HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 À 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXX. — LA RÉFORME PARLEMENTAIRE ET ÉLECTORALE.

 

 

Les conservateurs progressistes. — Propositions de MM. Duvergier de Hauranne et de Rémusat. — Reproches du baron de Stockmar à M. Guizot. — Parallèle entre la nation anglaise et française. — Erreurs de M. Guizot : le pays légal, le cens d'argent, l'adjonction des capacités. Réponse de M. Cousin à un candidat. Exemple de sir Robert Peel. — Une définition du régime parlementaire par Louis XVIII. Fautes de l'opposition dynastique elle devient l'avant-garde de la Révolution. — Prétendue corruption du parti conservateur. — Désordres moraux et matériels : procès Teste et Cubières. Assassinat de la duchesse de Praslin. Mort de Madame Adélaïde. Quiétisme du ministère. Propagation des doctrines socialistes. — M. Guizot devient président du conseil. Les républicains acceptent les ouvertures des dynastiques. — La Fronde des banquets. Les Girondins cèdent la place aux Montagnards. — M. de Lamartine orateur et homme politique.

 

Une grande question, celle de la réforme parlementaire et électorale, domine, remplit l'année 1847 c'est elle qui, pour les uns, devient le but, pour les autres, le prétexte de l'agitation des banquets ; elle semble se relier directement à la révolution de 1848, et beaucoup estiment qu'elle est la principale cause de la catastrophe du 24 Février. Cette question en soulève donc une autre quelles sont les véritables causes, quels sont les auteurs, les complices volontaires ou inconscients de la Révolution ?

Les élections de 1846 consacraient d'une manière éclatante le triomphe de la politique conservatrice, et le ministère obtint dans le vote de l'adresse la majorité la plus considérable que l'on eût vue depuis dix-sept ans. Mais il importait que cette majorité se montrât active et prévoyante, qu'elle tînt ses promesses envers ses électeurs. On parlait beaucoup de réformes et de progrès, d'améliorations morales et matérielles M. Guizot avait prononcé devant les électeurs de Lisieux ces paroles restées célèbres : Toutes les politiques vous promettront le progrès, la politique conservatrice seule vous le donnera.

Au sein de la majorité, un nouveau groupe, le groupe des conservateurs progressistes, accusait l'immobilité du pouvoir, se plaignait qu'on ne fît rien, rien, rien. Cette fraction entrait dans la vie publique avec la fidélité des anciens combattants, mais sans les passions des anciennes luttes elle souhaitait que le cabinet se plaçât à la tête du progrès politique qui, dans un gouvernement constitutionnel, est le signe de sa force et de sa durée. Comme premier avertissement, ses membres venaient d'assurer par leur vote le succès de M. Léon de Malleville, candidat de l'opposition, nommé vice-président de la Chambre à la place de M. Hébert, qui entrait au ministère. Mais ils n'avaient pas de plan de campagne arrêté, et c'est en vain que l'opposition fit appel à la minorité de la majorité ; ils n'osèrent pas aller plus loin.

Voter la réforme parlementaire et électorale au commencement d'une législature, c'eût été prononcer la déchéance, la dissolution de la Chambre. Les propositions de M. Duvergier de Hauranne pour l'adjonction des capacités, de M. de Rémusat pour l'extension des incompatibilités parlementaires, furent rejetées à des majorités de 98 et de 49 voix. De même qu'en 1842, les conservateurs, le cabinet repoussaient les réformes comme inutiles, inopportunes et dangereuses. Ils rappelaient ces paroles de M. Mauguin en 1831 : Quand même vous n'abaisseriez le cens qu'à deux cents francs, vous auriez une Chambre qui représenterait l'opinion de la France, et elle serait le pays le plus libre du monde. Ils ne croyaient pas qu'après dix-sept ans, période longue peut-être dans la vie humaine, mais si courte dans la durée d'une nation, le moment fût venu de reprendre en sous-œuvre les bases mêmes de l'édifice constitutionnel, sous prétexte de les élargir, et de tout ébranler dans l'espoir de tout raffermir. Ils voyaient dans les réformes moins un but qu'un moyen, une machine de parti propre à mutiler la majorité, à appeler au pouvoir l'opposition ; l'adjonction des capacités n'aurait, selon eux, d'autre effet que d'augmenter le nombre des corruptibles, car les abus les plus criants sont ceux dont on ne profite pas. Aux conservateurs progressistes qui avaient voté la lecture du double projet de réforme, M. Guizot adressa des paroles sévères, et ils se gardèrent bien de relever son hautain défi : Nous ne sommes pas, dit l'un d'eux, des traîtres qui se sont introduits dans la place pour la livrer à l'ennemi, mais des sentinelles vigilantes qui donnent l'alarme quand la garnison s'endort[1].

Ici se place l'accusation la plus grave qu'on ait formulée contre M. Guizot. Le baron de Stockmar l'a développée de la manière la plus pressante[2], et nous devons exposer ce réquisitoire dogmatique et passionné, avant d'y répondre. Stockmar honore M. Guizot, son génie, son désintéressement, la grandeur morale de sa vie ; mais, à l'entendre, le ministre doctrinaire a perdu la monarchie parlementaire, en sacrifiant la vérité du système constitutionnel, en laissant le roi éluder la Charte ; il a été le Polignac de la branche cadette :

Il est rare qu'un homme aux mains de qui est remis le sort d'un peuple produise à lui seul quelque chose d'extraordinaire, soit en bien, soit en mal il faut pour cela qu'il soit complété et soutenu par le concours d'une action homogène c'est ce qui arriva ici. Les convictions, les vues, les projets, l'obstination aveugle du roi, trouvèrent leur entier complément dans le caractère du ministre, dans sa vaine et immodérée confiance en lui-même, dans sa ténébreuse prétention de posséder le bon droit ; et ce complément devait exercer une action d'autant plus forte et plus décisive que M. Guizot avait en France et hors de France la réputation d'un homme désintéressé. Le roi et le ministre s'étaient unis dans cette conviction que l'opposition, au sein des Chambres et en dehors, ne demandait plus de réformes, qu'elle voulait la révolution, la chute de la dynastie, le renversement de l'ordre social... Tous deux firent de cette opinion un principe dirigeant ; tous deux résolurent de repousser à l'avenir chaque démarche sérieuse de l'opposition, puisque ces concessions, suivant eux, seraient faites désormais, non plus à un parti constitutionnel adverse, mais à un parti révolutionnaire s'avançant sous ce manteau...

Lorsque je compare l'état politique réel de la France de ce temps-là et l'agitation orageuse qui avait saisi l'opinion publique, à la candeur, au courage, à l'obstination avec laquelle le ministre poursuivait sa voie, je me heurte à une véritable énigme psychologique. Au lieu d'en chercher la solution, je me borne à citer la déclaration que le ministre lui-même faisait à plusieurs de ses amis, immédiatement après la catastrophe : Plus l'horizon politique s'assombrissait en France, plus les difficultés s'amoncelaient en face de lui, plus ses adversaires redoublaient contre sa politique leurs véhémentes attaques, plus aussi il s'était maintenu !, il s'était retranché consciencieusement et loyalement dans le cercle des lois constitutionnelles. En tant que cette déclaration se rapporte à la lettre du système et de la théorie, je la tiens pour entièrement fondée...

En droit, la France avait une constitution et un roi irresponsable en fait, elle avait un roi qui, depuis le commencement de son règne, avait travaillé à détruire cette fiction de l'irresponsabilité, et qui, par cette conduite, avait assumé en face du peuple une responsabilité dont l'effet demeurait le même, soit qu'il eût réellement atteint son but, soit qu'il eût simplement paru l'atteindre. — En droit, la France avait des ministres responsables ; d'après le jugement de l'opinion publique, elle avait des ministres qui avaient constamment abandonné au roi leurs prérogatives constitutionnelles, et ce jugement produisait le même effet, soit que les ministres fussent réellement coupables de cette faute, soit qu'ils ne le fussent qu'en apparence. — En droit, la France avait donc une Chambre légalement élue, un organe convenable pour la voix de l'opinion, pour ses désirs et ses plaintes en fait, elle n'avait qu'une assemblée législative, réunie de telle façon par l'influence et l'art du gouvernement, que les décisions de sa majorité étaient bien l'écho des désirs du pouvoir, mais ne pouvaient être l'expression des besoins, des vœux, des réclamations du peuple...

Quant à la majorité numérique d'un Parlement qui, aux yeux du plus grand nombre, est le Parlement du gouvernement, non le Parlement de la nation, si on veut savoir ce qu'elle est en réalité, ce qu'elle peut, comment elle finit d'ordinaire, et par conséquent la valeur qu'un ministre doit lui attribuer dans ses combinaisons, on peut le lire en bien des pages de toutes les histoires parlementaires. On y trouve ceci en caractères qui sautent aux yeux les seules décisions parlementaires qui exercent une influence de conciliation et d'apaisement dans les temps d'orage, ce sont celles qui, étant de nature à mériter le suffrage des amis de la constitution, arrachent en même temps aux ennemis de l'ordre un aveu secret à savoir que cette majorité, dans la crise du danger public, a vraiment renoncé à tout esprit de parti, pour ne suivre que les conseils de la modération et de la justice patriotique...

Qu'était la politique confiée au ministre et dont il avait promis d'assurer le succès ? Dans les affaires extérieures, une politique grosse de périls ; à l'intérieur, une politique visant au changement de la constitution. Telle était l'opinion de tous les esprits intelligents du pays. La chose est notoire. Donc, à la déclaration de M. Guizot, j'oppose expressément celle-ci un ministre qui, dans des circonstances semblables, aurait eu réellement comme lui l'intention de demeurer dans les limites de la constitution, n'avait pour cela qu'un moyen résigner ses fonctions, quoiqu'il possédât la majorité. La résolution de garder le pouvoir en de telles circonstances renfermait un danger inévitable, celui de laisser arriver en dernière instance un conflit qui, commencé sur le terrain légal et dans la forme légale, devait nécessairement finir en dehors de toute légalité... Une politique, eût-elle les apparences de la défensive — le ministre ayant eu l'art d'amener ses adversaires à se donner les torts de l'attaque —, si elle est aux yeux de la nation une politique hostile et agressive, elle est perdue. L'histoire nous montre toujours, dès que la tempête éclate, ces majorités saisies par la conscience de l'impopularité et de l'injustice de la cause qu'elles défendent, les individus ébranlés dans leurs convictions et leurs projets, la cohésion des membres, si fermes jusque-là, subitement détruite, et toute la machine s'écroulant dans le sentiment de son impuissance.

Le ministre, d'après ses déclarations, défendait l'ordre et la légalité d'une manière strictement constitutionnelle ; d'après les déclarations de ses adversaires, il interprétait cette légalité d'une façon arbitraire, inconstitutionnelle, et il attaquait en réalité ce qu'il se proposait de défendre. Ainsi est arrivé ce qui arrive toujours en pareil cas une majorité immense dans le pays, qui ne trouvait pas ses idées représentées au Parlement, poussée par le sentiment énergique de la volonté générale, forma une coalition, prit fait et cause avec ardeur pour l'opposition parlementaire, et s'unit à elle comme un allié redoutable. Dès ce moment, la catastrophe de 1848 était préparée le ministre et la majorité avaient beau croire qu'ils pouvaient échapper à la condamnation de l'opinion publique, celle-ci avait déjà envoyé ses assignations, dans une forme reconnaissable pour tous, excepté pour les aveugles...

Et Stockmar conclut en ces termes : Je n'aime pas Guizot, je le hais même d'une haine loyale, parce que je lui attribue une grande part de la faute qui a causé la catastrophe européenne. Je crois aussi fermement qu'un homme peut croire, je crois que sans les ténébreuses pensées de Guizot, sans sa courtisanerie, sans sa légèreté, sans son ignorance du monde et des hommes, Louis-Philippe serait mort sur le trône et son petit-fils serait roi.

Cette argumentation pénétrante, incisive, fait impression au premier abord, mais lorsqu'on la soumet à une rigoureuse analyse, elle paraît exclusive, partiale et incomplète. Ecartons d'abord cet étrange reproche de la conclusion où M. Guizot est accusé de légèreté, d'ignorance du monde et des hommes ces paroles sont, à coup sûr, excessives et injustes. Stockmar oublie qu'il raisonne sur la France, non sur l'Angleterre, et il développe son théorème de droit constitutionnel sans se soucier des différences profondes qui existent entre l'état social, l'histoire, le tempérament des deux peuples. L'Angleterre est un pays aristocratique, la France est un foyer démocratique. On a défini l'Anglais un animal politique, définition inapplicable au Français qui ne sait pas se restreindre, s'assigner un but déterminé. La France est une nation littéraire et militaire, ce n'est pas une nation politique elle a le goût de la démocratie superficielle, et toute démocratie est par elle-même irréfléchie, envieuse et changeante. L'Angleterre a une classe gouvernante, une race d'hommes d'État initiés de père en fils au maniement des affaires ; la monarchie de Juillet a dû confier le pouvoir à des lettrés, à des banquiers, obligés de faire leur apprentissage aux dépens de leur pays, et Louis-Philippe avait coutume de dire je n'ai pu faire de la bourgeoisie un parti de gouvernement. L'Angleterre avait ses chartistes, ses radicaux qui ne songeaient point à renverser la royauté l'établissement de 1830 était battu en brèche par des ennemis acharnés qui conspiraient à ciel ouvert et ne dissimulaient pas leur but. La société anglaise est fondée sur la hiérarchie elle a des bases, des étages, des points d'arrêt, le gouvernement constitutionnel y fonctionnait régulièrement depuis plus de cent cinquante ans. En France, la société, selon le mot de Napoléon 1er, a été réduite en poussière par la révolution ; le régime représentatif s'y trouve faussé, entravé, paralysé dans son action par la rencontre et le conflit des institutions diverses que nous ont données cinq ou six gouvernements superposés l'un à l'autre. Stockmar accuse M. Guizot d'avoir pratiqué une politique extérieure grosse de périls nous savons déjà à quoi nous en tenir sur ce grief ; le conseiller de la reine Victoria, le confident du prince Albert, l'ami de lord Palmerston ne peut pardonner au ministre français d'avoir déjoué les projets du cabinet de Saint-James. Le ministère du 29 octobre avait-il contre lui l'opinion publique ? Une partie de la bourgeoisie des villes voulait la réforme, non la révolution les habitants des campagnes se montraient satisfaits d'un gouvernement qui avec l'ordre et la paix, leur assurait la liberté personnelle, le développement de l'industrie privée, une équitable et régulière administration[3]. Ces mots d'opinion publique ont d'ailleurs un sens vague, indéterminé : chaque parti prétend avoir pour soi l'opinion publique, le peuple, et leur faire parler son propre langage. En France, les minorités dissimulent leur petit nombre à force d'audace, d'activité ; dix personnes qui crient font plus de bruit que cent mille qui se taisent. Les agitateurs sont agglomérés, concentrés dans les grandes villes, y peuvent former des armées contre les gouvernements ; les conservateurs au contraire, isolés en province, inertes, s'en remettent au pouvoir du soin de la défense et constituent surtout une force passive.

Stockmar ne dit pas au prix de quelles luttes, de quelles difficultés, la nation anglaise a arraché ses libertés parlementaires à Guillaume d'Orange, à ses successeurs. En Angleterre, les questions mûrissent des siècles avant que le Parlement les résolve ainsi pour la réforme, pour l'émancipation des catholiques. En France, le gouvernement parlementaire était encore à fonder, et s'il n'a pas devancé nos besoins, il a assurément devancé nos mœurs. D'ailleurs, tous les systèmes d'élection laissent pénétrer dans les assemblées l'action sérieuse et persévérante de l'opinion les anciens collèges électoraux de l'Empire ont envoyé la Chambre des Cent-Jours et la Chambre introuvable ; le double vote a donné la majorité de M. de Villèle et les 221 qui firent l'adresse en 1789, le suffrage universel à deux degrés créa la Constituante avec ses cahiers monarchiques en 1848, 1849, le suffrage universel direct a nommé une Constituante républicaine et une Législative monarchique.

Stockmar ne tient aucun compte de notre éducation politique si incomplète, de notre esprit logicien à outrance, peu disposé à respecter les fictions du système constitutionnel, à concevoir leur utilité, passionné pour les principes généraux et comme emporté à la recherche de l'absolu. M. Guizot eût pu lui objecter que la violence des passions révolutionnaires justifiait sa conduite, qu'il avait pu se considérer comme en état de guerre, que les fautes des assiégeants excusaient les fautes de l'assiégé. En face d'une opposition presque factieuse, avait-il pu s'empêcher de suivre le système de la résistance à outrance ? Au moins, il observait la lettre de la constitution, ses adversaires devaient la violer ouvertement.

Nous ne voulons pas nier ou pallier les fautes de M. Guizot. Non seulement il négligeait de constituer, d'organiser les classes moyennes, de leur donner les conditions, les caractères, les moyens de défense d'une classe gouvernante, mais encore il faisait des distinctions parmi elles, n'appelait au pouvoir qu'un petit nombre d'élus. Avec 250.000 dignitaires électoraux, il créait ce qu'il a nommé lui-même le pays légal, rétrécissait les bases de la monarchie constitutionnelle qu'il prétendait barricader dans une petite citadelle au sein d'une vaste société démocratique. Il se disait qu'en sa qualité de partie prenante, dans cette royauté fondée sur l'imprévu et la nécessité, la bourgeoisie la défendrait contre les assaillants des clubs et des sociétés secrètes il n'avait pas assez médité la sagesse du proverbe on ne s'appuie que sur ce qui résiste. La bourgeoisie, en effet, dans le sens le plus large du mot, est le pays doué de lumières, mais elle est peu capable, en général, des grandes vertus politiques, de tout ce qui ressemble au culte, à l'abnégation, au sacrifice elle demeure trop attachée à la glèbe des intérêts privés.

Puisqu'on se flattait d'imiter l'Angleterre, il fallait se rappeler que les électeurs inscrits, tous bourgeois, y dépassaient un million, avec une population inférieure à celle de la France, et que la Chambre des Communes compte 656 députés ; il fallait ne pas faire du cens d'argent le seul signe et le titre matérialiste de la souveraineté, chercher des garanties ailleurs que dans les bureaux du fisc, faire appel au petit propriétaire des campagnes, devancer ses vœux, abaisser le cens, jusqu'à 50 francs par exemple. L'adjonction des capacités n'eût pas augmenté le corps électoral de plus de 12.000 personnes, la plupart avocats, médecins, notaires, officiers retraités ; leur exclusion semblait d'autant plus injuste qu'on leur confiait les fonctions de jurés, et qu'en cette qualité ils statuaient dans des affaires délicates, telles que les questions de faux, de presse. Or celles-ci exigent au moins autant de discernement qu'il en faut pour apprécier les titres de candidats à la députation.

Nous en sommes convaincu, ces réformes n'eussent pas modifié l'esprit du pays légal, et M. Guizot disait lui-même celui qui paye cinquante ou cent francs d'impôts a les mêmes idées, les mêmes intérêts, les mêmes sentiments que les électeurs à deux cents, à trois cents francs. Il y a, selon le mot de M. Auguste Laugel, un réservoir presque inépuisable de forces conservatrices dans les classes rurales ; là est la terre végétale du gouvernement.

On raconte qu'en 1847, M. Cousin tint le langage suivant à un candidat qui venait lui demander sa voix : Monsieur, je suis professeur à la Faculté des lettres, je suis membre de l'Académie des sciences morales et politiques, je suis membre de l'Académie française, je suis membre du Conseil royal de l'instruction publique, je suis pair de France, j'ai été ministre, je puis le redevenir... mais je ne suis pas électeur[4]. Le cens électoral aussi peu étendu, était un fondement bien fragile, en même temps qu'un fait matériel et brutal, et, quand on interprétait si étrangement ce mot célèbre de M. Guizot aux électeurs de Lisieux : Enrichissez-vous ! on était, à coup sûr, souverainement injuste, mais on ne faisait en définitive que dégager la logique d'un système qui semblait faire dépendre de l'argent le droit politique, la prépondérance d'une classe[5].

Stockmar nous montre un grand ministre anglais, sir Robert Peel, chef des torys, regardant plus loin que la majorité, entendant le cri du peuple, s'alliant aux whigs pour assurer le triomphe des réformes économiques et désarmer les ennemis de l'ordre, sachant bien qu'il ne tarderait pas à être renversé par ses propres amis. Le progrès était sans doute plus difficile à accomplir en France, cette terre classique des révolutions, où l'on veut tout à outrance, ordre, liberté, égalité, qu'en Angleterre, pays de liberté séculaire et réglée mais de quelle gloire M. Guizot ne se fût-il pas couvert, et quel retour triomphant ne se fût-il pas ménagé, si, considérant les réformes en elles-mêmes, il les eût accomplies, enlevant ainsi tout prétexte de trouble à ses adversaires, aux ennemis de la monarchie Cavour, a-t-on dit, a tout de l'homme d'État, la prudence et même l'imprudence on voudrait pouvoir formuler le même jugement sur M. Guizot.

Tenir compte des passions des hommes, se plier à leur nature, régler et diriger un mouvement, ménager une série de transactions calculées et perpétuelles entre la raison et la déraison, entre la sagesse et la folie, entre la justice et l'injustice, tel est le premier devoir de l'homme d'État. M. Guizot a trop compté sur la tribune, a trop renfermé sa pensée et ses efforts dans les Chambres. Peu avant 1848, il faisait cette déclaration solennelle : Non, il n'y a pas de jour pour le suffrage universel il n'y a pas de jour où toutes les créatures humaines puissent être appelées à exercer des droits politiques. La question ne mérite pas que je me détourne en ce moment de celle qui nous occupe. On sait ce qui est advenu.

Mais les erreurs de M. Guizot n'ont pas causé d'une manière directe la révolution de 1848, surtout elles étaient bien moindres que celles de ses adversaires. La réforme présentait à ceux-ci un thème simple et grand, un programme modéré, raisonnable et populaire leur premier devoir, le simple bon sens leur commandaient de se renfermer dans l'arène parlementaire, d'attendre que la discussion et l'expérience eussent ramené le corps électoral. Mais ils se laissèrent gagner par l'impatience et la précipitation, ces deux fatales maladies de tant d'acteurs politiques ; ils voulurent jouer aux whigs et aux torys, sans considérer qu'il y avait derrière eux un parti de renversement. A l'exemple du roi et du parti conservateur, ils crurent que la monarchie ne saurait être en cause, qu'ils pouvaient agiter impunément le pays. La République est faible, disait Louis-Philippe après 1848, ce n'est pas une raison pour qu'elle périsse. Les gouvernements en France ont plus de facilité à s'établir qu'à durer quand ils sont forts. Faibles, tout leur vient en aide. Les bourgeois de Paris ne m'auraient jamais renversé s'ils nf m'avaient cru inébranlable.

L'opposition ne put pardonner au cabinet de trop durer[6], et M. Vitet raconte qu'après les élections de 1846, un député du centre gauche lui dit avec un accent étrange : Vous êtes les plus forts, c'est évident votre compte est exact, je l'ai vérifié. Ici, plus rien à faire, plus rien à dire pour nous, nos paroles seraient perdues, nous allons ouvrir les fenêtres. L'opposition résolut d'user d'un moyen extrême, d'intimider la couronne et les Chambres par la pression du dehors, d'en appeler de la discussion légale à l'agitation populaire. C'était l'insurrection morale d'une minorité parlementaire qui transportait le débat du sein du Parlement au sein des multitudes, prenant pour auxiliaires l'imprévu, le trouble, le chaos, devenant l'avant-garde de la révolution. En France, malheureusement, les luttes des partis revêtent le caractère de guerres civiles, plus quam civilia bella ; les prétentions y tiennent lieu de passions, et ce sont elles qui font les révolutions. A la Fronde parlementaire de 1839 succéda la Fronde des banquets de 1847[7].

Quant à ce reproche de corruption dont les adversaires du parti conservateur ne cessaient de prendre texte contre lui, c'était une machine de guerre, une accusation de parade, une comédie d'austérité, jouée avec une indignation de commande. On pouvait certes signaler des abus, des misères dans les élections, et en France où le goût des fonctions publiques a toujours été général, on ne devait pas s'étonner que chaque député se montrât jaloux de s'attribuer, aux yeux de ses commettants, les emplois, les faveurs dont dispose le gouvernement. Mais l'Angleterre, les États-Unis ont toujours présenté le même spectacle, et nos mœurs n'eussent jamais toléré des abus semblables à ceux qui existent dans ces pays d'ailleurs l'établissement du suffrage universel a eu pour premier résultat de développer cette passion des emplois salariés. Sous ce rapport l'opposition n'avait rien à envier aux conservateurs[8], et l'on sait ce mot de M. Guizot à un de ses amis qui sollicitait une place pour un homme de talent : Dites-lui de s'adresser aux députés de l'opposition.

Par une coïncidence regrettable, une série de malheurs, de désordres matériels et moraux vinrent fondre sur la France en 1847, et aggravèrent le trouble de l'imagination publique. De tels scandales apparaissent isolément à toutes les époques et sous tous les gouvernements, mais il semblait qu'une fatalité les eût amoncelés et mis en réserve pour les faire éclater à la fois. La presse les discuta avec violence, la tribune en retentit les gouvernements libres sont les moins corrupteurs de tous, mais ils passent leur temps à étaler leurs plaies, tandis que dans les gouvernements absolus il y a de bien autres désordres, mais ils sont moins connus ou pris en grande patience.

Ce sont d'abord des scènes de jacquerie la cherté du pain, la maladie des pommes de terre servent de prétextes à la malveillance pour exciter quelques troubles. Des bandes de perturbateurs parcourent les campagnes à Laval, au Mans, en Bretagne, dans l'arrondissement de Tours, elles pillent les greniers, taxent les fermiers. A Busançais, à Bélabre, elles vont plus loin guidées par quelques misérables que poussent non la misère, mais l'envie et la haine, elles massacrent un propriétaire avec les circonstances les plus épouvantables. Partout le pouvoir réprime énergiquement ces tentatives trois condamnations à mort, dix-huit condamnations aux travaux forcés arrêtent ces déplorables scènes.

Le ministère s'est fortifié en remplaçant M. Martin du Nord par M. Hébert, M. Lacave-Laplagne par M. Dumon, en s'adjoignant MM. Jayr, de Montebello et le général Trézel il se montre décidé à punir tous les actes de malversation qu'on lui signale. Deux anciens ministres, deux Pairs de France, le général Cubières et M. Teste, ce dernier président de chambre à la Cour de cassation, et grand-officier de la Légion d'honneur, sont soupçonnés, l'un d'avoir tenté de corrompre, l'autre de s'être laissé corrompre dans l'intérêt d'une compagnie industrielle. Aussitôt, malgré le prestige dont ils sont entourés, le gouvernement les défère à la Cour des Pairs, qui les condamne et les dégrade. Louis-Philippe s'est montré grand justicier pour affronter le scandale d'un tel procès, il a fallu au roi, à ses ministres, la volonté énergique et presque l'audace du bien. Mais on est arrivé à cette heure où les actions les plus estimables tournent au préjudice de la cause que la fortune va trahir ; une partie du public n'en conserve pas moins une impression malsaine, se laisse gagner par l'indifférence, le trouble et l'inquiétude.

Presque au même moment, un horrible crime vient accroître l'émotion populaire. Le 18 août, la duchesse de Praslin, fille du maréchal Sébastiani, a été assassinée dans sa chambre avec une atrocité inouïe. Toutes les circonstances du crime dénoncent son auteur c'est le duc de Praslin, promu à la pairie deux années auparavant il prévient une condamnation inévitable en s'empoisonnant. Mais la Cour des Pairs veut faire tout son devoir et plus que son devoir, la mort du duc et pair ne la désarme pas. Bien que dans notre droit actuel on ne fasse plus le procès à la mémoire du mort, elle fait précéder l'arrêt par lequel elle se dessaisit d'un rapport qui est une nouveauté dans les fastes judiciaires elle frappe moralement l'homme qui, par un suicide, s'est soustrait à la vindicte publique, elle le suit dans la tombe pour le condamner et le flétrir, faisant ce qu'aucune juridiction n'eût osé faire, et prouvant que le privilège d'être jugé par ses pairs, ne peut, dans une semblable circonstance, aboutir qu'à un châtiment sévère.

C'est ensuite un trafic d'emplois de finances dans lequel se trouve engagé, sans y avoir aucun intérêt personnel, M. Génie, secrétaire de M. Guizot. Cet abus que M. Dupin qualifiait de stellionat, de simonie politique, date de la Restauration, non pas avoué, mais pratiqué et toléré sous divers ministères plusieurs arrêts de cours souveraines ont déclaré licites et valables ces transactions pécuniaires entre les titulaires qui donnaient leur démission et les prétendants qui espéraient obtenir l'investiture du gouvernement. Averti par l'explosion du sentiment public, M. Guizot se hâta de proposer un projet de loi qui interdisait à l'avenir, et frappait de peines positives tout marché semblable. Au milieu des attaques ardentes de l'opposition, il fit entendre à la tribune ces belles paroles : Nous ne sommes pas les premiers à être calomniés et injuriés indignement ; nous n'avons pas cet honneur des hommes a côté desquels nous serions heureux et fiers d'être nommés un jour ont été tout aussi calomniés, tout aussi injuriés, et aussi injustement, dans leur personne comme dans leur politique. Le plus grand homme des États-Unis d'Amérique, Washington, a été accusé d'avoir vendu son pays à l'Angleterre on imprimait de prétendues lettres apportées comme preuves de cette accusation... Nous croyons trop vite à la corruption, et nous l'oublions trop vite. Nous ne savons pas rendre assez justice aux honnêtes gens, et nous ne faisons pas assez justice des malhonnêtes gens. Je voudrais que nous fussions un peu moins empressés dans notre crédulité au mal avant de le connaître, et un peu plus persévérants dans notre réprobation du mal quand nous le connaissons. Soyons moins soupçonneux et plus sévères. Tenez pour certain que la moralité politique s'en trouvera bien. Fatiguée de toutes ces récriminations, de ce déluge d'imputations contre des ministres que leur intégrité connue défendait de tout soupçon, la Chambre vota par 225 voix contre 106, un ordre du jour motivé dans lequel elle se déclarait satisfaite des explications données par le gouvernement. L'opposition crut se venger en infligeant aux ministériels le surnom de satisfaits, qui remplaça ceux de pritchardistes, de conservateurs-bornes.

Signalons encore des désordres dans l'administration de la guerre et de la marine, aussitôt punis que connus, de nombreux sinistres sur mer, le suicidé d'un de nos plus habiles diplomates, le comte Bresson, la folie du comte Mortier, ambassadeur de France à Turin, la mort de madame Adélaïde, sœur du roi, princesse d'une intelligence virile[9], que Louis-Philippe aimait profondément et consultait sur les choses de l'État. Elle mourut le 31 décembre, à temps pour ne pas voir la chute du trône, l'exil, la ruine de tous les siens.

Les esprits étaient violemment agités dans tous les sens l'indifférence ou le libéralisme excessif de l'autorité permettait la propagation du socialisme ; on laissait toute liberté de parler et d'écrire à d'audacieux sophistes, Considérant, Cabet, Pierre Leroux, Proudhon. Louis Blanc, Michelet, A. Esquiros publiaient leurs histoires de la Révolution française, véritables apologies de la Terreur. Dans les villes, les sociétés secrètes s'efforçaient d'embrigader les ouvriers, dans les campagnes mêmes jusque-là si calmes on excitait les pauvres contre les riches, les paysans contre les bourgeois[10]. Le Journal des Débats, le plus fidèle défenseur du gouvernement constitutionnel, publiait en feuilletons les romans socialistes d'Eugène Sue, et ses lecteurs associaient dans leur admiration M. Guizot et l'auteur des Mystères de Paris. Cette imprudence est constatée en ces termes par un écrivain révolutionnaire : 1845 fut l'époque où la critique de la société réelle et le rêve d'une liberté idéale atteignirent dans la presse le plus haut degré de liberté. C'était le temps de dire tout ce qu'on pensait. On le devait parce qu'on le pouvait. Le pouvoir, du moment qu'elles ne révélaient aucune application d'actualité politique, s'inquiétait peu des théories, et laissait chacun construire la cité future, au coin de son feu, dans le jardin de son imagination... Les journaux conservateurs devenaient l'asile de tous les romans socialistes.

Le cabinet avait toute la confiance du roi, mais il rencontrait des désapprobateurs, des mécontents à la cour, et jusqu'au sein de la famille royale. Le prince de Joinville avait été envoyé en Afrique à cause de son opposition on lui attribuait cette parole on nous mène à une révolution. Dans une lettre écrite le 7 novembre au duc de Nemours, et publiée par l'Akhbar, journal d'Alger, ce prince s'abandonnait aux plus sombres pressentiments[11]. Quelques nuages s'élevèrent entre MM. Guizot et Duchâtel ce dernier avait blâmé la conclusion des mariages espagnols, et manifesté l'intention de donner sa démission ; il se décida à rester pour ne pas désorganiser le ministère et la majorité.

Depuis longtemps la présidence du conseil n'était plus entre les mains du maréchal Soult qu'une distinction purement honorifique et la direction réelle du cabinet appartenait à M. Guizot : le titre était d'un côté, l'autorité de l'autre. En 1847, le maréchal se retira, et pour lui donner une marque éclatante d'estime et de reconnaissance, le roi lui conféra le titre de maréchal général de France, sorte de connétablie nominale, accordée autrefois à Turenne, à Villars, au maréchal de Saxe. M. Guizot devint président du conseil le 19 septembre 1847.

La campagne des banquets avait commencé l'instigateur de la coalition de 1839, M. Duvergier de Hauranne, avait encore fomenté cette nouvelle coalition. L'opposition dynastique fit des ouvertures aux républicains du National. Elle apportait l'autorité morale, ceux-ci avaient l'activité, la violence qui égare les esprits et enflamme les passions ; ils s'empressèrent d'accepter l'alliance. Le programme d'action commune devait être celui-ci une réforme pour éviter une révolution. On laissait à chaque réunion le soin de régler les toasts ; celui du roi ne fut ni exclu ni imposé. Il n'y eut de part et d'autre aucune surprise, écrit M. Elias Regnault. Les radicaux disaient à MM. Odilon Barrot et Duvergier de Hauranne : aujourd'hui notre but unique est de vous faire arriver au pouvoir, et pour cela, nous nous maintiendrons dans le cercle légal ; mais une fois obtenues les réformes qui s'accordent avec notre triomphe, nous nous réservons de demander au delà. Nous ne transigeons avec aucun de nos principes ; nous faisons seulement trêve à quelques exigences qui seraient aujourd'hui inopportunes, mais que nous nous promettons de faire valoir plus tard. Notre alliance doit cesser avec votre victoire alors nous nous retrouverons en face de vous. Le pacte fut conclu en ces termes et accepté sans restriction.

Les républicains se montraient plus clairvoyants que ces dynastiques qui abandonnaient l'arbre pour le fruit, servaient à jeter des fleurs sur l'abîme et à rassurer l'opinion publique[12]. Les premiers pressentirent qu'on leur livrait la monarchie. Sortis de chez M. Odilon Barrot, écrit Garnier-Pagès, les membres radicaux marchèrent quelque temps ensemble. Arrivés sur le boulevard, à la hauteur du ministère des affaires étrangères, ils allaient se séparer. Ma foi, dit en ce moment M. Pagnerre, je n'espérais pas pour nos propositions un succès aussi prompt et aussi complet. Ces messieurs voient-ils bien où cela peut les conduire ? Pour moi, je confesse que je ne le vois pas clairement ; mais ce n'est pas à nous radicaux de nous en effrayer. Vous voyez bien cet arbre, reprit alors M. Garnier-Pagès eh bien, gravez sur son écorce le souvenir de ce jour ; ce que nous venons de décider, c'est une révolution.

Seuls parmi les membres de l'opposition dynastique, MM. Thiers et Dufaure, tout en approuvant la campagne des banquets, ne jugèrent pas convenable de s'y associer personnellement ils se défiaient de leur popularité ou se trouvaient trop rapprochés du pouvoir pour lui livrer un pareil assaut.

Le premier banquet eut lieu le 9 juillet 1847 au Château-Rouge mille électeurs parisiens et quatre-vingts députés y assistaient. L'acte le plus significatif de la réunion fut l'omission du toast au roi c'est ce qu'on appelait réserver les opinions individuelles afin d'éviter les querelles sur l'avenir de l'enfant à naître, avant de l'avoir mis au monde.

Cette manifestation se répéta dans les départements à mesure que les banquets se succédaient de ville en ville, les discours devinrent plus audacieux, plus menaçants. Vainement M. Odilon Barrot se multipliait et s'efforçait d'obtenir que l'agitation ne sortît pas des voies constitutionnelles dans ces agapes révolutionnaires, on ne se contentait plus de proscrire les toasts monarchiques, les toasts libéraux eurent le même sort. A Orléans, Limoges, Autun, Dijon, Lille, on entendit prêcher la République et le socialisme, prophétiser la révolution ; on glorifia le drapeau rouge, les hommes de la Convention et de la Terreur. A Lille notamment, M., Odilon Barrot se trouva en face de Ledru-Rollin, et signifia sa résolution de ne point paraître au banquet, si le toast : Au roi constitutionnel ! ne précédait tous les autres c'était une garantie contre les violences que la présence inattendue de l'orateur radical faisait pressentir. Le débat s'engagea, la lutte fut vive, M. Barrot et ses amis reconnurent, à leur grande surprise, qu'ils n'avaient pas la majorité, et se retirèrent. M. Odilon Barrot a beau faire, disait un républicain, il n'arrêtera pas le char de la révolution, il en sera écrasé[13]. Il devenait de plus en plus évident que les dynastiques seraient les instruments et les dupes de leurs alliés, que les Girondins cédaient la place aux Montagnards. La réunion de Dijon, écrit Daniel Stern, déchira le tissu d'équivoques dont on s'était enveloppé un moment, et laissa voir au pays deux partis inconciliables, plus hostiles l'un à l'autre qu'ils ne l'étaient tous deux au ministère. On aperçut clairement deux volontés opposées, dont l'une prétendait affermir la royauté en l'éclairant, dont l'autre visait droit et juste au renversement de la monarchie.

M. de Lamartine avait refusé d'assister aux banquets réformistes, parce qu'il voulait avoir le sien au banquet de Mâcon, on l'entendit avec surprise réclamer le suffrage universel, la liberté de la presse, prédire la révolution de la conscience publique, la révolution du mépris. L'illustre poète venait de publier son Histoire des Girondins, véritable panégyrique de la Terreur. Écrit avec tout l'éclat d'une langue imagée, répandu par des éditions populaires, ce livre eut un retentissement électrique dans la France entière ; on lut ces pages pathétiques, où l'écrivain sonne en quelque sorte le tocsin de la guerre civile, où il parle des idées révolutionnaires comme s'il avait trouvé le moyen de les appliquer sans orages, sans crimes ; on s'enivra du poison présenté sous des formes si séduisantes. L'auteur a tour à tour le langage d'un girondin, d'un montagnard, parfois même d'un royaliste ; il oublie que l'historien doit avoir une conscience, que son rôle n'est pas celui du miroir qui reflète les objets, mais celui du juge qui voit, écoute et prononce. En 1847, on ne savait pas l'apprécier avec calme ; on portait aux nues ce magicien de la plume, ou l'on s'indignait contre lui. Avant de frapper le dernier coup en faveur de la révolution comme député, il l'avait préparée comme écrivain[14].

Poète lyrique incomparable, orateur de premier ordre, M. de Lamartine n'a ni l'impartialité de l'historien, ni les qualités ou même les défauts qui constituent l'homme politique. Il a toujours les yeux fixés vers l'idéal, ce n'est pas un homme qui sent, il imagine ses sentiments, et il lui est arrivé d'écrire qu'il avait toujours jugé et apprécié les événements d'après la forme dans laquelle ils pouvaient être racontés : il se peint tout entier dans ce passage. Pour lui, la forme emporte le fond il confond la religion, la philosophie, la politique, l'histoire il les habille, les idéalise, les transforme au gré de sa puissante imagination. C'est sans doute en songeant à lui que Metternich a dit que nous étions une nation d'artistes, de dramaturges, bien moins révolutionnaires au fond que littéraires.

Par une bizarrerie commune à beaucoup d'hommes, M. de Lamartine voulut devenir ce que son génie lui interdisait d'être précisément un homme d'État. Il mettait ses œuvres politiques bien au-dessus de ses vers, et traitait ceux-ci comme des distractions de sa jeunesse. J'ai l'instinct des masses, écrit-il en 1828, voilà ma seule vertu politique je sens ce qu'elles sentent et ce qu'elles vont faire, même quand elles se taisent. Dans les premiers temps de sa députation, il combat sous le drapeau du parti conservateur, qui se proposait une perpétuelle transaction entre l'ordre et la liberté, entre les droits du peuple et ceux des princes tantôt il appuie la loi contre les associations, et soutient, avec le ministère Molé, la prérogative royale ; tantôt il combat les lois de Septembre, les fortifications de Paris, et parle en faveur de la régence maternelle qu'il fera si tragiquement échouer en 1848. La Chambre écoute avec surprise cette parole inspirée, éclatante jusqu'à l'éblouissement, ces hymnes éloquents où la pompe des mots et des épithètes dissimule souvent l'absence des idées positives elle se laisse charmer, sinon convaincre par cet orateur aux proportions grandioses, qui a tout ensemble l'allure d'un prophète, d'un barde et d'un chevalier. On peut déjà lui appliquer ce mot qu'il a écrit pour peindre Vergniaud : Sa parole flottait comme son âme, tant la nature morale de ce conservateur radical est le résultat de toutes les antithèses.

Il a conquis une position considérable dans le centre droit, mais la patience lui échappe en 1841, il sollicite vainement la présidence de la Chambre, ne peut supporter un ajournement, s'indigne contre ces députés qui semblent méconnaître son génie, et se défient de ses aspirations nuageuses, de la mobilité de son esprit. Ce grand seigneur de la pensée, cet aristocrate d'origine et de sentiment a une personnalité dominatrice et intraitable. Lamartine, cette abeille de la politique, s'enrôle soudain dans les rangs de l'opposition dynastique[15], et c'est alors qu'il prononce cette parole orgueilleuse et frivole la France s'ennuie. La gauche monarchique l'accueille froidement, se montre peu disposée à livrer ses troupes au nouveau général qui s'offre pour les conduire elle accepte son concours, non sa direction, elle le prône, le couvre de fleurs dans ses journaux, mais le tient à distance la gauche républicaine observe la même réserve. Lamartine s'isole alors des partis, se pose en solitaire, en génie incompris de la politique, marche à la conquête de l'inconnu, remettant en honneur les hommes et les choses de 1793, évoquant les fantômes de la révolution. Il a l'orgueil de ses idées, il se croit le soldat de Dieu. Il écrit en 1846 : Le roi est fou, M. Guizot est une vanité enflée, M. Thiers une girouette, l'opposition une fille publique, la nation un Géronte. Le mot de la comédie sera tragique pour beaucoup ; la politique éreintée m'ennuie.

Aux affaires, M. de Lamartine n'a été qu'un poète politique la République lui apparut comme un grand drame où il devait jouer le premier rôle, et c'est ainsi qu'il répondait en 1848 à une députation d'étudiants : Eh que faisons-nous donc, que fait aujourd'hui notre pays, si ce n'est la plus sublime de toutes les poésies ? Comme le dit M. Cuvillier-Fleury, il n'a été, le 24 février, que le ministre étourdi et présomptueux du hasard, il n'a pas gouverné, il a chanté. Tu n'es qu'une lyre, va chanter lui criait un ouvrier à l'Hôtel de Ville. C'est lui qui se vantait d'avoir donné à M. Cabet l'idée de son Icarie, qui fondait des clubs bien intentionnés, soutenait Caussidière, parlementait avec Blanqui et appelait cela conspirer avec la foudre, lui qui disait à ses collègues : chaque fois qu'un courrier m'arrive, et que j'entre ici pour vous entretenir de nos affaires extérieures, je vous apporte un pan de l'Europe. Cherchant avec courage, sinon avec logique, à réparer le mal qu'il avait causé, luttant au nom de la République modérée contre la République violente, il put un instant se croire maître des destinées de la France, et l'on rapporte qu'après sa multiple élection à la Constituante, ce sublime voyageur de nuages, ce superbe rêveur s'écria Me voilà donc aussi grand que César ou Alexandre Mais il passa comme un météore qui brille et disparaît aussitôt dans la nuit il tomba .tout d'une pièce pour ne plus se relever, sa chute fut aussi profonde que son élévation avait été inattendue et improvisée.

 

 

 



[1] Parmi les personnages qui ont bien voulu nous raconter de vive voix leurs impressions personnelles sur les hommes et les choses de 1830 à 1848, nous citerons avec reconnaissance M. Guizot, M. le comte de Montalivet, le duc Decazes, le comte Daru, le général de Chabaud-Latour, le comte Napoléon Duchâtel, M. Bocher. — Le comte de Montalivet était l'ami, le confident le plus intime de Louis-Philippe ; il jouait auprès du roi le rôle d'un père Joseph, d'une Éminence grise ; il savait lui tenir tête et ne lui ménageait pas la vérité. C'est ainsi qu'il était partisan de la réforme électorale, et, comme Casimir Périer, disposé à regarder par-dessus le pays légal, à voir plus haut et plus loin. Le roi lui disait après 1840 vous ne serez plus mon ministre ; le public s'imagine que vous n'avez d'autre volonté que la mienne et vous êtes mon censeur le plus sévère. En fait il refusa deux fois d'être ministre de 1840 à 1848 ; il comptait beaucoup d'amis dans les Chambres, mais il manquait d'ambition et préférait rester dans la pénombre ; comme M. Thiers, il avait à un haut degré le sentiment national et patriotique, plus que M. Thiers, il se défiait des fantaisies aventureuses, des entraînements révolutionnaires, et, aux conceptions brillantes de ses illustres amis, il répondait avec ce que ceux-ci appelaient sa prose mathématique. C'est à lui que M. Duvergier de Hauranne, l'organisateur des deux coalitions de 1839 et 1847, disait ce mot significatif après la révolution de Février : Si nous avions su l'épaisseur des parois qui nous séparaient du volcan, nous ne l'aurions pas fait éclater. En résumé, M. de Montalivet restera une des personnalités les plus éminentes, une des figures les plus sympathiques de la monarchie de Juillet, et l'on peut dire de lui qu'il n'a pas rempli tout son mérite.

[2] Voir les Mémoires du baron de Stockmar et le beau livre de M. Saint-René Taillandier, Le roi Léopold et la reine Victoria.

[3] On a dit avec esprit : Une charte pour le peuple se réduit avant tout à trois choses avoir du travail, du pain à bon marché, et payer peu d'impôts.

[4] On connaît cette spirituelle définition du régime parlementaire par Louis XVIII : je dis à mes ministres avez-vous la majorité ? Oui, alors je vais me promener. — Le lendemain, je dis à mes ministres : avez-vous encore la majorité ? Non, alors, allez vous promener.

[5] Voir les Portraits politiques et littéraires de M. de Mazade.

[6] Ce qu'était Chateaubriand dans le salon de madame Récamier, Guizot chez la princesse de Liéven, le chancelier Pasquier J'était chez madame de Boignes. Celle-ci disait en 1847 à M. Guizot au fond, vous avez surtout un malheur et un tort, vous durez trop. On sait que le chancelier Pasquier avait peu de sympathie pour M. Guizot.

[7] La République, écrit Lamartine, est l'œuvre involontaire de la coalition parlementaire de 1839, et de la coalition d'agitation de 1847.

[8] Ce gouvernement auquel on reprochait d'avoir une politique à outrance, hésitait à se défendre même contre d'implacables ennemis. Sa main pleine de vérités s'ouvrit néanmoins un peu, et en laissa tomber quelques-unes. Elles aidèrent le public à démasquer quelques-uns de ces Catons... L'un (M. Corne) disait dans sa circulaire : J'ai vu de près le mal qui mine notre gouvernement et notre société c'est le trafic honteux des consciences... Celui-là avait demandé à un seul ministère, celui des finances, trente-cinq places, dont une recette particulière pour son frère... Un autre qui tenait le même langage, avait demandé 304 places ou faveurs. Un troisième député (M. Havin) alla bien plus loin, il avait obtenu trente-cinq places ou décorations, et il demanda une enquête électorale, afin de dévoiler le système de corruption pratiqué par le gouvernement de Louis-Philippe. Un homme engagé dans cette voie de sincérité devait naturellement la parcourir jusqu'au bout ce député signa, le 22 février 1848, la demande de mise en accusation des ministres. (Cassagnac tome I, p. 97.)

[9] De bons esprits ne partageaient pas le quiétisme du comte Duchâtel, écrivant à M. Dupin au mois d'août 1847 : il n'y a rien de nouveau, c'est le moment où tout dort. Dans une lettre du mois de juillet, le vicomte de Launay résumait en ces termes l'impression des pessimistes : Oh ! que c'est ennuyeux encore des révolutions Depuis quinze jours, on n'entend que des gémissements politiques, des impressions sinistres ; déjà les voix lugubres prononcent les mots fatals, les phrases d'usages, formules consacrées, présages des jours orageux. L'horizon s'obscurcit ! — Le danger est imminent ! — Une fête sur un volcan ! Nous sommes à la veille de grands événements ! Tout cela ne peut finir que par une révolution ! Les uns, précisant leur pensée, disent nous sommes en 1830 ! Les autres, renchérissant sur la prédiction, s'écrient que dites-vous ? bien plus, nous sommes en 1790 ! Et empruntant à l'histoire moderne son jargon agréable, ils ajoutent : Peut-être faudra-t-il un 31 Mai pour renverser le 29 Octobre... Puis les philosophes reprennent : les ultra-bourgeois perdront la royauté de Juillet, comme les ultra-gentilshommes ont perdu la royauté et la Restauration. Ensuite, attaquant les ambitieux en général, le ministère en particulier auquel il reproche son immobilité, son exclusivisme, son esprit de coterie, l'écrivain développe ses paradoxes humoristiques : Le grand malheur de notre temps, c'est que tous nos ambitieux aiment le pouvoir pour lui-même et le pouvoir est la seule chose dans ce monde qui ne gagne pas à être aimée ainsi... Monter sur le faite, non pas pour y voir de plus haut et de plus loin le destin des hommes, mais pour y languir oisif, pour s'y pavaner niaisement, c'est une ambition d'infirmes que nous ne pouvons pas comprendre. Quoi ! vous voulez la force et vous n'avez rien de difficile à accomplir ! Vous voulez l'éclat et vous n'avez rien de beau à faire briller au jour !... Vous voulez être ministres et vous ne tenez pas à être d'illustres ministres, comme Sully, Richelieu, Colbert ! Vous vivez par eux (les députés) et pour eux ; leur plaire est toute votre force ; les affaires sont faites en leur nom ou plutôt ne sont pas faites en leur nom. Vous ne décidez aucune chose, pour les nourrir d'espérances, tous et toujours ! Vous appliquez avec conscience ce beau système de coquetterie ministérielle, de minauderie administrative, que M. Villemain appelait, il y a une vingtaine d'années, si spirituellement et si plaisamment : Le grand système du bec dans l'eau. Et au sujet des banquets : Étrange manière de mûrir les idées ! Quand une idée est trop lente à germer, on se réunit et l'on mange du veau froid en son honneur, comme dit A. Karr. Le veau froid est l'aliment de la politique moderne. Le peuple qui meurt de faim, se sent rassasié dès que ses amis mangent du veau froid en son nom.

[10] Au commencement de l'année 1847, mon ami Romieu, envoyé préfet à Tours, y trouva M. Considérant prêchant le fouriérisme à la mairie. Il fait vite connaître cette situation et ces dangers au ministre de l'intérieur mais M. Duchâtel se met presque à rire : Parlons de choses sérieuses, répondit-il à mon ami Romieu. Que deviennent, pour l'avenir, les chances électorales de MM. Crémieux et Ferdinand Barrot, les seuls députés de l'opposition de votre département ? Rencontrant son ancien camarade de l'Ecole polytechnique et alors son collègue, le préfet M. Jayr, Romieu lui raconte ce qui vient de se passer : Mais moi aussi, répondit M. Jayr, j'ai voulu parler au ministre des nouvelles doctrines sociales qui menacent le gouvernement, qui menacent la société, et l'on m'a ri au nez. (Véron, Mémoires d'un bourgeois de Paris.)

[11] Le roi est inflexible, écrit le prince, il n'écoute plus aucun avis, il faut que sa volonté l'emporte sur tout... Il n'y a plus de ministres, leur responsabilité est nulle, tout remonte au roi... Il est habitué à gouverner, et il aime à montrer que c'est lui qui gouverne. Son immense expérience, son courage et ses grandes qualités font qu'il affronte le danger audacieusement, mais le danger n'en existe pas moins. On dira que le gouvernement constitutionnel est particulièrement établi pour éviter cette alternative de voir le trône occupé par un homme trop jeune ou trop vieux, pour calmer ce que les souverains ont de trop ardent ou suppléer à ce qui leur manque... Ces malheureux mariages espagnols, nous n'avons pas encore épuisé le réservoir d'amertume qu'ils contiennent... Le gouvernement personnel était si peu une réalité, et les ministres étaient si peu des ministres de paille, que dès l'origine de la campagne des banquets, le roi insista vainement auprès d'eux pour qu'ils ne permissent pas cette démonstration séditieuse ; de même il réclama plusieurs fois un effectif de quarante-quatre mille hommes à Paris, et on ne lui en donna que trente mille.

[12] Au lieu de simples réunions en plein air, comme les meetings en Angleterre, ils imaginèrent les banquets politiques, sortes de réunions bachiques, auxquelles on conviait tous les mécontents de tous les partis, les sectateurs de toutes les opinions dissidentes, pour y entendre des discours et y porter des toasts qui excitaient les passions populaires, et qui tous aboutissaient au cri de : Vive la Réforme ! sans expliquer laquelle, ni dire où et quand elle s'arrêterait. (Dupin, tome IV.) Pour les hommes du pays légal, tout se bornait à des questions de personnes. Les passions aveugles dont parla bientôt l'adresse régnaient en effet dans leur cœur. Ainsi que dans la poétique composition d'un artiste contemporain, c'étaient des morts qui combattaient des morts. (Daniel Stern, tome I, p. 29.)

[13] Ledru-Rollin se consola de la retraite de M. Barrot en jouant sur son nom, et en disant que c'était un barreau dans la roue. — M. Duvergier de Hauranne organisait la pensée des banquets, M. Thiers n'y assistait pas, M. Ledru-Rollin les envahissait, et M. Odilon Barrot y était calomnié.

[14] M. de Lamartine semble dire que si la Révolution a été cruelle et imparfaite, c'est que malheureusement elle a été accomplie par des hommes. Eh bien voyez comme nous sommes inintelligent et sottement borné nous ne voudrions pas d'une révolution qui serait accomplie par des anges ; il y en a eu autrefois, elle a produit l'enfer, et rien que cela suffit pour nous donner des préventions invincibles. (Vicomte de Launay.)

[15] Lamartine est une comète dont on n'a pas encore calculé l'orbite, disait M. Arago.