Révolutions cantonales de 1831 à 1833. Le parti aristocratique, le parti libéral, le parti radical. Abus du droit d'asile. — Avantages concédés à la Suisse, sous certaines conditions, en 1815. — La querelle des couvents et la querelle des Jésuites. Les corps francs. — Le Sunderbund. Avènement du parti radical, ses projets. — M. de Metternich pousse le cabinet des Tuileries à une intervention en Suisse ; conseils et conduite de celui-ci. — Lord Palmerston favorise les radicaux et fait échec à la diplomatie européenne. — Défaite et dissolution du Sunderbund. — Irritation des cours du Nord contre lord Palmerston. — Résultats de la a politique du gouvernement français.Grâce à l'appui bienveillant de la France, les Suisses avaient pu, de 1831 à 1833, modifier la plupart de leurs institutions cantonales, abolir les avantages de naissance et les privilèges de localité garantis aux corps des patriciats et aux bourgeois des villes souveraines, réviser enfin leur pacte fédéral. Ces substitutions d'un gouvernement à l'autre, ces révolutions de clocher s'effectuèrent sur tant de points distincts avec une sorte d'uniformité le peuple prenait les armes dans quelques districts éloignés du chef-lieu, des corps expéditionnaires marchaient contre la capitale abattus par l'inimitié des paysans, par l'apathie des bourgeois, par le découragement précurseur de toutes les défaites, les pouvoirs constitués se démettaient pour éviter l'effusion du sang, et des administrations provisoires s'installaient aussitôt. C'est ainsi que le parti aristocratique, protégé de l'Autriche, avait cédé la place au parti réformateur et libéral, patronné par la France. Mais on ne s'arrête pas à volonté sur la pente des révolutions derrière le parti libéral grandissait le parti radical, révolutionnaire, rationaliste, qui voulait faire de la Suisse un État unitaire, une République une et indivisible. Exploitant à son profit les défaillances du pouvoir et les dissentiments des modérés, s'alliant tantôt aux catholiques contre les protestants, tantôt aux protestants contre les catholiques, excitant les paysans contre les habitants des villes, il parvint à s'emparer de l'autorité dans plusieurs cantons importants. L'avènement du parti radical constituait un grave danger pour la Suisse, qu'il menaçait de deux manières. Les réfugiés politiques français, italiens, allemands, polonais s'empressaient d'accourir dans ce pays qui leur offrait un asile inviolable, une hospitalité sans précaution, sans limites. Berne et Thurgovie se montraient prodigues du droit de cité les cantons radicaux devenaient le réceptacle plutôt que le berceau de la démagogie européenne, et attiraient sur la, Confédération de pénibles démêlés avec la Sardaigne, l'Autriche, la France elle-même. Genève acceptait pour chef un rédacteur inconnu du National de Paris, Zurich nommait le docteur Strauss, célèbre par son athéisme, professeur d'histoire et de doctrine chrétienne. D'autre part, l'établissement d'une République unitaire eût été un fait contraire aux stipulations des traités de 1815, contraire aux intérêts des puissances limitrophes, de la Suisse elle-même. C'est au régime fédératif que les Suisses devaient leur indépendance, la neutralité perpétuelle, l'inviolabilité absolue de leur territoire, l'annexion de trois nouveaux cantons à la Confédération en 1815 alors en effet plusieurs cantons inquiets au sujet de leur souveraineté cantonale et de leur foi religieuse, refusaient d'y entrer, ils ne cédèrent qu'à la pression amicale des grandes puissances. Celles-ci avaient traité avec 22 cantons souverains, égaux en droits, isolés les uns des autres, trop différents de race, de religion, de coutumes, de langage pour s'abandonner à des projets d'agrandissement leurs ministres étaient accrédités non seulement auprès de la Diète, mais auprès de chacun des vingt-deux États, elles avaient efficacement travaillé et concouru à la formation de la Confédération helvétique. Le projet de pacte fut rédigé à Zurich d'accord avec leurs délégués, achevé à Vienne de concert avec une commission du Congrès. Le comité qui statua sur les affaires de Suisse en 1815, s'exprimait en ces termes : Les puissances alliées se sont engagées à reconnaître et à faire reconnaître, à l'époque de la pacification générale, la neutralité perpétuelle du corps helvétique, à lui restituer les pays qui lui furent enlevés, à renforcer, même par des arrondissements territoriaux, la ligne de défense militaire de cet État. Mais elles ne considèrent ces engagements comme obligatoires qu'autant que la Suisse, en compensation des avantages qui lui sont réservés, offrirait à l'Europe, tant par ses institutions cantonales que par la nature de son système fédératif, une garantie suffisante de l'aptitude de la nouvelle Confédération à maintenir la tranquillité intérieure, et, par cela même, à faire respecter la neutralité de son territoire. Ainsi les puissances concédaient ces avantages à la Suisse, dans l'espoir d'assurer la tranquillité de l'Europe, en plaçant entre plusieurs monarchies militaires, un État pacifique par destination. Dans un document diplomatique écrit par lord Palmerston en 1832, la doctrine de la souveraineté individuelle des cantons, le droit des puissances de veiller au maintien de cette indépendance étaient de nouveau établis et revendiqués avec fermeté. On comprend dès lors combien les projets du radicalisme suisse excitaient les inquiétudes des voisins de la Confédération, menaçaient l'indépendance de cette dernière, puisque le pacte fédéral de 1815 résultait d'une sorte de contrat synallagmatique où l'Europe était intervenue sous certaines conditions. Les radicaux suisses combattaient le droit public européen, le régime fédératif, leurs violences amenaient de fâcheuses représailles, la guerre civile en permanence. Depuis longtemps, le parti radical du canton d'Argovie jetait un regard de convoitise sur les riches domaines des couvents en 1844, son Grand Conseil, au mépris de l'article 12 du pacte fédéral, décréta leur dissolution et la confiscation de leurs biens. Les cantons catholiques protestèrent avec énergie, et voulurent répondre à un acte qu'ils considéraient comme une déclaration de guerre. Dans le Valais, le parti catholique décréta que le culte protestant ne serait plus toléré, même en chambre close de son côté, le Grand Conseil de Lucerne résolut d'appeler les Jésuites et de leur confier l'instruction publique. La querelle des Jésuites remplaça celle des couvents commandés par Ochsenbein, des corps francs s'organisèrent publiquement dans les cantons protestants et radicaux aidés par les réfugiés politiques, ils fondirent, au nombre de 8,000, sur le canton de Lucerne les cantons catholiques vinrent au secours de ce dernier, et en 1844, 1845, les condottieri furent mis dans une déroute complète. Le parti radical ne se tint pas pour battu en cinq ans, par des émeutes successives, il avait étendu sa domination sur le Tessin et les Grisons, sur Zurich, Berne, Vaud et Genève. L'assassinat de M. Jacob Leu d'Ebersol, chef du parti catholique de Lucerne, porta au plus haut degré les alarmes, l'irritation des conservateurs. Sous le nom de Sunderbund, sept cantons catholiques, Lucerne, Uri, Schwytz, Unterwalden, Zug, Fribourg et le Valais formèrent un concordat de garantie mutuelle, s'engageant à se défendre aussitôt que l'un d'entre eux serait attaqué dans son territoire ou dans ses droits de souveraineté, conformément au pacte fédéral du 7 août 1815, et aux anciennes alliances. Ces petits États, si respectables par leurs mœurs, leurs libertés populaires, leurs souvenirs traditionnels, ne demandaient aux autres cantons que de les laisser vivre selon leur foi et leurs antiques usages. Les faits se chargèrent de justifier leurs appréhensions, leur conduite au mois de mai 1847, le vote du canton de Saint-Gall rendit certaine la formation d'une majorité radicale, décidée ou entraînée aux mesures extrêmes, qui allait fournir aux exaltés le moyen de revêtir leur tyrannie des couleurs d'une fausse légalité. Le 1er janvier 1847, Berne devenait Vorort, Berne, la place forte des radicaux, prenait pour chef Ochsenbein, le général des corps francs. Devenu président de la Diète, celui-ci s'empressa de proclamer ses projets dans ses relations diplomatiques, dans ses actes publics. La dissolution immédiate du Sunderbund, l'expulsion des Jésuites, la révision du pacte, telles furent les résolutions dictées par le Grand Conseil de Berne, approuvées, annoncées par son chef. Le pacte fédéral, les droits de la minorité, de la conscience et de la famille, la liberté d'enseignement et d'association religieuse, les conditions morales de la neutralité garantie à la Suisse, voilà ce que les radicaux s'apprêtaient à violer ouvertement. Les cantons catholiques maintinrent leur alliance, et se préparèrent à la résistance. Le gouvernement français se préoccupait depuis longtemps de cette situation sa politique était une politique de modération, de désintéressement, et il n'avait pas hésité à désapprouver les imprudences des catholiques aussi bien que les prétentions oppressives des radicaux. Personne, assurément, écrivait M. Guizot au ministre français en Suisse, personne ne respecte plus que nous le principe et les droits de la souveraineté cantonale toutefois nous croyons, nous avons toujours cru qu'à côté de ces droits, il y a pour chaque canton, des devoirs non moins sacrés et non moins évidents ; nous croyons qu'essentiellement intéressé au maintien de la paix générale et au bien-être de la commune patrie, chaque canton doit éviter tout ce qui serait de nature à la précipiter dans des voies de perturbation et de guerre civile, dût-il en coûter quelque chose à des sentiments, même à des droits dont, en pareil cas, un patriotisme généreux autant qu'éclairé n'hésite pas à faire le sacrifice à l'intérêt de la confédération tout entière. En résumé, monsieur le comte, nous regardons comme aussi dangereuse qu'intempestive la résolution en vertu de laquelle le Grand Conseil de Lucerne a donné suite à son décret d'appel des Jésuites. Nous aurions vivement désiré qu'il fût possible de la prévenir, nous avons tenté dans ce but tout ce qui dépendait de nous. Les pressentiments de M. Guizot ne tardèrent pas à se réaliser ; mais le triomphe imminent du parti radical lui imposait de nouveaux devoirs, de nouvelles obligations. L'ancienne rivalité de l'Autriche et de la France avait été une des causes directes du succès des exaltés une entente devenait d'autant plus facile que le parti aristocratique et le parti libéral modéré étaient à peu près abattus et dissous. Ainsi, la France et l'Autriche se trouvaient reportées l'une vers l'autre en Suisse bien plus par les changements qui s'y opéraient que par leur volonté propre. Cette entente n'empêchait pas le cabinet des Tuileries de maintenir sa politique personnelle, de continuer à soutenir la cause de la liberté paisible et régulière. M. de Metternich aurait voulu faire retomber sur lui l'embarras et le risque de la lutte contre les radicaux suisses ; afin d'avoir la pensée et les mains libres en Italie, il le poussait à une prompte et compromettante intervention. L'Italie absorbait la politique du chancelier, Louis-Philippe et M. Guizot ne voulaient ni être dupes ni accepter un rôle subalterne. Triste remède que l'intervention étrangère, disait le roi, même quand pour le moment elle sauve ; le fardeau devient bientôt insupportable pour le sauveur comme pour le sauvé ; les peuples n'aiment pas longtemps leur sauveur, pas plus que Martine n'aime le voisin qui vient la protéger contre le bâton de Sganarelle. Gardons-nous d'intervenir, mon cher ministre, en Suisse comme en Espagne empêchons que d'autres n'interviennent ; c'est déjà un assez grand service ; que chaque peuple fasse lui-même ses affaires et porte son fardeau en usant de son droit. Dans sa correspondance aux ambassadeurs français à Berlin, à Vienne, en Suisse, M. Guizot ne cesse de proclamer les mêmes principes. Il sait combien le sentiment de l'indépendance nationale est puissant et général en Suisse, combien l'intervention étrangère y excite une forte répulsion. Toute action extérieure, écrit-il, qui devancerait le sentiment profond du mal, et le désir sérieux du remède, nuirait au lieu de servir. En aucun cas, aucune intervention matérielle isolée de l'une des puissances ne saurait être admise, et quant à une intervention matérielle collective des puissances, deux choses sont désirables l'une qu'on puisse toujours l'éviter, car elle serait très embarrassante l'autre, que si elle doit jamais avoir lieu, elle n'ait lieu que par une nécessité évidente, sur le vœu, je dirai même sur la provocation d'une partie de la Suisse, recourant à la médiation de l'Europe pour échapper à la guerre civile et à l'anarchie. C'est le caractère des sociétés démocratiques, même dans leurs meilleurs éléments, qu'elles ne reconnaissent leur mal qu'après avoir beaucoup souffert, et n'acceptent le remède qu'à la dernière extrémité, et lorsqu'il le faut absolument sous peine de périr. A bien plus forte raison, lorsque le remède doit venir du dehors et que les hommes ont à reconnaître à la fois leurs fautes et leur impuissance... Je suppose l'Europe d'accord en présence de la Suisse résignée, comme le malade se résigne devant une opération très douloureuse. La résistance des hommes ainsi écartée, que d'obstacles encore et quels graves obstacles dans l'état intérieur de cette société à reconstituer Les haines religieuses ressuscitées au sein des jalousies cantonales toujours aussi vives ; les théories et les passions novatrices aux prises avec les traditions et les sentiments historiques ; les prétentions despotiques de l'esprit révolutionnaire en présence des plus intraitables habitudes d'indépendance locale ; la destruction des influences qui étaient les moyens moraux des anciens gouvernements, et l'absence de moyens matériels pour les gouvernements nouveaux voilà avec quels éléments l'Europe serait obligée de traiter pour accomplir en Suisse son œuvre de pacification et de reconstruction politique... Evidemment en présence de tels obstacles, avec de si mauvais instruments d'action et des chances si incertaines de succès, la sagesse européenne doit dire mon Dieu, éloignez de moi ce calice ! Cependant les événements marchaient lord Palmerston avait pris fait et cause pour le parti violent, et ; tandis qu'à Londres, il feignait d'accepter un concert avec la France et les cours du Nord, tandis qu'il discutait avec le duc de Broglie un projet de médiation pacifique, il chargeait M. Peel, représentant de l'Angleterre à Berne, de complimenter M. Ochsenbein, chef du parti radical et unitaire. Se sentant appuyé par l'Angleterre, par les leaders de l'opposition française et les radicaux parisiens, ce dernier ne craignit plus de braver ouvertement la France et l'Autriche, ne songea plus qu'à aller de l'avant, à précipiter les résolutions de la Diète. Le 20 juillet 1847, celle-ci déclara l'illégalité du Sunderbund, l'urgence de sa dissolution, le 24 octobre elle décréta l'expulsion des Jésuites, le rassemblement immédiat d'une armée de 50,000 hommes sous le commandement du général Dufour. Le prince de Metternich avait proposé à M. Guizot de laisser de côté l'Angleterre, et cette exclusion eût assuré le succès des puissances continentales. Mais le cabinet français craignit de se trouver entraîné dans la politique de l'Autriche. Si nous avions les intentions que vos journaux nous supposent, disait le duc de Broglie à lord Palmerston, nous aurions une belle occasion de prendre notre revanche du traité du 15 juillet 1840 et de nous mettre ici quatre contre un. Le 7 novembre, M. Guizot envoyait à Londres, Vienne, Berlin, Saint-Pétersbourg un projet de médiation identique auquel les cabinets de Berlin et de Vienne s'empressèrent d'adhérer ; le 18 novembre seulement, lord Palmerston fit remettre au ministre français un contreprojet favorable au parti radical. Puis traînant les choses en longueur, discutant pied à pied les modifications proposées par le duc de Broglie, il trouva le moyen de gagner dix jours encore ; enfin, le 29 novembre, la note identique sortit de toutes ses transformations et put être expédiée en Suisse par M. Guizot. Le projet du cabinet anglais avait paru tellement vain et partial que le marquis de Dalmatie écrivait le 22 novembre : J'ai vu M. de Canitz peu après la réception du travail de lord Palmerston, et je l'ai trouvé sous l'impression que ces propositions étaient complètement insuffisantes, n'offrant aucune espèce de garanties, si ce n'est même dérisoires... Il attend, non seulement avec la plus grande impatience, mais avec anxiété votre réponse à lord Palmerston. Le cabinet de Berlin qui naguère encore était tellement rapproché de l'Angleterre, en est bien loin aujourd'hui. On dit tout haut maintenant que lord Palmerston est le représentant du principe révolutionnaire, et que toute la cause du principe conservateur est remise aux mains du gouvernement du roi. — A Vienne, écrit M. Guizot, l'humeur était encore plus forte. Le prince de Metternich regardait de plus en plus les affaires de Suisse comme intimement liées aux affaires d'Italie, et mettait chaque jour plus d'importance à la répression des radicaux au pied des Alpes pour être en mesure de résister au mouvement qui éclatait sur toute la ligne des Apennins. Les communications que m'apportait de sa part le comte Appony prouvaient que mon attitude et mon langage ne lui suffisaient guère, et qu'il était plutôt résigné que satisfait. Lord Palmerston atteignit son but il avait paru entrer dans les projets des puissances afin de les faire plus sûrement avorter. Les catholiques furent découragés par leur faiblesse ̃numérique et les lenteurs de la diplomatie européenne ils furent saisis de trouble en voyant marcher contre eux à la tête de l'armée radicale les hommes les plus éminents du parti modéré ; liés d'honneur par la consigne militaire ceux-ci se crurent obligés à soutenir la Diète qui représentait la confédération et l'État. La brièveté de la lutte, la facilité de la victoire causèrent une surprise universelle les catholiques n'opposèrent qu'une faible résistance, presque partout leurs chefs préférèrent capituler. Le 29 novembre, tout était fini, le Sunderbund avait cessé d'exister[1]. Le 30 novembre, M. de Bois-le-Comte, ministre de France en Suisse, expédiait au Vorort et au Sunderbund la note collective des puissances. L'offre de médiation arrivait après l'anéantissement d'une des parties belligérantes le Vorort répondit qu'il n'y avait jamais eu de guerre civile, mais seulement une exécution armée de la Diète. De son côté lord Palmerston s'empressa de déclarer au sein du Parlement que puisqu'il n'y avait plus lutte, il ne pouvait plus être question de médiation. Il avait fait subir un échec à la diplomatie française et continentale, mais peut-être valait-il mieux -essayer de l'amener à une entente commune que de s'engager dans la voie dangereuse d'une intervention armée. M. de Bois-le-Comte voulut avoir un témoignage irrécusable de la connivence du ministre anglais avec les radicaux suisses dans ce but il donna des instructions à son attaché M. de Massignac, qu'il avait laissé à Berne, et qui lui écrivit : L'affaire de la mission du chapelain de la légation d'Angleterre est éclaircie. Ce matin, je fus chez M. le Ministre d'Espagne. Je voudrais bien savoir, lui dis-je, si vraiment Temperly a été de la part de Peel dire au général Dufour de presser l'attaque contre Lucerne. — Qui est-ce qui en doute ? me répondit-il ? Pour moi, j'en suis sûr, je le tiens de bonne source, et j'en mets ma main au feu. — Je le crois, ajoutai-je, mais j'aurais quelque intérêt à le faire avouer à Peel lui-même et devant quelqu'un, vous par exemple. L'occasion s'en est présentée dès ce matin. Nous parlions avec Zayas et Peel des affaires Suisses... Avouez au moins, lui dis-je, qu'il a fait une belle fin et que vous nous avez joué un tour en pressant les événements. Il se tut. J'ajoutai : Pourquoi faire le mystérieux ? Après une partie, on peut bien dire le jeu qu'on a joué. Eh bien c'est vrai, dit-il alors, j'ai fait dire au général Du four d'en finir vite. Je regardai M. de Zayas pour constater ces paroles, son regard me cherchait aussi. Toutefois, la politique du gouvernement français a porté ses fruits : frappées de cette sagesse ; irritées de la conduite révolutionnaire de Palmerston en Grèce, à Madrid, Rome, Naples, en Sicile, en Suisse, les cours du Nord témoignent à Louis-Philippe l'intention de traiter avec lui des affaires européennes, à l'exclusion de la Grande-Bretagne[2]. Le czar Nicolas lui écrit une lettre de félicitations un traité de commerce avec la Russie est proposé et sanctionné, plusieurs de nos grands fonctionnaires décorés d'ordres moscovites ; le grand-duc Constantin chargé de visiter quelques ports de France et d'Algérie. Les diplomates anglais pressentaient amèrement l'imminence de cette situation nouvelle qui allait rendre la France arbitre des destinées de l'Europe, et, dès le mois de mars 1847, lord Palmerston écrivait à lord Normanby : Je suppose que nous pouvons maintenant regarder Metternich comme entièrement passé à la France s'il en est ainsi, la Russie et la France vont se rapprocher bientôt. Le comte de Nesselrode, chancelier de l'empire russe, écrivait à l'ambassadeur de Russie auprès de la reine d'Angleterre : La France aura gagné à la paix plus que ne lui aurait donné la guerre. Elle se verra entourée de tous côtés par un rempart d'États constitutionnels, organisés sur le modèle français, vivant de son esprit, agissant sous son influence. La Prusse et l'Autriche ne voyaient dans la défaite du Sunderbund que le prélude d'une nouvelle phase, où une entente européenne deviendrait de plus en plus indispensable. Le prince de Metternich se préoccupait de la situation à ce point que quatre nouveaux régiments autrichiens étaient dirigés vers la frontière helvétique. De son côté, le cabinet des Tuileries ne voulait intervenir qu'à la dernière extrémité, et, en même temps, il se montrait résolu à ne pas permettre qu'une autre puissance intervînt, sans prendre lui-même une forte position, comme Casimir Périer l'avait fait à Ancône. Deux diplomates distingués, le comte de Colleredo et le général de Radovitz, furent chargés par les cabinets prussien et autrichien de se rendre à Paris pour traiter avec la France et la Russie des affaires de la Suisse et de l'Europe, en dehors de l'Angleterre. Ils sont envoyés, écrivait le marquis de Dalmatie à M. Guizot, pour porter et pour se faire donner des termes précis. D'abord pour s'assurer de la stabilité de votre cabinet ; ensuite pour savoir jusqu'où vous voulez et vous pouvez aller, quelles peuvent être les exigences parlementaires, quelle influence peut exercer l'Angleterre. Le gouvernement français avait accepté ces ouvertures le 15 mars 1848, les diplomates des cours du Nord et M. Guizot devaient se réunir une seconde fois et se concerter sur les mesures qu'il y aurait à prendre dans l'intérêt du droit public européen. Louis-Philippe avait concilié les bienfaits de la paix avec l'indépendance des peuples, et les souverains avaient fini par reconnaître ses grandes qualités ; la France devenait la modératrice éclairée de l'Europe. Mais elle allait perdre en un jour le fruit de tout un règne comme la Restauration, la monarchie de Juillet devait tomber dans la plénitude de son prestige, au moment où, par une politique nationale et régulière, elle avait fait oublier son origine, conquis la sympathie, le respect et l'amitié des puissances continentales. |
[1] En résultat définitif, le mal se trouva moins grand qu'on l'avait prédit la Suisse qui depuis 1833 vivait dans une véritable anarchie, prit pour modèle en 1848 la constitution des États-Unis. Les fédéralistes ne voulaient pas que tout marchât dans la confédération comme sur les chemins de fer, à l'heure de Berne le nouveau pacte fut un compromis entre l'esprit militaire et l'esprit fédératif.
[2] L'Europe qui va toujours au succès, se déshabituait peu à peu de chercher un usurpateur dans ce prince dont la verte vieillesse a si pleinement triomphé de lord Palmerston. Elle l'entourait d'une sorte de respect, parfois même elle s'ingéniait à le surnommer le Nestor des rois et le modérateur de la Révolution... Au 15 mars 1848, un blocus continental, plus menaçant que celui de Napoléon, isolera l'Angleterre du monde diplomatique. C'était l'œuvre spéciale, le vœu le plus ardent de Louis-Philippe, s'introduisant dans la famille des rois par le péristyle d'une fédération souveraine. Il allait mettre un terme au chaos que le libéralisme et la révolution de 1830 avaient enfanté ; il n'hésitait plus entre le bon et le mauvais génie de la civilisation... Ces lignes sont d'un ennemi déclaré de l'orléanisme, Crétineau-Joly voir notre appréciation sur son ouvrage. Premier volume, page 23.