HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 À 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXXI. — LE BANQUET DU XIIe ARRONDISSEMENT.

 

 

Caractère superficiel et factice de l'agitation des banquets. Le discours de la Couronne les passions ennemies ou aveugles. — Discussion de l'adresse MM. Thiers, Lamartine, Montalembert, Tocqueville, Duvergier de Hauranne, Hébert. — Amendements de MM. Desmousseaux de Givré et Sallandrouze de Lamornaix leur rejet. — Promesses de M. Guizot. — Réunions de l'opposition monarchique et républicaine. Compromis entre les délégués du ministère et ceux de l'opposition. — M. Marrast rédige le programme d'une grande manifestation populaire. Le gouvernement déclare qu'il s'y opposera. — Les dynastiques renoncent au banquet. Conciliabule des républicains radicaux dans les bureaux du journal la Réforme. — Jugement de M. Guizot sur Louis-Philippe. — Optimisme du gouvernement ses moyens d'action. — Faiblesse numérique du parti révolutionnaire.

 

Nous venons de signaler une des causes principales et directes de la révolution de Février la campagne des banquets, l'alliance des dynastiques avec les radicaux ; ce qui suit va nous révéler les trois autres causes immédiates de la catastrophe Paris révolutionnaire, la garde nationale, le refus de la royauté d'user de son droit, d'accomplir son devoir de légitime défense.

L'agitation des banquets n'avait communiqué à la nation qu'une fièvre factice et trompeuse, un mécontentement de paroles et de parade. Paris, les grandes villes, étaient réformistes, mais la plupart des électeurs ruraux n'attachaient aucune importance aux griefs de l'opposition leur bon sens, leur honnêteté s'indignaient de ces tristes compromis. On ne saurait croire, dit Elias Regnault, secrétaire du comité directeur de Paris, combien l'agitation des banquets fut superficielle et factice il faudrait, pour cela, consulter les correspondances du comité central. On y verrait quelles difficultés présentait l'organisation des banquets de province... Le nombre total des convives, dans tous les banquets réunis, n'atteignit pas le chiffre de 17.000, y compris Paris et Rouen, qui y figuraient pour 2.000. A la fin de l'année, ce moyen était tellement usé, que le comité central ne voulut d'abord prendre aucune part à la formation du banquet projeté dans le premier arrondissement de Paris.

Malgré l'avis de Louis-Philippe[1] et les lois en vigueur, le cabinet avait résolu de laisser son cours à la liberté de réunion, d'attendre que le sentiment de la résistance s'éveillât en faveur de l'ordre menacé ; mais il se devait à lui-même de relever le gant, de faire tenir à la couronne un langage digne et ferme, lorsque l'opposition annonçait le projet de clore sa campagne par un solennel banquet. Le discours du roi (28 décembre) promettait la réduction du prix du sel et de la taxe des lettres, des lois sur l'instruction publique et les bois communaux, plusieurs autres projets de lois civiles et économiques il se taisait sur la réforme, et, faisant allusion à la coalition, il la condamnait en ces termes : Au milieu de l'agitation que fomentent des passions ennemies ou aveugles, une conviction m'anime et me soutient c'est que nous possédons dans la monarchie constitutionnelle, dans l'union des grands pouvoirs de l'État, les moyens assurés de surmonter tous les obstacles et de satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels de notre chère patrie.

La majorité conservatrice se prononça avec énergie dans le vote des deux adresses celle des Pairs fut votée le 18 janvier par 144 boules blanches contre 23 noires celle des députés, le 12 février, par 241 blanches contre 3 noires.

La lutte fut violente, passionnée, la politique extérieure et intérieure du gouvernement incriminée avec une véritable fureur. Certes, s'écria M. Thiers, je ne suis pas radical, mais je suis du parti de la révolution en Europe. Je souhaite que la révolution soit dans la main des modérés mais quand elle passerait dans la main des hommes qui ne sont pas modérés, je ne quitterais jamais pour cela la cause de la révolution. Et il ajouta ces paroles plus sages : Les traités de 1815, il faut les respecter et les détester... M. de Lamartine à son tour : Le jour où vous avez engagé votre politique en Espagne, tout a été à contresens dans vos actions ; il a fallu que la France, à l'inverse de ses traditions, en opposition à tous ses intérêts, devînt gibeline à Rome, sacerdotale à Berne, autrichienne en Piémont, russe à Cracovie, française nulle part, contre-révolutionnaire partout[2].

A la tribune de la Chambre des Pairs, à la tribune de la Chambre élective, on a signalé l'agitation des esprits. Le club des Jacobins est déjà rouvert, dit Montalembert, non pas dans la rue, non pas dans le fait, mais dans les esprits, dans les cœurs. Aux yeux de M. de Tocqueville, l'instinct de l'instabilité, ce sentiment précurseur des révolutions, et qui quelquefois les fait naître, ce sentiment existe à un degré très grave dans le pays. N'aperçoit-on pas le sol qui tremble de nouveau ? Un vent de révolution souffle, la tempête est à l'horizon.

Le débat sur les mots de passions ennemies ou aveugles a été plus brûlant encore, plus rempli de personnalités. M. Duvergier de Hauranne l'a ouvert par une sorte d'appel au peuple, il a parlé, non en accusé qui se défend, mais en accusateur qui attaque. Au delà, au-dessus de la Chambre, il invoque le pays près duquel la minorité a toujours le droit de se pourvoir il ne vient pas plaider devant la majorité contre le ministère, mais contre le ministère et sa majorité qu'il accuse de vouloir mettre la minorité en jugement. Il rappelle ces paroles de Pitt, disant en plein Parlement, que la Chambre des Communes était mère et fille de la corruption, celles de M. Guizot, écrivant en 1820, que le gouvernement représentatif était devenu le manteau sous lequel de misérables coteries faisaient leurs affaires personnelles, en paraissant faire celles de la France. Il accuse le cabinet de fonder sur des passions basses et cupides tout l'espoir de sa domination, de fournir par ses actes aux partis extrêmes le point d'appui, le levier qui leur manque.

Après cet orateur, MM. Rouland, Crémieux, Malleville, Duchâtel, Odilon Barrot, Ledru-Rollin, Hébert, Dumon, Guizot, prennent tour à tour la parole pour ou contre les banquets. Les ministres annoncent leur intention d'interdire le banquet du douzième arrondissement ; ils invoquent les lois de 1790, 1791, les arrêtés consulaires de l'an VIII et de l'an IX, la pratique constante de l'administration, avant comme après 1830. Le garde des sceaux démontre qu'on a abusé de la tolérance du gouvernement, il espère qu'on ne continuera pas les banquets. Vous avez tort d'en douter, s'écrie M. Odilon Barrot, et un instant après, il ajoute : Mais Polignac et Peyronnet n'ont pas parlé ainsi ! Et lorsque au milieu d'un tumulte indicible, M. Hébert déclare que le cabinet fera son devoir : Nous acceptons la menace ! s'exclame la gauche qui se lève tout entière de ses bancs.

Le défi est échangé, le duel paraît inévitable les paroles de M. Odilon Barrot — celui-ci l'écrit en propres termes — sont comme le coup de tocsin qui annonce l'incendie. La question de droit disparaît il n'y a plus en présence que l'attaque matérielle et la résistance.

Un instant on a pu croire que les choses changeraient de face trois amendements ont été déposés par des conservateurs progressistes, MM. Darblay, Desmousseaux de Givré et Sallandrouze de Lamornaix celui de M. Desmousseaux de Givré fait disparaître de l'adresse toute censure de la minorité par la majorité. Le débat se ranime avec une nouvelle vivacité il amène à la tribune MM. de Morny, Vitet, Dufaure, Duchâtel, de Rémusat, Lamartine. Cette urne contient la loi, dit Lamartine, mais elle ne renferme pas l'opinion cette opinion qui est l'air vital du gouvernement représentatif et dont on ne peut comprimer les manifestations sans asphyxier la Constitution. Vous voulez mettre la main de la police sur la bouche du pays. Souvenez-vous du jeu de Paume !Allons donc ! murmure dédaigneusement le centre. — Le jeu de Paume, reprend l'orateur, est un lieu de réunion fermé par l'autorité, rouvert par la nation !

La Chambre est profondément remuée, l'anxiété se peint sur tous les visages. Une première épreuve reste douteuse. Les républicains sont plus émus que les dynastiques l'adoption de l'amendement renverserait le ministère, ferait perdre aux passions ennemies le concours des entraînements aveugles. Lorsque, dit M. Marrast, dans cette assemblée de plus de 400 membres, le président, ayant mis aux voix l'amendement de M. Desmousseaux de Givré, où l'existence du ministère était en cause, dit : L'épreuve est douteuse ! nous avons eu une sorte d'éblouissement, notre sang a reflué jusqu'à notre cœur, un cri involontaire est sorti de notre poitrine suffoquée ils nous échappent !... Mais au scrutin public une majorité de 228 voix contre 185 maintient les paroles de l'adresse.

Le lendemain, 12 février, M. Sallandrouze de Lamornaix met le gouvernement en demeure de prendre l'initiative des réformes d'autres conservateurs, MM. Clapier, de Morny, l'appuient. Ce dernier ajoute qu'une réforme est devenue nécessaire et qu'il se séparerait à l'instant même du cabinet, s'il le croyait résolu à ne pas la présenter dans la session prochaine. M. Guizot monte à la tribune, et repousse l'amendement, non par des raisons absolues, mais par des motifs d'opportunité. Le ministère croirait manquer à ses devoirs, s'il prenait un engagement pour l'avenir en pareille matière, promettre c'est plus que faire car en promettant, on détruit ce qui est et on ne le remplace pas. Le Cabinet ne méconnaît l'état des esprits, ni dans le pays, ni dans la Chambre ; il reconnaît que les questions de réformes doivent être examinées à fond et vidées dans le cours de la législature. Il les fera lui-même s'il pense pouvoir les accomplir sans briser l'unité du parti conservateur, sinon, il cédera la place à d'autres.

L'amendement de M. Sallandrouze est rejeté par 222 voix contre 189.

Le vertige de la lutte a troublé la raison des dynastiques la déclaration de M. Guizot n'a pas satisfait leurs impatiences, leur amour-propre le cours d'une législature, c'est-à-dire deux années au plus, leur semblent un intolérable délai. Le 13 février l'opposition monarchique et républicaine se réunit, décide que le banquet de Paris aura lieu, qu'elle y assistera en corps, et se réserve d'en fixer à loisir le jour, le lieu, le cérémonial, l'étiquette. Quelques membres lui ont proposé de donner en masse sa démission, de transporter devant les collèges électoraux la question perdue devant les chambres. Seul, M. de Girardin persiste dans son avis et donne sa démission, ne comprenant, dit-il, ni la majorité intolérante, ni la minorité inconséquente.

Aussi bien chaque heure perdue par l'opposition réformiste est une heure gagnée par les révolutionnaires. La fermentation s'accentue dans Paris les dynastiques commencent à redouter l'extrémité à laquelle ils vont en venir 185 députés ont voté l'amendement Desmousseaux de Givré, 94 seulement votent le banquet. On a répandu le bruit que, pour provoquer un mouvement insurrectionnel, certains républicains pensent à faire de leurs alliés des martyrs c'est ainsi qu'aux approches du 10 août, le capucin Chabot a pressé ses collègues de la Montagne de le tuer et de porter son corps sanglant dans les faubourgs de Paris, pour exciter contre la cour la fureur populaire.

Dans les réunions présidées par M. Barrot, le parti de la prudence gagne du terrain, cherche des expédients dilatoires. M. Thiers engage des pourparlers avec quelques amis du cabinet, Veut conjurer par un arrangement amiable les périlleuses conséquences d'un conflit. Il propose une sorte de contrat d'honneur, afin de terminer parles voies judiciaires la controverse élevée entre l'opposition et le gouvernement sur la question du droit illimité de réunion. Le ministère accepte MM. Vitet, de Morny d'une part, MM. Duvergier de Hauranne, de Malleville et Berger d'autre part, se réunissent le 19 février dans un bureau dé la Chambre et rédigent un projet d'armistice. Il y aura un simulacre de banquet ; le gouvernement laissera les députés de l'opposition entrer dans la salle et prendre place, le commissaire de police constatera la contravention et sommera la réunion de se dissoudre. M. Odilon Barrot protesterait alors en faveur du droit de réunion, et déclarerait ne céder qu'à la force. Aussitôt les députés donneraient l'exemple en se retirant eux-mêmes ; ils empêcheraient l'intervention irritante de la presse, et attendraient la décision des tribunaux.

Les délégués du cabinet ont stipulé avec des généraux peu maîtres de leur armée, et la transaction du 19 février a pour inconvénient d'empêcher le gouvernement d'arrêter les meneurs républicains, les fabricateurs d'émeutes. Ceux-ci n'acceptent pas le compromis, mais ils n'osent le repousser ouvertement ; ils veulent le rendre vain en transportant dans la rue la fermentation révolutionnaire, conserver en même temps le concours apparent des réformistes. Chargé de la rédaction du programme de la réunion du 22 février, M. Marrast fait un véritable appel au peuple ; le 21, le National, la Démocratie pacifique publient son audacieux manifeste. Le mot de banquet n'est plus employé que pour la forme, il s'agit désormais d'une grande manifestation populaire, d'une promenade dans les rues de la capitale en tête marcheront les députés, les pairs de France appartenant à l'opinion réformiste, puis la garde nationale, convoquée solennellement, légion par légion ; après, viendront les députations des écoles, des électeurs et du peuple. Le plan de bataille est complet les commissaires du banquet ont usurpé les droits, le langage de l'autorité, violé les lois sur la garde nationale ce n'est rien moins que la proclamation d'un gouvernement illégal, voulant se placer à côté du gouvernement régulier.

Le ministère comprend le danger des mesures énergiques sont aussitôt adoptées la manifestation, le banquet interdits, la garnison de Paris réunie en armes, la loi sur les attroupements proclamée, une circulaire du préfet de police invite les habitants à s'abstenir de toute manifestation ; on lance vingt-deux mandats d'arrêt contre les principaux fauteurs de troubles, mais la plupart se sont cachés, et les mandats ne peuvent s'exécuter qu'en partie.

Le programme du National a jeté les députés de l'opposition dans de grandes perplexités. A la Chambre, M. Odilon Barrot déclare qu'il avoue hautement les intentions de cet acte, mais qu'il en désavoue les expressions. Ne grossit-on pas à dessein la difficulté ? Ne va-t-on pas faire naître les troubles par une compression provocante, sous prétexte de les apaiser ? Il faut s'habituer à ces réunions, et se reposer de tout sur le peuple le plus intelligent du monde. Quant à lui, si le peuple est livré à lui-même, il n'hésite pas à répondre sur sa parole d'honneur de la tranquillité publique. A ces naïvetés présomptueuses, M. Duchâtel répond en homme de gouvernement, de bon sens chargé de l'ordre public, il le maintiendra par tous les moyens qui sont à sa disposition.

Après la séance, les députés réformistes se réunissent chez M. Barrot avec les membres du comité central et quelques journalistes. Une discussion orageuse s'engage. Manquera-t-on au rendez-vous donné au peuple ? Prendra-t-on la responsabilité d'un conflit sanglant ? M. Marrast gourmande ses timides alliés depuis six mois ils agitent les esprits, ils promènent l'indignation de ville en ville, de hameau en hameau, et quand Paris frémissant se remue sous leur souffle, ils prétendent n'être pour rien dans les événements du lendemain ! Ils veulent rejeter sur le ministère la responsabilité des émotions qu'ils ont créées ! Croient-ils que le peuple va s'arrêter, parce qu'ils resteront dans leurs demeures ? Il ne le saura pas, il est impossible qu'il soit prévenu à temps.

Mais le parti de l'abstention l'emporte des républicains, MM. Marie, Bethmont, etc. se joignent à la majorité qui préfère risquer sa popularité que de courir les chances de la guerre civile. Effrayés des projets de leurs auxiliaires, devenus enfin leurs maîtres, les dynastiques battent en retraite, ne veulent plus ni du banquet, ni de la démonstration. Cette résolution est rendue publique dans un article envoyé à leurs journaux.

Presque seul parmi les députés, M. de Lamartine veut marcher quand même : Le reste, dit-il, n'est plus dans nos mains, le reste est dans les mains de Dieu !... La place de la Concorde dût-elle être déserte, tous les députés dussent-ils se retirer de leur devoir, j'irai seul au banquet, sans autre compagnon que mon ombre.

Presque au même moment, les représentants de la république radicale, les directeurs de la société des Saisons, délibèrent dans les bureaux du journal la Réforme. Ils ont été systématiquement exclus des conférences du National avec l'opposition dynastique la discorde, des rivalités d'ambition, une polémique acerbe, séparent en deux camps hostiles les partisans de la république bourgeoise et les sectateurs du républicanisme montagnard. Je crains moins la différence de vos opinions que la ressemblance de vos ambitions, disait Béranger à Marrast[3]. Des écrivains radicaux assurent que ce dernier, très agressif dans la forme contre le gouvernement, inclinait sensiblement vers une entente avec M. Thiers. En tout cas, les républicains de principes se défiaient de M. Marrast, l'aristocrate du National, que l'on appela depuis le Marquis, le Gondi de la République.

Dans cette réunion, les uns jugeaient l'occasion favorable pour tenter une prise d'armes ; d'autres, Louis Blanc, Ledru-Rollin, Flocon, trouvaient les chances trop inégales, ne voyaient dans tout cela qu'un coup de police, se montraient presque violents de modération. Si, dirent-ils, les patriotes descendent demain, ils seront écrasés infailliblement, et la démocratie sera noyée dans le sang. La garde nationale, qui a traîné son uniforme de banquet en banquet, les mitraillera avec l'armée. Sommes-nous en mesure ? Avons-nous des armes, des munitions, des hommes organisés ? Le parti de la prudence est le plus nombreux, et le 22 février au matin, la Réforme publie ces lignes : Hommes du peuple, gardez-vous de tout téméraire entraînement ! Ne fournissez pas au pouvoir l'occasion cherchée d'un succès sanglant !...

Le préfet de police connaît aussitôt la résolution des députés réformistes et des patrons de la Ré forme. Il avise le roi[4] et M. Duchâtel, qui, d'un commun accord, et sans attendre la réunion du Conseil, décident d'ajourner la mise à exécution des mesures stratégiques ordonnées pour le lendemain les troupes seront consignées dans leurs quartiers afin d'éviter toute démonstration provocante. Le roi, les ministres, les généraux se persuadent que le plus mauvais défilé est passé, que la crise violente est conjurée.

Le préfet de police et le préfet de la Seine voient en noir, il est vrai, mais on ne les écoute pas un des plus intimes conseillers de Louis-Philippe l'avertit des dispositions de la garde nationale parisienne : Mon cher R..., répond le roi, vous regretterez amèrement, dans huit jours, de m'avoir tenu ce langage. Dans la soirée du 22, il disait encore : Les Parisiens savent ce qu'ils font, ils ne troqueront pas le trône pour un banquet.

30.000 hommes sont réunis à Paris, Versailles a la cavalerie de réserve, Vincennes a l'artillerie toutes les casernes de Paris, celles des grands forts ont été pourvues à l'avance de vivres, de munitions pour huit jours ; une instruction générale, distribuée aux commandants de corps, prescrit toutes les dispositions à prendre en cas d'émeute, de combat, d'attaque de barricades. Le général Jacqueminot a répondu de la garde nationale ; le gouvernement se montre résolu à se défendre s'il est provoqué, et le maréchal Bugeaud a prévenu l'opposition : Ah Messieurs les libéraux, vous voulez engager l'action, eh bien ! commencez, et nous vous donnerons une bonne leçon !

Contre des forces aussi imposantes, le parti révolutionnaire ne peut mettre en ligne que 5.000 hommes désarmés et désorganisés mais il aura pour auxiliaires les badauds et les curieux, une partie de la jeunesse des écoles, les ouvriers auxquels on a donné congé dans un certain nombre d'ateliers, puis cette populace sans nom, cette armée du mal qui, dans les jours de tempête politique, apparaît brusquement et conspire avec le désordre pour arriver au pillage et au crime. Enfin les républicains ont, jusqu'au 22 février, pris pour drapeaux et pour dupes les dynastiques ; les 22, 23 et 24 février, la garde nationale continuera le rôle des députés de l'opposition, et, grâce à un fatal concours de circonstances, elle livrera la monarchie. Le général Jacqueminot n'a pas eu tort de dire que la milice citoyenne est dévouée à la royauté ; il a oublié d'ajouter qu'elle est réformiste, et qu'elle a pris parti contre le ministère.

 

 

 



[1] On lira avec fruit les belles études de M. Cuvillier-Fleury sur Louis-Philippe, dans les Portraits politiques et révolutionnaires. Le roi n'était ni chimérique, ni aventureux, ni déclamateur, ni romanesque ; il avait une répugnance naturelle et invincible pour les utopies. Non qu'il aimât à rester en arrière, pendant que le siècle aimait à marcher. Il se sentait perfectible et il s'en vantait. Il avait eu, au début de sa carrière, la double école de la guerre et de l'exil. Aujourd'hui il avait celle du trône, et il y faisait chaque jour son éducation. — Je sens que depuis dix ans j'ai beaucoup gagné, disait-il en 1840 à un de ses conseillers les plus fidèles, à M. de Montalivet... Il disait un jour : Les Français croient avancer parce qu'ils courent ils ne savent pas que dépasser le but, c'est faire moins que l'atteindre. Il savait attendre ; et même il savait céder, ce qui est la moitié du mérite d'un roi constitutionnel. Mais il en avait un autre, il résistait. Sa patience n'était pas celle du dieu Terme, et quoiqu'il eût dit : Mon premier ministre c'est le temps, il ne refusait pas la lutte, on pouvait même dire qu'il l'aimait. Ce n'est rien de résister à ses adversaires, disait-il, tout le monde sait cela, il faut savoir résister à ses amis... je suis l'homme de mon temps, mais je sers le bon génie de ma nation contre le mauvais. Le mauvais génie s'est vengé. Nous n'aurions qu'une réserve à émettre sur les jugements de l'éminent écrivain lorsqu'il parle de l'impopularité du roi dans les dernières années du règne, il se place, selon nous, au point de vue exclusivement parisien et non au point de vue français, comme si la nation tout entière était contenue dans la capitale, et comme s'il approuvait le mot de Henri Heine : Ce que pense la province importe aussi peu que ce que pensent nos jambes... les gens que j'ai trouvés en province me font l'effet des bornes milliaires qui portent sur le front leur éloignement de la capitale.

[2] Pour l'histoire des derniers jours de la monarchie de Juillet, on peut consulter avec fruit : Guizot, tome VIII ; Dupin, tome IV ; Odilon Barrot, tome Ier ; Granier de Cassagnac, tome Ier. Annuaire Lesur, année 1848. — La duchesse d'Orléans, par Madame d'Harcourt, née Saint-Aulaire. — Crétineau-Joly, tome II. — Elias Regnault, Histoire de huit ans, tome III et Histoire du Gouvernement provisoire. — Sauzet, La Chambre des députés et la révolution de Février. — Trognon, Vie de la reine Marie-Amélie. — Dauban, Histoire du règne de Louis-Philippe Ier. — Montalivet, Rien ; La liste civile. — Vitet, Le comte Duchâtel. — A. Damas, Histoire de la vie politique et privée de Louis-Philippe. — Saint-Amand, Le drame aux Tuileries. — Lucien de la Hodde, Histoire des sociétés secrètes. — Chenu, Les Conspirateurs. Histoire des Montagnards. — Eugène Pelletan, Histoire des trois journées. — E. Lemoinne, L'abdication de Louis-Philippe racontée par lui-même. — Garnier-Pagès, Un épisode de la révolution de 1848. — Les livres de Lamartine, Gradis, Victor Pierre, Garnier-Pagès, Daniel Stern sur la république de 1848. — Collection du Moniteur. — Jules Ducamp, Histoire de l'armée et de tous les régiments. — Véron, Mémoires d'un bourgeois de Paris, tomes III, IV et V. — L'ouvrage de M. Senior déjà cité et résumé dans le Correspondant par M. Langlois, etc.

[3] Au moment de la révolution de Février, M. Marrast était sur le point de se battre en duel avec M. Ledru-Rollin.

[4] M. Senior rapporte en ces termes un curieux jugement de M. Guizot sur Louis-Philippe Il avait pour la république les sentiments que certains peuples de l'Asie ont pour le démon ; il la considérait un peu comme un être malfaisant qu'il faut flatter et se rendre favorable, mais qu'il ne faut pas combattre. Parmi ses ministres, ceux qu'il flattait le plus, comme Laffitte et ensuite Thiers, n'étaient pas ceux auxquels il accordait le plus de confiance et d'attachement. Il avait l'habitude de les appeler par leurs simples noms il n'en fit jamais autant à l'égard de Casimir Périer, du duc de Broglie ou de moi-même. II n'était pas familier avec ceux qu'il respectait ou plutôt il cessait de respecter ceux qui semblaient rechercher sa familiarité. On a dit qu'il était faux pour moi, je ne l'ai jamais trouvé tel. Plein de bravoure personnelle, il était timide en politique il préférait l'adresse à la force et cherchait toujours à tourner les obstacles au lieu de les attaquer de front. On a dit qu'il était avare c'est une autre calomnie. Il n'aimait pas à prodiguer l'argent, mais il le dépensait volontiers dans l'intérêt public. Bien qu'il eût peu de confiance dans l'avenir, il ne se lit pas un trésor particulier. En 1848, il perdit la tête. Quand il descendit sur la place du Carrousel, et entendit la garde nationale crier : Vive la réforme ! sa présence d'esprit l'abandonna. Il répondit : Vous avez la réforme, Barrot est chargé de la préparer. Puis il rentra et abdiqua. S'il avait laissé Bugeaud agir à sa place, tout aurait été sauvé.