HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 À 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE XXII. — LA LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT ET LES JÉSUITES.

 

 

Organisation du parti conservateur à la Chambre des députes. Qualités et défauts de la majorité. — Le jury et les procès de presse. — Attentat de Quénisset. — La liberté d'enseignement : ses défenseurs et ses adversaires l'agitation anti-jésuitique. Montalembert et Cousin. — La Chambre des députés réclame l'exécution des lois contre les Jésuites. Négociation de M. Rossi à Rome. — Sages conseils du duc de Broglie à M. Guizot pressentiments de M. Duchâtel. — La Chambre des Pairs depuis 1830 : son rôle effacé et secondaire. — Loi du 3 mai 1841 sur l'expropriation pour cause d'utilité publique. Projet de loi en faveur de la propriété littéraire. Le recensement et les trois journées de Toulouse. — Discussion des propositions Ganneron et Ducos relatives à la réforme parlementaire et électorale. — Loi du 11 juin 1842 sur le réseau général des chemins de fer. — Elections de 1842.

 

Un grand fait domine l'histoire intérieure du ministère Soult-Guizot c'est la reconstitution d'un parti conservateur à la Chambre des députés, d'une majorité homogène, capable de persévérance dans les questions et les .situations diverses. Deux hommes, M. Guizot et le comte Duchâtel ont surtout contribué à raffermir cette majorité, presque dissoute et dispersée depuis trois ans, à la préserver de ses défaillances. De 1840 à 1847, à travers de nombreuses épreuves, elle s'organise tantôt elle donne l'impulsion au ministère, tantôt elle la reçoit. Nous essayerons de la suivre dans ses actes, de dire le bien qu'elle a réalisé, le mal qu'elle n'a pas su empêcher, ses qualités et ses défauts.

On a écrit que les majorités avaient pour chefs, pour leaders la peur, l'intérêt et la vanité, qu'un gouvernement ne vivrait pas six mois, s'il se mettait à dos les poltrons, les ambitieux et les hommes d'argent. Sans doute, on ne saurait méconnaître l'influence de ces mobiles dans le gouvernement comme dans les actions privées tant vaut l'homme, tant vaut la nation, et tant vaut la nation, tant valent les corps constitués chargés de la représenter. Sans doute, il faut trop souvent appeler les intérêts au secours des convictions, et la politique se sert parfois des mauvaises passions pour diriger les hommes comme la médecine use des poisons pour guérir les malades. Rien de plus incomplet cependant, de plus insuffisant que cette explication des grands résultats par les petites faiblesses et les petites hontes c'est la théorie du pamphlétaire ou du pessimiste, ce n'est pas celle de l'historien et du philosophe elle viole les principes spiritualistes et chrétiens, ne tient aucun compte de la variété infinie des mobiles qui déterminent les actions humaines.

Que n'a-t-on pas écrit au sujet de la majorité de Robert Walpole, des moyens employés pour la corrompre ? Cette majorité se serrait autour du ministre, parce que dans un temps de crise et de lutte, au milieu des complots des Stuarts, en face de la guerre civile menaçante, ce dernier s'était voué corps et âme au triomphe des principes de la révolution de 1088 ; elle pouvait ne pas approuver certains actes de son leader, elle lui accordait néanmoins sa confiance. J'ai entendu souvent des discours qui ont changé mon opinion, disait un membre du parlement anglais, mais je ne me rappelle pas en avoir entendu un seul qui ait changé mon vote. La majorité de la Chambre introuvable, les trois cents de M. de Villèle, n'avaient-ils pas leur esprit particulier, leurs tendances libres, leurs passions implacables, hautaines ? Un gouvernement ne saurait acheter tout le monde, et jamais M. Decazes n'aurait obtenu l'adhésion des ultra-royalistes aux principes tempérés de l'ordonnance du 5 septembre jamais M. de Villèle n'eût présenté les lois sur le sacrilège et le droit d'aînesse, si les trois cents ne les lui eussent imposées comme condition de leur concours. La majorité de M. Guizot n'était pas plus passive que celles de Walpole, de William Pitt, de Villèle ; elle se montrait aussi impérieuse, aussi exigeante, et bien souvent, elle a contraint ses chefs à servir ses instincts, ses caprices de parti mais ceux-ci n'étaient pas en dehors de sa pensée, de ses sentiments, et elle leur apportait son vote dans des questions où ils se trouvaient eux-mêmes en défaut. Elle s'éclaira et s'affermit de jour en jour ; elle acquit cet esprit d'ensemble et de suite qui devrait guider la vie publique des partis et des individus. Je ne fais pas chaque jour ce que je veux, écrivait un des amis fidèles de M. Guizot, M. Dugas-Montbel, mais je fais ce que j'ai voulu dès le premier jour. Le parti conservateur demandait au cabinet du 29 octobre de maintenir la monarchie constitutionnelle, parlementaire et libérale, d'assurer l'ordre, l'équilibre européen, de sauvegarder la paix, l'honneur et la dignité de la France à ce prix, il était prêt à le suivre, même dans ses erreurs il se rappelait cette réponse de Casimir Périer : Eh le beau mérite de voter pour moi, lorsque vous m'approuvez ? Mes ennemis cessent-ils de me combattre quand j'ai raison ? Soutenez-moi donc quand j'ai tort !

La droite montra de précieuses qualités elle eut la tenue, l'amour de l'ordre, de la discipline, de la hiérarchie ; elle comprit que le pouvoir ne s'exerce qu'à de pénibles conditions, qu'on doit prêter à ses dépositaires un énergique appui ; elle se pénétra du sentiment conservateur qui donnait au gouvernement le lest dont il a sans cesse besoin. L'écueil du régime parlementaire en France, c'est l'instabilité, et avec celle-ci l'incertitude et le malaise dans la politique intérieure l'insuffisance dans la politique extérieure l'union étroite de la majorité avec le ministère corrigea ce défaut capital, assura au gouvernement la durée et la force elle eut pour résultats la paix du monde, le respect des traités, du droit des gens, la répression de la propagande révolutionnaire, la prospérité commerciale, industrielle et agricole la première des idées libérales, c'est la paix, et le pouvoir qui l'assure fait œuvre de progrès et de civilisation.

Est-ce à dire que cette majorité conservatrice n'ait pas eu sa part d'imprévoyance, d'entêtement et d'égoïsme ? Loin de nous la pensée de l'admirer sans réserves mais ces imperfections étaient celles du pays entier, dont la bourgeoisie demeurait en somme l'expression la plus élevée. La majorité venait, pour ainsi dire, de tous les points de l'horizon politique d'anciens généraux du premier empire, pleins d'admiration pour son héros, de vieux démocrates nourris des idées de 1792, devenus hommes d'ordre par expérience ou par fatigue, dominés à leur insu par le souvenir de la Convention, des légitimistes ralliés, des fanatiques de l'usurpation parlementaire et des partisans de la couronne, des libre-échangistes et des protectionnistes, des voltairiens universitaires et des champions de la liberté d'enseignement, tous ces hommes différaient par leur éducation, leurs antécédents, leurs mœurs politiques. Mais le premier devoir d'un gouvernement est de vivre en bonne intelligence avec son peuple et son époque il ne peut rien s'il ne se trouve secondé, et le parti conservateur se groupait surtout autour de questions matérielles ou purement politiques ; une question religieuse, un intérêt moral se présentait-il à discuter, aussitôt les députés revenaient à leur naturel, à leurs routines, à leurs répugnances. Louis-Philippe avait le sentiment très-vif de ces difficultés du gouvernement libre, et dans un moment de doute et de découragement, il disait à M. Guizot : Tenez, mon cher ministre, ne vous y trompez pas ; un gouvernement libéral en face des traditions absolutistes et de l'esprit révolutionnaire, c'est bien difficile ; il y faut, des conservateurs libéraux et il ne s'en fait pas assez ; vous êtes les derniers des Romains. Un autre jour, il s'écriait : Quelle confusion quel gâchis ! Une machine toujours près de se détraquer ! Dans quel triste temps nous avons été condamnés à vivre !

M. Guizot savait qu'il est plus important de donner aux hommes des mœurs et des habitudes que des lois et des tribunaux, il aurait voulu passer au gouvernement des idées, combattre les mauvais courants qui se formaient dans les régions intellectuelles ; mais il manquait de soldats et d'armes pour la lutte philosophique et morale. A l'exemple de l'opposition les conservateurs sentaient ici le mal et ne voulaient pas du remède. Ce pays-ci est bon, écrivait M. Guizot à Louis-Philippe, mais dans ses meilleures parties il faut que le bon sens et le courage du gouvernement marchent devant à cette condition, le bon sens et le courage du public se lèvent.

C'était beaucoup dire, et l'initiative du pouvoir n'entraînait pas toujours le pays, comme on le vit dans les procès politiques et au sujet de la liberté d'enseignement.

Le 19 décembre 1840, le National est traduit devant la cour d'assises de la Seine pour avoir écrit, en parlant de MM. Thiers et Guizot : Que nous importe à nous, vos vaines querelles ? vous êtes tous complices. Le principal coupable, ah nous savons qui il est, où il est. La France le sait bien aussi, et la postérité le dira. Le jury acquitte le National, qui annonce son triomphe en ces termes : Oui, c'est le roi que nous avons voulu désigner notre pensée était évidente... Le nier, c'eût été une véritable insulte au bon sens et à l'intelligence du jury... Ce second article paraît plus scandaleux encore que le premier. Nouvelles poursuites, nouvel acquittement.

En 1841, la Gazette de France et la France publient plusieurs lettres apocryphes de Louis-Philippe pendant l'émigration et après 1830 leur tendance est de le représenter comme un tyran, un traître à la patrie. Les lettres sont démontrées fausses, le délit d'outrage est patent, l'avocat général a averti les jurés de ce qu'ils vont faire ceux-ci lui répondent par un verdict d'acquittement. Cette sentence injurieuse devient le texte des conversations de chacun, les fausses lettres ont un appui légal, les radicaux et les légitimistes répandent dans toute la France d'innombrables copies des prétendus autographes. Il faudrait restreindre les pouvoirs du jury ; mais le gouvernement ne veut ou n'ose proposer une pareille mesure il sait que la Chambre ne le suivrait pas dans cette voie, qu'elle n'a pas assez de résolution pour entreprendre une réforme salutaire[1].

A la tribune de la Chambre des députés, M. Guizot donna un démenti formel aux calomnies propagées contre le roi au sujet des fausses lettres le silence de ses adversaires prouva combien peu leurs attaques méritaient de créance.

A Paris, le ministère public avait souvent manqué de vigueur et d'habileté le cabinet remplaça M. Frank-Carré par M. Hébert dont le talent et l'énergie inspiraient plus de confiance. C'était un palliatif, un expédient ; toutefois cette simple mesure eut quelques heureux résultats.

Le 13 septembre 1841, le duc d'Aumale fit son entrée à Paris avec le 17e d'infanterie légère qu'il commandait, et qui depuis sept ans s'était couvert de gloire en Algérie dans la rue Saint-Antoine, un assassin fit feu, sur lui à bout portant. La balle alla frapper le cheval du lieutenant-colonel Levaillant qui marchait à côté du prince, et l'animal tomba mort devant lui. L'auteur de l'attentat fut aussitôt arrêté il se nommait Quénisset et avait servi comme soldat condamné à trois ans de travaux pour crime de rébellion, il était parvenu à s'évader en 1837. Les premières recherches de l'instruction établirent qu'un complot avait préparé le crime, et l'affaire fut déférée à la Cour des Pairs. Dans cette longue procédure, M. Hébert déploya des qualités éminentes, et fit preuve d'une rare vigueur de caractère avec les simples armes de la loi commune, il mit en relief la complicité réelle et directe des provocateurs au complot, et ne se contenta pas d'alléguer une simple complicité morale. La Cour des Pairs rendit un arrêt conforme aux conclusions du procureur général. M. Dupoty, rédacteur en chef du journal le Peuple, fut condamné à cinq ans de détention, trois autres affiliés, Colombier, Brazier et Quénisset à la peine de mort. La clémence royale accorda une commutation de peine à ces derniers.

Dans les débats sur la liberté d'enseignement et les Jésuites, le parti conservateur se montra de nouveau dominé par des passions et des préjugés étroits.

La Charte de 1830 promettait de consacrer le principe de la liberté d'enseignement et la loi de 1833 l'avait fait pénétrer dans l'instruction primaire[2]. En 1836, 1841, 1844, 1847, Guizot, Villemain de Salvandy, tentèrent successivement de l'appliquer dans une mesure plus ou moins étendue à l'instruction secondaire leurs projets rencontrèrent une ardente opposition et n'aboutirent à aucun résultat. En matière d'instruction publique, écrit M. Guizot, tous les droits n'appartiennent pas à l'État ; il y en a qui sont, je ne veux pas dire supérieurs, mais antérieurs aux siens, et qui coexistent avec les siens. Ce sont d'abord les droits de la famille. Les enfants appartiennent à la famille avant d'appartenir à l'État. L'État a le droit de distribuer l'enseignement, de le diriger dans ses propres établissements et de le surveiller partout ; il n'a pas le droit de l'imposer arbitrairement et exclusivement aux familles, sans leur consentement, et peut-être contre leur vœu. Le régime de l'Université impériale n'admettait pas ce droit primitif et inviolable des familles... Il n'admettait pas non plus, du moins à un degré suffisant, un autre ordre de droits, les droits des croyances religieuses. Napoléon a très-bien compris la grandeur et la puissance de la religion il n'a pas également bien compris sa dignité et sa liberté. Il a souvent méconnu le droit qu'ont les hommes chargés du dépôt des croyances religieuses, de les maintenir et de les transmettre de génération en génération, par l'éducation et l'enseignement. Ce n'est pas là un privilège de la religion catholique ; ce droit s'applique à toutes les croyances et à toutes les sociétés religieuses catholiques ou protestants, chrétiens ou non chrétiens, c'est le droit des parents de faire élever leurs enfants dans leur foi, parles ministres de leur foi...

Ainsi, la liberté d'enseignement est la conséquence directe et nécessaire de l'incompétence de l'État en matière religieuse la liberté d'enseignement et la liberté de conscience se touchent, comme le principe et sa conséquence, comme le droit et sa garantie, comme la loi et sa sanction.

Proclamée par des orateurs catholiques, tels que Montalembert et Lacordaire, la liberté d'enseignement devint l'objet d'une ardente controverse qui se propagea rapidement dans la presse. Chaque nouvel écrivain semblait avoir à cœur de dépasser les exagérations de ses devanciers des prêtres publièrent des brochures violentes contre l'Université ; quelques évêques commirent l'imprudence de les approuver et attirèrent sur eux une déclaration d'abus. D'autres prélats se concertèrent pour présenter des observations collectives, et le gouvernement dut leur infliger un blâme.

A son tour l'Université eut des champions plus véhéments, plus fougueux encore MM. Michelet et Quinet rivalisèrent de violences avec les défenseurs de la liberté d'enseignement. Au Collège de France, M. Quinet s'écria : Pour vous chasser, nous avons renversé une dynastie, et, s'il le faut, nous renverserons encore six dynasties pour vous chasser !

Le tort de quelques-uns n'était pas celui de tous, mais dans cette vive querelle, les opinions modérées se taisaient, intimidées ou déconcertées. Une lutte à outrance s'engagea entre l'Université et le Clergé, c'est-à-dire entre l'État et l'Église. Da 1843 à 1846, elle passionna la presse, les parquets, la Sorbonne, le théâtre, le roman, l'Académie française et la tribune. Pour compromettre plus sûrement le principe de la liberté d'enseignement, ses adversaires évoquèrent le fantôme jésuitique et l'épouvantail des congrégations religieuses : ils ne pouvaient choisir plus habilement leur terrain d'attaque, car il n'y avait point de nom qui fût aussi impopulaire en France que celui des Jésuites aux yeux du public, la liberté d'enseignement et la domination des Jésuites devinrent des termes synonymes : vouloir l'une, c'était vouloir l'autre. A entendre MM. Michelet et Quinet, la vraie signification de ces disputes n'était autre que l'antique opposition entre la philosophie et la religion, entre le libre examen de la raison et la croyance à la révélation divine ; il fallait proscrire les Jésuites — ces janissaires de l'Église catholique —, il fallait les mettre hors la loi. Comme on l'a dit avec esprit, les citoyens de tous les âges et de toutes les conditions se trouvaient avoir un jésuite sur le nez ; le jésuite fit irruption partout, on ne vit que lui, on ne s'entretint que de lui. On ne les voit pas, mais on les sent partout, écrivait Dupin[3].

En 1844, la question arrivait devant les Chambres dénaturée et compromise le thème des journaux catholiques était que le pouvoir civil, État ou commune, ne pouvant avoir des doctrines religieuses, est incapable d'enseigner leurs adversaires soutenaient que l'Université n'était que le gouvernement appliqué à la direction universelle de l'instruction publique, et ils défendaient avec emportement le monopole de l'État. A la Chambre des Pairs la discussion fut remarquable par son ampleur et son élévation. M. de Montalembert exalta avec éloquence l'ordre des Jésuites, attaqua l'Université, et lança ces paroles enflammées : Il est à peine un élève sur dix qui sorte chrétien des écoles de l'Université... Au milieu d'un pays libre, nous ne voulons pas être des ilotes nous sommes les successeurs des martyrs, et nous ne tremblons pas devant les successeurs de Julien l'Apostat nous sommes les fils des Croisés et nous ne reculerons pas devant les fils de Voltaire.

A son tour, M. Cousin prononça de brillants discours pour la défense du corps universitaire, et aborda franchement la question des Jésuites : Avec la liberté d'enseignement, on aurait deux éducations essentiellement contraires l'une cléricale et au fond jésuitique, l'autre laïque et séculière. De là deux générations séparées l'une de l'autre dès l'enfance, imprégnées de bonne heure de principes opposés, et un jour peut-être ennemies. Tout est possible en ce pays, prenez-y garde !... Nos pères ont vu des guerres civiles politiques, qui sait si l'avenir préparé par une législation téméraire, ne réserverait pas à nos enfants des guerres de religion. Telle était l'irritation anti-jésuitique, que le duc de Broglie, catholique fervent, parla dans le même sens : Le moment serait-il bien choisi pour permettre à des corporations dont le gouvernement ne connaît, officiellement du moins, ni l'existence, ni le caractère, ni la règle, ni les statuts, ni les engagements, ni les desseins, pour permettre à ces corporations de s'établir en France publiquement, à ciel ouvert, d'y exercer le droit de cité, d'y former plusieurs États dans l'État, de s'associer à la lutte des partis, d'y revendiquer de droit divin l'éducation de la jeunesse ?..... Ce que la Restauration n'a pas toléré, le gouvernement actuel le souffrirait-il ? Le pourrait-il, sans manquer aux règles de la prudence la plus vulgaire ?

M. Guizot demeurait partisan du principe de liberté : il avait confiance dans la puissance de la société, des idées de 89 il planait au-dessus de ces querelles, gardant au milieu du conflit la sérénité et le calme de l'homme d'État, du philosophe. Cependant il n'avait pas hésité à formuler le principe que l'État est, non pas athée, mais laïque, et après avoir pénétré dans les entrailles de la question, il traçait un brillant historique de la Congrégation : Quand les Jésuites ont été institués, ils l'ont été pour soutenir, contre le mouvement du seizième siècle, le pouvoir absolu dans l'ordre spirituel et un peu aussi dans l'ordre temporel. Je ne comprends pas comment on viendrait aujourd'hui élever un doute à cet égard ; ce serait insulter à la mémoire du fondateur des Jésuites, et je suis convaincu que si Ignace de Loyola, qui était un grand esprit et un grand caractère, entendait les explications et les apologies qu'on essaye de donner aujourd'hui de son œuvre, il se récrierait avec indignation. Oui, c'est pour défendre la foi contre l'examen, l'autorité contre le contrôle que les Jésuites ont été institués. Il y avait, au moment de leur origine, de fortes raisons pour entreprendre cette grande tâche, et je comprends qu'au seizième siècle, de grandes âmes se la soient proposée. Un problème très-douteux se posait alors cet empire de la liberté dans le monde de la pensée, cette aspiration de la société à exercer un contrôle actif et efficace sur tous les pouvoirs qui existaient dans son sein, c'était là une immense entreprise ; de grands périls y étaient attachés il pouvait en résulter et il en est résulté en effet de grandes épreuves pour l'humanité. Il était donc très-naturel que de grands esprits et de grandes âmes tentassent de résister à ce mouvement si vaste, si violent, si obscur. Les Jésuites se vouèrent courageusement et habilement à cette difficile tâche. Eh bien ils se sont trompés dans leur jugement et dans leur travail ils ont cru que du mouvement qui commençait alors, il ne sortirait, dans l'ordre intellectuel que la licence, dans l'ordre politique que l'anarchie. Ils se sont trompés il en .est sorti des sociétés grandes, fortes, glorieuses, régulières, qui ont fait, pour le développement, le bonheur et la gloire de l'humanité, plus peut-être qu'aucune des sociétés qui les avaient précédées. L'Angleterre, la Hollande, la Prusse, l'Allemagne, les États-Unis d'Amérique, la France catholique elle-même, voilà les sociétés qui, par des routes diverses et à des degrés inégaux, ont suivi l'impulsion du seizième siècle voilà les grandes nations et les grands gouvernements que ce grand mouvement a enfantés. Evidemment ce fait a trompé les prévisions du fondateur des Jésuites et de sa congrégation, et parce qu'ils se sont trompés, ils ont été battus ; battus non seulement dans les pays où le mouvement qu'ils combattaient a bientôt prévalu, mais dans les pays même où le régime qu'ils soutenaient a longtemps continué d'exister. L'Espagne, le Portugal, l'Italie ont dépéri entre leurs mains, sous leur influence, et dans ces États même les Jésuites ont fini par perdre leur crédit et la domination de l'avenir.

Le projet de loi présenté à la Chambre des Pairs fut adopté par elle le 24 mai 1844. La Chambre des députés allait se séparer, elle n'avait pas le temps de discuter la question elle voulut au moins qu'un document public constatât, précisât d'ores et déjà son opinion. M. Thiers fut nommé rapporteur, et son travail, tout favorable au régime universitaire, démontra clairement que la liberté d'enseignement succomberait devant la Chambre élective.

L'agitation anti-jésuitique faisait des progrès menaçants de la presse elle avait gagné le monde politique amis et ennemis du cabinet lui demandaient de sévir contre la Congrégation. En frappant celle-ci, beaucoup n'étaient peut-être pas fâchés d'atteindre le clergé, qui se regardait comme détrôné avec Charles X, et se montrait, en général, peu sympathique au gouvernement de Juillet. Le roi Louis-Philippe lui-même avait peu de goût pour la liberté d'enseignement, mais il aurait désiré le maintien du statu quo il avait coutume de dire : Le gouvernement doit porter respect au clergé, et le tenir en respect il ne faut jamais mettre le doigt dans les affaires de l'Église, car on ne l'en retire pas, il y reste.

Les grands pouvoirs de l'État, Chambres et magistrature, partageaient les dispositions, les craintes du pays malgré les lois organiques du concordat, le décret du 24 messidor an XII, les ordonnances royales de 1828, les Jésuites s'étaient maintenus, fortifiés, étendus en France ils se proclamaient hautement eux-mêmes, soit dans la chaire, soit dans la presse, parlant et agissant comme Jésuites, possédant, au su de tout le monde, vingt-sept maisons de noviciat, des chapelles, une organisation complète. On leur attribuait les violentes attaques auxquelles l'Université était en butte ; on redoutait leur action sur les évêques on rappelait ce mot de Clément XIV : Avec eux, il ne peut y avoir de paix, ni dans l'Église, ni dans l'État. — C'était, selon Dupin, une épée dont la poignée était à Rome et la pointe partout.

Le 2 mai 1845, M. Thiers, se faisant à la tribune l'interprète du sentiment public, vint réclamer l'exécution des lois contre les Jésuites. Après un remarquable précis historique, après l'énumération des lois sur les congrégations religieuses, l'orateur se demanda s'il y avait nécessité, opportunité à leur application. Oui, concluait-il, car une collision existait, et il y avait un danger véritable à fermer les yeux. Cette collision, ce danger venaient d'une fausse interprétation de la liberté que quelques-uns voulaient confondre avec le pouvoir de tout faire... M. Thiers protestait de son respect pour la religion de son pays, mais à côté de ce sentiment, il en trouvait un autre dans son cœur, un autre tout aussi puissant, un amour jaloux des droits de l'État. Il n'accusait plus la société de Jésus de tous les vices qu'on lui avait longtemps imputés, mais il soutenait qu'elle était l'asile dans lequel toutes les âmes inquiètes, ardentes, vont chercher la force d'association, l'influence, peut-être la domination.

M. Dupin alla plus loin et soutint cette thèse que sous une question de liberté s'agitait en réalité une question de domination : Le jésuite, dit-il, n'est pas un simple individu, c'est un être complexe ; il existe à l'état de membre de sa congrégation, telle aujourd'hui qu'elle était autrefois. Les dangers de cette congrégation sont écrits dans l'histoire elle a son chef à l'étranger, elle reçoit sa direction de l'étranger, elle prétend rayonner sur l'univers entier... Les autres Français prêtent serment de fidélité au roi et d'obéissance aux lois du royaume ; le jésuite français fait abstraction de son origine, il prête serment d'obéissance à un supérieur étranger, il lui sacrifie son individualité, il est entre ses mains comme le bâton dans la main de l'aveugle, comme un instrument mécanique sans volonté qui lui soit propre, perinde ac cadaver, disent leurs propres constitutions. Enfin la société de Jésus a un caractère essentiellement politique et porte dans ses prétentions temporelles cet esprit dominateur, avide et turbulent qui l'a rendue jadis si redoutable aux souverains et aux papes eux-mêmes, et qui, dans le dernier siècle, avait entraîné partout sa suppression.

Les orateurs catholiques, MM. de Carné et Berryer, n'eurent pas de peine à démontrer combien le pseudo-gallicanisme de MM. Thiers et Dupin était intolérant, contraire à la liberté individuelle, à la liberté de conscience. Les lois existantes n'étaient-elles pas des lois de colère, abrogées par l'esprit du temps, incompatibles avec la Charte : Je voudrais bien savoir, disait M. de Carné, si Bossuet et Fénelon revenaient au monde, s'ils seraient avec vous dans votre force, ou avec nous dans notre faiblesse. A l'époque où vivaient ces deux grands génies, il y avait une lutte entre les évêques et les magistrats. Bossuet le gallican et Fénelon l'ultramontain se réunissaient et disaient : Malheur au royaume si l'on entend jamais les libertés de l'église gallicane comme les entendent les magistrats, et non comme les entendent les évêques !

Mais le siège de la Chambre était fait le 3 mai 1845, à une immense majorité, elle adopta un ordre du jour ainsi conçu : La Chambre se reposant sur le gouvernement du soin de faire exécuter les lois de l'État, passe à l'ordre du jour.

Le cabinet s'était rallié lui-même à la proposition de M. Thiers, et depuis quelque temps déjà, il avait entamé des négociations avec le Saint-Siège. Sans renoncer à aucun des droits du pouvoir temporel, il avait décidé de ne pas se servir tout d'abord des armes que lui conférait la loi, car une lutte du pouvoir civil contre le pouvoir spirituel était toujours un fait très grave, prenait aisément l'apparence, et souvent aboutissait à la réalité de la persécution. Il craignait, s'il employait sans une nécessité absolue les armes temporelles, qu'une partie de l'Église catholique ne s'y méprît, et ne confondît sa cause avec celle des Jésuites. Il résolut de porter la question de la dissolution de la Congrégation devant le Pape lui-même, et M. Rossi fut chargé par M. Guizot de la mission délicate d'exposer à Rome l'état des faits, l'état des lois, l'état des esprits en France.

La négociation fut longue et laborieuse le pape Grégoire XVI, son principal ministre le cardinal Lambruschini, repoussaient comme un amer calice la responsabilité d'une mesure de rigueur ils comptaient sur le temps, sur les événements, sur leur propre inaction ; ils se flattaient de gagner sans jouer. Parler des nécessités des gouvernements constitutionnels à des cardinaux qui traitaient le prince de Metternich de jacobin[4], et se faire écouter, c'était un véritable tour de force M. Rossi rapportait lui-même que depuis plusieurs années, les ministres de Grégoire XVI, les gouvernements voisins sollicitaient inutilement de lui une simple autorisation pour un chemin de fer on ne lui demandait pas un sou, il ne voulait pas.

Le jésuitisme, disait en substance notre plénipotentiaire, n'est qu'une forme dont l'Église s'est passée pendant quinze siècles. Les Jésuites fussent-ils des anges, il n'y a pas de puissance qui puisse les réhabiliter dans l'opinion publique en France il faut dissoudre leur congrégation pour sauver les autres. Il ne s'agit pas d'ailleurs de porter atteinte aux libertés individuelles, de leur imposer l'obligation de quitter la France, de vendre leurs propriétés. Les Jésuites sont les hommes du Saint-Siège, sa milice ; tout ce qu'ils font, tout ce qu'ils ne font pas, le Saint-Siège en répond.

La modération calculée, la fermeté patiente, la persévérance de M. Rossi, les débats de la Chambre des députés ne restèrent pas infructueux ce que le gouvernement du roi avait fait à l'égard de la cour de Rome, la cour de Rome le fit à l'égard de la Société de Jésus elle ne voulut se servir que des influences morales. La Congrégation se résigna à plier devant l'orage, et le 23 juin 1845, M. Rossi envoyait à M. Guizot une dépêche officielle ainsi conçue : La Congrégation des Jésuites va se disperser d'elle-même. Ses noviciats seront dissous, et il ne restera dans ses maisons que les ecclésiastiques nécessaires pour les garder, vivant d'ailleurs comme des prêtres ordinaires. Le Saint-Siège avait voulu laisser aux Jésuites le mérite d'un acquiescement volontaire peu importait que la Congrégation disparût par un ordre, par un conseil, ou par une insinuation c'était au fait, non à l'éclat que tenait le gouvernement français.

L'effet de la négociation fut grand dans le public français, d'autant plus grand qu'il était inattendu et inespéré. Il y eut, de la part des Jésuites, bien des délais apportés à l'exécution de leur convention, maints efforts pour y échapper, maintes dénégations équivoques mais on obtint le strict nécessaire. De toutes parts, il y avait eu acte de libre intelligence et de bons procédés on avait employé la façon la plus religieuse, la plus pacifique de résoudre la question. La nomination de M. Rossi à l'ambassade de Rome fut le prix de son savoir-faire et de son succès.

On voit, par ces exemples, combien le Ministère du 29 Octobre avait à cœur d'étudier, de satisfaire les goûts de sa majorité, combien il se croyait tenu de pactiser avec ses faiblesses, employant toute son énergie et son habileté à atténuer les conséquences de ses erreurs, à tourner les difficultés qu'elle lui suscitait, méritant ce reproche qu'on lui adressa de la servir et de ne pas la conduire suffisamment. Aussi son avenir semblait-il précaire à ses plus sincères, à ses plus clairvoyants amis, et le duc de Broglie écrivait en 1844 à M. Guizot : La session prochaine sera rude et difficile. La majorité de la Chambre des députés veut bien haïr vos ennemis elle veut bien que vous les battiez, mais elle s'amuse à ce jeu-là et toutes les fois qu'ils reviennent à la charge, fût-ce pour la dixième fois, non seulement elle les laisse faire, mais elle s'y prête de très bonne grâce, comme on va au spectacle de la foire. C'est une habitude qu'il faut lui faire perdre en lui en laissant, si cela est nécessaire, supporter les conséquences sans quoi vous y perdrez à la fois votre santé et votre réputation. Tout s'use à la longue, et les hommes plus que tout le reste, dans notre forme de gouvernement. Il y a quatre ans que vous êtes au ministère vous avez réussi au delà de toutes vos espérances vous n'avez point de rivaux le moment est venu pour vous d'être le maître ou de quitter momentanément le pouvoir. Pour vous, il vous vaudrait mieux quelque temps d'interruption ; vous vous remettriez promptement avec des forces nouvelles et une situation renouvelée. Pour le pays, s'il doit faire encore quelque sottise, et manger un peu de vache enragée, il vaut mieux que ce soit du vivant du roi, et lorsque rien ne le menace que lui-même. Je ne puis donc trop vous conseiller de faire, avant l'ouverture de la session, vos conditions à tout le monde, de les faire sévères, et de les tenir, le cas échéant, sans vous laisser ébranler par les sollicitations et les prières. Mettez le marché à la main à vos collègues et à la majorité. Gouvernez votre ministère et la Chambre des députés, ou laissez-les se tirer d'affaire. Dans l'un comme dans l'autre cas, la chance est bonne et la meilleure pour vous serait une sortie par la grande porte.

A cette même époque, en 1844, lorsque la fortune du Cabinet semblait à son apogée, M. Duchâtel se sentait inquiet de ce succès persistant : Remarquez bien, disait-il à son ami M. Vitet, que si chaque fois qu'on nous livre une bataille, nous la gagnons, le lendemain c'est à recommencer... Plus nous durons, plus la corde se tend. Nos amis ne sont plus ce qu'ils étaient il y a trois ans. Ils ont perdu ces craintes salutaires ces souvenirs de 1840 qui les rendaient vigilants et dociles. Sans un peu de crainte, point de sagesse... mais ce que les amis perdent en discipline, les adversaires le gagnent en hostilité. Plus nous durons, plus ils s'irritent, ceux-là surtout qui, avant le 1er Mars, étaient nos meilleurs amis. Ils nous avaient prédit que nous en aurions à peine pour six mois je comprends leur mécompte, et qui sait où il peut les conduire ?... Ils embrigaderont toutes les oppositions, même les plus radicales, lesquelles pour un moment cacheront leurs desseins et se laisseront conduire à cet assaut soi-disant monarchique. C'est là le vrai danger. Les révolutionnaires à visage découvert n'ont jamais fait de révolution ; c'est quand ils sont masqués, et semblent obéir à ceux qui ne prétendent infliger au pouvoir qu'une simple leçon, c'est alors qu'il faut tout craindre.

L'ardeur du combat, l'enivrement de la victoire, la crainte de désorganiser la majorité, l'absence de deux grands partis résolus l'un et l'autre à défendre la Constitution, capables de gouverner à tour de rôle, de graves questions en suspens, celles du droit de visite, des mariages espagnols, toutes ces raisons empêchèrent le cabinet de se retirer, de faire comme à plaisir de l'instabilité factice. Il fallait d'ailleurs un réel courage pour rester sur la brèche comme le disait Dupin, ce n'est pas être sur un lit de roses que d'être sur les bancs ministériels. Vivre avec le maître le plus rude et le plus capricieux, c'est-à-dire avec les Chambres, avoir sans cesse l'avantage sur tous ses contradicteurs, non seulement par le fond, mais par la forme, demeurer infatigable, prêt à tout, universel, véritable protée tenu de se multiplier sans cesse, tel est le sort, le devoir, la condition d'existence du ministre parlementaire ; on n'admet pas qu'il ait pour mobiles la gloire, l'amour du pays, le dévouement à un sentiment généreux ; on aime mieux lui supposer des intérêts de cupidité, des vues particulières et personnelles ; il ne récolte que des attaques, l'ingratitude et le dédain.

M. Guizot avait le sentiment des faiblesses et des périls de sa situation, mais il reprenait vite confiance, et son naturel optimiste l'aidait à supporter la versalité, l'inconséquence de ses partisans. Le duc de Broglie avait raison, il aurait dû leur mettre plus souvent le marché à la main, gouverner à la façon de Casimir Périer, ne jamais se plier aux condescendances subalternes le parti conservateur lui aurait alors obéi sans hésitation et accordé des lois de préservation sociale[5].

La Chambre des Pairs aurait été plus capable de suivre le Ministère dans la voie d'une politique vraiment conservatrice malheureusement depuis 1830 elle semblait atteinte d'un mal incurable. L'idéal parlementaire eût été celui-ci à elle l'impartialité, la réflexion, le calme dans la force, à la Chambre des députés l'initiative, une animation constante ; mais à la première manquait la force, à la seconde une politique toute faite, une politique de tradition. Montesquieu a dit avec raison : Les grands hommes modérés sont rares, et l'on peut ajouter les grands pouvoirs modérés sont rares, il est toujours difficile, non de donner de la modération au pouvoir, mais de donner du pouvoir à la modération[6]. La grande hérésie parlementaire de 1831 avait porté ses fruits, et les prédictions de MM. Royer-Collard, Thiers et Guizot s'accomplissaient de point en point en perdant l'hérédité, la pairie avait été en quelque sorte frappée d'anémie politique et décapitée de son honneur. On lui avait coupé ses racines et on voulait qu'elle eût encore de la sève, qu'elle représentât les intérêts de stabilité, tandis que l'autre assemblée représenterait les intérêts du progrès. La Chambre élective avait consacré, organisé la révolution de 1830, elle avait statué sur le sort de la pairie, elle était, selon le mot de Bonald, le pouvoir pécuniaire, discutait la première et votait en fait le budget, l'opinion publique était avec elle ; elle dénouait ou embrouillait le nœud gordien ministériel, et trop souvent le Gouvernement lui-même semblait ne guère s'inquiéter des volontés de la Chambre des Pairs. De plus, l'équilibre de la distribution des lois entre les deux Chambres se trouvait périodiquement rompu par l'envoi tardif du budget ; rarement la haute assemblée usait de son droit d'amendement et de rejet. Comment donc aurait-elle voulu se poser en puissant arbitre à l'égard de la couronne, et comment l'aurait-elle pu à l'égard de l'autre Chambre ? Elle semblait devenue l'asile des disgraciés de l'urne électorale ; lorsque dans une famille, il y avait deux hommes importants, c'était le moins considérable. qui était pair, l'autre restait député. Cependant elle renfermait d'aussi grands talents, des hommes d'État aussi expérimentés il suffit de citer le duc de Broglie, le chancelier Pasquier, MM. de Montalivet, Mole, Villemain, Montalembert, Cousin mais elle se sentait blessée, amoindrie, réduite au rôle de comparse, elle semblait faite pour représenter la sagesse et l'expérience de la société, plutôt que pour en représenter la force elle était la plus haute des magistratures ; c'était une vertu plutôt qu'un pouvoir. On lui demandait de remplir le rôle d'une aristocratie constitutionnelle, et on lui en ôtait les moyens privée de l'hérédité, n'ayant plus ses racines en elle-même, elle ne les avait pas non plus dans le pays elle était comme la statue de Pygmalion avant l'étincelle divine, il lui manquait le feu du ciel.

Reprenons rapidement, dans l'ordre chronologique, les principaux actes du Parlement, les événements intérieurs de 1841 à 1847.

Les sessions de 1841 et 1842 furent marquées parle vote définitif de plusieurs lois importantes. Après la loi sur les ventes judiciaires d'immeubles, la loi du 3 mai 1841 sur l'expropriation pour cause d'utilité publique, fut l'objet de longues et savantes discussions dans les deux Chambres concilier le droit de l'État et celui du propriétaire, permettre à la société de vaincre les résistances de l'individu, assurer à ce dernier une juste indemnité, faire prévaloir l'intérêt général sur l'intérêt particulier, tel était le but de cette loi, une des plus parfaites qui aient été promulguées depuis le Code civil.

Presque au même moment, M. Humann, ministre des finances, obtenait à de fortes majorités le vote d'une loi destinée à assurer un grand ensemble de travaux extraordinaires pour les services de la guerre, de la marine et des ponts et chaussées. De 1837 à 1840, ce genre de services avait reçu une dotation moyenne de 50 millions la nouvelle loi avait pour but de l'élever à 75 millions pendant six années consécutives à partir de 1842.

Le gouvernement fut moins heureux dans une, excellente proposition qu'il fit en faveur de la propriété littéraire la législation existante accordait à l'auteur le droit exclusif de vente pour ses ouvrages, et le continuait à ses héritiers pendant vingt ans il s'agissait cette fois de constituer un nouveau mode de propriété, de donner aux œuvres de la pensée les mêmes garanties, les mêmes droits, les mêmes titres qu'aux productions matérielles. Un livre, disaient les adversaires du projet, est un service rendu à la société l'auteur a droit à une récompense, mais c'est là une rémunération, non une propriété ; propriété et publicité sont deux mots incompatibles. La propriété est ce qui est dans la société de plus individuel, la pensée est ce qui l'est le moins. Si jamais il y eut une propriété publique commune, indivisible, inaliénable, c'est assurément l'œuvre de l'art et de la science. Le succès d'un livre est autant dans le public que dans l'auteur c'est le public qui fait le mérite et la puissance d'une idée, car c'est lui qui l'accueille, l'encourage, et le livre ne vaut commercialement quelque chose que par son consentement. Depuis les premières lettres de l'alphabet jusqu'aux pages sublimes du livre qui fait son orgueil, l'auteur n'a-t-il pas tout emprunté à ceux qui furent avant lui, à ceux qui vivent autour de lui ?... Après huit jours d'une discussion confuse et embarrassée, la Chambre des députés rejeta le projet dans son ensemble.

La loi du 14 juillet 1838 avait ordonné que dans la session de 1840, et ensuite de dix années en dix années, il serait soumis aux Chambres un nouveau projet de répartition des contributions personnelle, mobilière et portes et fenêtres, entre les départements. C'était une mesure de justice et de sagesse, car il fut constaté par la suite, que 129,486 maisons n'étaient pas imposées. En 1841, pour exécuter les prescriptions de la loi de 1838, M. Humann ordonna le recensement général des personnes et des matières imposables en France. Il se proposait un double but arriver à une répartition plus égale des taxes, obtenir une augmentation du revenu public. La mesure parut aussitôt suspecte et déplaisante, et l'opposition exploita habilement les inquiétudes populaires, les vanités locales, les ombrageuses susceptibilités des conseils municipaux ; elle soutint, en dépit du texte formel de la loi du 21 avril 1832, que le droit de recensement n'appartenait pas aux agents du pouvoir central : Au fond, écrit Élias Regnault, beaucoup de radicaux ne l'ignoraient pas mais dans la guerre constante qu'ils soutenaient contre la monarchie de Juillet, ils faisaient arme de tout, ils saisissaient toute occasion d'agiter le pays, et les résistances des populations, les soulèvements des villes leur prouvaient que l'occasion était bonne.

La question ainsi posée eut un immense retentissement un grand nombre de municipalités protestèrent encouragés par leurs édiles, les citoyens refusaient d'ouvrir leurs portes aux agents du fisc. Bientôt la protestation dégénéra en rébellion armée que le pouvoir dut réprimer à Lille, à Clermont-Ferrand, il y eut de véritables émeutes ; Toulouse eut ses trois journées qui méritent une mention spéciale.

Le recensement avait rencontré une opposition violente dans cette ville la municipalité refusait d'assister les agents de l'État, les habitants les repoussaient de leur domicile. Nommé préfet de la Haute-Garonne pour remplacer M. Floret qui avait manqué de fermeté, M. Mahul ordonna, dès son arrivée la reprise des opérations de recensement, fit mettre la garnison sur pied, arrêter un certain nombre d'émeutiers il y eut des morts et des blessés. Mais après avoir fait preuve d'énergie, M. Mahul crut pouvoir permettre aux officiers de la garde nationale de convoquer cette milice et de s'interposer comme médiateurs entre le pouvoir et la population. C'était donner à l'insurrection une force légale car les gardes nationaux avaient hautement protesté contre le recensement. L'esprit de vertige descendit sur la ville. Loin de désarmer, la multitude continua de réclamer à grands cris le départ du préfet après lui avoir donné un charivari, elle commença à tout briser, puis sa colère s'exaspérant sans autre cause que cette même colère, elle se mit à assiéger l'hôtel de la Préfecture. M. de Saint-Michel, lieutenant-général commandant la dixième division militaire, refuse d'envoyer au préfet les régiments d'artillerie qu'il requérait pour sa propre sûreté les officiers de la garde nationale viennent lui dire qu'un prompt départ est le seul moyen d'apaiser la foule. M. Mahul cède enfin et se retire. Aussitôt M. de Saint-Michel et M. Plougoulm, procureur général, publient un avis signé de leurs deux noms et ainsi conçu : Toute cause de désordre doit cesser, le préfet quitte à l'instant Toulouse. Mais M. Plougoulm apprend à son tour qu'il est inutile et dangereux de pactiser avec l'émeute celle-ci se retourne contre lui et réclame son départ de la même manière qu'elle a exigé celui de M. Mahul. On envahit sa maison, on jette ses meubles par les fenêtres, il est contraint de s'enfuir[7].

Le gouvernement dut sévir contre des fonctionnaires qui avaient laissé compromettre si gravement le principe d'autorité. M. Plougoulm fut remplacé par M. Nicias-Gaillard le général Saint-Michel par le général Rulhières, M. Maurice Duval envoyé à Toulouse en qualité de commissaire extraordinaire, la municipalité, la garde nationale dissoutes. Partout on prit des mesures énergiques ; force resta à la loi. Comme on l'a dit justement, l'abandon du recensement eût été l'abandon du gouvernement il n'y aurait plus eu ni loi, ni administration, ni cabinet, et le pouvoir aurait été lui-même au devant de sa ruine.

La session de 1842 fut principalement consacrée à l'examen des propositions Ganneron et Ducos et au vote de la loi des chemins de fer.

Deux membres du tiers-parti, MM. Ganneron et Ducos, avaient de nouveau mis en avant la question des incompatibilités parlementaires et celle de la réforme électorale. Le premier demandait que, sauf certaines exceptions, les députés qui ne seraient pas fonctionnaires publics salariés au jour de leur élection, ne pussent le devenir pendant la durée de leur mandat, et un an après son expiration il prétendait aussi interdire à un grand nombre de fonctionnaires publics l'entrée de la Chambre. M. Ducos proposait d'admettre au nombre des électeurs tous les citoyens inscrits sur la liste départementale du jury.

La discussion fut ardente, prolongée ; M. de Lamartine éleva le débat à une grande hauteur : Est-ce qu'en Angleterre, s'écria-t-il, la corruption n'est pas arrivée à l'état d'élément constitutionnel, de quatrième pouvoir dans l'État ? Est-ce que depuis Walpole, jusqu'à ses imitateurs de tous les pays, il n'y a pas partout et toujours une race d'hommes amphibies qui exploitent, non seulement leur parti quand il triomphe, mais qui exploitent à la fois le ministère et l'opposition ?... Des mesures comme la proposition Ganneron, qui ne préviennent au fond aucun vice, discréditent beaucoup de vertus. On ne relève pas le caractère d'une nation en la dégradant, en faisant une loi des suspects contre elle-même, contre les citoyens qu'elle doit respecter le plus, puisqu'elle leur confie ses destinées, et, pour ainsi dire, sa conscience... C'était aux électeurs de juger si le député fonctionnaire abusait de la haute influence que leurs suffrages lui avaient acquise ils ne manqueraient pas de voix qui les instruiraient sur la conduite de leur mandataire... Vous voudriez enlever aux électeurs, à l'estime ou à la mésestime locale, leur liberté tout entière. Vous supposez qu'ils sont assez corrompus eux-mêmes par leurs vils intérêts de localité ou de famille, assez dénués de sens moral et d'esprit public pour continuer leur confiance à des hommes qui ne seraient ici que les lâches flatteurs de leurs faiblesses, les entrepreneurs de leur fortune, les négociateurs de leurs intérêts, les trafiquants de leur crédit... Mais à vous entendre, n'en conclurait-on pas, dedans et dehors, que la France est un pays de gangrène morale et d'abjection politique, où les ministres sont corrompus par les députés, où les députés sont corrompus par les électeurs, où les électeurs sont corrompus par leurs vils intérêts personnels et par leurs plus bas intérêts de localité, et où, pour obtenir une ombre de probité parlementaire, il faut mettre une loi de précaution à côté de chaque commune, et une loi de défiance à côté de chaque vote et de chaque urne ?

La cause de la démoralisation de la société, dirent les autres adversaires de la proposition, MM. Villemain, Duchâtel, Liadières, n'est pas dans la manie des places, mais dans la manie de la popularité, dans la manie du dénigrement et de l'envie, pour qui rien n'est sacré, ni caractère, ni illustration, enfin dans la manie d'influence et d'importance. Sur 459 membres, il n'y avait que 149 fonctionnaires salariés à la Chambre élective parmi eux figuraient 69 grands fonctionnaires politiques ou magistrats inamovibles que la proposition n'atteignait pas. Dans une société démocratique, il importait de ne pas réduire le nombre déjà si restreint des hommes d'élite éclairés et capables de comprendre les conditions du pouvoir ; sans eux, on n'a aucun contrepoids à ces oscillations violentes des opinions qui, dans un pays d'enthousiasme et de premier mouvement, renversent les choses sur les hommes et les hommes sur les choses. Le gouvernement n'étant, dans la monarchie constitutionnelle, qu'une opinion parlementaire arrivée au pouvoir, il faut qu'elle y parvienne avec toutes ses forces, qu'elle y siège avec tous ses chefs, avec ses plus habiles, avec ses plus nobles représentants la présence des fonctionnaires publics à la chambre est donc un fait légitime, une nécessité constitutionnelle.

La proposition Ganneron fut repoussée à la faible majorité de 198 voix contre 190.

Les partisans de la proposition Ducos, MM. Dufaure, Billault, Lamartine, s'attachèrent à démontrer que les professions libérales offraient des garanties d'ordre et de conservation, que la loi de 1830 était la seule de nos lois qui fût hostile à l'intelligence. Il y avait du danger à exclure des collèges électoraux certaines notabilités sociales dont l'influence pouvait s'exercer au dehors d'une manière pernicieuse la loi donnerait plus de puissance au lien politique, plus d'énergie à l'esprit public, une représentation plus sincère de tous les intérêts généraux. M. de Montalivet, ministre de l'intérieur .en 1830, avait reconnu que l'extension de la capacité électorale était une conséquence de la charte nouvelle. Toutes les fois, disait M. de Lamartine, que la liberté la plus mûre, la plus mesurée, la mieux préparée, a voulu faire un pas, on lui a prédit un abîme et une chute. Les libertés dangereuses, ce sont celles que le peuple arrache et non pas celles qu'on lui donne ; ce sont les libertés qu'on accorde en un jour de faiblesse, ce ne sont pas celles qu'on prépare et qu'on mesure avec justice, générosité et sagesse, quand l'heure de les livrer a heureusement et évidemment sonné... Il y a de tout temps et partout des hommes bien honorables, mais bien aveugles, dans les corps politiques, dans les majorités ; ce sont ceux qui se refusent à tout examen des choses nouvelles, quoique bonnes, mûres et préparées... On dirait, à les entendre, que le génie des hommes politiques ne consiste qu'en une seule chose à se poser sur une situation que le hasard ou une révolution leur a faite, et à y rester immobiles, inertes, implacables... Oui, implacables à toute amélioration. Et si c'était là en effet le génie de l'homme d'État chargé de diriger un gouvernement, il n'y aurait pas besoin d'homme d'État, une borne y suffirait... N'écoutez pas ces conseillers de la peur, il n'y a rien de si imprudent que la peur Il n'y a rien de si ruineux que cette éternelle résistance à tout prix, même au mieux !

M. Duchâtel et M. Guizot repoussaient la proposition Ducos comme inopportune et dangereuse. Ils rappelaient que par le seul effet de la loi de 1830, le chiffre des électeurs avait monté de 90.000 à 168.000, et que depuis 1830, il s'était graduellement élevé à 224.000. En 1840, M. Thiers se montrait hostile à la réforme ; depuis était-il survenu quelques raisons qui dussent faire trouver mauvais ce que l'on trouvait bon alors ? Le besoin de stabilité était celui qui se faisait le plus sentir il ne s'agissait plus aujourd'hui de conquérir, mais de conserver, de se prémunir contre cette disposition nationale et incessante à tout changer, à tout défaire, à tout remanier, comme si toute chose devait être mieux par cela seul qu'elle serait autrement. L'unité, ajoutait M. Guizot, règne dans la société française, non seulement l'unité géographique, mais l'unité morale intérieure. Il n'y avait plus de lutte entre les classes, il n'y avait plus d'intérêts profondément divers. Qu'est-ce qui séparait les électeurs à 300 francs des électeurs à 200 francs, des électeurs à 100 francs ? Qu'est-ce qui séparait les patentables à 200 francs des patentables inférieurs ? Ceux-là couvraient, représentaient ceux-ci, ayant au fond les mêmes intérêts, étant dans les mêmes conditions civiles, vivant sous l'empire des mêmes lois. Nous avons une tâche plus rude qu'il n'en a été imposé à aucune époque ; nous avons trois grandes choses à fonder une société nouvelle, la grande démocratie moderne, jusqu'ici inconnue dans l'histoire du monde, des institutions nouvelles, le gouvernement représentatif, jusqu'ici étranger à notre pays, et enfin une dynastie nouvelle... La stabilité et la bonne conduite dans la vie de tous les jours, voilà les seuls vrais, les seuls grands intérêts de la France aujourd'hui[8]... Ne vous croyez pas obligés de faire aujourd'hui ceci, demain cela ; ne vous chargez pas si facilement des fardeaux qu'il plaira au premier venu de mettre sur vos épaules, lorsque celui que nous portons nécessairement est d'un si grand poids.

234 voix contre 193 rejetèrent la proposition Ducos.

Le cabinet du 29 octobre eut l'honneur de substituer à la législation incohérente des chemins de fer un système général et complet ; la loi du 11 juin 1842 résolut ces deux grandes questions la détermination des lignes à construire, le mode de construction. Relier le réseau des chemins de fer, faire participer simultanément à leurs avantages les diverses régions de la France, balancer les inconvénients de la centralisation parisienne, rapprocher la capitale des provinces, mettre celles-ci en état de lutter contre la concurrence industrielle et commerciale de l'étranger, tels étaient les avantages évidents de cette loi, qui est la base fondamentale sur laquelle s'est élevé l'édifice de nos lignes ferrées et qui a décidé de leur avenir.

Secondé par MM. Dufaure, Billault, Lamartine, M. Duchâtel surmonta toutes les passions de clocher, toutes les objections consciencieuses ou systématiques. M. Thiers regardait la question financière comme l'argument premier et principal dans le débat, et plaidait la cause de la ligné unique : éparpiller nos ressources pour lutter contre la rivalité étrangère, c'était, selon lui, ressembler à ces habitants d'une ville comme Paris, qui, ayant plusieurs ponts à construire sur la Seine, auraient, au lieu de faire d'abord un pont, commencé à faire une arche de tous les ponts projetés. M. Thiers n'en était plus à cette époque où, jugeant superficiellement la nouvelle invention, il se défiait des produits, tenait pour chimériques les lignes de long parcours, doutait même de la vitesse, et ne voyait là qu'un instrument commode de promenade aux environs des grandes villes ; mais il s'effrayait toujours de la dépense et gardait un fond de scepticisme invétéré.

Ce fut précisément au nom du véritable état de nos finances et du grand avenir réservé aux chemins de fer, que M. Duchâtel se refusa à ne laisser tenter qu'un essai timide et partiel sur un seul point du territoire. Sa puissante raison, son bon sens lucide et prophétique rallièrent une imposante majorité. Vaste dans son ensemble, la loi de 1842 arrêtait la construction d'un réseau général de neuf grandes lignes partant de Paris dans toutes les directions, allant de la Méditerranée au Rhin, de l'Océan à la Méditerranée, desservant le centre de la France. Les sept cents millions de travaux nécessaires à cette œuvre nationale seraient exécutés en plusieurs années. Le mode d'exécution le plus convenable, le plus économique et le plus sûr, c'était l'action combinée, le mariage de l'État et des compagnies il fut adopté. L'État, propriétaire des chemins, se chargeait de l'achat des terrains, des terrassements, ouvrages d'art et stations ; toutefois, les deux tiers des indemnités de terrain seraient payés par les départements et les communes. L'État donnait à bail l'exploitation des chemins de fer aux compagnies qui avaient à leur charge l'achat et la pose des rails, le matériel, les frais d'exploitation et d'entretien.

Ce réseau complet et simultané que le comte Duchâtel fit adopter à la Chambre, aussitôt entrepris, conduit avec autant d'activité que de persévérance, sans qu'il en résultât le moindre trouble financier, touchait presque à son terme en 1848, et si le bienfait de cette vaste entreprise ne put éclore en son entier sous les auspices du pouvoir qui l'avait préparée, si l'empire s'en attribua l'honneur, et fit croire au pays fasciné et crédule que ces gigantesques travaux venaient de naître au premier coup de sa baguette pour son joyeux avènement, l'histoire est là qui fait justice de cette usurpation, et rend à chacun sa part, en rappelant que l'œuvre était aux trois quarts faite, et justifiait déjà les calculs et les pronostics de ceux qui, sans charlatanisme, l'avaient conçue, définie et fait exécuter.

La clôture de la session de 1842 marqua la fin de la législature peu satisfait d'une majorité douteuse et parfois chancelante, le ministère résolut d'en appeler aux élections. La Chambre fut dissoute le 13 juin, et les collèges électoraux convoqués pour le 9 juillet.

Les élections se firent dans une entière liberté de la presse, des réunions, des comités[9] on souleva une ardente polémique contre le cabinet auquel on reprochait son prétendu despotisme, ses concessions à l'étranger. Toutes les fractions de l'opposition, républicains, légitimistes, dynastiques, membres du centre gauche se réunirent pour l'accabler, et M. Dupin put à bon droit signaler ces compromis scandaleux, ces mises en commun des opinions les plus contradictoires, ces associations de mauvaise foi qui recrutent les dupes au profit des intrigants et des ambitieux, sociétés vraiment léonines dont la liquidation n'avait amené jusqu'ici que d'amères déceptions ou de tristes palinodies.

Les élections trompèrent les espérances des uns et des autres à Paris, dix députés de l'opposition furent nommés sur 459 élections, 266 appartenaient au gouvernement, 193 à ses adversaires. Comme toujours ceux-ci ne manquèrent pas d'accuser le cabinet de corruption électorale après de longs et orageux débats, après une minutieuse et loyale enquête, deux élections furent annulées, l'une d'elles était celle d'un membre de l'opposition.

 

 

 



[1] Le jury politique, nous disait un magistrat distingué, c'est l'impunité par arrêt.

[2] Voir tome Ier, page 383.

[3] Il me semble, objectait Henri Heine, écrivain peu suspect de cléricalisme, qu'on a traité assez souvent les Jésuites un peu jésuitiquement, et que les calomnies dont ils se sont rendus coupables leur ont été parfois rendues avec usure. On pourrait appliquer aux Pères de la Compagnie de Jésus, la parole que Napoléon prononça sur Robespierre et ses complices Ils ont été exécutés, non pas jugés... Il se peut bien qu'il existe à Rome un chef d'une communauté qui s'appelle Compagnie de Jésus, mais un général de véritables Jésuites n'y existe pas, comme il n'existe pas non plus à Paris un comité directeur ce sont des contes pour de grands marmots, de vains épouvantails, une superstition moderne.

[4] M. de Flahault, ambassadeur de France à Vienne, manifestait au prince de Metternich son appréhension au sujet de l'opposition du Saint-Siège aux réformes les plus sages : A qui le dites-vous ? s'écria le prince, n'ai-je pas, moi, envoyé au pape, non pas une constitution, à peine un projet de réforme ? Enfin c'était, comme vous le pensez bien, la chose la plus innocente du monde, mais cela aurait pu produire quelques bons effets. Le Saint-Père l'a considéré avec bonté, et n'y avait pas d'éloignement ; mais l'ayant soumis à ses cardinaux, ceux-ci lui ont répondu : Laissez cela, et rendez-le au jacobin qui vous l'a envoyé.

[5] On rapporte que, dans un moment de découragement, après une défection de la majorité, il lui arriva de dire à un confident : Le parti conservateur a été hier ce qu'il est dans sa nature d'être, lâche et bête.

[6] Voir dans la Revue des Deux-Mondes de 1844, un remarquable article de M. Saint-Marc Girardin sur le rôle de la pairie en France. — Sur l'hérédité de la pairie, voir notre tome Ier, p. 329.

[7] On demandait à Royer-Collard ce qu'il pensait de l'affaire de Toulouse : Je pense, répondit ce grand rieur sérieux, que le ministère s'est trompé ; il a cru que les oies pourraient encore une fois sauver le Capitole ; mais il y a entre les oies d'aujourd'hui et les oies de ce temps-là la même différence qu'entre le Capitole de Toulouse et le Capitole romain.

[8] M. Thiers avait dit un jour : Je sais bien ce qu'il faut à mon pays, c'est un ministère du cardinal de Fleury.

[9] C'est à cette époque qu'une scission éclata entre les deux fractions du parti légitimiste l'une, avec l'abbé de Genoude, la Gazette de France, le duc de Valmy et le marquis de Larochejacquelein, préconise le suffrage universel à deux degrés, la démocratie catholique sous un roi légitime l'autre, avec Berryer et les députés royalistes du Midi, maintient la doctrine pure du droit divin.