Antagonisme de l'Angleterre et de la France dans les questions de politique extérieure. Les métaphores diplomatiques. Le courant national et le courant ministériel. Il n'est permis à personne d'avoir raison contre tout le monde. — L'Angleterre et le droit de visite. Conventions de 1831 et 1833. Traité de 1841. Avènement du cabinet tory. La majorité de la Chambre des Députés se prononce contre le droit de visite. Négociations avec lord Aberdeen. La Chambre réclame l'abrogation des conventions de 1831-1833. Traité de 1845. — Fondation de comptoirs fortifiés sur le golfe de Guinée. Traités de commerce avec l'iman de Mascate et avec la Chine. Occupation de Mayotte, de Nossi-Bey, des îles Marquises. L'amiral Dupetit-Thouars établit le protectorat de la France sur les îles de la Société et Taïti. Convention du 9 septembre 1842 le Cabinet la ratifie. — Les missionnaires Wesleyens et la reine Pomaré. Arrestation, expulsion de M. Pritchard. Désaveu de l'amiral Dupetit-Thouars et du capitaine d'Aubigny. Paroles imprudentes de sir. Robert Peel. Effervescence des esprits en France et en Angleterre. — Dépêches du 29 août et du 2 septembre 1844. — Discussion à la Chambre des Pairs et à la Chambre des Députés. Le ministère veut se retirer. Démarche du parti conservateur.L'histoire de notre politique extérieure de 1840 à 1848 n'est autre que celle des rapports diplomatiques de la France avec l'Angleterre partout où la première se présente, revendique ses droits, sa légitime part d'influence, partout où l'appellent ses intérêts, sa dignité, elle rencontre aussitôt l'Angleterre inquiète, jalouse, prête à lui contester ses justes prérogatives, ardente à assurer sa propre suprématie, son hégémonie politique, maritime et commerciale. Les points de contact sont nombreux, les intérêts enchevêtrés les uns dans les autres la Turquie, le droit de visite, Taïti, la Grèce, le Maroc, l'Espagne, l'Italie, la Suisse, tout devient prétexte de rencontre, de froissement. Tantôt la victoire se déclare pour le cabinet de Saint-James et tantôt pour le cabinet des Tuileries parfois, dans le même conflit, le succès se partage, comme dans ces batailles, où, après des chances diverses, les deux armées restent sur le terrain de la lutte, avec des pertes à peu près égales. Il n'est plus question d'une alliance intime entre l'Angleterre et la France : la bonne intelligence, la bonne harmonie, l'entente cordiale sont des métaphores diplomatiques qui servent à dissimuler des rapports fragiles, une paix précaire et laborieuse. C'est en vain que le 5 septembre 1841, le ministère whig a été renversé et remplacé par un cabinet tory où figurent sir Robert Peel, le duc de Wellington et lord Aberdeen ; c'est en vain que Louis-Philippe et la reine Victoria se feront de mutuelles concessions pour arriver à une franche amitié l'antagonisme est dans la nature des choses, dans les questions politiques, industrielles et commerciales, dans les souvenirs du passé le duel diplomatique recommence à chaque instant, la courtoisie des procédés, l'urbanité des formes atténuent à grand'peine les dangers d'une situation complexe et périlleuse. C'est le traité du 15 juillet 1840 qui a rompu l'alliance avec l'Angleterre, c'est lui qui rendra si pénible le maintien de la paix. Il a réveillé les vieux sentiments de méfiance et d'hostilité de là des rancunes ardentes au sein du peuple français et de l'armée, le désir prononcé d'une revanche ou d'une réparation. Depuis plusieurs siècles, notre histoire est pleine de nos luttes avec l'Angleterre, qui nous a enlevé les Indes, le Canada, la Louisiane, tant d'autres magnifiques colonies ; depuis cent ans la France est trop souvent la dupe de sa voisine. Elle avait le droit de se souvenir du Nil, de Trafalgar, de l'Espagne, de Sainte-Hélène, et dans la question d'Égypte elle venait d'éprouver un échec mortifiant,' La nation ne pouvait admettre que l'avènement des torys pût effacer le passé, et l'instinct populaire ne se prêtait guère à de subtiles distinctions entre les tendances de lord Palmerston et de lord Aberdeen ; il se croyait tenu de se montrer susceptible, exigeant, ombrageux, de demander beaucoup, de ne rien accorder. Tel était le courant national, et l'on peut reprocher à Louis-Philippe, à M. Guizot d'avoir trop réagi contre lui. Tous deux aimaient et ils ont défendu la paix avec une passion infatigable ; elle était à leurs yeux la condition essentielle et permanente de la monarchie de 1830 ils sentaient sa puissance moralisatrice et avaient un idéal supérieur d'humanité, de civilisation. Ils faisaient peu de cas de cette gloire des armes qui s'obtient au prix de si cruels sacrifices, ils détestaient les jeux sanglants de la force et du hasard. Or, il faut bien l'avouer et l'histoire en fait foi, l'intérêt apparent, immédiat d'un peuple se trouve souvent en opposition avec les lois de l'éternelle justice ; sa gloire, sa grandeur, telles qu'on les conçoit d'ordinaire, sont presque toujours faites de violations du droit des gens. Il n'est pas prouvé que les idées de Bernardin de Saint-Pierre puissent passer dans la pratique il y a peut-être un immense danger à préconiser à outrance ces théories philanthropiques qui affaiblissent le sentiment de la patrie et engendrent le culte des intérêts matériels. La patrie est autre chose qu'un poteau gardé par un douanier, et la guerre sera toujours le pourquoi de l'homme et le secret de Dieu. M. Guizot voulait[1], lui aussi, la grandeur de la France, mais il la comprenait en philosophe[2] en homme qui n'a jamais éprouvé certains frémissements, qui a toujours été plus préoccupé d'éviter les grands risques que de poursuivre les grands succès, et qui, après les décevantes conquêtes d'autrefois, n'entrevoyait pour la France d'autre rôle, d'autre avenir, qu'une paix tranquille et libre dans la limite des traités, à l'abri des dangereuses surexcitations de l'orgueil national. II y a deux sortes de patriotisme un patriotisme chaleureux, âpre, étroit, mais parfois puissant et substantiel, qui suit le drapeau jusque dans ses aventures extrêmes, jusque dans ses folies ; et cet autre patriotisme plus large, plus réfléchi, quintessencié et métaphysique en quelque sorte, auquel se mêle un sentiment général de justice avec l'amour de la liberté. Louis-Philippe et son ministre avaient ce dernier, mais leur raison devançait leur époque, et il n'est permis à personne d'avoir raison contre tout le monde. Un pareil système était à la fois plein de courage et de danger il y avait courage à se priver de cet auxiliaire puissant de la gloire des armes chez une nation militaire, il y avait danger à ne pas se préoccuper assez de ces généreux tourments de grandeur qui nous obsèdent, à méconnaître le sentiment national dans ses explosions légitimes comme dans ses exagérations. C'est cette divergence regrettable qui contribua surtout à embrouiller, à envenimer les deux questions connues sous le nom de droit de visite et d'indemnité Pritchard. De la communauté de la pleine mer, découle ce principe de droit des gens tout navire est une portion du territoire de la nation à laquelle il appartient, et il n'est pas plus permis de l'envahir que d'envahir ce territoire. Ce principe salutaire le protège dans son isolement au milieu des mers, rend insaisissables en temps de guerre les personnes et les marchandises qu'il transporte, si sa nation n'est point belligérante c'est la doctrine que le pavillon couvre la marchandise free ship, free good, doctrine que les neutres ont toujours acceptée, que les Anglais ont toujours méconnue, car trop souvent le droit des gens est celui qu'invoquent les faibles et que nient les puissants. Plutôt que de renoncer au droit de visite, s'écriait Pitt, je m'ensevelirais au fond de l'Océan, enveloppé des replis de notre dernier pavillon ! Le congrès de Vienne ayant fait entrer dans le droit public européen l'abolition de la traite des noirs, l'Angleterre demanda comme conséquence un droit de visite réciproque des bâtiments soupçonnés de se livrer à ce trafic. Car, disait-elle, l'usage constant des négriers étant d'avoir toujours à bord plusieurs pavillons différents, il leur suffisait de s'en couvrir successivement pour rendre vaine la surveillance des croiseurs une inspection sommaire des papiers et de la cargaison devenait nécessaire pour déjouer cette tactique. Au fond, les méthodistes anglais faisaient de l'abolition de l'esclavage et de la traite une question de conscience les hommes d'État voulaient surtout maintenir la souveraineté maritime de leur pays ils savaient que malgré la réciprocité offerte et stipulée, l'immense supériorité numérique de leurs vaisseaux leur donnerait tout l'avantage. A plusieurs reprises, la Restauration avait décliné les propositions de la Grande-Bretagne et maintenu avec énergie le principe de la liberté des mers mais après 1830, sous l'impression d'une amitié nouvelle, poussée par l'esprit philosophique, chrétien et libéral, la monarchie de Juillet s'était décidée à accéder aux vœux du cabinet de Saint-James. Deux conventions intervinrent en 1831 et 1833 et réglèrent l'application d'un droit réciproque de visite à exercer, pour un temps limité, dans des parages désignés. En 1838, d'autres puissances, l'Autriche la Prusse, la Russie se montrèrent disposées à adopter le principe du droit de visite ; mais ne jugeant pas qu'il fût de leur dignité d'acquiescer à des traités déjà existants, elles avaient demandé qu'une autre convention fût conclue dans laquelle elles entreraient comme parties principales. Afin de donner plus d'efficacité à la répression, les zones où le droit de visite pouvait être exercé étaient agrandies, et l'on supprimait la clause en vertu de laquelle le nombre des croiseurs d'une nation ne dépasserait pas de moitié celui des croiseurs des autres nations. Sous les ministères du 12 mai et du 1er mars, les plénipotentiaires s'accordèrent sur tous les points. Mais M. Guizot ne se souciait pas d'user de procédés gracieux envers lord Palmerston il repoussa ses instances avec fermeté. A l'avènement du cabinet tory, la situation lui parut changée lord Aberdeen tenait beaucoup à la conclusion du traité, et le ministre français en autorisa la signature le 20 novembre 1841, tandis que l'échange des ratifications demeurait fixé au 19 février suivant. En agissant ainsi, M. Guizot se flattait de contribuer à affermir la situation parlementaire des torys, à les fortifier dans l'opinion publique signer un nouveau traité commun à cinq grandes puissances lui semblait une occasion favorable de faire rentrer la France dans le concert européen. Les conventions de 1831 et 1833 avaient passé presque inaperçues pendant dix ans. Lafayette, de Tracy, Odilon Barrot en étaient les parrains ; le duc de Broglie, M. Thiers les avaient proposées, à la Chambre et dans la presse l'opposition les avait secondés pour les obtenir de la majorité conservatrice. Mais lorsque le chiffre de nos navires marchands eut augmenté sur la côte d'Afrique, les abus, les vexations se multiplièrent en raison de l'heureuse concurrence de notre commerce, et douze réclamations se produisirent dans les années 1838 à 1841. En Angleterre, la cause de l'abolition était populaire, en France, le public restait à peu près indifférent la plupart de nos officiers de marine étaient partisans plus ou moins avoués de l'esclavage, et plusieurs de nos ports de mer, indirectement intéressés au maintien de la traite, expédiaient sur les côtes d'Afrique les marchandises dont se servaient les négriers pour leur trafic. De là un double résultat tandis que les croiseurs de l'Angleterre visitaient avec sévérité nos bâtiments et que ses armateurs se prêtaient de bonne grâce à cette formalité, nos croiseurs visitaient peu les navires anglais et nos équipages subissaient impatiemment la visite. Ce n'était pas là encore le principal motif de l'émotion que suscita le droit de visite en fait, le nombre des croiseurs anglais n'avait pas dépassé le chiffre de 152 et celui des croiseurs français avait été de 120 dans l'espace de douze ans, sur 17 réclamations adressées par nos armateurs, 6 seulement avaient obtenu satisfaction, les autres avaient été écartées comme sans fondement ou délaissées par les plaignants eux-mêmes. La véritable cause de l'état des esprits était dans le traité du 15 juillet 1840, dans la conduite de lord Palmerston. Aux yeux du public français, whigs et torys étaient également coupables il voulait user de représailles, il saisit l'occasion qui s'offrait de manifester sa rancune. La presse montra les équipages anglais rudoyant nos matelots, bouleversant la cargaison, le bâtiment arrêté dans sa marche, ne pouvant obtenir une indemnité de ses pertes, sa spéculation manquée et faite par les Anglais. Dès le début de la session de 1842, le ministère put
s'apercevoir de son erreur dans la discussion de l'adresse, l'opposition
attaqua les traités de 1831, 1833, 1841 avec une extrême énergie, et la
majorité manifesta la même répulsion. Aux yeux de MM. Billault, Berryer,
Thiers, Dupin, le droit de visite présentait les plus graves inconvénients il
portait atteinte aux principes fondamentaux du droit international maritime
et de la liberté des mers, il refroidissait l'ardeur de nos marins, leur
sentiment de fierté pour notre pavillon, il nous dépouillait d'une situation
indispensable, celle qui fait de la France la tête de colonne des marines de
second ordre contre l'Angleterre. Donner aux Anglais le droit de visite,
c'était les constituer gendarmes de la mer, leur accorder un droit de police
sur nos vaisseaux, nos hommes, notre commerce tout entier. Personne à la
Chambre n'était partisan de l'esclavage et la discussion s'élevait non sur le
but, mais sur les moyens. Les États-Unis ne s'étaient-ils pas opposés
résolument à la visite, en invoquant la liberté des mers et l'indépendance du
pavillon ? La résolution relative à l'abolition de la
traite, s'écria Dupin, est un contrat de
bienfaisance dans l'intérêt des nègres, et un contrat de bienfaisance n'est
pas pour faire acquérir à l'un des deux peuples un droit et un moyen de
supériorité sur l'autre ; jamais il n'a été permis de faire tourner le
bienfait contre le bienfaiteur. Que les auteurs de ces traités les défendent,
hélas ! je le conçois, la paternité a ses extases. Seul contre tous, M. Guizot défendit éloquemment le traité au nom de la morale et de l'humanité. Un cas nouveau était ajouté à ceux que toutes les nations civilisées ont mis en dehors de la liberté des mers les conventions de 1831, 1833 n'avaient d'autre but que de considérer la chair humaine comme contrebande de guerre il y avait seulement un crime de plus inscrit dans le code des nations les mers resteraient libres comme auparavant ; le traité de 1841 était le corollaire naturel des traités antérieurs. Par une adroite manœuvre, les amis du ministre résolurent de lui venir en aide, d'arracher à l'opposition le profit du triomphe, en prenant à leur compte l'amendement de M. Billault. La Chambre, à la presque unanimité, adopta la rédaction de M. Jacques Lefebvre ainsi conçue : Nous avons aussi la confiance qu'en accordant son concours à la répression d'un trafic criminel, votre gouvernement saura préserver de toute atteinte les intérêts de notre commerce et l'indépendance de notre pavillon. Ce vote créait au ministère une lourde responsabilité sous peine de se mettre en hostilité avec la Chambre et le pays, il lui fallait manquer à ses engagements vis-à-vis des quatre puissances, encourir le risque d'une rupture avec l'Angleterre. Il n'échappait à la difficulté diplomatique que pour retomber dans de redoutables difficultés parlementaires. L'orgueil, l'intérêt commercial, le sentiment religieux en Angleterre, une juste fierté et la conviction du bon droit en France, avaient fait de cette question pour les deux pays une question nationale. M. Guizot mettait le maintien de sa politique générale fort au-dessus de telle ou telle question de détail, de tel ou tel intérêt particulier ni l'intérêt français, ni l'intérêt européen, ni l'intérêt des relations de la France et de l'Angleterre n'auraient rien gagné à ce qu'il risquât sur ce point sa situation et sa politique tout entière. Il résolut d'ajourner la ratification du traité de 1841, espérant que les esprits se calmeraient avec le temps. Le 20 février, l'échange des ratifications eut lieu à Londres entre les quatre puissances, et, à la demande du gouvernement français, le protocole resta ouvert pour la France. Le temps ne fit rien à l'affaire, et les élections générales de 1842 révélèrent dans le public et parmi les députés la même disposition les protestations de la précédente Chambre n'étaient pas le résultat d'un entraînement passager ou de répugnances superficielles. M. Guizot chargea M. de Saint-Aulaire de demander au cabinet anglais la clôture du protocole de 1841, et le 19 novembre, on lisait dans le Moniteur : Le gouvernement du roi ayant déclaré qu'il ne croyait pas devoir, ni en ce moment, ni plus tard, ratifier le traité du 20 novembre 1841, les représentants de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie, réunis en conférence à -Londres, ont décidé que le protocole était clos, et que le traité conservait d'ailleurs, quant aux autres puissances, toute sa force et toute sa valeur. M. Guizot avait obtenu un grand sacrifice de lord Aberdeen, et, comme le disait celui-ci à M. de Saint-Aulaire, les motifs de notre refus étaient très-injurieux pour les hommes d'État anglais. On était parvenu à persuader en France qu'ils étaient d'abominables hypocrites, cachant des combinaisons machiavéliques sous le manteau d'un intérêt d'humanité le cabinet des Tuileries se trouvait dans la nécessité de déférer à ces imputations, et les ministres torys avaient le bon esprit de ne pas se montrer offensés. Un membre de l'opposition à la Chambre des Pairs, le comte d'Alton-Shée, eut la loyauté de le reconnaître en ces termes : Cette conduite du ministère anglais, j'ignore si elle a frappé tous mes collègues autant que moi. Je n'hésite pas à dire hautement que dans cette conduite de sir Robert Peel et de ses collègues, je vois une compensation, une réparation envers la France du mauvais procédé de lord Palmerston au 15 juillet. La condescendance du peuple britannique ne devait pas être mise à cette unique épreuve. L'annulation du traité de 1841 ne suffisait à l'opposition que si le ministère ne l'obtenait pas. Forcée d'exiger davantage pour continuer d'être opposition, elle demanda en 1843 l'abrogation des conventions de 1831-1833. Là où elle voyait surtout une question de cabinet, les conservateurs voyaient une grande question nationale, et l'exemple des États-Unis les encourageait dans leur insistance. Les Chambres de Washington avaient voté une résolution pour défendre d'accorder un droit de visite sous une forme quelconque, et le 9 août 1842, lord Ashburton signa un traité qui tranchait tous les différends anglo-américains, réglait ou plutôt abolissait le droit de visite. A la Chambre des Pairs, M. Guizot, secondé par le duc de Broglie, réussit non sans peine à écarter de l'adresse un amendement contraire au principe des traités. A la Chambre des Députés, la majorité prit elle-même l'initiative, et dans la réponse au discours du trône, elle inséra un paragraphe par lequel elle appelait de tous ses vœux le moment où notre commerce serait replacé sous la surveillance exclusive de notre pavillon. M. Guizot voulait le maintien des conventions devant les Pairs, il avait déclaré qu'une négociation aboutirait à une faiblesse ou à une folie. C'était sur la demande, par les efforts de la France, que les traités se trouvaient généralisés, acceptés des autres puissances en se retirant on livrait celles-ci au droit de visite de la seule Angleterre. A la Chambre des Députés, le cabinet eut à soutenir une attaque générale contre sa politique M. Guizot fit preuve d'une rare puissance de talent, mais, appuyé sur tous les autres points, il ne parvint pas à ramener ses amis sur la question du droit de visite. Il dut plier devant l'orage et se vit dans cette étrange obligation d'accepter un mandat contraire à ses convictions et à ses actes toutefois, en cédant aux injonctions de la majorité, il revendiqua le droit de choisir le moment opportun pour négocier. Il refusait une négociation immédiate, et rappelait cette maxime que les traité* conclus, ratifiés, exécutés, se dénouent d'un commun accord ou se tranchent avec l'épée. Les adversaires du cabinet triomphaient[3] : ils doutaient non seulement du succès définitif, mais même de la possibilité d'une négociation sérieuse ils ne croyaient guère à la bonne volonté du gouvernement, car l'amiral Duperré avait dû quitter le ministère de la marine à cause de sa santé, et on l'avait remplacé par l'amiral Roussin qui venait de prononcer un discours en faveur du droit de visite. Ce choix, peut-être intempestif, pouvait sembler une provocation, ajouter à l'irritation, à la défiance des esprits. A la Chambre des Communes, les whigs, lord Palmerston ne manquèrent pas de reprocher à lord Aberdeen ses concessions, et s'efforcèrent de surexciter la susceptibilité des saints du Parlement. Sir Robert Peel réfuta ces attaques, et faisant appel au bon sens de son pays, il montra le duc de Wellington et le maréchal Soult, ces deux héros de cent batailles, les meilleurs juges des sacrifices imposés par la guerre, employant l'un en France, l'autre en Angleterre, toute leur influence à inculquer les leçons de la paix. Quand, s'écria-t-il, je compare la position, l'exemple et les efforts de ces hommes qui ont vu le soleil éclairer à son lever des masses vivantes de guerriers descendus dans la tombe avant que ce même soleil ne se couchât j'espère que de chaque côté du canal, les journalistes anonymes et irresponsables qui font tout ce qu'ils peuvent pour exaspérer l'esprit public, pour représenter sous un mauvais jour tout ce qui se passe entre deux gouvernements désireux de cultiver la paix, disant à la France que le ministère français est l'instrument de l'Angleterre, et à l'Angleterre que le ministère anglais sacrifie l'honneur national par peur de la France j'espère, dis-je, que ces écrivains profiteront de l'exemple de ces deux illustres guerriers, et je compte que ce noble exemple neutralisera l'influence des efforts dont je viens de parler, efforts qui ne sont pas dictés par le dévouement et l'honneur national, mais par le vif désir d'encourager les animosités entre les peuples ou de servir quelque intérêt de parti ou de personnes. Toutefois, la question restait et pesait lourdement sur l'avenir en 1844 et 1845, la Chambre des Députés reproduisit son vœu de l'année précédente ; M. Guizot annonça que les négociations étaient ouvertes[4]. Lord Aberdeen sentit la nécessité de ne pas sacrifier le but au moyen, de supprimer le droit de visite, sans négliger la répression de la traite. Le duc de Broglie et le docteur Lushington furent chargés de proposer un projet qui conciliât toutes les prétentions le premier était un des négociateurs du traité de 1833, le second était à la tête des partisans de l'abolition de l'esclavage. Après plusieurs mois de pourparlers et de recherches, les deux commissaires finirent par s'entendre sur tous les points le 29 mai 1845 un traité fut signé, le droit de visite aboli, au grand désappointement des adversaires du cabinet. Dans la session de 1846, ils élevèrent quelques critiques contre la nouvelle convention, mais les Chambres se montrèrent satisfaites à de fortes majorités. A la Chambre des Communes, lord Palmerston, reconnaissant avec douleur que le traité de 1845 détruisait le droit de visite réciproque, déplorait la timidité du cabinet tory et les incroyables exigences de la France ; mais devant la majorité dont disposaient sir Robert Peel et lord Aberdeen, il s'abstint de toute motion hostile qui eût consacré davantage leur triomphe. Quant aux affaires extérieures, écrit-il en 1844, elles continuent à suivre leur marche accoutumée nous accordons aux gouvernements étrangers tout ce qu'ils demandent, et nous disons ensuite avec satisfaction qu'ils sont très contents de nous. Depuis trois ans, le gouvernement n'a fait que céder à la France sur tous les points, et se traîner pour ainsi dire à ses pieds. Dans la question du droit de visite, les torys portaient la peine des imprudences de lord Palmerston : la persévérance parlementaire avait remporté un éclatant succès, et la France avait pris sa revanche du traité du 15 juillet 1840. De son côté, le gouvernement avait eu le mérite de mener avec beaucoup de dextérité une négociation délicate, hérissée de difficultés et d'obstacles. L'affaire de Taïti, qui, à la même époque, faillit amener une rupture entre les deux pays, offre un autre caractère ici les deux cabinets se trouvent directement aux prises, les avantages et les inconvénients se balancent, le plus mesquin de tous les conflits est sur le point d'engendrer des complications fatales à la paix du monde. Le gouvernement français se préoccupait d'assurer à notre marine des ports de relâche et d'approvisionnement sur divers points du globe. La conquête et la colonisation de l'île de Madagascar lui parut une entreprise trop considérable mais à défaut de grands établissements territoriaux et coloniaux il désirait occuper un certain nombre de stations maritimes sûres et fortes. De 1841 à 1844, il fonda plusieurs comptoirs fortifiés aux embouchures des rivières le Grand-Bassam, le Gabon, sur le golfe de Guinée, et des traités conclus avec les chefs des peuplades voisines, lui conférèrent la souveraineté extérieure d'une certaine étendue de territoire au bord de la mer. Il s'empara des îles de Mayotte et de Nossi-Bey, à l'entrée du canal de Mozambique, signa avec l'iman de Mascate et avec la Chine des conventions qui stipulaient des sûretés, d'importantes libertés commerciales pour notre colonie de l'île Bourbon, pour nos relations avec l'Orient. Il songea aussi à occuper la Nouvelle-Zélande, mais quand on vint à l'exécution, on reconnut que les Anglais nous avaient devancés et que, dès 1840, la souveraineté de la reine Victoria avait été proclamée dans ces îles. Le capitaine Dupetit-Thouars suggéra alors au cabinet du 29 octobre la pensée de chercher dans les îles Marquises le point d'appui qui venait de nous échapper, et qui permettrait d'établir un lieu de déportation hors du territoire du royaume. Après un examen attentif, la proposition fut agréée, et au mois de mai 1842, M. Dupetit-Thouars, qui venait d'être nommé contre-amiral, prit possession officielle des divers groupes de ces îles. Il ne s'en tint pas là, et de lui-même porta ses vues sur les îles de la Société, en particulier sur Taïti, surnommée la Reine des mers du Sud, le centre et la perle de cet archipel voisin. L'occasion était favorable dès 1838, des vexations infligées aux colons, aux missionnaires français, avaient nécessité l'envoi d'une force navale à Taïti ; une indemnité de 3.000 dollars, le salut du pavillon, le traitement des étrangers les plus favorisés, telles furent les conditions imposées par M. Dupetit-Thouars. En 1842, nos résidents portèrent de nouvelles plaintes contre la reine Pomaré et les chefs le domicile de plusieurs Français avait été violé, leurs propriétés saisies, leurs meubles, leur argent pillés, d'autres envoyés en prison sans jugement, un d'entre eux massacré. Cette fois, l'amiral déclara à la reine et aux chefs, que, ne se fiant plus à leur parole, il exigeait comme caution de la conduite du gouvernement taïtien à l'avenir, la remise de dix mille piastres fortes ; sans quoi il menaçait d'occuper l'île et les établissements qui en dépendaient. Après quelques jours d'incertitude et pour se tirer d'embarras, la reine et les chefs offrirent de placer les îles de la Société sous le protectorat de la France. M. Dupetit-Thouars s'empressa d'accepter, et, le 9 septembre 1842, sous la seule réserve de la ratification royale, il signa un traité qui, maintenant à la reine Pomaré la souveraineté intérieure des îles, abandonnait au roi de France la direction de toutes les affaires avec les gouvernements et les résidents étrangers, garantissait à chacun le libre exercice de sa religion. L'amiral Dupetit-Thouars avait agi sans autorisation du ministère, et celui-ci prévoyait les embarras que pouvait susciter le traité du 9 septembre. On sait avec quelle sollicitude le gouvernement anglais suit jusqu'au fond des mers les plus lointaines ces missionnaires qui aplanissent les voies à son influence et préparent sa domination matérielle ; on sait combien il est forcé de compter avec toutes ces sectes de saints qui représentent le sentiment religieux dans ce qu'il a de plus intolérant, de plus inquiet. Depuis près de quarante ans, les missionnaires wesleyens exerçaient dans les îles de la Société un véritable protectorat spirituel et temporel, y assuraient au commerce britannique une position privilégiée à force de dévouement, ils avaient changé la foi, les mœurs, l'état social des Taïtiens. On pouvait dire qu'à Taïti, sauf les couleurs du pavillon arboré sur le palais de la reine, tout était anglais. Sous le ministère Canning, le protectorat des îles de la Société fut offert à l'Angleterre, et celle-ci refusa d'échanger une domination réelle, sans charge et sans responsabilité, contre une souveraineté toute nominale. Le cabinet des Tuileries savait que notre protectorat blesserait profondément le sentiment religieux et les intérêts mercantiles anglais, mais l'acte ne lésait aucun droit international et il n'hésita pas à ratifier le fait accompli. Le 17 avril 1843, le capitaine de vaisseau Bruat, officier d'une bravoure d'une intelligence éprouvées, était nommé gouverneur des établissements français dans l'Océanie et commissaire du roi auprès de la reine Pomaré ; le 24 avril, le ministère demandait aux Chambres un crédit extraordinaire de 5.987.000 francs, nécessaire à nos possessions nouvelles. Par une singulière interversion des rôles, ses adversaires, fidèles à leur tactique d'opposition à outrance, lui reprochèrent sa hardiesse, son imprudence, et proposèrent un amendement dans le but de réduire nos établissements à des proportions qui ne pussent exciter les susceptibilités anglaises. Mais l'honneur du drapeau français, le désir de se montrer à la fois protectrices de la religion et de la liberté entraînèrent les deux Chambres. Le gouvernement anglais vit avec déplaisir le protectorat français établi à Taïti ; ses instructions à ses agents trahissaient une réserve pleine de défiance[5] : il affectait de plaindre Pomaré, de déplorer l'affliction, l'humiliation de cette reine infortunée ; le consul anglais devait observer une extrême prudence, respecter les droits des autorités françaises, mais aussi surveiller avec vigilance leurs actes à l'égard des missionnaires protestants. Sur ces entrefaites, M. Pritchard, consul anglais et missionnaire marchand, revint à Taïti où il possédait une influence égale, sinon supérieure à celle de la reine[6], et d'où il était absent lors du traité de 1842. Le protectorat français lui parut une véritable usurpation, et, secondé par le commandant de la frégate la Vindictive, le commodore Toup Nicholas, il prêcha la croisade contre le gouvernement provisoire, appelant les indigènes aux armes, les exhortant à arracher le pavillon du protectorat. A son instigation, la reine Pomaré fit élever sur son palais un nouveau pavillon rouge et blanc, orné d'une énorme couronne, emblème de révolte et d'indépendance. Averti par les rapports de ses officiers, l'amiral Dupetit-Thouars reparut à Taïti, et écrivit aussitôt à Pomaré pour l'engager à amener ce pavillon qu'il regardait avec raison comme une insulte à notre dignité nationale. Le 6 novembre, ayant épuisé tous les moyens de conciliation, il mit de côté le traité du protectorat, déclara la reine déchue de sa souveraineté, et, au nom de la France et du roi, prit possession définitive des îles de la Société. Aussitôt M. Pritchard amena le pavillon anglais qui flottait sur le consulat, annonçant à l'amiral français qu'il cessait ses fonctions et se proposait de protester avec la dernière énergie. L'acte était violent et irrégulier mais il y avait là une
situation de guerre, et l'hostilité évidente de la reine, les menées ardentes
de Pritchard, l'imminence de la révolte le rendaient indispensable. Le
gouvernement français eut le tort de se préoccuper avant tout du droit public
l'honneur national commandait de ne pas tenir compte des récriminations de la
pressé, des saints, des ministres anglais, de soutenir ces hommes courageux qui, à 4.000 lieues de leur pays, seuls sur leur vaisseau
qui est la patrie, se dévouent aux intérêts de la grande patrie dont ils sont
si loin. Le 26 février 1844, le Moniteur publia la
déclaration suivante : Le gouvernement a reçu
des nouvelles de l'île de Taïti en date du 1er au 9 novembre 1843. M. le
contre-amiral Dupetit-Thouars, arrivé dans la baie de Papeïti le 1er novembre
pour exécuter le traité du 9 septembre 1842, que le roi avait ratifié, a cru
devoir ne pas s'en tenir aux stipulations de ce traité, et prendre possession
de la souveraineté entière de l'île. La reine Pomaré a écrit au roi pour
réclamer les dispositions du traité qui lui assurent la souveraineté
intérieure de son pays, et le supplier de la rétablir dans ses droits. Le
roi, de l'avis de son conseil, ne trouvant pas dans les faits rapportés des
motifs suffisants pour déroger au traité du 9 septembre 1842, a ordonné
l'exécution pure et simple de ce traité, et le rétablissement du protectorat
français dans l'île de Taïti. Attaquée dans les Chambres avec beaucoup de violence, cette résolution malencontreuse obtint l'assentiment de la majorité, mais elle laissa dans le public une impression pénible, et l'orgueil national en reçut une douloureuse atteinte. Sur ces entrefaites, on apprit un nouvel et plus grave
incident. Les intrigues de Pritchard avaient produit leur effet la sédition
avait éclaté sur plusieurs points de l'île de Taïti la reine Pomaré s'était
mise sous la protection du pavillon anglais. M. Bruat se porta de sa personne
contre les insurgés, et comme la révolte grondait à Papeïti, comme Pritchard
était la tête et la main du complot, le capitaine d'Aubigny déclara la ville
en état de siège, fit arrêter, enfermer dans un blockhaus le fauteur de ces
troubles, et publia une proclamation en ces termes Une
sentinelle française a été attaquée dans la nuit du 2 au 3 mars 1844. En
représailles, j'ai fait arrêter le nommé Pritchard, seul moteur et
instigateur journalier de l'effervescence des naturels. Ses propriétés
répondent de tout dommage occasionné à nos valeurs par les insurgés, et si le
sang français venait à couler, chaque goutte en rejaillirait sur sa tête.
Cinq jours après, le gouverneur Bruat rentra à Papeïti, et fit aussitôt
embarquer Pritchard sur un bâtiment anglais. Une fois débarrassé de ce
dangereux ennemi, il vit renaître un peu de calme à Taïti les autres
missionnaires protestants allèrent le voir, reconnurent franchement son
autorité et se mirent à l'œuvre pour calmer l'insurrection. Toutefois la
lutte se prolongea deux années encore en 1846 seulement, la reine Pomaré
consentit à rentrer à Taïti, et le protectorat français fut paisiblement
rétabli. En Angleterre, l'arrestation, l'expulsion de Pritchard produisirent une violente émotion les saints de toutes sectes, quakers, méthodistes, wesleyens, tinrent des meetings où ce missionnaire était représenté comme un martyr de la foi évangélique ; les journaux whigs et torys rivalisaient de fureurs, d'imprécations avec les énergumènes du parti religieux[7]. Cédant à l'entraînement général, et sentant s'agiter en lui le vieux levain patriotique, sir Robert Peels exprima dans le Parlement avec une précipitation regrettable : Je n'hésite pas, s'écria-t-il, à déclarer qu'un outrage grossier, accompagné d'une grossière injure, a été commis contre l'Angleterre dans la personne de son agent... je pense que le gouvernement français fera la réparation que l'Angleterre a le droit de demander. La presse française répondit par des cris de colère aux provocations des journaux et du cabinet anglais le fond de l'affaire avait presque disparu devant le langage du principal ministre de la reine, tenu si légèrement, avant d'avoir reçu aucun éclaircissement, aucune information. Interpellé dans les deux Chambres, M. Guizot observa une attitude réservée et en contraste marqué avec celle de sir Robert Peel la session touchait à sa fin, et il lui semblait avec raison qu'un débat prématuré, au lieu de porter la lumière dans la question, ne ferait qu'y mettre le feu il y avait entre les deux gouvernements des faits, des droits à éclaircir et à mettre d'accord, il ne voulait pas rendre difficile ce qui ne l'était pas. Il avait à cœur, lui aussi, de défendre l'honneur de notre marine, la dignité des agents de la France, mais il ne pouvait consentir à s'expliquer de suite, précisément parce qu'il devait les soutenir ailleurs. Le ministre français ne négligea rien pour se rendre un compte exact de ce qui s'était passé à Taïti son enquête démontra que M. Pritchard, ayant lui-même amené son .pavillon, et cessé ses fonctions de consul à Taïti, n'y avait plus aucun caractère public dans six cas particuliers des Français avaient été expulsés de l'île Maurice aussi durement et avec bien moins de motifs l'arrestation, l'expulsion des étrangers étaient le droit commun et la pratique habituelle dans les colonies anglaises. Cependant l'opinion publique anglaise et française demeurait violemment agitée des bruits de guerre se répandaient l'opposition, les diverses sociétés de missions exerçaient une si forte pression sur les ministres anglais que la plupart se prononcèrent pour de notables augmentations d'armements maritimes. Lord Aberdeen demanda officieusement le renvoi temporaire de M. Pritchard à Taïti, l'éloignement de M. d'Aubigny. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, disait-il à M. de Jarnac, pour aplanir les voies au roi et à M. Guizot, mais je suis préparé au pire. M. Guizot repoussa avec énergie une idée semblable qui aurait produit les effets les plus désastreux en France comme à Taïti. M. Pritchard, était considéré par les Français et les indigènes comme l'instigateur, comme le drapeau de la guerre ; le renvoyer à ce posté, c'était donner à la lutte un nouvel aliment, à l'insurrection de nouvelles forces, c'était briser tout ascendant moral de la France. Si pour éviter la guerre, il fallait sortir de Taïti, M. Guizot préférait donner sa démission. On n'en vint pas à une pareille nécessité lord Aberdeen ayant donné à entendre qu'une indemnité en argent satisferait M. Pritchard, le gouvernement français se décida à profiter de cette ouverture. Le 29 août et le 2 septembre 1844, M. de Jarnac reçut deux dépêches qui devaient mettre fin à la querelle. Aux termes de ces documents, M. Pritchard, du mois de février au mois de mars 1844, avait constamment travaillé par toutes sortes d'actes et de menées, à entraver, troubler et détruire l'établissement français à Taïti, l'administration de la justice,, les rapports de nos agents avec les indigènes. Les autorités françaises avaient eu de légitimes motifs et s'étaient même trouvées dans la nécessité d'user de leur droit de renvoyer M. Pritchard du territoire de l'île, où sa présence et sa conduite fomentaient parmi les indigènes un esprit permanent de résistance et de sédition. Mais le gouvernement français, tout en insistant sur le droit et la convenance de l'arrestation n'avait pas d'objection à regretter, comme le faisait M. le gouverneur Bruat, certaines circonstances qui avaient précédé le renvoi de M. Pritchard, entre autres le mode et le lieu de son emprisonnement momentané et la proclamation publiée à sort sujet, mesures dont la nécessité ne lui paraissait pas justifiée par les faits. Il se montrait donc disposé à lui accorder une indemnité qu'il paraissait convenable de soumettre à l'appréciation des deux commandants des stations française et anglaise dans l'océan Pacifique, M. le contre-amiral Hamelin et M. l'amiral Seymour. M. Guizot posait avec vigueur les prémisses et péchait par la conclusion. Le capitaine d'Aubigny avait agi dans la plénitude de son droit de police et on le désavouait. M. Pritchard était convaincu d'avoir allumé la guerre, fait couler le sang de nos soldats, et on lui accordait une indemnité, presque au même moment où, après des victoires éclatantes contre le Maroc, le gouvernement français n'exigeait aucune cession de territoire, aucune réparation pécuniaire. En 1840, écrivit M. Duvergier de Hauranne, l'Angleterre a sacrifié l'alliance française à la question d'Egypte qui du moins était quelque chose ; en 1844 elle a voulu la sacrifier à la question de Taïti qui n'est rien, à une querelle de boutique ou de sacristie. Dans un discours à la Chambre des Communes, Palmerston avoua que son pays n'avait aucune raison de se plaindre de la manière dont ce conflit avait été résolu. Si l'affaire était terminée entre les deux nations et les deux gouvernements, elle ne l'était pas pour le cabinet français dont la conduite fut l'objet d'une grande attaque parlementaire dans la session de 1845. A la Chambre des Pairs le comte Mole crut l'occasion favorable de le renverser et de le remplacer après quatre années d'un silence absolu, il prit la parole et passa en revue la politique du ministère qu'il appela : une politique partout et toujours à outrance, même dans ses faiblesses, il l'accusa de compromettre l'alliance anglaise, en exagérant ses conséquences, en surexcitant contre elle la susceptibilité nationale. Ceux-là seuls compromettent l'alliance anglaise, riposta le ministre des affaires étrangères, qui, soit à dessein, soit par aveuglement, saisissent tous les incident5, toutes les difficultés, toutes les questions, les grossissent, les enveniment, et, volontairement ou sans intention, courent le risque d'en faire sortir la rupture ou du moins la froideur. Il n'y avait dans tout cela qu'émotion factice des esprits, tumulte factice des journaux, tension factice de la situation. Tout cela, c'est un murmure qu'on a élevé au sein d'un brouillard qu'on amasse. La Chambre ne se laissera point prendre à de telles manœuvres elle verra au-dessus du brouillard, elle entendra au delà du bruit ; elle verra, elle entendra la vérité. Le projet d'adresse fut adopté par 114 voix contre 39. A la Chambre des Députés, la lutte eut un caractère plus grave et faillit amener la chute du cabinet. La solution de l'affaire Pritchard avait ébranlé un certain nombre de ses partisans, tandis que tous ses adversaires se réunirent pour l'accabler. Il fallait plutôt, dit M. Dupin, abandonner un ministère que d'abandonner le pays pour un ministère, et le spirituel orateur s'élevait contre cette tactique qui consiste à couvrir ses fautes par le respect du système, à protéger un point faible par la considération de l'ensemble, à excuser tout par la passion de la paix, et à accuser toute opposition de vouloir la guerre. Il faut, s'écria M. de Tocqueville, que la France cesse d'être France ou que vous cessiez de gouverner ! Parmi les autres orateurs de l'opposition, on entendit MM. Gustave de Beaumont, Thiers, Billault ; pour le gouvernement MM. Guizot. Duchâtel, Dumon, Liadières, de Gasparin, Hébert. Un habile magistrat, M. de Peyramont, membre de la commission de l'adresse, défendit avec éloquence le paragraphe qu'elle proposait ce dernier fut adopté à la faible majorité de 213 voix contre 205. Ce vote plaçait le cabinet dans une position équivoque il le comprit et résolut de se retirer. Mais aussitôt le parti conservateur prit l'alarme, et provoqua une réunion dans le but de se constituer, de procurer au cabinet un appui ferme et durable. Les hommes les plus importants de la majorité, les maréchaux Sébastiani et Bugeaud, MM. Hartmann, Delessert, Jacqueminot inspiraient cette réunion à laquelle deux cent vingt députés apportèrent leur adhésion. On nomma une députation chargée de faire connaître au ministère la résolution des conservateurs de maintenir intacte la politique de ces dernières années, et de le prier, au nom de cette politique à laquelle il empruntait tant d'honneur, de demeurer à son poste. Cette solennelle démarche eut un plein succès les ministres retirèrent leur démission, et leur alliance avec la majorité se raffermit en se resserrant. Le cabinet français avait fait preuve de courage, en occupant les îles de la Société, en portant à la prépondérance anglaise dans les mers du Sud une désagréable atteinte, en refusant de laisser Pritchard revenir à Taïti après son expulsion. Il commit une faiblesse en offrant une indemnité à ce dernier. La question en elle-même était misérable, l'intérêt matériel à peine sensible, les deux amiraux chargés de régler le montant de l'indemnité ont même oublié de s'en occuper, et M. Guizot a raison de déplorer ces mensonges du microscope parlementaire. Sans doute, c'est l'un des inconvénients du gouvernement libre, que les événements et les questions, au moment ou ils apparaissent et tombent dans le domaine de la discussion, grandissent démesurément et prennent, aux yeux du public, une importance hors de toute proportion avec la vérité des choses et les intérêts du pays. Mais il n'y a pas de petites questions lorsque l'amour-propre national est en jeu les forces morales constituent la grandeur, la dignité des peuples comme celles des individus, et l'honneur, cette puissance idéale, est un sentiment respectable, même dans ses emportements, même dans ses excès il reste le principe, la caution du patriotisme, de la nationalité française. |
[1] Guizot, écrit Palmerston, nous est tout aussi opposé au fond que n'importe quel autre Français.
[2] Voir la belle étude de M. Charles Mazade sur M. Guizot : Portraits d'histoire morale et politique.
[3] Dupin compare le ministère depuis l'adresse, à un lièvre atteint par le plomb du chasseur, et qui n'a plus qu'à mourir dans le taillis.
[4] M. Dupin dit à ce propos Le Cabinet est inséparable de la majorité ; quand elle ne sera pas avec lui, il sera avec elle.
[5] Quand chaque jour, dirent les journaux anglais, afin de cacher leur dépit, quand chaque jour nous prenons par tout le monde ce qui est à notre convenance, nous serions mal venus à disputer à la France la conquête d'un petit potager dans la mer du Sud.
[6] Remuant et audacieux, il s'était montré un des membres les plus zélés de la corporation des marchands de Bibles, et comme les conversions religieuses donnaient aux prédicants un caractère de législateurs, il avait façonné un code religieux qui mêlait habilement les profits du culte à la réforme des mœurs. Toute infraction religieuse était punie d'une amende qui entrait dans la caisse des missionnaires. Or, il y avait un péché plus fréquent que tout autre, qui offrait une source féconde de revenus, c'était le péché de galanterie... La pudeur méthodiste s'en offensait, mais en tirait profit... Ministres du Seigneur, les missionnaires combattaient les faiblesses ; commerçants, ils avaient intérêt à en désirer le maintien et l'accroissement, et le révérend Pritchard s'enrichissait à cette source peu évangélique. Il cumulait encore d'autres industries, avait ouvert une boutique d'apothicaire, assistait la reine Pomaré dans ses grossesses, et s'était constitué son accoucheur ordinaire ; vrai Figaro de l'île, où il régnait consilio manuque (Elias Regnault, t. II, p. 347). Pour être juste, il faut reconnaître qu'à côté des missionnaires marchands, l'Angleterre envoie aussi de nombreux missionnaires non marchands.
[7] Palmerston parle à ce sujet de la haine profonde qui s'est réveillée en Angleterre contre la France. — Les Français, écrit-il à son frère, auraient dû penser que la religion est une chose à laquelle on ne touche pas impunément... Fidarsi e bene, ma non fidarsi e meglio, devrait être notre maxime à l'égard de la France. La France, en effet, prépare très-assidûment les moyens de nous envahir.