les médaillers, les manuscrits les plus rares après eux, les receleurs s'emparent des médailles, des objets faciles à dissimuler. Les détenues de Saint-Lazare, rendues à la liberté, sont venues se joindre aux misérables créatures qui boivent, chantent, dansent dans les salons, s'affublent des bijoux, des robes, des dentelles des princesses[20]. Les envahisseurs se ruent sur le trône, s'y roulent chacun à leur tour ; quelques-uns vont le brûler triomphalement au pied de la colonne de Juillet, d'autres s'amusent à crever les yeux de plusieurs portraits, ceux de Louis-Philippe, du maréchal Bugeaud, à fusiller le maréchal Soult en effigie. C'est à grand'peine que les gardes nationaux, les élèves de l'École polytechnique, mêlés à la populace, sauvent les diamants de la couronne, et font respecter les appartements de la duchesse d'Orléans. Le cabinet de la reine (ce sanctuaire de la prière et de la charité) est dévasté par ces vandales. Plus de 700 tableaux détruits, près de 7 millions de dégâts, tel est le bilan de cette triste journée[21].

Il n'entre pas dans notre sujet de raconter la marche du gouvernement provisoire à l'Hôtel de Ville, ses efforts désespérés pour se faire reconnaître du peuple de l'émeute et du pillage, de le montrer prisonnier des sociétés secrètes, des sectes socialistes, recevant leur investiture grâce aux concessions les plus humiliantes, pactisant dans l'usurpation avec les deux gouvernements du National et de la Réforme, de dire la consternation de la bourgeoisie parisienne, la résignation passive du pays, les fonctionnaires, généraux, magistrats, le clergé s'empressant de faire adhésion à la République, prenant à tâche de justifier ce mot de Louis-Philippe dans l'exil : Mon abdication n'est venue qu'après l'abdication universelle.

Contre le torrent des événements, que peut l'intrépide mère du comte de Paris ? Réfugiée aux Invalides, elle délibère avec quelques amis fidèles sur les moyens de rassembler des troupes, d'organiser un centre de résistance, de tenter un retour dans Paris. En vain ceux-ci lui exposent leurs craintes pour sa sûreté : N'importe, répond-elle, ce lieu est bon pour y mourir, si nous n'avons pas de lendemain ; pour y rester, si nous pouvons nous y défendre. Et malgré les nouvelles les plus alarmantes, elle déclare qu'elle restera tant qu'il y aura une personne, une seule, qui lui conseille de rester : Je tiens à la vie de mon fils plus qu'à sa couronne, mais si sa vie est nécessaire à la France, il faut qu'un roi, même un roi de neuf ans, sache mourir.

Vers six heures du soir, M. Odilon Barrot vient trouver la princesse ; il est retourné au ministère de l'intérieur, et la garde nationale est restée sourde à son appel ; il raconte ce qui se passe à l'Hôtel de Ville, les troupes dispersées, démoralisées il faut s'éloigner de Paris, et cependant rester à la portée des événements. Alors seulement la princesse consente partir. M. de Mornay l'accompagne.

Bientôt elle dut gagner la frontière, tandis que de leur côté la reine Marie-Amélie et Louis-Philippe passaient en Angleterre[22]. Il ne fut pas donné aux augustes fugitifs de prendre en rois le chemin de l'exil il leur fallut se cacher, se travestir comme des proscrits, afin d'échapper à l'insulte, à la violence ; Saint-Cloud, Trianon, Dreux, Honfleur, Trouville, furent les étapes de ce triste voyage. A Claremont, ils eurent la joie de retrouver une partie de leurs enfants ; trois semaines après, ils étaient rejoints par le prince de Joinville et le duc d'Aumale. Ceux-ci avaient, sous leur commandement, en Algérie, une partie de l'armée et de la flotte ; jeunes et vaillants, adorés de leurs soldats, ils pouvaient changer la face des choses, relever la fortune de leur race mais leur patriotisme écarte la pensée d'allumer en France la guerre civile, et, avec un admirable stoïcisme, le duc d'Aumale a notifié la chute de la monarchie, l'avènement de la République : Rien n'est changé dans nos devoirs envers la France. La population et l'armée attendent dans le plus grand calme les ordres de la mère patrie. De son côté, le prince de Joinville répond au nouveau ministre de la marine, le citoyen Arago : J'aime trop mon pays pour avoir un instant songé à y porter le désordre. Du fond de l'exil, mes vœux les plus ardents seront toujours pour le bonheur de la France et le succès de son drapeau.

 

Dans les journées révolutionnaires des 22, 23, 24 février 1848, tous se sont abandonnés, royauté, jeunes princes, ministres, généraux, députés, pairs de France, garde nationale. La monarchie de 1830 a péri pour avoir voulu vivre par la loi, selon la loi, et pour n'avoir pas fait respecter celle-ci jusqu'au bout. En 1792 comme en 1848, Paris a eu l'impatience du mieux, et cette impatience du mieux a jeté la France dans le pire ; il n'a pas vu que sous la réforme se glissait la révolution, et, après avoir si vivement appuyé l'une, il n'a pas su se retourner contre l'autre avec la même énergie. Le gouvernement est resté suspendu entre la paix et la guerre l'armée, découragée par l'inertie du pouvoir, désorganisée par la confusion des ordres et des retraites, a été livrée sans obstacle au contact de l'insurrection qui la saluait de ses hypocrites acclamations, et la désarmait en l'embrassant. La cessation du feu en pleine lutte, quand les républicains continuaient leur œuvre, équivalait infailliblement à la chute de la dynastie celle-ci devait tomber par cette cause triviale qu'en ce monde tout ce qui est attaqué par la force et ne se défend pas par la force, ne peut que s'écrouler et périr elle devait tomber à cause de sa fatale confiance dans la garde nationale, dans Paris révolutionnaire. On l'a dit très justement, c'est pour s'être laissé vaincre aux Tuileries que Louis-Philippe a été vaincu dans la rue[23].

Mais la révolution de 1848 a sa légende, et la France a trop longtemps accepté sans discussion le roman historique accrédité par certains écrivains. A les entendre, le peuple a combattu trois jours, et payé sa victoire du sang de trois mille hommes ; cette révolution n'a pas été un contresens historique, le résultat d'un coup de main servi par le hasard, elle a été le terme où devait aboutir le mouvement philosophique, critique rationnel, de 1789. On lit dans les proclamations du gouvernement provisoire : Le peuple de Paris par sa victoire a amené la chute du gouvernement. Une fatale collision a ensanglanté la capitale, le sang de la guerre civile est celui qui répugne le plus à la France. Soldats jurez amour au peuple et tout sera oublié, excepté votre courage et votre discipline.... Un gouvernement sorti d'acclamation et d'urgence de la voix du peuple et des députés des départements est investi du soin d'organiser la victoire nationale. Ses membres n'ont pas hésité à accepter la mission patriotique qui leur était imposée.

On a déjà pu apprécier cette fantasmagorie de mots et de chiffres. Il n'y a pas eu de lutte réelle entre le gouvernement et les insurgés la garde nationale s'est interposée entre eux, et le roi a expressément défendu qu'on tirât sur le peuple. Tout s'est borné à des combats de détail soutenus par les gardes municipaux contre les émeutiers. Un écrivain socialiste, Daniel Stern, fait cet aveu : Le chiffre des soldats et des citoyens tués pendant les journées de Février, a été exagéré. D'après un relevé de la situation au 1er mars 1848, il y aurait eu 22 gardes municipaux, 46 soldats et sous-officiers, 4 officiers tués. Total pour l'armée 72 morts. Les registres de l'état civil constatent la mort de 275 hommes et de 14 femmes. Personne ne donnait d'ordre positif, on n'opposait que des conseils, des avis, des projets à l'envahissement rapide des forces révolutionnaires. Un membre du gouvernement provisoire, Garnier-Pagès, écrit plus tard : Je ne saurais trop le répéter, entre l'armée et le peuple de Paris, il n'y avait point eu de lutte..... donc il n'y eut ni victoire, ni défaite, ni vainqueurs, ni vaincus.

Cette révolution a été une révolution de surprise et de hasard personne n'y était préparé, les vainqueurs moins que les vaincus. Nous étions une poignée, a dit à la tribune M. Charles Lagrange, et cette poignée d'hommes a mis la main sur cette nation qui s'est laissé faire, et tout le monde a failli dans une panique universelle. Louis Blanc écrit que la proclamation de la République a été accueillie avec stupeur dans les départements, dont la plupart étaient monarchiques, qu'ils l'ont reconnue plutôt qu'acclamée : La République était imposée plus par la logique de l'histoire que par l'importance numérique des républicains..... cette révolution, prévue à distance, ne l'était point la veille. Ceux-là mêmes qui la jugeaient inévitable ne la sentaient point prochaine. Ce fut une explosion. Le 22 février, les hommes de la Réforme ne voient dans l'émeute qu'une manœuvre de la police, et dissuadent les sectaires d'y prendre part. Le 24 février au soir, le National avoue que jamais révolution n'a été aussi imprévue : Ce matin, à sept heures, le rappel de la garde nationale a battu dans tous les quartiers. Quel allait être le dénouement ? Il était alors impossible de le soupçonner. Le même soir, Garnier-Pagès écrit à M. Odilon Barrot, s'excuse de s'être rallié à la république, d'avoir cédé à l'entraînement des événements. Quelque temps après il fait cette déclaration décisive : Depuis que ma raison a eu conscience d'elle-même, j'ai désiré la République ! Mais, comme Paris, comme le parti républicain tout entier, le 23 février, je me serais contenté de la chute du ministère, de la dissolution de la Chambre, de la réforme électorale et parlementaire. Le 24 au matin, j'aurais accepté la déchéance du roi et la régence. Le 24 février, à une heure de l'après midi, M. Marrast hésitait encore entre la régence et la république, et c'est Lamartine qui mit un terme à ses scrupules.

Le gouvernement provisoire n'a pas été acclamé par les députés des départements il s'est formé, à des heures différentes, en divers lieux, trois gouvernements provisoires. Ils se sont nommés eux-mêmes, se sont réunis et confondus contre le peuple, maître de l'Hôtel de Ville, qui voulait, lui aussi, choisir ses dictateurs. Lamartine et ses collègues ne se le dissimulaient pas... Ils n'avaient d'autre droit que leur conscience. Le scrutin arbitraire, particulier, borné à un petit nombre d'insurgés, au pied d'une tribune envahie, n'était qu'une usurpation, puissante d'intention, vaine d'autorité, sous un simulacre d'élection. On pouvait contester leur titre au nom de la royauté, on le pouvait au nom du peuple... Ils n'avaient rien à répondre à ceux qui leur auraient demandé leur mandat. Après l'aveu de Lamartine, rappelons celui de Crémieux : Lorsque nous nous rendîmes à l'Hôtel de Ville pour notre installation, nous trouvâmes MM. Marrast, Flocon, Louis Blanc et Albert. Nous demandâmes : Qui êtes-vous ? Ils nous répondirent : Nous avons été nommés membres du gouvernement provisoire. Par qui ? — Je crois qu'ils ont répondu : Par la société démocratique. Si l'on nous avait demandé à nous-mêmes par qui nous avions été nommés, nous aurions bien pu dire : A la Chambre ; mais non point : Par la Chambre.

Le gouvernement provisoire le reconnaît dans plusieurs de ses proclamations : c'est le peuple de Paris qui a vaincu. Et quel peuple ? Le faux peuple, les combattants des sociétés secrètes, les amants éternels du désordre. Ses apologistes eux-mêmes confessent que la bourgeoisie ne demandait que la réforme, et que les républicains n'ont cessé jusqu'au dernier moment de cacher leur drapeau derrière celui des réformistes. Ainsi, la royauté de Juillet, sortie d'une révolution parisienne, tombe devant une révolution parisienne.

Ajoutons, et ceci nous ramène à l'examen des causes secondaires et indirectes de la catastrophe, qu'en France les institutions les meilleures, loin de s'affermir avec le temps, s'usent par leur durée même. Pour le Français, vivre c'est changer ; il oublie sans cesse que si les révolutions sont les moments romanesques de l'histoire, les peuples ne gagnent rien et perdent tout à devenir des héros de romans. De 1830 à 1848, les rivalités parlementaires, la lutte pour les portefeuilles, les excès de la presse, le pouvoir extra-légal de l'opinion publique, usaient la monarchie constitutionnelle, et l'on peut s'étonner qu'un édifice assis sur des fondements si fragiles ait duré dix-huit ans. On aurait pu répéter chaque jour ce mot de Donoso Cortès : La monarchie a-t-elle passé la nuit ?

On le voit, les causes directes et indirectes de la révolution ne manquent pas mais elle n'a pas eu de cause légitime, et l'histoire a le droit de lui appliquer cette parole de Royer-Collard : C'est un fait, je le méprise. La révolution de 1848 est un fait brutal, illégal, inexplicable en droit et en raison. Si la royauté parlementaire a commis des erreurs, ne faut-il pas faire la part de la faillibilité humaine ? L'indemnité Pritchard, l'ajournement de la réforme jusqu'à la mort du roi étaient-ils des motifs suffisants de tuer la monarchie ? Poser une telle question, c'est la résoudre aussi la révolution de Février reste-t-elle, aux yeux du philosophe, du penseur impartial, un effet sans cause légitime, un effet disproportionné avec sa cause apparente.

 

 

 



[1] Les Français ne doivent s'en prendre qu'à eux-mêmes, disait après 1852 l'historien Macaulay. Un peuple qui renverse violemment des gouvernements constitutionnels, et qui vit tranquillement sous la dictature, mérite d'être gouverné despotiquement. A la place des Français, nous aurions réformé le gouvernement de la maison d'Orléans, sans faire de révolution, et nous n'aurions pas supporté le joug de Napoléon III pendant vingt-quatre heures.

[2] Etrange spectacle, dit Daniel Stern, que l'histoire ne reproduira peut-être jamais, d'une révolution qui s'accomplit dans la conscience du souverain, brise sa volonté et abat son génie, avant même que la révolution du dehors ose se nommer de son nom véritable, au peuple qui la fait, comme à celui qui la subit.

[3] On a prêté cette parole à M. Guizot : Nous nous sommes retirés, et le lendemain il y avait une révolution.

[4] Plusieurs écrivains ont soutenu que les républicains avaient voulu se procurer des cadavres pour les traîner dans Paris, comme au 17 juillet 1791. C'est, disent-ils, M. Charles Lagrange, le chef de la colonne d'insurgés, qui provoqua traîtreusement la troupe, et le tombereau était aposté à l'avance. M. de Lamartine lui-même a admis cette version, que le silence gardé par M. Charles Lagrange a accréditée.

[5] On attribue au maréchal Bugeaud cette réponse sur le concours qu'il attendait de la garde nationale : Sire, pour triompher avec elle de l'insurrection, il me faut quarante mille soldats ; sans elle, vingt mille me suffiront largement.

[6] Je n'avais, écrit le maréchal, que l'ombre du commandement. Les ministres, le roi, les princes, la bourgeoisie, tout m'entravait.

[7] M. Senior a écrit en quelque sorte sous la dictée de M. Thiers le récit que lui a fait cet homme d'État des journées de Février : on peut y signaler quelques inexactitudes, car M. Thiers parle déjà pour la postérité, et ne néglige pas de s'attribuer le beau rôle ; le récit n'en est pas moins fort intéressant, et nous en détacherons quelques extraits : Louis-Philippe eut toujours de la sympathie pour moi. — Quand je ne l'aimais plus, disait-il souvent, toujours il me plaisait. — Cette fois cependant il me reçut froidement : Eh bien, dit-il, m'avez-vous fait un ministère ? — Fait un ministère, répondis-je, mais je viens seulement de recevoir les ordres de Votre Majesté ! — Ah, reprit-il, vous ne voulez pas servir dans le règne ! Ceci était une allusion à un ancien discours dans lequel j'avais dit, en effet, que je ne servirais plus pendant son règne. Je me fâchai et dis : — Non, sire, je ne veux pas servir dans votre règne. — Ma mauvaise humeur calma la sienne. — Allons, dit-il, il faut causer raisonnablement qui pouvez-vous prendre pour collègues ? — Odilon Barrot, répondis-je. — Bon, repartit le roi, c'est un niais, mais c'est un bon homme. — M. de Rémusat. — Passe pour lui. — Duvergier de Hauranne. — Je ne veux pas en entendre parler. — Lamoricière. — A la bonne heure. — Là-dessus, M. Thiers réclame la réforme parlementaire et électorale, la dissolution : le roi se récrie ; M. Thiers riposte que s'il refuse toutes les propositions et tous les instruments avec lesquels il veut travailler, il ne peut le servir. — Vous aurez Bugeaud pour commander en chef, dit le roi, il vaincra l'émeute, et après nous verrons. — Bugeaud, répondis-je, ajoutera à l'irritation. — Non, reprend le roi, il inspirera la terreur et c'est ce qu'il faut. — M. Thiers exprime quelques doutes. — Nous ne sommes pas encore ministres, observai-je. — Non, répondit le roi, vous n'êtes engagés à rien, ni moi non plus, mais quels que soient les arrangements adoptés, vous serez le chef du cabinet, vous êtes le seul de la bande en qui j'ai confiance. — Cela me va, répliquai-je, car j'ai pris la résolution de ne jamais rentrer dans un cabinet dont je ne serais pas le président. — Alors le roi écrit une note annonçant que MM. Thiers et Odilon Barrot sont chargés de former un nouveau ministère. Cette conversation eut lieu dans leur première entrevue, pendant la nuit du 23 au 24 février.

[8] Dans ma voiture, écrit Odilon Barrot, étaient Garnier-Pagès, Havin, Abbatucci et Biesta ; MM. Pagnerre et Degouve-Denunques, ne trouvant plus de place dans l'intérieur, étaient montés sur le siège à côté du cocher je donne ces détails pour montrer quelles étaient alors les dispositions du parti républicain, dont les chefs se réunissaient ainsi à moi, et me répétaient que tout ce qu'ils désiraient, c'était la proclamation de la duchesse d'Orléans comme régente, et qu'ils étaient si loin de vouloir la République, que s'ils l'avaient dans leurs mains, ils se garderaient bien de les ouvrir.

[9] Telle est, aux yeux de M. Thiers, la cause du triomphe de la révolution : Sans cette faute si grave de ses chefs, la division eût pu arriver intacte aux Tuileries, et le roi eût eu dix à douze mille hommes pour sa défense avec cette force, on pouvait arrêter la populace sur les larges avenues qui vont à Saint-Cloud... Dans une émeute, les troupes sont perdues si la foule entre en contact avec elles. La sagesse commande de tirer sur tous ceux qui veulent s'approcher d'elles. Le lendemain on eût pu réunir soixante mille hommes à Saint-Cloud, et avec cette armée, on eût, dès le 26 février, marché sur Paris... La bourgeoisie, après avoir été deux jours aux mains des républicains, fût devenue notre amie dévouée. Nous aurions été obligés de détruire l'Hôtel de Ville, et j'aurais dû employer le canon dans ce but mais sous ses cendres eussent été ensevelies les cendres des républicains, et je détruirais dix palais semblables pour écraser une révolution. Ainsi M. Thiers traçait le 21 février le plan qu'il devait réaliser en 1871.

[10] Beaucoup d'entre eux, dit M. Thiers, sortirent des rangs, se pressèrent autour de son cheval et formèrent au-dessus de sa tête un cercle de baïonnettes. Je marchais à la tête du cheval ; j'écartai leurs baïonnettes avec ma canne et tâchai de les raisonner...

[11] Louis-Philippe disait plus tard à M. Halévy : Avec cette doctrine, le roi règne et ne gouverne pas, on m'avait rendu impossible ; je n'étais plus aux yeux de la France, qu'un vieil avare plaçant des millions à l'étranger et faisant des coupes sombres dans les forêts de l'État. Le matin du 24 février, je visitai les postes de la garde nationale de la cour des Tuileries je trouvai un bataillon de la première légion qui me reçut aux cris de Vive la réforme ! Mon règne était fini. Accepter la réforme, c'était accepter et vouloir une Chambre de députés dont les chefs eussent tous été des Ledru-Rollin. J'abdiquai donc en faveur de mon petit-fils je pensais agir dans l'intérêt de la France.

[12] Je retournai près du roi, dit M. Thiers ; sept ou huit membres de la Chambre étaient là, mais à l'exception de Piscatory, ils étaient tous de l'opposition c'étaient Duvergier, Dufaure, Rémusat, de Lasteyrie, Gustave de Beaumont et moi. Tout à coup, Crémieux arrive : J'ai traversé, dit-il, une grande partie de Paris. Tout n'est pas perdu. Il est vrai que le peuple n'acceptera ni Bugeaud ni Thiers mais un ministère Odilon Barrot avec des collègues pris dans la gauche, et Gérard pour commandant en chef, sera accueilli avec enthousiasme. — Au nom du ciel Sire, m'écriai-je, faites cet essai ! — Non, répondit le roi, vous êtes la seule personne en qui j'ai confiance. — Ne pensons pas à nos sentiments et à nos souhaits en pareil moment. Nommez Barrot. — Mais qui contresignera cette nomination ? Guizot, dit quelqu'un, il est encore ministre. — Non, dis-je, il ne faut pas faire paraître ce nom. — Le général Trézel qui était là, signa la nomination de M. Barrot comme président du conseil. Je ne sais plus qui signa celle de Gérard comme commandant en chef. Au moins, me dit le roi, vous et vos collègues, restez auprès de moi jamais je n'eus plus besoin d'amis. — M. de Reines se présente, raconte à M. Thiers les progrès de l'insurrection le duc de Nemours vient lui parler. Je crains, dit M. de Reines, qu'il ne reste plus qu'une chance, le peuple est absolument fou. — Je devine, dit le prince, quelle est cette chance. — Le trône du comte de Paris pourra peut-être être conservé ; celui du roi ne le pourra certainement pas. — Et vous, qu'en dites-vous, monsieur Thiers, dit le prince ? — Je n'ose, je ne puis vraiment m'expliquer là-dessus, répondis-je. Le duc de Nemours prit le bras du duc de Montpensier, et tous deux s'approchèrent du roi. Louis-Philippe seul était resté calme. On nous affirme, sire, dit le duc de Nemours, qu'un terrible sacrifice est nécessaire. — Est-ce mon abdication ? Je suis tout prêt à te passer le gouvernement. — Je crains, dit le duc de Nemours, que ce sacrifice ne suffise pas. Je suis plus impopulaire que Votre Majesté. C'est la duchesse d'Orléans qui doit être régente. Et toi aussi répliqua le roi, puis se tournant vers moi, il ajouta cher ami, que dites-vous ? Je ne peux pas, en vérité, je ne peux pas parler... Le roi entre au salon de la reine, et la ramène avec les princesses ; il est indécis, irrésolu. A ce moment, l'abdication pouvait être une mesure prudente, mais je ne me résignais pas à la voir imposée au roi par la foule. Je suis absolu de ma nature ; j'ai peine à supporter l'opposition de mes collègues, mais de toutes choses, celle que je supporte le moins, ce sont les exigences de la foule. Je redescendis dans la cour des Tuileries pour faire diversion à ma colère et à mes angoisses, en contemplant la bataille qui allait probablement se livrer en cet endroit.

[13] Lorsque le roi eut signé l'abdication, un des assistants s'écria : Enfin, nous l'avons !Qui êtes-vous monsieur, lui dit la reine ? — Madame, je suis un magistrat de province. — Eh bien oui, vous l'avez et vous vous en repentirez ! Et cette parole fut prononcée avec un accent et un regard dignes de la petite-fille de Marie-Thérèse.

[14] M. Crémieux accompagna le roi jusqu'à la place de la Concorde. Que faites-vous ici, lui demanda-t-on ? — Je viens de mettre la royauté en voiture.

[15] Un certain nombre de conservateurs croyaient que la duchesse d'Orléans était l'âme d'une conjuration parlementaire embrassant le centre gauche, la gauche dynastique, une fraction du parti républicain, et ayant pour but d'établir à son profit la régence un écrivain a même soutenu que cette intrigue remontait à la mort du duc d'Orléans M. Thiers l'aurait dirigée à la Chambre dans l'espoir d'être le Mazarin de cette régence. On a aussi rapporté cette parole de la reine Marie-Amélie, au moment où le roi venait de signer son abdication. Eh bien ! vous devez être contente, Hélène vous avez ce que vous vouliez. Ce mot n'a pas été prononcé : la duchesse elle-même se joignit à la reine pour empêcher Louis-Philippe d'abdiquer. Quant au complot, nous croyons qu'il n'existait pas non plus en tout cas la princesse en eût été toujours absente, non seulement de sa personne, mais par la pensée et par l'intention. Veut-on une preuve irrécusable de notre affirmation ? Après la mort du roi en 1850, les amis de la maison d'Orléans demandèrent qu'en vue de toute éventualité, la question de régence fût vidée. La duchesse d'Orléans rédigea un mémoire, où, après avoir déduit tous les motifs qui la rendaient impropre, selon elle, à la régence, elle concluait en faveur de la reine Marie-Amélie.

[16] Rien n'est meilleur que le peuple de Paris, tant que la rage de détruire ne s'est pas emparée de lui ; mais le moindre incident allume cette passion. La foule parisienne me rappelle ce couple de lévriers qu'un de mes amis avait élevés avec un lièvre tous trois étaient en excellents termes. Un jour, le lièvre en jouant, se met à courir après les lévriers ceux-ci le poursuivent, l'instinct endormi se réveille en eux et ils le tuent... Un bataillon de gardes nationaux me sauva et me conduisit au Palais-Bourbon. J'entrai dans la salle des Pas-Perdus et je la trouvai pleine de députés ils me pressèrent de pénétrer dans la Chambre. Non, leur dis-je, je ne veux plus avoir rien de commun avec vous. Votre servilité, votre opposition à la réforme ont détrôné le monarque. Je ne veux plus jamais entrer dans cette caverne d'infamie et de corruption. Boutade assurément peu digne de M. Thiers : il faut dire à sa décharge qu'il ignorait comme Bugeaud la présence de la duchesse à la Chambre. M. Thiers disait plus tard en 1852 à M. Senior : Je ne suis pas orléaniste. J'aime la duchesse d'Orléans et ses enfants ; mais la famille d'Orléans n'a pas de droits sur moi : elle m'a toujours persécuté et je .l'ai toujours combattue. Par ma naissance j'appartiens au peuple, par mon éducation je suis bonapartiste ; par mes goûts, mes habitudes, mes relations, je suis de l'aristocratie. Je n'ai aucune sympathie pour la bourgeoisie et pour les systèmes politiques qui lui donnent le pouvoir Je ne crois à rien en France. D'ailleurs, ajouta-t-il, la monarchie constitutionnelle est encore la forme qui nous conviendrait le mieux. Nous ne sommes pas faits pour une république et nous ne pouvons vivre sous le despotisme.

[17] Voir Elias Regnault, Histoire du gouvernement provisoire. M. Ledru-Rollin ne voyait pas arriver ceux qu'il attendait.

[18] Il faut lire dans le livre de M. de Lamartine le récit de cette scène étrange.

[19] Que dire de ces furieux qui trouvent que le gouvernement de Juillet n'avait pas été assez légitimé par le vœu national, et qui improvisent à eux seuls, sans consulter la France, au milieu d'une véritable orgie, une révolution radicale ? Que dire de ces insensés, qui ayant une maison fort bonne, qu'ils avaient fondée eux-mêmes dix-huit ans auparavant, et à laquelle il y avait tout au plus quelques réparations à faire, la rasent jusqu'aux fondements, sans trop savoir sous quel toit ils s'abriteront le lendemain ?... Que pouvait-il sortir d'une pareille orgie ? La ruine de ceux-là mêmes qui y avaient pris part, une guerre civile atroce, et, en définitive, le despotisme militaire. Tous ceux qui, dans cette fatale journée, ont poussé à la révolution, ont été trompés dans leur attente ; on pourrait l'appeler justement la Journée des Dupes. Odilon Barrot, tome Ier, p. 554.

[20] L'une d'elles, une pique à la main, le bonnet rouge sur la tête, se place dans le grand vestibule, et y demeure pendant plusieurs heures, immobile, les lèvres closes, l'œil fixe, dans l'attitude d'une statue de la Liberté c'est une fille de joie. On défile devant elle avec toutes les marques d'un profond respect. (Daniel Stern, p. 101).

[21] Au milieu d'un des appartements envahis, on trouva dans sa cage un perroquet d'assez vulgaire apparence, mais qui obtint tout à coup les honneurs de la popularité et les joies d'une ovation. Il répétait avec la plus nette prononciation : A bas Guizot ! C'était à qui gorgerait cet orateur de l'opposition, ce révolutionnaire qui exprimait si bien les haines aveugles du moment, de sucre, de friandises, pour l'entendre crier : A bas Guizot !... (Véron, Mémoires d'un bourgeois de Paris.)

[22] Parmi les personnes qui s'employèrent avec un courageux dévouement à favoriser la fuite de la famille royale, il faut citer le marquis de Mornay, député, M. Estancelin et M. Maréchal, sous-préfet de Dreux. Leur conduite, en ces douloureuses circonstances, fut au-dessus de tout éloge.

[23] Louis-Philippe ne survécut que deux années à la révolution le 2ô août 1850, il rendit son âme à Dieu. Il avait eu à subir trois exils, six assassinats dirigés contre sa personne, et lui, le doyen de ces vétérans qui, dans les plaines de Champagne, sauvèrent la France de l'invasion, il vit sa famille bannie par l'Assemblée constituante. Il ne doutait pas de la justice de l'histoire : il pardonnait à ceux qui avaient préparé sa chute sans le vouloir et sans le savoir, il amnistiait de son silence ses ennemis les plus acharnés. La conduite de ceux-ci était l'apologie éclatante de sa politique, et s'il eût vécu, il eût assisté à la longue démonstration par l'absurde de la sagesse de son système. A propos des journées de juin 1848, il disait ce mot profond : Il n'y a qu'un gouvernement anonyme qui puisse exécuter impunément de telles répressions. C'est un Anglais, sir Robert Peel qui a fait de ce grand homme de bien le plus bel éloge, c'est lui qui disait à la Chambre des Communes : Si le roi Louis-Philippe a exercé une si haute influence sur les destinées de son pays, c'est moins parce qu'il en est le monarque et qu'il a les attributs de la royauté, que parce que, grâce à la réunion d'un si grand cœur, d'une si rare énergie, d'une expérience si exemplaire et d'une si haute sagesse, il sera placé dans l'estime de la postérité au-dessous seulement de Napoléon.