HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 À 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXVI. — LES MARIAGES ESPAGNOLS.

 

 

La France a un intérêt de premier ordre à entretenir avec l'Espagne une alliance solide et durable. — Défiances de l'Angleterre. — Espartero : les calzados et les descalzados ; les modérés et les progressistes. — Chute d'Espartero ; retour de la reine Christine en Espagne. — Politique de Louis-Philippe. — Les prétendants Bourbons. — Le prince Léopold de Saxe-Cobourg. — Mémorandum du 27 février 1846. — Le comte Bresson et sir Henry Bulwer. — Chute des torys ; rentrée aux affaires de lord Palmerston ; sa dépêche du 19 juillet. — Intrigues et négociations. — Lettres de Louis-Philippe à M. Guizot. — Conclusion des mariages espagnols. — Efforts de lord Palmerston pour associer à ses colères la nation anglaise et les cabinets européens ; son mémorandum de 1843 sur les défenses nationales. — Les mariages espagnols furent un acte de politique défensive.

 

La suppression du droit de visite avait été la revanche du parlement français envers lord Palmerston, les mariages espagnols furent la revanche de M. Guizot envers cet homme d'État. Cet acte, grâce auquel la politique de la France reprenait définitivement son caractère traditionnel et national, a été l'objet des appréciations les plus contradictoires, des critiques les plus passionnées. Quelques-uns des amis les plus dévoués à la monarchie constitutionnelle l'ont blâmé et les Anglais n'ont pas manqué d'accuser Louis-Philippe, son ministre, de duplicité, de mauvaise foi. Naguère encore[1], d'éminents écrivains ont résumé les principales pièces du procès, et, selon leur nationalité, plaidé pour ou contre le gouvernement français. Leurs études soulèvent ces questions Lequel, lord Palmerston ou M. Guizot, demeure responsable de la rupture de l'entente cordiale ? Quels ont été les avantages, les conséquences des mariages espagnols ?

La France, l'histoire le prouve, a un intérêt de premier ordre à entretenir avec l'Espagne une alliance solide et durable. Pour s'en convaincre, il suffit de se rappeler Charles-Quint et Philippe II, les luttes acharnées de Richelieu, de Louis XIV pour soustraire l'Espagne à la prépondérance autrichienne, le traité d'Utrecht, le pacte de famille sous Louis XV, l'Espagne concourant avec la France sous Louis XVI à l'indépendance des États-Unis ; Napoléon Ier trouvant au delà des Pyrénées la première cause de sa ruine, l'expédition française sous la Restauration. La France ne saurait fonder sa politique dans la Méditerranée sans le concours de la puissance qui possède Cadix, Algésiras, Ceuta, Barcelone, Mahon. L'avènement de la reine Isabelle imposait au gouvernement français le devoir impérieux de maintenir a Madrid l'œuvre glorieuse de Louis XIV.

Mais la monarchie de 1830 rencontrait ici l'Angleterre, obstinément jalouse et méfiante, désireuse de conquérir en Espagne la suprématie politique et commerciale, soutenant les exaltés contre les modérés qui représentaient le parti français. Vainement elle avait reconnu en 1833 le régime constitutionnel espagnol, vainement elle s'était séparée du parti absolutiste et rapprochée du parti libéral, vainement elle avait refusé d'intervenir à main armée en 1835, malgré les sollicitations de lord Palmerston lui-même. Le ministère tory de sir Robert Peel acceptait l'héritage du ministère whig de lord Melbourne, et son chef témoignait à cet égard de telles inquiétudes, qu'il se déclarait disposé à rechercher l'entente avec la Russie, l'Autriche et la Prusse, qui n'avaient pas reconnu la reine Isabelle. Notre position, disait-il, et nos intérêts, s'accordent mieux avec la position et les intérêts de ces puissances qu'avec ceux de la France ; elles ont en commun avec nous le dessein d'empêcher que l'Espagne ne devienne un pur instrument entre les mains de fa France. Résister à l'établissement de l'influence française en Espagne, tel doit être notre principal et constant effort.

Avant de se disputer le trône d'Espagne, il fallait savoir s'il y aurait en ce pays un trône à occuper[2]. La défaite de don Carlos ne lui avait pas rendu la tranquillité la régente Marie-Christine avait été dépossédée par Espartero, ce général auquel elle reprochait sa trahison en ces termes : Je t'ai fait comte de Luchana, duc de Morella, duc de la Victoire, grand d'Espagne, je n'ai pu faire de toi un gentilhomme. Fataliste par orgueil et par paresse, prêt à tout par égoïsme et par ambition, Espartero acceptait ce qui pouvait l'élever, intervenant au dernier moment dans les causes gagnées pour s'en attribuer l'honneur et le profit. Aussi insouciant de la couronne que de la liberté, malfaisant sans parti pris, utile sans préméditation et sans mérite, il faisait successivement le bien et le mal de son pays, suivant le flot qui le poussait : c'était un médiocre auquel la fortune confiait un rôle retentissant. Chef et instrument du parti exalté, le nouveau régent accepta le patronage de l'Angleterre, et aussitôt après la révolution de 1840, déclara ue ses inclinations étaient et avaient toujours été en faveur d'une alliance intime avec la Grande-Bretagne, et que c'était là l'amitié sur laquelle il comptait. Pour lui complaire, il usa envers la France de procédés qui pouvaient lui susciter les plus graves ennuis : Lorsque M. de Salvandy fut nommé ambassadeur en Espagne, il voulut selon les principes monarchiques et les usages constants des cours européennes, remettre ses lettres de créance à la reine elle-même le régent prétendit les recevoir M. de Salvandy refusa et quitta l'Espagne. Plus tard, après la victoire d'Espartero, contre une insurrection des christinos, M. Olozaga vint demander à M. Guizot que la reine Christine fût éloignée de France sinon, disait-il, il avait ordre de demander ses passeports. A l'unanimité, le roi et ses ministres refusèrent de manquer aux devoirs de famille, d'honneur, aux exemples de respect mutuel que se doivent entre eux les souverains : M. Olozaga n'insista point et se garda bien d'exécuter sa menace. Le gouvernement français regardait la reine Christine comme pouvant redevenir une ancre de salut pour l'Espagne ; il augurait mal de l'avenir d'Espartero, mais il évitait toutes les occasions de brouillerie, et ne témoignait aucune susceptibilité, au milieu de relations froides et parfois tendues.

Il ne se trompait pas : à l'extérieur Espartero se sentait gêné par l'attitude réservée de la France, l'hostilité de la cour de Rome, et surtout l'amitié onéreuse de l'Angleterre qui prétendait lui faire payer sa protection par un traité de commerce ruineux pour la moitié de l'Espagne. A l'intérieur, il avait à lutter contre les carlistes et les amis de la régente ses partisans eux-mêmes se divisaient. En Espagne, plus que partout ailleurs, la guerre aux places est le premier mobile des révolutions, et il s'était formé parmi les exaltés deux partis connus sous les noms significatifs de : calzados et de descalzados, les chaussés et les déchaussés, selon qu'ils avaient ou non pris part à la curée.

Après trois ans à peine d'un gouvernement révolutionnaire et tyrannique, Espartero réunit contre lui tous les partis, exaltés et modérés, armée et Cortès, villes et campagnes, et tomba sous leur commun effort. Bientôt les progressistes furent à leur tour atteints dans la personne de leur chef Olozaga, que la jeune reine Isabelle accusait d'avoir usé de violence à son égard, pour obtenir un décret de dissolution des Cortès le pouvoir passa aux mains des modérés, la reine Christine rentra en Espagne, acclamée par la nation, et reprit la direction des affaires la Constitution de 1844 réforma celle de 1837 dans le sens des idées monarchiques.

La chute d'Espartero, des progressistes, était un coup sensible porté à l'influence anglaise Espartero se montrait favorable au mariage du prince Léopold de Saxe-Cobourg avec la reine Isabelle, tandis que la reine Christine, l'armée, le parti modéré désiraient un des fils de Louis-Philippe, le duc d'Aumale en particulier, déjà signalé à l'attention publique par ses campagnes d'Afrique.

Louis-Philippe, dans sa ferme et patriotique prévoyance, sacrifiait à l'intérêt général de la paix et de l'équilibre européen, toute tentation d'agrandissement personnel et de famille. Mais, dès le début de l'affaire, dès les premiers pourparlers, en 1841, il affirmait énergiquement son principe, et rendait exclusion pour exclusion. Le 2 mars 1843, M. Guizot se fit l'interprète de cette politique devant la Chambre des Députés. Il fallait que le mari de la jeune reine fût un Bourbon de la descendance de Philippe V, et la maison de Bourbon ne manquait pas de prétendants des princes de Lucques, de Naples, les fils de don-Carlos, les fils de l'infant don François de Paule Louis-Philippe n'en excluait aucun, mais il repoussait les autres candidats il ne voulait pas sur le trône d'Espagne un Bourbon français, il voulait un Bourbon ; c'était à ses yeux un intérêt français, espagnol et européen de premier ordre. Du premier jusqu'au dernier moment, le roi ne cessa de tenir ce langage il écrivait à M. Guizot : La difficulté de détruire chez les Anglais ces illusions, ces misconceptions de nos intérêts, après quarante ans de contact avec eux, aussi bien, j'ose le dire, qu'après mes treize années de règne, me cause un grand ébranlement dans la confiance que j'avais eue de parvenir à établir entre Paris et Londres cet accord cordial et sincère qui est à la fois, selon moi, l'intérêt réel des deux peuples, et le véritable Alcazar de la paix de l'Europe. Qu'en attendre après ce que lord Cowley a dit à lord Westmoreland que j'étais convenu avec lui que j'avais vivement désiré qu'un de mes fils épousât la reine d'Espagne, mais qu'il croyait que je ne le désirais plus depuis que j'étais assuré que la guerre serait le résultat de cette alliance ? Et cependant quand je lui ai dit pour la trentième fois, que je n'avais jamais eu le moindre attrait pour cette alliance, et que tous mes fils y étaient également contraires, lord Cowley m'a répété, avec une insistance que je vous ai même signalée : Your Majesty always said so. Votre Majesté m'a toujours parlé ainsi.

Au dire des ministres anglais, la prétention de Louis-Philippe est exorbitante, tyrannique contraire à la morale. Ils se posent en champions chevaleresques d'Isabelle, réclament pour elle la liberté de choisir c'est une affaire purement domestique dont ils ne veulent pas se mêler. La liberté, répondent les diplomates français, oui, à condition qu'elle soit sincère et absolue, et alors, si la reine d'Espagne choisit son cousin le duc d'Aumale, vous ne vous y opposerez pas ? — Ah ! je ne dis pas, riposte lord Aberdeen, il s'agirait de l'équilibre de l'Europe. Ainsi le chef du Foreign Office accepte le principe de la liberté contre la France, il le repousse si celle-ci doit en profiter.

La politique, même dans les gouvernements constitutionnels, est souvent ce qu'on ne dit pas. Les mémoires du baron de Stockmar, conseiller intime de la reine Victoria, apportent ici de précieuses révélations, nous guident à travers ce mystérieux imbroglio. En fait, le cabinet anglais donnait son assentiment à la candidature du prince Léopold de Saxe-Cobourg, frère de l'époux de la reine du Portugal, neveu du roi de Belgique, cousin du prince Albert, mari de la reine Victoria. Le baron de Stockmar écrit à la date du 14 mai 1842 : Notre candidat est plus acceptable que bien d'autres au point de vue politique, et pour l'Espagne et pour les vrais intérêts de l'Europe, sans compter que la parenté avec le Portugal pourrait, dans un cas donné, apporter un élément utile aux deux dynasties, et les mettre sur le pied d'amitié que réclame leur salut commun... En de pareilles circonstances, c'est faire assez, c'est même tout faire que de permettre au destin de le trouver, si le destin, dans sa capricieuse envie de réaliser des choses invraisemblables, persistait à le chercher, en dépit de tous les empêchements et de tous les obstacles... Nous avons déjà obtenu que notre ministère, d'abord favorable à un Bourbon, parce qu'un Bourbon susciterait moins de difficultés extérieures, est devenu tout à fait impartial, et soutiendra loyalement tout choix conforme aux vrais intérêts de l'Espagne, c'est-à-dire par là même assuré du succès.

Voilà certes un aveu bien grave le destin, qu'on invoque timidement, n'est que l'anonyme commode des patrons du prince Léopold qui travaillent dans l'ombre, et ont gagné sir Robert Peel, ses collègues.

Toutefois la chute d'Espartero, l'influence croissante du parti français en Espagne, font sentir aux torys la nécessité d'une transaction, d'un concert. Le double voyage de la reine Victoria à Eu, en 1843 et 1845, sert à dissiper en partie les jalousies, les méfiances Louis-Philippe y renouvelle ses déclarations en ce qui concerne la candidature de l'un de ses fils promet que le duc de Montpensier n'épousera pas l'infante avant que la reine soit mariée, et ait donné le jour à un héritier du trône. De son côté, Victoria ne soutiendra comme prétendant à la main d'Isabelle aucun prince étranger à la maison de Bourbon ; si cependant, un mariage avec un prince de Cobourg devient imminent, soit par la coopération, soit par la tolérance du cabinet anglais, soit de toute autre manière, le roi se regardera comme dégagé de ses engagements, et libre de demander la main de la reine ou de l'infante pour le duc de Montpensier. Ces conventions sont formellement rappelées dans un mémorandum envoyé le 27 février 1846 par M. Guizot à lord Aberdeen. Il y a donc un contrat synallagmatique chacune des parties a promis de faire ou de s'abstenir. A la fin de 1843, les gouvernements français et anglais ont nommé ambassadeurs à Madrid le comte Bresson et sir Henry Bulwer, tous deux très intelligents, pleins d'habileté, d'énergie, également préoccupés de la grandeur de leur pays, cherchant le succès avec ardeur, et capables d'aller au delà de leurs instructions pour arriver à un grand but. De pareils personnages ne peuvent manquer d'entrer en lutte, c'est en vain que lord Aberdeen et M. Guizot leur auront recommandé la modération, la bonne entente : il y aura un duel d'esprit et de ruse. Chacun a son système le diplomate français veut marier la reine à un fils de Louis-Philippe le diplomate anglais veut la réserver au prince Léopold. Toutefois, observe avec sagacité M. Saint-René Taillandier, le comte Bresson était bien décidé à servir d'abord le programme que lui dictaient ses instructions, et à ne s'en écarter qu'à la dernière extrémité, tandis que sir Henry Bulwer commençait résolument par son programme à lui, sans trop se soucier des ordres officiels. Le ministre anglais comptait bien que s'il parvenait à faire d'un Cobourg un roi d'Espagne, la victoire justifierait son équipée et que les protecteurs ne lui manqueraient pas à la cour du prince Albert.

Quant à la reine Christine, elle espérait toujours triompher de la résistance de Louis-Philippe. Soutenu mollement par les modérés, attaqué avec violence par les exaltés, le gouvernement espagnol avait besoin de compter sur un allié puissant ; la reine Christine le sentait : elle préférait la France, mais à défaut, et par dépit, elle eût peut-être accepté l'Angleterre.

Cependant le cercle des prétendants possibles à la main d'Isabelle se resserrait de jour en jour. Le mariage du comte de Montemolin, fils de don Carlos, eût amené la reconnaissance des cours du Nord. C'était le plan du prince de Metternich, mais ce prétendant persistait à se considérer comme roi et seul roi légitime de l'Espagne tous les partis, modérés, progressistes, le repoussaient hautement, voyaient en lui un don Miguel, dans son avènement la ruine de toutes les institutions libérales, la tyrannie imminente. La reine Christine surtout envisageait avec terreur le mariage carliste : Je ne crois pas, disait-elle, mon beau-frère ni mon neveu capables d'un crime, mais je crois leur parti capable de tout. Mon cœur de mère m'avertit que dans une telle union, il y aurait pour ma fille un danger de tous les instants. Elle serait un obstacle qu'on ferait tôt ou tard disparaître.

Le comte de Trapani, frère du roi de Naples et de la reine Christine, avait paru avoir quelques chances, mais pressée par le désir d'obtenir un fils de Louis-Philippe, la reine-mère ne souhaitait pas sérieusement son succès, et l'antipathie séculaire des Espagnols pour les Napolitains achevait de déconsidérer cette combinaison. Le prince de Lucques était marié quant aux fils de l'infant don François de Paule, le duc de Cadix et le duc de Séville, ce dernier s'était rendu impossible par son immoralité et ses extravagances politiques il s'était livré au parti radical, avait adressé à la reine contre le mariage napolitain une protestation menaçante' qui lui attira un ordre d'exil. Le duc de Cadix n'était guère plus sympathique quelques lignes de la correspondance du comte Bresson nous donnent le motif de cette aversion. Sa Majesté verrait sans aucune répugnance s'accomplir le mariage de la reine sa fille avec le duc de Cadix, si celle-ci ne témoignait pour ce prince un éloignement aussi prononcé, et s'il n'était douteux qu'il fût homme. Ce dernier point est scabreux. Elle l'a touché avec adresse, me parlant de la voix, des hanches, de la conformation du prétendant. J'ai répondu que la réserve, la moralité de ses habitudes pouvaient être attribuées à l'affection qu'il professait pour la jeune reine, qu'il aurait craint qu'une vie déréglée ne lui ôtât toute chance qu'il était pieux, un peu solitaire, que sa prétention d'épouser la reine indiquait qu'il se jugeait en état de remplir toutes les obligations du mariage.

Ainsi les Bourbons d'Espagne et d'Italie paraissaient écartés, et le comte Bresson, persuadé que le dilemme se posait fatalement entre un Bourbon de France et un prince d'une autre race, écrivait à M. Guizot : Je regarde un prince français comme une glorieuse et déplorable extrémité, un prince allemand comme le coup le plus pénétrant, le plus sensible à l'honneur de la France, et à l'orgueil, à l'existence peut-être de notre dynastie. Entre un prince français et un prince allemand, réduit, adossé à ces termes, je n'hésiterais pas un moment, je ferais choisir un prince français. Ici, cher ministre, mes antécédents me donnent le droit de soumettre respectueusement au roi et à vous quelques observations personnelles. En 1831, quand la question s'est posée en Belgique entre le duc de Leuchtenberg et le duc de Nemours, je me suis trouvé dans une position identique... Les circonstances étaient imminentes au dedans et au dehors tout bon serviteur devait payer de sa personne j'ai pris sur moi une immense responsabilité ; j'ai fait élire le duc de Nemours, et je n'hésite pas à reconnaître que je l'ai fait sans l'assentiment du roi et de son ministre... Mais je ne pourrais repasser par ce chemin, ni courir de pareils risques, je ne serais plus aux yeux de tous qu'un brûlot de duperie... Expliquons-nous donc secrètement entre nous, mais sans détour sur quoi puis-je compter ? Votre résolution est-elle prise ? Etes-vous préparé à toutes ses suites ?... Si la combinaison napolitaine échoue, si après avoir tenté, je l'atteste sur l'honneur, tous les efforts pour la faire triompher, je me trouve forcément amené, pour épargner à notre roi et à notre pays une blessure profonde, à faire proclamer un prince français pour époux de la reine, accepterez-vous ce choix et en assurerez vous à tout prix l'accomplissement ?...

M. Guizot s'appliqua à tempérer l'ardeur de son ambassadeur il pensait qu'il n'y aurait jamais rien à gagner, qu'il y aurait toujours à perdre en prenant l'Espagne à sa charge, qu'il fallait épuiser toutes les combinaisons, toutes les chances possibles pour éviter l'hypothèse dans laquelle se plaçait le comte Bresson.

Bientôt il apprit de divers côtés que l'intrigue en faveur du prince de Cobourg prenait des proportions inquiétantes. Celui-ci était arrivé à Londres avec son père, il allait partir pour Lisbonne, on annonçait qu'il irait à Gibraltar, à Cadix, peut-être à Madrid. Le duc d'Aumale avait épousé en 1844 la fille du prince de Salerne, et la reine Christine adressa au mois de mars 1846, par l'entremise du roi de Portugal, un message au duc régnant de Saxe-Cobourg, pour l'engager à venir à Madrid. Sir Henry Bulwer a conduit toute l'affaire il a accueilli, encouragé la démarche inattendue de la reine-mère, recommandé le secret le plus absolu envers M. Bresson ; il cherche à accréditer l'opinion que la France ferait seulement mine de résister, qu'en somme elle accepterait cette pilule comme les autres. Il se sent soutenu par le prince Albert et les Cobourg de Portugal, escompte la dissolution prochaine du ministère tory, agit comme si lord Palmerston avait déjà remplacé lord Aberdeen au Foreign Office. Il ne veut pas d'un Bourbon et traite Louis-Philippe de potentat : J'étais, dit-il, je l'avoue, tout à fait opposé aux prétentions bourboniennes. Si j'avais pu conduire la cour espagnole, j'aurais lié les langues, et j'aurais amené le prince Léopold à Madrid pour le marier soudainement avec l'approbation des Cortès et les acclamations de l'armée. J'étais en même temps persuadé — ce qui souvent m'a fait passer très-injustement pour un ennemi de la France —, que sa ruine aussi bien que celle de notre bonne entente avec elle, était impliquée dans ses efforts constants pour obtenir une influence prépondérante dans les affaires européennes, et que la politique de tout bon-Anglais et de tout bon Français était d'y résister. Cette amitié envers la France rappelle de loin les protestations de la Russie en faveur de la Pologne, qu'elle prétendait affaiblir, envahir, démembrer pour son plus grand intérêt.

Le cabinet anglais avait gardé une neutralité froide et équivoque, lorsqu'il s'était agi du mariage napolitain son inertie calculée avait laissé libre cours aux hostilités de ses agents, des progressistes. Cependant lord Aberdeen eut la loyauté d'informer le gouvernement français de la proposition de la reine Christine, et blâma sir Bulwer qui lui envoya aussitôt sa démission. Lord Aberdeen la refusa : peu après, le 25 juin 1846, le ministère Peel tombait, et lord Palmerston rentrait aux affaires.

On a vu ce qu'a fait sir Bulwer avec lord Aberdeen on devine ce qu'il fera avec lord Palmerston. M. Guizot ne veut plus être dupe de ce dernier de sa part il faut tout craindre, tout redouter, car il a une manière de concevoir la grandeur de son pays qui implique toujours pour la France quelque chose de triste et d'humiliant. Dans une conversation qu'il a avec lord Aberdeen au moment de lui succéder, il manifeste sa pensée à notre égard en ces termes : Ces gens-là sont essentiellement envahisseurs, agressifs, provocants en toute affaire ils veulent se faire une bonne part aux dépens des autres. Comment bien vivre avec eux à de telles conditions ? Le 19 juillet 1846, il écrit à sir Bulwer que les candidats à la main de la reine d'Espagne sont réduits à trois : le prince Léopold de Saxe-Cobourg et les deux fils de don François de Paule. Ainsi le prince de Cobourg est nommé le premier, la politique de lord Aberdeen désavouée, le contrat synallagmatique rompu ; lord Palmerston se dégage et dégage la France. Dans la même dépêche, il s'exprime en termes amers, presque menaçants sur le compte des modérés espagnols, comme si les mesures d'arbitraire, de violence, d'infraction à la constitution n'étaient pas depuis longtemps en Espagne le fait de tous les cabinets, de tous les partis, comme si ces reproches ne s'appliquaient pas avec bien plus de raison au gouvernement révolutionnaire d'Espartero. Ce document contient même cette excitation déguisée à la révolte : Quand les ministres de la couronne mettent à néant les lois qui pourvoient à la sûreté du peuple, on ne saurait s'étonner qu'à la fin le peuple cesse de respecter les lois qui pourvoient à la sûreté de la couronne.

En même temps, lord Palmerston envoie à Bulwer une dépêche secrète où il lui dit de ne point insister tout d'abord sur le mariage Cobourg, mais d'appuyer don Enrique, duc de Séville. Il a l'air de se rabattre sur celui-ci et d'hésiter, mais il préfère visiblement Cobourg, en qui il voit un instrument commode. Quant à la question du mariage, plus nous y réfléchissons, plus nous nous confirmons dans notre première opinion le mariage du prince de Cobourg avec la reine pourrait se faire avec l'assentiment et le concours des Espagnols, sans amener de difficultés avec la France. Mais le but principal à atteindre dans l'intérêt de l'Angleterre, c'est d'empêcher qu'un prince français n'épouse l'une ou l'autre. Si Montpensier épouse l'infante, ce sera tout aussi dangereux que s'il épousait la reine ; car cela donnerait à la France une prépondérance tout aussi grande, sinon plus grande encore sur la politique de l'Espagne... Un semblable mariage détruirait toute confiance de notre part et mettrait fin à toute bonne intelligence entre nous, l'Espagne et la France ; nous serions obligés de chercher une coopération dans des alliances plus intimes avec d'autres puissances, dont les sentiments et la politique pourraient ne pas être aussi sympathiques à la France et à l'Espagne, que les nôtres l'ont été jusqu'ici. Enfin le mariage d'un prince français avec l'une ou l'autre des filles de Christine serait une déclaration claire et nette à l'Europe de la résolution prise par l'Espagne et par la France de faire ensuite la guerre à l'Angleterre.

Dans d'autres dépêches, Palmerston revient à la même idée point de mariage avec un prince français il faut faire en sorte que don Enrique épouse la reine, et Cobourg l'infante ; on ne peut agir de concert avec la France, à moins qu'elle ne veuille suivre la même ligne. Au cabinet de Madrid, il recommande presque impérieusement don Enrique, comme le seul prince espagnol, qui, par ses qualités personnelles, mérite de devenir le mari de la reine — is the only spanish prince, who is fit, by his own personal qualifies, to be the queen's hus band.

Avec un pareil ennemi, M. Guizot n'a rien à ménager ; dès le 5 juillet, il écrit à M. Bresson : entrez sans hésiter dans la voie que le duc de Riansarès nous a ouverte le 28 juin dernier le duc de Cadix pour la reine, le duc de Montpensier pour l'infante. Ce ne sera pas moi qui livrerai l'Espagne à lord Palmerston. Vous tirerez à coup sûr grand parti de son avènement pour agir sur la reine Christine et son mari. Ils auraient beau faire ils n'auront jamais dans lord Palmerston qu'un ennemi, car il ne sera jamais que le patron du parti progressiste.

M. Guizot prophétisait vrai la dépêche où le chef du Foreign Office se déclare l'ennemi des modérés, met le feu aux poudres, fait cesser les incertitudes, l'éloignement de la reine Christine pour le fils de sa sœur dona Carlotta. Elle mande le ministre des finances et lui dit : Engage donc Bresson à s'entendre avec moi pour faire les deux mariages Bourbon le plus tôt possible. Les Anglais et la révolution nous menacent.

Le comte Bresson profite de ces ouvertures, il veut à son tour forcer la main à son gouvernement, et lui écrit le 12 juillet : J'ai ajouté que le roi, tenant compte des embarras de la reine, et voulant lui donner un nouveau témoignage de sa sollicitude et de son amitié, était disposé à consentir que, dans toute combinaison Bourbon, M. le duc de Montpensier prît place à côté du mari de la reine, c'est-à-dire que les deux mariages, si l'un devait faciliter l'autre, se célébrassent ou fussent du moins déclarés simultanément. Cette grande, importante, indispensable concession n'est pas aussi formellement exprimée dans votre lettre du 5.

La reine Christine, ses ministres ont fait de cette concession la condition du mariage du duc de Cadix avec la reine c'est à leurs yeux le seul moyen de lui donner le caractère, la valeur politique, qui peuvent en assurer le succès auprès des Cortès, de l'armée, du public espagnols c'est aussi le seul moyen de mettre un terme aux intrigues, aux menées des factieux.

Le comte Bresson s'est trop pressé, et M. Guizot n'a pas perdu tout espoir d'un concert ; le 20 juillet il propose à lord Palmerston d'agir en commun pour engager la. reine d'Espagne à vider sans délai la question du mariage au profit de l'un des fils de don François de Paule. Cette offre est loyale et sincère, et n'a pas pour but de distraire l'attention du ministre anglais pendant les négociations préliminaires. En effet, lorsque Louis-Philippe connaît la réponse de M. Bresson, il adresse à M. Guizot plusieurs lettres où il veut désavouer la conduite de son ambassadeur. Mon étonnement est d'autant plus grand que Bresson se soit ainsi compromis sur la simultanéité des deux mariages, qu'il la savait diamétralement contraire à ma volonté, et autant à la résolution du duc de Montpensier et de toute ma famille, qu'il dit lui-même n'y avoir pas été autorisé par vous, et qu'il a recours, pour justifier une pareille incartade, à faire des commentaires sur les lettres de Desages et de Glücksberg... Je n'ai point vu M. Desages, mais avec Glücksberg j'ai été aussi explicite que faire se pouvait. Je n'ai jamais trompé personne, et je ne commencerai pas aujourd'hui à laisser tromper qui que ce soit en mon nom... Bresson nous a fait là une rude campagne ; il est nécessaire qu'elle soit biffée et le plus tôt possible... De telles paroles, prononcées par un ambassadeur dont les lettres de créance portent d'ajouter foi à ses paroles, constituent un engagement qui ne peut être annulé que par un désaveu motivé de manière à ce qu'il ne puisse en rester aucun doute à la personne envers qui l'ambassadeur a engagé son souverain.

M. Guizot sait mieux que le roi les menées de lord Palmerston il résiste doucement, reconnaît que Bresson est allé au delà de ses instructions, démontre en même temps la nécessité de se tenir en garde, de prévoir un coup inattendu. Lorsqu'il communique à Louis-Philippe la dépêche anglaise du 19 juillet, celui-ci s'indigne de ce démasquement aussi rapide et aussi violent des batteries de lord Palmerston ; son impression est qu'il faut lui rendre coup pour coup, le prendre de suite corps à corps. Et cependant, il ne consent pas encore à la simultanéité des deux mariages, il veut toujours désavouer M. Bresson. M. Guizot répond : Je prie le roi de réfléchir combien la situation est en ce moment délicate, tendue, critique. Il va se faire évidemment un grand effort pour le Cobourg. Notre parade contre ce coup, c'est Cadix et Montpensier. N'affaiblissons pas trop cette parade au moment même où nous avons besoin de nous en servir.

A Madrid, la reine-mère, M. Bresson, emploient un mois entier à déjouer les nouvelles intrigues de sir Bulwer, à régler les conditions préliminaires indispensables, à surmonter les dernières hésitations de la jeune reine. Enfin, le 27 août, celle-ci fait appeler ses ministres, leur signifie sa volonté, les informe qu'elle donne sa sœur en mariage au duc de Montpensier, et veut que les deux mariages se fassent promptement, autant que possible le même jour. Les Cortès sont convoquées le 14 septembre et votent à la reine des félicitations unanimes.

Malgré ce vote, sir Bulwer continue la lutte paroles, menaces, actions, rien ne lui coûte. A M. Donoso Cortès, secrétaire de la reine-mère, il fait cette imprudente et hautaine déclaration : Nous n'avons rien à dire sur le mariage de la reine, mais je vous déclare solennellement que nous regardons celui de l'infante comme un acte d'hostilité, et que mon gouvernement n'épargnera rien pour amener en Espagne un bouleversement complet. Il essaye d'alarmer le cabinet espagnol, lui envoie des notes arrogantes, expédie des courriers aux vaisseaux anglais de Gibraltar. Enfin, le 23 septembre, il remet aux ministres d'Isabelle une note de lord Palmerston lui-même, qui, au nom de l'équilibre européen, au nom de l'indépendance de l'Espagne, des services rendus par l'Angleterre, proteste contre le mariage de l'infante et témoigne l'espoir que la cour de Madrid ne persévérera pas dans son dessein.

Ces sommations reçurent l'accueil qu'elles méritaient M. Isturitz répondit avec dignité qu'un ambassadeur étranger n'avait pas à intervenir dans l'administration intérieure du royaume, il rappela la libre volonté de la reine, l'approbation des ministres, les félicitations des Cortès. Le double mariage se ferait prochainement et le même jour.

Quelques jours après, le duc de Montpensier arrivait en Espagne avec son frère le duc d'Aumale, et rencontrait sur son passage un accueil enthousiaste. Les 10 et 11 octobre, le mariage de la reine avec le duc de Cadix, celui de l'infante avec le fils de Louis-Philippe, étaient célébrés par le patriarche-archevêque de Grenade, dans l'intérieur du palais d'abord, puis, selon le cérémonial espagnol, dans l'église de Notre-Dame d'Atocha. Le 22 octobre, le duc et la duchesse de Montpensier partaient pour Paris et traversaient l'Espagne, la France, avec le succès le plus populaire.

Lord Palmerston ne put pardonner à Louis-Philippe, à M. Guizot, d'avoir fait obstacle à ses desseins. Lorsque M. de Jarnac lui apprend le double mariage de la reine et de l'infante, il répond : C'est là l'acte le plus patent d'ambition et d'agrandissement politique que l'Europe ait vu depuis l'Empire. J'espère que l'on réfléchira à Paris avant de conclure. Il est impossible que les rapports des deux cours et des deux gouvernements n'en soient pas complètement altérés. Il écrit à Bulwer, son confident, nous dirions presque son complice : Nous sommes indignés de la mauvaise foi, de l'ambition sans scrupules, des basses intrigues du gouvernement français. Le 15 octobre, il lui recommande de former un parti anglais en Espagne, et le meilleur moyen de délivrer ce pays du constrictor français, c'est qu'Isabelle ait des enfants, qu'on arrive à renvoyer en France la reine-mère, Riansarès et Isturitz, à obtenir des Cortès progressistes, à modifier avec elles la constitution et l'ordre de succession. Il lui dit encore : Agitez, agitez ; cependant ayez soin de ne vous mêler à aucun projet d'émeute mais en évitant toute complicité dans de pareils agissements, vous pourriez soutenir dans leurs dispositions hostiles ceux que vous verriez disposés à croire a l'appui de la nation, et par suite à faire quelque tentative de cette nature. Cette phrase peut-elle signifier autre chose que ceci Conspirez, fomentez une révolution, mais ne vous laissez pas prendre en flagrant délit. Palmerston avait sans doute présent à la mémoire ce mot de lord Clarendon : Tous les commandements du Décalogue peuvent être remplacés par celui-ci tu ne seras pas découvert.

Ainsi le comprit sir Bulwer ; tandis que le cabinet français redouble de réserve, demeure étranger à la politique intérieure de l'Espagne, le nom du ministre anglais se trouve mêlé à toutes les tentatives de révolte : du 12 février 1846 au 11 octobre 1847, se succèdent avec des alternatives diverses, six cabinets moderados qui ne vivent qu'au milieu des agitations et des embarras suscités par l'Angleterre. En 1848, les choses vont si loin que les relations diplomatiques se trouvent rompues entre les deux pays. Dans une note à lord Palmerston, le cabinet Narvaez lui demanda de quel droit il se mêlait des affaires intérieures de l'Espagne. Que dirait-il si celle-ci intervenait en faveur de l'Irlande ou des Hindous ? En même temps, il envoya ses passeports à sir Bulwer et l'obligea à quitter Madrid.

Lord Palmerston mit tout en œuvre pour associer à ses craintes plus ou moins sincères, à ses colères, ses collègues, la nation anglaise, la reine Victoria, les cabinets européens il dénonce bruyamment le mariage de M. le duc de Montpensier comme une violation flagrante du traité d'Utrecht et de la constitution espagnole il soutient que ce mariage est politiquement nul et comme non avenu, que dans aucun cas les enfants qui pourront en provenir ne devraient être regardés comme habiles à hériter des droits éventuels de leur mère. Il oublie les mariages nombreux qui ont eu lieu, sans aucune protestation de l'Angleterre, entre les descendants des Bourbons d'Espagne et de France, en particulier le mariage du fils de Louis XV et de l'infante fille de Philippe V, héritiers directs et immédiats des deux couronnes.

En fait, le traité d'Utrecht n'a voulu qu'une seule chose, la séparation absolue, perpétuelle des deux couronnes jamais il n'a prohibé le mariage entre les deux branches. D'ailleurs, ce traité de 1713, qui prescrivait la ruine de Dunkerque, pouvait-il être la loi des nations ?

Le ministre whig ne réussit pas à intéresser l'Europe à sa cause, mais il fut plus heureux du côté de la nation et de la reine. Whigs et torys embrassèrent son parti la presse anglaise accusa Louis-Philippe d'aspirer à la monarchie universelle à l'exemple de Charles-Quint et de Napoléon. Tout le monde ici est furieux, écrit Palmerston, dans toutes les classes ainsi que dans tous les partis, et j'ai la certitude que Peel, Aberdeen et Graham sont indignés de la conduite de Guizot. Dans une lettre à ce dernier, lord Aberdeen regardait la mesure comme étant d'une politique très douteuse, et pouvant peut-être définitivement entraîner de sérieuses conséquences.

Trompée par les assurances de lord Palmerston, la reine Victoria ne savait pas tout elle en était restée aux conversations familières d'Eu elle fit entendre à Louis-Philippe un langage amer. Le roi lui répondit le 14 septembre, et par l'intermédiaire de sa fille la reine des Belges, justifia pleinement sa conduite, rétablit les positions prises de part et d'autre s'il n'a pas tenu sa promesse, s'il y a eu déviation des conventions premières, c'est que le gouvernement anglais a lui-même dégagé sa parole en manquant à la sienne. La reine Victoria n'accepta point ces loyales explications, et Louis-Philippe put, à bon droit, lui reprocher de ne plus voir les affaires que par la lunette de lord Palmerston. Lord Normanby, ambassadeur d'Angleterre à Paris, se brouilla ouvertement avec M. Guizot[3] ; l'opposition française prit fait et cause pour les ministres anglais de même en 1830, les adversaires de Charles X pactisaient avec les hommes d'État de la Grande-Bretagne, qui, au sujet de l'expédition d'Alger, se plaignaient d'avoir été trompés et invoquaient de prétendus engagements pris à leur égard.

Telle a été sous ce règne la condition difficile de notre diplomatie, dit M. d'Haussonville, qu'elle était pour ainsi dire tenue, dans ses relations avec l'Angleterre, de donner constamment une double satisfaction à l'opinion publique et obligée d'atteindre du même coup deux résultats essentiels, mais par malheur, quelquefois contradictoires. Ses adversaires se plaçant à leur fantaisie à l'un ou à l'autre point de vue, tantôt considérant l'ancien gouvernement comme le patron naturel des idées libérales en Europe, et l'Angleterre comme une alliée dont il ne lui était pas permis de se séparer dans une aussi sainte cause, tantôt ne voyant plus en lui que le défenseur obligé des intérêts continentaux et permanents de la France, et dans l'Angleterre qu'une ancienne et redoutable rivale dont il fallait contrebalancer l'influence, ont pu, suivant leurs passions du jour, lui reprocher tour à tour ou trop de froideur ou trop d'intimité avec nos voisins d'outre-Manche... Quand, par une grâce de la fortune, il avait eu le bonheur de suffire à ses deux rôles, il n'en était pas mieux venu auprès de ses contradicteurs habituels. On ne contestait plus son habileté, mais on incriminait sa loyauté il semblait que le succès lui fût interdit ou qu'il ne pût l'obtenir que par d'indignes moyens.

En résumé, la vigilance du gouvernement français avait déjoué les desseins de lord Palmerston, qui voulait faire de l'Espagne l'annexe et l'extension du Portugal. On ne peut reprocher à Louis-Philippe d'avoir été guidé par un intérêt de famille ; il a agi dans l'intérêt de la France. L'avènement d'un prince de Cobourg eût produit le plus déplorable effet, et la dynastie d'Orléans aurait perdu tout prestige aux yeux de la nation, menacée elle-même et affaiblie par un tel échec. Nous sommes isolés, disait le duc de Broglie à la Chambre des Pairs, mais l'isolement, c'est la situation naturelle de toutes les puissances en temps de paix générale. L'alliance, l'entente cordiale, l'intimité, de quelque nom qu'on veuille l'appeler, c'est une situation exceptionnelle, c'est une situation qui a ses hauts et ses bas, qui a ses bons et ses mauvais moments. Il faut savoir profiter des bons et supporter les mauvais. On dit que l'isolement peut entraîner certains dangers. Je ne dis pas non, mais qu'y faire ? Les choses sont ce qu'elles sont... Sécurité, tranquillité sur nos frontières d'Espagne, c'est tout ce que nous avons à demander à l'Espagne. Mais en même temps, ne donnons pas lieu au gouvernement anglais de croire que nous regrettons d'avoir exercé nos droits, d'avoir défendu notre cause et soutenu nos intérêts... Ne donnons pas le droit de dire que, nous sommes un peuple de grands enfants, passant à chaque instant d'un extrême à l'autre, incapables de vouloir aujourd'hui ce que nous voulions hier, un peuple d'enfants hargneux, n'ayant d'autre souci que de dire blanc quand on leur dit noir, et oui quand on leur dit non.

Lord Palmerston demeure responsable de la rupture de l'entente cordiale, parce qu'alors comme toujours, il se crut permis ce qu'il voulait interdire aux autres. En fait, les mariages espagnols dissipèrent des illusions plutôt qu'ils ne créèrent des périls nouveaux ; ils révélèrent une situation plutôt qu'ils ne la changeaient. Dans la plupart des questions, en Grèce, au Maroc, en Espagne, à Taïti, l'entente cordiale ne consistait guère qu'à masquer par des procédés courtois un désaccord profond, à suppléer par la pompe des mots à la réalité des choses. Ce fut peut-être un labeur utile devant l'Europe, à laquelle on imposait certains ménagements, mais il n'était pas sans inconvénients pour la France, dont le sens droit et l'oreille juste étaient froissés par un défaut de diapason entre la politique et le langage. Désormais les voiles sont déchirés, la France reprend sa liberté d'action[4], ne paraît plus rivée à l'alliance anglaise.

Les mariages espagnols étaient légitimes, nécessaires à la France, à Louis-Philippe ; ils furent un acte de politique purement défensive le gouvernement s'assurait un avantage afin de ne pas subir un revers. Mais, comme il arrive dans des questions aussi compliquées, cette mesure avait ses inconvénients et ses dangers, trop vivement ressentis par des hommes tels que le prince de Joinville et le comte Duchâtel. Nous ne sommes pas de ceux qui pensent qu'indirectement elle a été la cause ou une des causes majeures de la révolution de 1848, que le roi et son ministre se trouvèrent désormais isolés de l'opinion en France, séparés de la vie publique, privés des communications nécessaires avec la nation, qu'ils demeurèrent comme enchaînés l'un à l'autre, Louis-Philippe restant convaincu que M. Guizot était l'homme nécessaire, qu'il ne pouvait gouverner qu'avec lui et par lui. Cette opinion originale est celle des hommes d'État et des écrivains anglais M. Saint-René Taillandier l'a faite sienne dans son ingénieux commentaire des mémoires du baron de Stockmar. Elle nous semble erronée, et nous persistons à croire que les mariages espagnols n'ont rien à voir avec la révolution de Février. Plus tard lord Palmerston a protesté lui-même devant le Parlement contre cette singulière thèse : C'est, assure-t-on, ma haine contre M. Guizot, née des mariages espagnols, qui a renversé son ministère et avec lui le trône de France. Que diront les Français quand ils apprendront cela ? Que dira cette nation noble et fière, pleine du sentiment de sa dignité et de son honneur, quand elle saura qu'il est au pouvoir d'un ministre anglais de culbuter son gouvernement et sa monarchie ?

Les véritables inconvénients des mariages espagnols sont ceux-ci la France a perdu sa douteuse alliée et elle n'a pas encore d'alliance de rechange au contraire, la Grande-Bretagne, en se séparant de nous, a toujours trouvé l'Europe prête à l'accueillir. La froideur, le désaccord des deux grands États constitutionnels vont laisser le champ libre aux puissances absolutistes, leur permettre de consommer un attentat aux traités de Vienne, à l'équilibre européen, par l'incorporation de la république de Cracovie.

 

 

 



[1] Voir notamment : Saint-René Taillandier, Le roi Léopold et la reine Victoria. — Augustus Craven, Correspondante intime de Lord Palmerston. — Auguste Laugel, Vie de lord Palmerston. — Mémoires du baron de Stockmar. — Parliamentary papers, papiers d'État publiés par le Foreign Office. — Guizot, Mémoires, tome VIII. — Revue rétrospective de Taschereau.

[2] Voir sur les affaires d'Espagne les chapitres XIII et XIX, tome II.

[3] Alphonse Karr raconte en ces termes un des incidents de cette brouille : Lord Normanby, l'ambassadeur anglais, donnait une grande soirée on ne s'occupait à Paris que d'une chose M. Guizot sera-t-il, ne sera-t-il pas invité ? Quelques jours avant la fête, une invitation arrive, l'entente cordiale triomphe... Deux jours après, survient une missive de l'ambassadeur qui fait savoir que c'est par erreur qu'une invitation a été envoyée à M. Guizot. L'Angleterre et la France sont brouillées. Toujours est-il que beaucoup d'invités ne sont pas allés chez lord Normanby et ont affecté de se présenter chez M. Guizot... Une femme dont l'esprit est justement redouté, est annoncée chez lord Normanby. L'ambassadeur va au-devant d'elle, lui offre le bras pour la mener auprès de lady Normanby, et lui dit : Vous êtes bien aimable de venir aujourd'hui. — Que voulez-vous, mon cher comte, dit-elle, je ne voulais pas vous laisser partir sans vous voir. Lord Normanby fut sur le point de recevoir ses passeports, mais il se ravisa et pria le comte Appony de le réconcilier avec M. Guizot. Lord Palmerston lui-même blâma très-doucement et engagea son ambassadeur à terminer d'une manière ou d'une autre ses chicanes avec le ministre français ; on craignait à Londres que les divergences personnelles ne vinssent augmenter les divergences internationales.

[4] Après la conclusion des mariages, lord Palmerston croit à une guerre inévitable et prochaine avec la France dans cette persuasion, il adresse, en décembre 1846, à la reine Victoria, un mémorandum sur les défenses nationales : Jamais, dit-il, l'Angleterre ne s'est trouvée dans une condition de faiblesse relative aussi grande que celle dans laquelle se trouve placé aujourd'hui le Royaume-Uni. Il existe près de ses côtes une nation de 31 millions d'âmes, en grande partie animée contre l'Angleterre, comme puissance, d'une haine profonde. La France et l'Angleterre possèdent dans tous les coins du globe des intérêts commerciaux et politiques qui s'entrechoquent continuellement ; s'il éclatait une guerre entre elles, il ne serait pas impossible que la France, quoique réellement inférieure comme puissance navale, pût, grâce à ses moyens supérieurs de préparatifs, amener dans la Manche, en quinze jours ou trois semaines, une flotte qui pourrait, dans le premier moment, dépasser la flotte anglaise en force numérique, ou envoyer seize ou dix-huit vaisseaux de ligne avec des troupes de débarquement, balayer nos îles de l'Inde occidentale. Lord Palmerston n'a pas oublié la note publiée en 1843 par M. le prince de Joinville sur les forces maritimes de l'Angleterre une invasion lui semble possible, il demande avec instance que les côtes soient mises en état de défense, que l'armée régulière soit augmentée. Ceci est une mesure d'une importance vitale et urgente. Jusqu'à ce qu'elle soit adoptée, l'empire britannique n'existe que par la tolérance et la retenue des autres puissances, et notre faiblesse étant mieux connue des autres qu'elle n'est sentie par nous-mêmes, tend considérablement à pousser d'autres États à des actes qui nous exposent soit à la guerre, soit à une profonde humiliation.