HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 À 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE XX. — LE TRAITÉ DU 15 JUILLET 1840.

 

 

Lord Palmerston son caractère, son mauvais vouloir envers la France ; l'homme est un animal qui se bat et se querelle. — Lord Palmerston prend parti pour le sultan contre Méhémet-Ali. — Bataille de Nézib ; mort de Mahmoud ; défection de la flotte ottomane. — Politique du gouvernement français dans le conflit oriental. — Demande et vote d'un crédit de dix millions pour augmenter nos forces navales dans le Levant. — Abus de la prérogative parlementaire. — Causes de notre isolement en Europe. — Premiers pourparlers des Cabinets de Saint-James et des Tuileries. — Note collective du 27 juillet. Propositions de lord Palmerston. — Intrigues du czar Nicolas. — Illusions de MM. Thiers et Guizot. M. Thiers rejette les propositions de l'Autriche et de la Prusse pour arriver à un concert européen. Traité du 15 juillet 1840.

 

Lord Palmerston[1], le grand instigateur et l'exécuteur du traité du 15 juillet 1840, est le représentant le plus exact de cette politique égoïste mais efficace qui, pour maintenir le crédit général et la puissance de l'Angleterre, ne tient compte ni des sentiments moraux de l'humanité, ni des besoins d'équité de la civilisation. De bonne heure il fit son apprentissage d'homme d'État : à l'âge de vingt-cinq ans, nous le trouvons député au Parlement et lord de l'Amirauté ; il inaugure sa carrière en défendant un des attentats les plus célèbres au droit des gens, le bombardement de Copenhague. En 1809, il accepte de lord Perceval le poste de secrétaire de la guerre, portefeuille purement politique, une de ces sinécures nombreuses dont dispose le chef du cabinet en Angleterre il conserve ses fonctions dix-neuf ans de suite, et ne se fait remarquer que par sa longévité ministérielle, changeant de drapeau avec un cynisme rare, servant tour à tour lord Perceval, lord Liverpool, M. Canning, lord Goderich, le duc de Wellington, appuyant les mesures les plus contradictoires, et cachant son ambition sous les dehors d'une aimable frivolité. En 1830, il s'est peu à peu dégoûté des torys, et sort de la pénombre politique pour entrer, comme ministre des affaires étrangères, dans le glorieux cabinet whig de lord Grey qui, pendant dix ans, à travers des vicissitudes et des difficultés sans nombre, fut maître des affaires. Dès le début, il se montre tel qu'il sera toute sa vie, armé d'une parole tranchante et originale, plein d'initiative hardie esprit vigoureux et perspicace, mais en même temps irascible et rancunier, âpre à la lutte et querelleur, disposé parfois à sacrifier les grands intérêts d'avenir à un moindre intérêt du moment, ne voyant dans les alliés de l'Angleterre que des instruments, détestant ses amis autant que ses ennemis.

L'intérêt direct, immédiat, de son pays, sa haine contre la France, voilà les vrais mobiles des actes du ministre-lion, comme l'appelaient ses compatriotes, faisant allusion à ses succès de salon. C'est un mondain, et par certains côtés, un matérialiste en politique, ce disciple de Hobbes qui disait fréquemment : L'homme est un animal qui se bat et se querelle, qui prenait au rebours le fameux vers de Térence : humani nihil a me alienum puto. Une concevait rien de bon qui ne fût utile à son pays ; son esprit était essentiellement insulaire les événements des deux mondes ne l'intéressaient que par leurs rapports directs ou détournés avec les intérêts anglais. il était le bouledogue de l'Angleterre et ne voulut pas être autre chose. Peu lui importent le droit des gens, la justice et la morale, il se croit tout permis et semble avoir pris cette devise : ne faites pas à l'Angleterre ce que vous trouverez bon qu'elle vous fasse. Comme la plupart des Anglais, il manque d'imagination aucune illusion poétique ne peut l'induire en erreur ; dédaigneux de l'idéal, il fixe les yeux sur la dure réalité, a horreur des chimères, des systèmes préconçus, calcule avec une exactitude rigoureuse les conditions de temps et de lieu, les chances de succès, envisage la politique comme une science mathématique, tandis que trop souvent nous la traitons comme l'alchimie ou l'astrologie, et que nous courons à la recherche de la pierre philosophale.

Ce patriotisme hautain, oublieux des théories et des principes, se doublait d'un singulier mauvais vouloir à l'égard de la France, que lord Palmerston regardait comme l'ennemie héréditaire de sa patrie, et dont il demeura toujours l'adversaire jaloux, implacable. On eût dit que la haine des barons du quatorzième et du quinzième siècle revivait en lui, et qu'il ne pouvait nous pardonner d'avoir échappé à la suzeraineté de l'Angleterre. Jamais il n'a perdu une occasion de nous témoigner cette animosité instinctive et systématique, cette défiance injurieuse. Dans la question belge, son seul but est d'empêcher la France d'obtenir un pouce de territoire et de mettre un prince français sur le trône. Tandis que nous escomptions naïvement les sympathies de l'Angleterre pour notre gouvernement constitutionnel, pour notre nouveau Guillaume III, lui ne songe qu'à nous reprocher notre noirceur, nos pensées de derrière la tête, et prétend s'attribuer le monopole du désintéressement, de la candeur. En Espagne, en Grèce, même jeu, mêmes procédés, mêmes embûches Palmerston est de ceux qui reçoivent toujours et ne donnent jamais, et le prince de Metternich, faisant allusion à cette insatiable avidité, disait à notre ambassadeur : Prenez-y garde, rien n'est plus utile que l'alliance de l'homme avec le cheval, mais il faut être l'homme et non le cheval. Nous traîner à la remorque de sa politique, nous réduire à l'état de puissance secondaire, voilà son objectif, et si lord Grey, plus soigneux des intérêts généraux et de l'alliance française, n'eût souvent contenu cette malveillance acharnée, nul doute qu'elle n'eût amené de graves conflits dès avant 1840. Il n'a pas le sentiment des difficultés dont triomphait la royauté de Juillet, ne considère pas comme un devoir de lui faciliter sa tâche, conserve jusqu'au bout une profonde antipathie contre Louis-Philippe, auquel il ne peut pardonner de ne pas être sa dupe et de ne pas lui avoir donné .la guerre de Russie qu'il obtint plus tard d'un Napoléon. Lorsque son ambassadeur à Paris, lord Granville, l'avertit des tendances pacifiques de. Louis-Philippe, il lui répond impérieusement ces mots qui le peignent tout entier : Peu m'importent les sentiments, je ne regarde qu'aux faits. Il voit rouge quand il s'agit du roi des Français en 1846, M. Guizot prend sa revanche du traité du 15 juillet dans l'affaire des mariages espagnols ; alors l'exaspération de Palmerston ne connaît plus de bornes. En 1848, il se réjouit de la chute de Louis-Philippe qu'il dénonce comme un curieux exemple de justice politique et poétique ; seul de tous les hommes d'État anglais, il n'alla pas à Claremont saluer celui qu'il avait été voir aux Tuileries. La mort de Louis-Philippe, dit-il, me délivre de mon ennemi le plus habile et le plus invétéré, dont la position lui donnait en bien des manières le pouvoir de me nuire. En effet, après la chute de la monarchie constitutionnelle, il ne rencontre plus d'obstacles à ses projets et devient le grand ministre de son pays, le ministre populaire par excellence ; il connaît bien sa nation, il sait qu'en invoquant la grandeur de l'Angleterre il peut impunément tout fouler aux pieds, qu'elle aime ceux qui exercent la puissance avec un cœur d'airain, qui pour elle bravent et cherchent l'aversion.

Malgré ses défauts, et un peu à cause de ses défauts, lord Palmerston mérite d'être classé parmi les hommes d'État les plus remarquables de son pays si l'on s'étonne de ses nombreux triomphes diplomatiques, il faut se rappeler qu'il fit partie de seize parlements, de presque tous les ministères qui se succédèrent de 1807 à 1865. Dans sa longue carrière, il avait appris à pressentir les conséquences des événements futurs, à voir approcher l'ombre des faits à venir, témoignant une fois de plus qu'on n'obtient des succès utiles et durables qu'avec le temps et l'expérience. Lord Palmerston fut un éminent patriote, le type du chauvinisme britannique il fut aussi un redoutable ennemi de la France, et plût au ciel qu'au lieu de lâcher la proie pour l'ombre, au lieu de décorer du nom de principes des utopies gigantesques, des engouements inconsidérés, nos gouvernants lui eussent plus souvent ressemblé.

Palmerston avait vu avec déplaisir la convention de Kutaïa et le traité d'Unkiar-Skelessi la première grandissait la puissance de Méhémet-Ali, fortifiait le crédit de la France, le second livrait en quelque sorte la Turquie à la Russie. Il résolut de rétablir le prestige dé l'Angleterre en Orient, et pour y arriver auprès du sultan, il prit parti contre le pacha. Aussi bien, Mahmoud et Méhémet-Ali considéraient l'arrangement de 1833 comme une trêve, et chacun se mettait en mesure de reprendre les hostilités. L'un voulait recouvrer la Syrie, l'autre prétendait à l'hérédité de cette province qu'il possédait à titre précaire. Une explosion devenait inévitable, car cette paix armée épuisait la Turquie et l'Égypte, et tous les essais de rapprochement tentés sous la médiation de la France demeuraient sans succès. Le sultan voulait détruire un vassal détesté ou succomber il l'annonçait tout haut et se sentait secrètement encouragé par l'ambassadeur anglais à Constantinople, lord Ponsonby, diplomate de l'école de Palmerston, dont il exagérait les défauts, ennemi passionné de Méhémet-Ali et de la France, partisan des moyens extrêmes. C'était un esprit faux, emporté, brouillon, voulant à tout prix, et le disant même, faire sortir la guerre de la question d'Orient mais par ses alliances avec les membres les plus considérables de la Chambre des Pairs, il obligeait le cabinet à compter avec lui, et marchait au fond d'accord avec Palmerston. Le 3 mars 1836,lord Ponsonby adressait à la Porte un mémorandum où il s'exprimait ainsi : Méhémet-Ali a provoqué lui-même la nécessité où est le sultan de lui faire la guerre. Il doit être débusqué du terrain menaçant où il s'est placé. En même temps, le cabinet de Londres avertissait le vice-roi que s'il prenait de nouveau les armes contre son suzerain, l'Angleterre ne lui permettrait de recueillir aucun fruit de sa victoire, qu'elle était assez forte pour détruire jusqu'au dernier vestige de son pouvoir, et le renvoyer nu dans le désert. En 1839, lorsque les intentions agressives de la Porte apparurent évidentes, lord Ponsonby, outrepassant les instructions de son cabinet, refusa de joindre ses représentations à celles de l'amiral Roussin.

Excité par la Russie, Mahmoud ne put contenir davantage sa haine et sa colère. Le 21 avril 1839, les troupes turques passaient l'Euphrate et se fortifiaient à Nézib. Plus prudent, plus maître de lui, le Pacha ordonna à son fils Ibrahim de se tenir sur la défensive, de laisser au sultan la responsabilité de l'attaque puis il offrit aux consuls généraux de faire rétrograder son armée sur Damas et même en Égypte, si celle de Mahmoud reculait jusqu'à Malathia. Cette modération calculée ne fit qu'exaspérer la fureur du Sultan, qui le déclara traître, rebelle, et donna l'ordre d'ouvrir résolument les hostilités. Son général en chef, Hafiz, s'empara de la ville d'Aïn-Tab, de plusieurs villages de Syrie, et essaya de fomenter la révolte contre Méhémet. Alors seulement ce dernier écrivit à Ibrahim d'attaquer les troupes du grand Seigneur. Si avec l'aide de Dieu, dit-il en terminant, la fortune se déclare pour nous, vous passerez le défilé de Kalek-Boghaz, et vous vous porterez sur Malathia, Kharpout, Orfa et Diarbékir.

Le 24 juin 1839, les deux armées, fortes chacune de quarante mille hommes environ, en viennent aux mains dans la plaine de Nézib. L'impétuosité d'Ibrahim et l'artillerie égyptienne décident du sort de la journée après deux heures de combat, Hafiz est en fuite, laissant sur le champ de bataille quatre mille tués ou blessés douze mille prisonniers, tous les canons, les approvisionnements, les tentes tombent au pouvoir des Egyptiens et l'armée ottomane est si bien dispersée et détruite, que son général ne peut défendre sa caisse elle fut attaquée et pillée par les populations insurgées.

Lorsque la nouvelle de ce désastre arriva à Constantinople, Mahmoud ne vivait plus la mort l'avait préservé d'une si grande douleur. Après une courte maladie, il succombait, le 1er juillet 1839, victime de ses excès sensuels, de son goût pour la boisson, de l'épuisement causé par la violence de sa haine contre Méhémet-Ali, dont il prononçait encore le nom fatal en expirant. Pour comble de malheur, la trahison vint se joindre à la mort, à la défaite, et accabler l'empire turc. Achmet, ancien batelier, devenu commandant en chef des forces maritimes de la Porte, était l'ennemi de Khosrew-Pacha, grand-vizir et ministre dirigeant du nouveau sultan. Pour échapper à la vengeance qu'il redoutait, il sortit des Dardanelles, et, après avoir trompé sur ses intentions les Anglais et l'amiral Lalande[2], commandant l'escadre française de la Méditerranée, il fit voile vers Alexandrie, et livra au pacha la flotte ottomane, composée de huit vaisseaux, douze frégates, d'un nombre considérable de petits bâtiments. En quelques semaines, la Turquie avait perdu son armée, son souverain et sa flotte il ne lui restait qu'un enfant de dix-sept ans, le sultan Abdul-Medjid, guidé par des ministres intrigants, incapable de lutter contre tant de revers accumulés. Cependant, la diplomatie européenne se mettait à l'œuvre, et déjà trois des principaux acteurs du drame oriental étaient entrés en scène. En 1839 comme en 1833, les intérêts de la France, de l'Angleterre restaient les mêmes, mais les hommes chargés de les faire prévaloir n'apportaient plus dans leur conduite des vues semblables. Le czar Nicolas avait compris qu'avec un ministre tel que lord Palmerston, l'alliance des deux grands États constitutionnels reposait sur une base fragile. Il se proposait donc un double but entretenir la discorde, fomenter la guerre entre le sultan et le pacha, affaiblir l'un par l'autre. La Russie avait un intérêt évident à empêcher la réconciliation des deux rivaux leurs combats faisaient sa joie parce qu'ils achevaient de ruiner la Turquie et la distrayaient des dangers bien autrement terribles qu'elle lui préparait au Nord. Le Czar voulait aussi brouiller l'Angleterre et la France, isoler cette dernière, organiser contre elle une coalition active.

A son tour, Palmerston apportait des préoccupations diverses dans le conflit oriental l'influence russe l'offusquait à Constantinople, l'influence française l'offusquait en Égypte il aspirait à les anéantir, tout au moins à briser l'une par l'autre. Il ne faut pas oublier, écrivait-il en 1838, qu'un grand danger pour l'Europe se trouve dans la possibilité d'une entente entre la France et la Russie, entente qui, quelque difficile qu'elle soit pour le moment, grâce aux sentiments personnels de l'empereur Nicolas, pourrait ne pas être toujours aussi impossible. D'autre part, le vice-roi refusait de supprimer des monopoles commerciaux qui portaient préjudice aux manufacturiers de la Grande-Bretagne il implantait dans ses États la plupart des denrées qui font la richesse de l'Inde, et pouvait être assez fort pour fermer un jour au commerce britannique les deux clés de ses magasins de F Inde, l'Égypte et la Syrie. En un mot, l'Angleterre n'exploitait pas la tyrannie égyptienne et elle espérait exploiter l'anarchie turque. En 1838, lord Palmerston avait conclu avec la Porte un traité de commerce très favorable à l'industrie anglaise et destiné à accroître l'influence de son pays dans le Levant. Aussi avait-il déterminé le cabinet de Saint-James à épouser la querelle du sultan contre le pacha, à lui offrir l'appui d'une flotte anglaise. Dorénavant, dit Bulwer, une influence prépondérante au moins, sinon la possession même de l'Égypte, était devenue une nécessité absolue pour la Grande-Bretagne, si elle voulait conserver son empire en Orient.

La véritable politique de la France consistait à poursuivre le maintien de l'équilibre européen par le maintien de l'empire ottoman, selon la situation des temps et dans les limites du possible, ces deux lois du gouvernement des États 'c'était sa politique traditionnelle, nationale et séculaire, celle de Henri IV, de Richelieu, de Louis XIV. En même temps, lorsque par la force des choses, par le cours naturel des faits, quelque démembrement s'opérait, quelque province se détachait de cet empire frappé d'une irrémédiable décadence, il fallait, aux yeux des ministres de la monarchie de Juillet, favoriser la transformation de cette province en une souveraineté nouvelle et indépendante, qui prendrait place dans la grande famille des États. L'empire ottoman avait presque perdu les principautés danubiennes, puis tout à fait la Grèce, puis à moitié déjà l'Égypte c'étaient là des pierres tombées naturellement de l'édifice. Le gouvernement français voulait son maintien, et, comme moyen de le préserver, l'intervention préalablement concertée des grandes puissances européennes mais il désirait assurer au vice-roi d'Égypte la concession à titre héréditaire des provinces qu'il possédait viagèrement. Appuyer les droits consacrés par le temps et ne point abandonner les droits nouveaux était chose difficile à concilier, raisonnable peut-être, peu logique à coup sûr. Dans le premier cas, nous rencontrions la Russie pour adversaire, dans le second, nous nous heurtions aux préventions, aux rancunes, aux intérêts mercantiles de la Grande-Bretagne, et nous étions loin de contenter l'Autriche et la Prusse ; enfin nous tentions d'arracher au sultan un cruel sacrifice contre lequel se révoltait son orgueil, et que les cours de Londres et de Saint-Pétersbourg l'engageaient à refuser. Nous courions donc le risque de mécontenter toute l'Europe pour satisfaire le pacha d'Égypte. Une pareille tâche eût exigé une circonspection infinie et le secret le plus absolu un nouvel incident vint ajouter d'autres embarras à ceux qui naissaient de la question elle-même, de la multiplicité des intérêts rivaux, des ambitions adverses.

Dans les premiers mois de l'année 1839, notre diplomatie était restée forcément inactive en présence de l'orage qui grossissait du côté de l'Orient. Du 2 mars au 12 mai, toutes les forces et l'attention de la France se consumaient dans la lutte intérieure qui précéda et suivit la coalition. Le nouveau cabinet sentit qu'un temps précieux venait d'être perdu la question d'Orient lui parut tellement menaçante, que le 25 mai, il fit à la Chambre une demande de dix millions destinés à augmenter nos forces maritimes dans le Levant. Aucun parti n'avait la pensée de refuser le crédit mais ce fut l'occasion d'un grand et solennel débat où la question d'Orient fut examinée sous ses aspects généraux et particuliers, où MM. de Tocqueville, Lamartine, Thiers, Guizot, Odilon Barrot exposèrent avec éloquence leurs systèmes.

Ce qu'il y eut de plus grave en cette circonstance, ce fut la manière dont procéda la commission nommée par la Chambre par une déplorable interversion des rôles, elle dictait au ministère son programme, sa conduite, lui intimait d'avance le but à atteindre. Ce but, c'était le statu quo en Orient, c'est-à-dire la Turquie d'Europe avec l'Asie Mineure au sultan, l'Egypte et la Syrie au vice-roi le moyen, un congrès des cinq grandes puissances chargé de surveiller, de régler les destinées de l'empire ottoman. Dans un congrès, pensait-on alors, tout l'avantage resterait à la France, qui, appuyée sur la Prusse et l'Autriche, pourrait successivement tenir tête à l'Angleterre et à la Russie, aurait toujours trois voix contre deux, souvent quatre contre une, et exercerait ainsi une prépondérance de fait dans la Méditerranée. Cette grande question et ce grand débat, disait M. Jouffroy, rapporteur de la commission, en prononçant les derniers mots qui servirent de clôture et de résumé à la discussion, imposent au cabinet une immense responsabilité. En recevant de la Chambre les dix millions qu'il est venu lui demander, il contracte un solennel engagement. Cet engagement, c'est de faire remplir à la France, dans les événements d'Orient, un rôle digne d'elle, un rôle qui ne la laisse pas tomber du rang élevé qu'elle occupe en Europe. C'est là, messieurs, une tâche grande et difficile. Le cabinet doit en sentir toute l'étendue et tout le poids. Il est récemment formé, il n'a pas encore fait de ces actes qui consacrent une administration mais la fortune lui jette entre les mains une affaire si considérable, que, s'il la gouverne comme il convient à la France, il sera, nous osons le dire, le plus glorieux cabinet qui ait géré les affaires de la nation depuis 1830.

La commission avait voulu encourager le ministère, le prémunir contre une attitude incertaine ou timide mais l'effet allait bien au delà de l'intention. Transformer un droit de contrôle en un droit d'initiative, supprimer l'imprévu et l'inconnu, ne tenir aucun compte des obstacles, des volontés contraires enfermer le cabinet dans les limites d'un programme, précipiter sa marche dans une voie périlleuse, livrer à l'Europe nos secrets et nos projets, nuire à la cause qu'on prétendait servir, voilà le résultat de cette usurpation parlementaire. La diplomatie n'est pas tenue d'habiter une maison de verre vouloir faire de la diplomatie à la tribune, c'est procéder comme un général qui ferait connaître à son adversaire ses plans stratégiques, les positions qu'il veut occuper. Malheureusement les effets de la coalition se faisaient sentir jusque dans notre politique extérieure, et le ministère du douze mai manquait de l'autorité nécessaire pour revendiquer sa liberté d'action au nom des principes constitutionnels et de sa propre responsabilité. Jusqu'alors les discussions publiques des grands intérêts engagés dans les questions étrangères avaient toujours suivi, elles n'avaient jamais précédé les décisions ministérielles. Après la chute du cabinet du 15 avril, la Chambre des députés se crut en droit de manifester des exigences plus grandes, d'intervenir directement, de donner l'impulsion aux ministres. La conduite des transactions les plus délicates passait ouvertement des dépositaires du pouvoir dans celles des membres influents des assemblées délibérantes, et les premiers qui acceptaient une position subalterne, marchaient au devant d'un insuccès certain. Chacun savait où ils voulaient aller tandis qu'ils ignoraient le fort et le faible dès États étrangers, les secrets penchants des cours celles-ci pouvaient prendre conseil des circonstances, modifier leurs résolutions jusqu'au dernier moment. L'abus de la prérogative parlementaire, la fréquence des crises ministérielles, voilà assurément deux des raisons majeures qui ont amené la crise de 1840 et notre isolement en Europe.

Il y en a une troisième que nous avons indiquée[3] et sur laquelle il faut revenir c'est l'erreur commune où se trouvaient le Parlement, l'opinion publique, nos hommes politiques les plus distingués au sujet de Méhémet-Ali. L'Égypte du pacha était alors l'objet de l'enthousiasme national, comme l'avaient été auparavant les Républiques de l'Amérique du Sud, la Grèce, la Pologne, comme le furent plus tard l'Italie et le Mexique. Le vice-roi excellait à caresser les intérêts, à capter les faveurs de la presse et des étrangers qui venaient visiter ses États. Aussi était-il plus que jamais à la mode, et l'exécuteur sommaire des mameluks était vanté comme un apôtre de civilisation et de libéralisme. Le vice-roi, écrivait en 1840 M. Alphonse Royer, a le talent de se concilier par ses soins empressés, par ses attentions délicates, par son amabilité, toutes les personnes dont il peut attendre un éloge écrit ou verbal. Tous les voyageurs de quelque renom, qui ont traversé l'Égypte, ont subi cette influence. Quand on parle des prodiges opérés par le génie de Méhémet-Ali, celui-ci n'est assurément pas le moindre.

En fait, la puissance arabe ne présentait aucun fondement solide. Au lieu de ces calculs fantaisistes qui attribuaient à Méhémet-Ali une armée de 276.000 hommes, il disposait de 100.000 soldats de terre et de mer[4]. Forcé d'assurer son indépendance pour sauver sa tête, Méhémet devait rester puissant, conserver une armée permanente hors de proportion avec la population de 'Égypte, écraser celle-ci sous les taxes et les levées en masse. La solidarité d'impôts et de travail établie entre les habitants de chaque province et de chaque village était une des combinaisons les plus iniques qu'ait pu inventer la tyrannie ; par ce système, renouvelé des mauvais jours de l'empire romain, le producteur actif et intelligent était tenu de combler le déficit occasionné par la paresse. Le gouvernement, disait pour se justifier le vice-roi, ne peut pas perdre et il ajoutait quelquefois : Un grand roi ne connaît que son épée et sa bourse, il tire l'une pour remplir l'autre. Il avait résolu un problème qui semblait insoluble supprimer la propriété et maintenir l'impôt. Ce n'était pas un sage, c'était un ambitieux, pressé de jouir, désireux de faire vite plutôt que bien. Il alla au bout de la tyrannie avec cette logique inexorable qui tire du mal le mal, de l'ambition la servitude et de la guerre l'oppression.

Le jour même où le cabinet du 12 mai demandait dix millions aux Chambres, il inaugurait ses rapports diplomatiques avec l'Angleterre. Le maréchal Soult s'entendit très-bien au début avec lord Palmerston le 28 mai, il envoyait à Alexandrie et Constantinople deux de ses aides de camp, MM. Folz et Caillé, chargés de réclamer la suspension immédiate des hostilités, de se rendre sur le théâtre de la guerre et d'agir auprès des parties belligérantes[5].

L'accord cessa dès qu'on en vint à l'action. Aux yeux de lord Palmerston, bien mal inspiré ou peu sincère, la présence des Russes à Constantinople était un échec moins redoutable qu'une victoire qui aurait donné à Méhémet-Ali l'hérédité de ses États il essaya d'amener le gouvernement français à user de contrainte contre le vice-roi au moyen de flottes combinées, sauf ensuite à s'occuper de protéger l'équilibre européen. Le piège était trop grossier dans sa réponse du 17 juin, le maréchal Soult laissait de côté la question secondaire et orientale de la possession de la Syrie, insistait sur la seule question vraiment européenne. Régler les affaires d'Orient par des conférences tenues à Vienne entre les cinq puissances, tel était, selon lui, le véritable but à atteindre. Pour y arriver, la France et l'Angleterre devaient demander à la Porte que, dans le cas d'une nouvelle expédition russe, leurs escadres fussent admises à paraître en amies devant Constantinople, pour concourir à la protection du sultan. Lord Palmerston ne pouvait faire aucune objection spécieuse à cette loyale communication, et le cabinet de Saint-James l'accueillit avec une satisfaction déclarée. Nous nous entendons sur tout, disait le chef du Foreign-Office au baron de Bourqueney, notre accord sera complet ; principe, but, moyens d'exécution, tout est plein de raison, de simplicité, de clairvoyance. On dirait que cette communication a lieu non de gouvernement à gouvernement, mais entre membres d'un même cabinet. Toutefois, il y eut entre les deux cabinets, quelque diversité d'avis sur les termes et le mode d'exécution de la démarche à faire auprès du sultan : le gouvernement français se montrait plus ferme sur la question des Dardanelles ; il réclamait, exigeait l'entrée libre des détroits ; il irait à Constantinople si les Russes y paraissaient : le gouvernement britannique promettait d'envoyer les secours que lui demanderait le sultan dans sa contestation avec Méhémet-Ali ; il désirait que l'Angleterre fût appelée, qu'elle reçût l'invitation de la Porte.

Sur ces entrefaites, les événements se précipitaient en Orient, et altéraient gravement la situation. La bataille de Nézib, la mort de Mahmoud, la défection de la flotte ottomane avaient plongé le Divan dans une consternation facile à comprendre. Le capitaine Caillé, arrivé au camp d'Ibrahim cinq jours après la destruction de l'armée turque, était porteur d'une lettre du Pacha donnant l'ordre à son fils de s'arrêter où il serait, et de ne point dépasser la frontière de Syrie. Après quelques pourparlers, Ibrahim suspendit la marche de ses troupes et se contenta d'occuper Marach et Orfa afin d'assurer leurs subsistances. En même temps, Khosrew-Pacha entamait des négociations directes avec le vice-roi : il offrit d'abord l'hérédité de l'Égypte, mais il essuya un refus hautain ; enivré par ses triomphes, saisi d'une espèce de vertige, Méhémet élevait d'excessives prétentions. Sans armée, sans vaisseaux, ne sachant qu'attendre des rivalités des grandes puissances, la Porte se résigna à accorder au Pacha sous certaines conditions, l'hérédité de l'Egypte et de la Syrie ; déjà le firman se préparait, deux dignitaires étaient désignés pour porter au vainqueur le gage de la réconciliation, lorsque l'Europe se décida à intervenir[6].

Le 27 juillet, un courrier de cabinet apportait au baron de Stürmer l'ordre du prince de Metternich d'inviter les représentants des autres cours à faire une déclaration de protection collective au Divan, à mettre le veto de l'Europe sur l'arrangement direct qui se tramait l'archichancelier répondait de l'approbation de l'empereur Nicolas. Dans la même journée, les cinq ambassadeurs signaient et remettaient à la Porte une note ainsi conçue : Les soussignés, conformément aux instructions de leurs gouvernements respectifs, ont l'honneur d'informer la Sublime-Porte que l'accord est fait entre les grandes puissances sur la question d'Orient, et qu'ils sont chargés d'engager la Sublime-Porte à s'abstenir de toute détermination définitive sans leur concours et à attendre l'effet de l'intérêt qu'elles lui portent.

La note du 27 juillet ne pouvait avoir d'autre résultat que d'empêcher Méhémet-Ali de recueillir le fruit de sa victoire lorsque notre gouvernement avait fait de l'hérédité de l'Égypte et de la Syrie un des points essentiels de sa politique, lorsqu'on allait l'obtenir en dépit de l'Angleterre et de la Russie, tout se trouvait remis en question. Cette note malencontreuse, rentrait, il est vrai, dans l'ordre des idées du Parlement, qui poursuivait la chimère d'un concert européen ; mais, en certains cas, la lettre tue et l'esprit vivifie. Au lieu d'accepter humblement le programme parlementaire, les ministres français avaient pour premier devoir de conclure l'arrangement direct ; les intentions de la France eussent été accomplies, et le succès obtenu, peu importait de quelle manière et dans quelle forme.

Au contraire lord Palmerston et lord Ponsonby triomphaient sur tous les points non seulement la démarche du 27 juillet infirmait virtuellement le traité d'Unkiar-Skelessi avec le protectorat exclusif de la Russie, mais encore elle remettait à la décision de la diplomatie le conflit entre le pacha et la Porte. Aussi ne gardèrent-ils aucune mesure : le 1er août 1839, le ministre anglais proposa au cabinet des Tuileries d'exiger de Méhémet-Ali la restitution de la flotte turque, et s'il refusait, de s'emparer de la flotte égyptienne elle-même. Un semblable moyen aurait eu pour résultat presque infaillible la résistance du vice-roi et l'incendie des vaisseaux du sultan et de son vassal on l'a dit justement, brûler une flotte c'est une bonne fortune qui sourit à tout Anglais, mais en brûler deux, c'est un acte national et glorieux. Le gouvernement français n'avait garde de s'associer à un second Navarin il repoussa la proposition avec beaucoup de force et de dignité, et persista à réclamer pour son protégé l'Égypte, la Syrie héréditaires, tandis que lord Palmerston refusait obstinément celle-ci.

Ce fut là, de notre part, écrit M. Guizot, une grande faute, une faute qui, dès le premier moment, engagea dans une mauvaise voie notre politique, et que nous aurions dû d'autant moins commettre qu'elle était en contradiction avec la conduite que nous avions tenue quelques années auparavant dans une circonstance analogue. Quand il s'était agi de faire consacrer par l'Europe un premier démembrement de l'empire ottoman et de constituer le royaume de Grèce, nous avions aussi réclamé pour le nouvel État un plus vaste territoire nous aurions voulu lui faire donner la Thessalie, Candie, de meilleures frontières. Nous avions rencontré sur ce point l'opposition du gouvernement anglais, et nous avions renoncé à une portion de notre dessein, mettant avec raison, bien plus d'importance à la fondation du nouvel État qu'à son étendue, et à notre succès général qu'à un mécompte partiel. Nous étions en 1839 dans une situation semblable qui nous conseillait la même tempérance... pour la France elle-même et son gouvernement, il eût été bien plus sage et plus habile de consacrer do concert avec l'Angleterre, la conquête principale de Méhémet-Ali, que de se séparer du cabinet anglais pour suivre le pacha dans tous ses désirs. L'Égypte, héréditairement possédée par des princes presque indépendants, était un grand pas de plus dans cette voie des démembrements partiels et naturels de l'empire ottoman, reconnus par l'Europe, et formant ou préparant de nouveaux États. C'était là la politique de la France elle l'avait naguère hautement proclamée et pratiquée avec succès ; elle la compromit par une exigence inconsidérée, au moment où elle pouvait en obtenir une nouvelle et éclatante application. Les déclamations des députés et des journaux français, le programme de politique orientale lancé avec fracas du haut de la tribune, servirent à merveille les projets du ministre anglais auprès de ses collègues, il incrimina notre prétendue ambition, notre machiavélisme, nous accusa de vouloir faire de l'Égypte une nouvelle Algérie. Les phrases dans lesquelles notre orgueil s'était complu furent représentées comme les indices des plus dangereuses menées, et les indications pacifiques du rapporteur de la commission furent presque travesties en plans de campagne. Ainsi la négociation se trouvait faussée dès l'origine, par la faute de la Chambre qui avait sanctionné la pensée du concert européen de son approbation et de son vote. Il fallait un prompt arrangement entre le vassal et le suzerain pour empêcher l'accord de l'Angleterre et .de la Russie mais la Chambre gouvernait, et le cabinet du 12 mai, instrument docile de ses volontés, poursuivait simultanément un double but : il entendait protéger le pacha contre l'Angleterre, l'empire ottoman contre la Russie il prétendait soutenir l'intégrité de ce dernier et demandait son démembrement sur une large échelle, tandis que, mettant la logique d'accord avec ses intérêts, l'Angleterre refusait la Syrie au vice-roi. En voulant faire triompher sa volonté exclusive il justifiait ce mot du prince de Metternich : la France, en parlant à d'autres, est trop disposée à se croire seule ; quand on négocie, on est plusieurs[7].

Dès le mois d'août 1839 Lord Palmerston donna aux représentants de l'Angleterre auprès des cours de Paris, Berlin, Vienne et Saint-Pétersbourg ses instructions définitives partout il manifestait les mêmes vues fondée sur les mêmes motifs. C'était des dangers du moment qu'il fallait garantir la Porte, et ces dangers venaient uniquement de Méhémet-Ali : il importait donc de mettre celui-ci hors d'état de renouveler et de rendre peut-être plus décisifs les coups qu'il avait déjà portés à l'empire ottoman.

Le czar comprit parfaitement ce langage, et sentit combien l'alliance anglo-française reposait sur une base chancelante il se hâta d'envoyer à Londres M. de Brunow, chargé de s'entendre avec lord Palmerston. En même temps, les cours de Vienne, de Berlin annonçaient qu'elles se ralliaient au point de vue anglais sur la nécessité de réduire à l'Égypte les possessions du vice-roi ; lord Ponsonby entraîna facilement la Porte dans cette voie, et lord Clanricarde écrivit que M. de Nesslrode, ministre des affaires étrangères russe, partageait son opinion sur les bases de l'arrangement, et offrait sa coopération.

Cependant les premières propositions de M. de Brunow ne satisfirent point le cabinet de Saint-James le czar laissait à l'Angleterre et à la France la tâche de contraindre Méhémet-Ali, et se réservait le droit de protéger Constantinople au nom de l'Europe. C'était dire à lord Palmerston : Livrez-nous Constantinople et nous vous livrerons Alexandrie. Quelque désastreux que fût le marché, ce dernier y donnait son assentiment personnel mais ses collègues, les ministres français se montrèrent choqués, le maréchal Soult protesta avec énergie contre une semblable idée. Jamais, écrivit-il au général Sébastiani, jamais, de notre aveu, une escadre étrangère ne paraîtra devant Constantinople, sans que la nôtre s'y montre aussitôt.

Le gouvernement anglais refusa donc d'adhérer aux propositions de l'envoyé russe, et, faisant un pas vers la France, se décida à accorder au profit de Méhémet-Ali la concession d'une partie du pachalik de Saint-Jean d'Acre. La réponse du maréchal Soult ne pouvait être que négative, et lord Palmerston, impatient de fermer cette porte ouverte à une transaction, s'empressa de dire au général Sébastiani : Je puis vous déclarer au nom du conseil, que la concession que nous avions faite d'une portion du pachalik d'Acre, est retirée. Déjà il était d'accord avec M. de Brunow pour tromper ses collègues et l'opinion anglaise.

Depuis ce refus, nos rapports diplomatiques devinrent difficiles le plénipotentiaire russe qui était allé chercher de nouvelles instructions, revint à Londres au mois de janvier 1840. Le second projet du czar stipulait pour le pacha l'hérédité de l'Égypte, autorisait la France et l'Angleterre à faire entrer chacune trois vaisseaux dans une partie limitée et définie de la mer de Marmara, tandis que les Russes viendraient à Constantinople avec leur flotte[8]. C'était une variante du traité d'Unkiar-Skelessi, et le cabinet du 12 mai avait raison d'objecter que ce système était la confirmation et non l'infirmation du protectorat exclusif de la Russie. Au contraire, Palmerston se montrait satisfait des offres du czar les choses en vinrent au point que plusieurs fois déjà notre ambassadeur avait été prévenu que le cabinet de Saint-James paraissait décidé à conclure entre quatre puissances les affaires qui ne pouvaient se conclure entre cinq. Le bruit se répandit aussi que l'empereur avait donné carte blanche à son envoyé pourvu qu'il amenât une brouille entre l'Angleterre et la France le caractère résolu et vindicatif de Palmerston, ses changements de front si fréquents et si soudains en politique, aggravaient encore le péril.

Ainsi, écrit M. d'Haussonville, les ministres du 12 mai vinrent se heurter successivement à tous les obstacles qu'ils ne pouvaient manquer de rencontrer sur leur chemin. Ils offusquèrent tour à tour, sans le vouloir, ceux-là mêmes qu'ils avaient l'intention de se concilier de sorte qu'après plusieurs mois de pourparlers, pendant lesquels nous avions cherché à ramener l'Europe à nos vues, le vide s'était insensiblement fait autour de nous. Ces grandes puissances, que nous nous étions proposé de réunir contre la Russie, étaient plus que jamais prêtes à s'entendre contre nous et avec la Russie. Vainement nous leur parlions de la nécessité de veiller au maintien de l'empire ottoman chaque jour elles se montraient plus portées à penser que les droits de cet empire étaient surtout menacés par les usurpations du vice-roi... Vainement nous demandions qu'on songeât à dérober Constantinople au protectorat exclusif de la Russie ceux à qui nous nous adressions paraissaient plus pressés encore de soustraire Alexandrie à ce qu'ils ne manquaient point d'appeler la domination exclusive de la France, Parce que nous ne flattions aucune passion, nous devenions suspects. Notre réserve même nous était imputée à crime. C'était jeu joué pour dérober nos profonds desseins. La mauvaise humeur des cours étrangères se tourna alors contre notre protégé Méhémet-Ali. Il y avait là pour elles un moyen de nous atteindre indirectement... L'Angleterre devint soudainement indifférente aux vues ambitieuses de la Russie, comme si elle ne lui avait jamais prêté aucun dessein sur le Bosphore. L'Autriche ne se souvint plus des inquiétudes que lui avait naguère causées l'immixtion du cabinet impérial dans les affaires des provinces de Moldavie et de Valachie, et les opérations militaires dirigées vers l'embouchure du Danube. Le czar perdit entièrement la mémoire des dénonciations qu'il avait adressées au gouvernement de la Restauration sur les dangereux projets du cabinet de Saint-James en Syrie, en Grèce et dans les îles de l'Archipel. Bref, la Russie, l'Angleterre et l'Autriche en étaient arrivées à se persuader que les dangers qui menaçaient désormais le sultan venaient uniquement de son coreligionnaire, le maître de l'Egypte, le possesseur de Syrie, de Candie et des Villes Saintes. Une seule chose leur importait maintenant, c'était d'avoir raison du pacha rebelle avec ou sans l'agrément de la France.

Toutes les rivalités faisaient trêve pour s'unir contre nous, toutes les haines se confondaient. dans une haine commune. Le vieux roi de Prusse, si sympathique pour la France, venait de mourir le 7 juin, et son successeur, gallophobe exalté, s'était empressé d'imprimer une nouvelle direction à la marche du gouvernement prussien. Plein d'admiration pour l'empereur Nicolas, pour les institutions anglaises, imbu d'un mysticisme religieux mal réglé, il voyait en nous les éternels oppresseurs de l'Allemagne, les propagateurs des doctrines révolutionnaires, sceptiques et matérialistes. Loin de s'interposer utilement entre le cabinet des Tuileries et les puissances, comme son désintéressement manifeste le lui commandait, il se montrait prêt à devenir le complice de toute manœuvre hostile à la France.

Ni la nomination de M. Guizot à l'ambassade de Londres, ni l'avènement du ministère du 1er mars ne purent modifier cette situation menaçante. MM. Thiers et Guizot étaient partisans chaleureux de la nationalité arabe et de l'alliance anglaise comme orateurs, ils avaient puissamment contribué à imposer aux ministres du 12 mai leur ligne de conduite. C'est dans ce sens que M. Thiers donna ses instructions à M. Guizot gagner du temps, traîner les choses en longueur, s'abstenir de toute proposition nouvelle, ne pas écouter ni discuter celles qu'on nous ferait, se refuser à toute délibération commune avec les puissances, n'avoir en quelque sorte de rapports officiels qu'avec les ministres anglais, laisser entrevoir que si l'on voulait violenter la politique de la France, celle-ci résisterait, telle était la tactique recommandée. M. Guizot partageait l'opinion du premier ministre sur la temporisation il pensait toutefois qu'il ne fallait rien négliger pour amener entre l'Angleterre et la France une transaction dont le pacha pût se contenter Car, écrivait-il le 12 mars à M. Thiers, si de notre côté, nous n'arrivons à rien de positif, si nous paraissons ne vouloir qu'ajourner toujours et convertir toutes les difficultés en impossibilités, un moment viendrait, je pense, où, par quelque résolution soudaine, le cabinet britannique agirait sans nous et avec d'autres plutôt que de ne rien faire. Dans sa dépêche du 17 mars, l'ambassadeur allait plus loin et prévoyait avec plus de netteté la possibilité d'une entente entre les quatre puissances elle lui semblait probable, il fallait s'y attendre et s'y tenir préparés, si nous ne faisions pas une sérieuse tentative pour amener avec l'Angleterre un arrangement. La politique anglaise s'engageait quelquefois bien légèrement et bien témérairement dans les questions extérieures il y avait donc à craindre toujours quelque coup fourré et soudain.

Le 5 mai 1840, le baron de Neumann, ambassadeur d'Autriche à Londres, vint trouver M. Guizot, et lui apporta les propositions du prince de Metternich, auxquelles lord Palmerston avait adhéré non sans peine d'après cette ouverture, le pacha aurait l'Egypte héréditaire, la plus grande partie du pachalik d'Acre, y compris cette place, viagèrement ; si Méhémet-Ali n'acceptait pas, l'Autriche consentait à concourir aux moyens de contrainte maritime enjoignant son pavillon à ceux de l'Angleterre et de la Russie.

M. Thiers était profondément convaincu que le vice-roi résisterait avec énergie à toute combinaison qui lui enlèverait la Syrie, que tous les moyens de coaction seraient vains il regardait la politique de Palmerston comme une politique d'aveuglement et de ruine. Il répondit à M. Guizot en lui disant de ne pas faire un refus péremptoire et dur, lui laissant pour cela le choix de la forme et du moment. Lord Palmerston, au contraire, pensait que Méhémet finirait par céder, malgré ses protestations et ses serments solennels. Tout ceci, disait-il avec profondeur, indique la conscience de sa faiblesse, et une crainte concentrée. Le cri à Paris et ailleurs, en faveur de Méhémet-Ali, est suscité par Méhémet-Ali lui-même. Nous ne pouvons pas nous en laisser imposer par une opinion publique toute factice ; et la France elle-même, quand ce serait là son opinion réelle et réfléchie, ne saurait pas dicter la loi à l'Europe.

Le 7 avril un premier plénipotentiaire turc s'était rendu à Londres pour réclamer l'effet de la note collective adressée à la Porte le 27 juillet 1839. Le 31 mai, un autre ambassadeur, Chékib-Effendi remit aux représentants des cinq puissances une nouvelle note où, rappelant leurs promesses, il réclamait une solution devenue de jour en jour plus urgente.

Malgré leur mauvais vouloir envers la France, l'Autriche et la Prusse se préoccupaient gravement du maintien de la paix européenne elles tentèrent une dernière démarche auprès de M. Guizot et leurs ministres déclarèrent qu'ils étaient prêts à laisser au pacha l'Égypte héréditaire avec la Syrie viagère, pourvu qu'il rendît Adana et Candie. Cette solution était raisonnable et pratique. Qu'était-ce d'ailleurs que l'hérédité en Orient, dans cette société violente, convulsive, dans ces familles nombreuses et désunies ? Avant Méhémet-Ali, plusieurs pachas devenus presque indépendants, s'étaient flattés de fonder des dynasties et des États les querelles entre les héritiers avaient toujours rendu à la Porte son territoire et son pouvoir, ramené les dissidents vers le centre de la foi musulmane on pouvait donc dire qu'entre l'hérédité et la possession viagère, il n'existait aucune différence appréciable.

Aussi bien le péril pressait, la nécessité d'en finir s'imposait évidente, indiscutable. La situation devenait intolérable pour le pacha comme pour le sultan En faisant part à M. Thiers des nouvelles propositions ; M. Guizot ajoutait Les collègues de lord Palmerston d'une part, les ministres d'Autriche et de Prusse de l'autre, pèsent sur lui en ce moment pour le décider. S'ils l'y décident en effet, ils croiront, les uns et les autres, avoir remporté une grande victoire, et être arrivés à des propositions d'arrangement raisonnables. Il importe donc extrêmement que je connaisse bien vos intentions à ce sujet, car de mon langage, quelque réservé qu'il soit, peut dépendre ou la prompte solution d'un arrangement sur ces bases, ou un revirement par lequel lord Palmerston, profitant de l'espérance déçue et de l'humeur de ses collègues et des autres plénipotentiaires, les rengagerait brusquement dans son système, et leur ferait adopter à quatre son projet de retirer au pacha la Syrie, et l'emploi, au besoin, de moyens de coercition. On fera beaucoup, beaucoup dans le cabinet et, parmi les plénipotentiaires, pour n'agir qu'à cinq, de concert avec nous, et sans coercition. Je ne vous réponds pas qu'on fasse tout et qu'une conclusion à quatre soit absolument impossible. Nous pouvons être, d'un instant à l'autre, placés dans cette alternative ou bien l'Égypte héréditairement et la Syrie viagèrement au pacha, moyennant la cession des Villes Saintes, de Candie et d'Adana, et par un arrangement à cinq ; ou bien la Syrie retirée au pacha par un arrangement à quatre, et par voie de coercition, s'il y a lieu. Je ne donne pas pour certain que, le premier arrangement échouant, le second s'accomplira ; mais je le donne pour possible. Notre principale force est aujourd'hui dans le travail commun de presque tous les membres du cabinet et des ministres d'Autriche et de Prusse pour amener lord Palmerston à céder la Syrie. Si, après avoir réussi dans ce travail, ils n'en recueillent pas le fruit d'un arrangement définitif et unanime, je ne réponds pas, je le répète, de ce qu'ils feront.

M. Guizot avait entrevu la vérité et perdu une partie de ses illusions au fond de son âme il ne croyait pas à un arrangement à quatre, mais il mettait le cabinet en garde contre cette redoutable éventualité. Il avait d'ailleurs des motifs d'espérer le succès l'accueil empressé de l'aristocratie, ses relations intimes avec les torys, avec plusieurs membres influents du ministère, les difficultés du cabinet whig en Chine, en Portugal, au Canada, dans l'Asie centrale l'imminence d'une crise parlementaire, l'opinion publique très-favorable à notre alliance, la médiation de la France dans la querelle des soufres de Sicile, la restitution des cendres de Napoléon. Mais cette âme droite et hautaine ne s'ouvrait pas facilement au soupçon ; M. Guizot n'estimait pas assez l'influence de Palmerston, il ne croyait pas à son machiavélisme l'admiration de l'historien pour les institutions anglaises lui dérobait le secret d'une politique extérieure, toute mercantile et trafiquante.

L'aveuglement de M. Thiers était bien autrement profond rien ne pouvait porter atteinte à son optimisme. Je suis, avait dit cet homme d'État, le très-humble serviteur des faits, et le fait, c'était l'engouement de la nation pour le vice-roi. Il se mettait donc à la suite de l'opinion de tout le monde, ne pouvant supposer, selon sa propre expression, que l'Angleterre ferait taire dans son cœur sa haine éternelle contre la Russie, devant sa haine d'un jour contre le pacha ; il espérait que l'Autriche aimerait mieux se mésallier avec la France que se mal allier avec l'Europe de 1815. Dans cette pensée, il répondit le 30 juin à M. Guizot : Différez de vous expliquer. Il faut un peu voir venir. Rien n'est décidé. Avec ce système qui paraissait vouloir annuler la conférence par d'éternels délais, le ministre créait une position très-fausse à son ambassadeur, et celui-ci ne pouvait plus inspirer aucune confiance aussi écrivait-il dans les premiers jours de juillet qu'on se cachait de lui et qu'on évitait même de lui parler.

Un incident imprévu précipita le dénouement le cabinet français apprit que Khosrew-Pacha, ministre dirigeant de la Porte, ennemi invétéré de Méhémet-Ali, venait d'être destitué, et que le vice-roi envoyait Sami-Bey proposer au sultan de lui rendre la flotte turque et d'entrer en arrangement direct. Aussitôt, M. Thiers fit partir M. Eugène Périer en mission extraordinaire à Alexandrie pour décider le pacha à se montrer raisonnable d'autre part il recommanda à son ambassadeur à Londres de taire.la nouvelle, afin que les Anglais n'allassent pas entraver la négociation.

Mais la destitution du grand vizir, la mission de Sami-Bey furent connues à Londres aussitôt qu'à Paris, et l'on apprit au même instant qu'une nouvelle insurrection fomentée par des émissaires anglais et par les exigences impolitiques de Méhémet-Ali, venait d'éclater en Syrie[9]. Tandis que lord Ponsonby faisait écarter par le Divan, les offres de l'envoyé du vice-roi, lord Palmerston agissait à Londres et saisissait l'occasion favorable de frapper le coup médité par lui depuis longtemps. Il insista avec force sur les vues d'agrandissement de la France dans la Méditerranée, s'adressa aux sentiments de susceptibilité et de jalousie nationales, posant la question de cabinet, plaçant ses collègues entre l'adoption de sa politique et la certitude d'un ébranlement ministériel il soutint énergiquement que le pacha était hors d'état d'opposer une vigoureuse résistance, que la France céderait au moment décisif. La paix de l'Europe ne serait pas troublée, la France et l'Angleterre ne seraient pas brouillées, et l'Orient serait réglé comme celle-ci l'aurait voulu. Poussés par lui et par M. de Brunow, ses collègues, les plénipotentiaires de la conférence se crurent en droit d'attribuer aux intrigues de M. Thiers la destitution de Khosrew, la démarche pacifique du vice-roi dont le succès aurait eu pour double conséquence 1° de mettre à néant la note du 27 juillet et l'action collective des cinq puissances ; 2° d'assurer le triomphe complet et personnel de la France. Tout semblait démontrer que M. Thiers avait voulu mystifier l'Europe, se ménager un succès exclusif, promener la conférence de délais en délais, d'atermoiements en atermoiements, jusqu'au jour où ses menées auraient abouti en Orient. L'insurrection de Syrie, la tentative d'arrangement direct levèrent tous les obstacles, apaisèrent tous les scrupules des collègues de Palmerston, des ambassadeurs d'Autriche et de Prusse. Le prince de Metternich ne voulait rien contre Londres et n'osait rien contre Saint-Pétersbourg il se laissa entraîner. L'Autriche, on l'avait dit, était toujours la veuve inconsolable de la Sainte-Alliance l'idée de la faire revivre n'avait pas peu contribué à séduire le premier ministre autrichien.

Du 8 au 15 juillet, on s'entendit sur tous les points, on régla par des conventions particulières les moyens d'action, et le 15 juillet, jour de la clôture des Chambres françaises, le traité de Londres fut définitivement signé.

M. Guizot avait été tenu à l'écart des dernières délibérations, et c'est le 17 juillet seulement que lord Palmerston lui signifia la résolution des quatre cours, dans un mémorandum, où il essayait, sous des formes doucereuses et caressantes, d'atténuer ce que le procédé avait de blessant au fond. Le traité, dont le cabinet des Tuileries ne connut la teneur que le 16 septembre suivant, avait été conclu sans l'adhésion de la France, à l'insu de la France, et en réalité contre la France. On n'avait pas même pris la peine de lui demander son dernier mot, de lui soumettre la convention proposée, en lui laissant le choix de la rejeter ou non. Les lettres de créance de Frédéric-Guillaume IV n'étaient point parvenues à M. de Bülow, et cependant on avait accepté sa signature. On était si pressé qu'un protocole spécial déclarait le traité exécutoire immédiatement et d'urgence, sans attendre les ratifications, mesure sans exemple dans les fastes de la diplomatie. N'était-il pas étrange enfin de voir les puissances dans un prétendu intérêt d'humanité et afin de prévenir l'effusion du sang s'opposer au rétablissement de la paix, ne pas vouloir que celle-ci revînt si elles ne la ramenaient point, se jeter une seconde fois entre le suzerain et son vassal pour les séparer ? On prétendait rétablir un peu d'ordre et d'obéissance dans toutes les parties de l'empire turc et on y fomentait des insurrections ! Ce n'était ni logique, ni loyal, et l'on semblait multiplier gratuitement les façons d'agir.les plus propres à exciter notre susceptibilité.

Le traité du 15 juillet contenait les stipulations suivantes le sultan promettait d'accorder à Méhémet-Ali et à ses descendants l'administration héréditaire de l'Égypte, l'administration viagère du pachalik d'Acre, avec le commandement de la forteresse de Saint-Jean d'Acre ; mais ses offres devaient être acceptées dans les dix jours de la notification qui lui en serait faite, sinon le pachalik d'Acre serait retiré. Après un nouveau délai de dix jours le pacha perdrait l'Égypte. Il remettrait à la Porte sa flotte, ses troupes évacueraient l'Arabie, les Villes Saintes, l'île de Candie, le district d'Adana. Pour faire réussir cet arrangement, les quatre puissances signataires s'engageaient à agir dans un parfait accord ; si le vice-roi refusait d'adhérer aux propositions de Sa Hautesse, elles lui prêteraient l'appui de leurs escadres et leur assistance militaire. Si le vice-roi dirigeait ses forces de terre et de mer vers Constantinople, les hautes parties contractantes, sur la réquisition expresse du sultan, convenaient de pourvoir à la défense de son trône, en mettant, au moyen d'une coopération commune, à l'abri de toute agression, les deux détroits et la capitale de l'empire. Il demeurait expressément entendu que cette mesure exceptionnelle ne dérogerait en rien à l'ancienne règle fondamentale, en vertu de laquelle l'entrée des détroits avait été de tout temps interdite aux bâtiments de guerre des puissances étrangères, et que le sultan déclarerait sa ferme intention de maintenir à l'avenir ce principe invariable. Cette dernière stipulation impliquait l'abrogation virtuelle du traité d'Unkiar-Skelessi. C'est à ce prix que lord Palmerston avait associé ses rancunes à la haine du czar ; c'est avec cette concession qu'il avait réussi à entraîner ses collègues et le prince de Metternich.

 

 

 



[1] Voir sur lord Palmerston: The life of viscount Palmerston, by lord Dalling (Sir Lytton Bulwer), 3 volumes 1873. Life of Viscount Palmerston, 1845-1865, by Evelyn Ashley, 2 vol. 1876. Mémoires de Gréville, 1876. — Lord Palmerston, sa correspondance intime, par Augustus Craven, 1878. — On lira surtout avec fruit l'excellent ouvrage de M. Auguste Laugel, intitulé Lord Palmerston et lord Russell, un de ces livres définitifs qui épuisent la matière.

[2] Voir la brochure de M. le prince de Joinville, intitulée : L'Escadre de la Méditerranée.

[3] Voir chapitre XIII.

[4] Dans certains districts, il ne restait plus un homme valide, et tous les travaux étaient exécutés par les femmes, les vieillards et les enfants. Les mères en venaient à éborgner leurs enfants pour les soustraire à la corvée militaire ; cela ne suffisait pas toujours, car il y eut à Beyrouth, en 1840, un bataillon de borgnes, appelés par dérision les invincibles, auxquels on avait fait faire des fusils spéciaux qui permettaient d'enjouer de l'épaule gauche.

[5] Lord Palmerston écrit en 1838 et 1839 ces réflexions curieuses : Fonder un système de politique future en Orient sur la position accidentelle d'un homme qui a passé l'âge de soixante ans, ce serait bâtir sur le sable..... Un petit supplément d'ordre, d'organisation et de force dans la balance du sultan, et un peu moins de sagacité, de vigueur, d'intelligence et de capacité de la part du gouvernement usurpateur de l'Égypte, replaceraient de nouveau la Syrie sous la domination du sultan..... On parle sans cesse de la décadence inévitable et progressive de l'empire turc, que l'on prétend voir tomber en morceaux. D'abord, il n'est pas probable qu'un empire tombe en morceaux s'il est laissé à lui-même, et qu'aucun voisin charitable ne soit là pour le ramasser.....

Plus je réfléchis à ces matières, plus je suis convaincu qu'il n'y a pas d'arrangement possible sans forcer Méhémet à se retirer dans sa coquille originelle de l'Egypte..... La moitié des fausses conclusions auxquelles les hommes arrivent, vient de l'abus des métaphores..... Ainsi, l'on compare une ancienne monarchie avec un vieil édifice, un vieux arbre ou un vieillard, et parce que, par la nature des choses, il faut que l'édifice, l'arbre ou l'homme s'écroulent, on s'imagine qu'il en est de même d'un État, et que les mêmes lois qui régissent la matière inanimée ou la vie animale et végétale sont applicables également aux nations et aux États. Il ne saurait exister d'erreur plus grande et plus illogique..... Ainsi, tout ce que nous entendons dire chaque jour au sujet de la dégénérescence de l'empire turc que ce n'est plus qu'un corps inanimé et un tronc sans sève..... est une pure et simple absurdité.....

[6] Pour bien connaître l'histoire du traité du 15 juillet 1840, on peut lire avec profit Guizot, Mémoires, tomes IV, V, VI. — De Nouvion, tome IV. — Correspondance intime de lord Palmerston, par lord Dalling-Bulwer, Evelyn Ashley et Augustus Craven. — Duvergier de Hauranne, De la Politique extérieure et intérieure de la France. — Comte d'Angeville, La Vérité sur la question d'Orient et sur M. Thiers. — Loménie, Études sur Méhémet-Ali, lord Palmerston, Reschid-Pacha, M. de Nesselrode. — Auguste Laugel, Lord Palmerston et lord Russell. — D'Alton-Shée, Mémoires, tome II. — Odilon Barrot, Mémoires, tome I. — Louis Blanc, tome V, Elias Regnault, tomes I et II. Crétineau-Joly, tome II. — Granier de Cassagnac, tome I. — D'Haussonville, Histoire de la politique extérieure du règne de Louis-Philippe, tome I. — Annuaire Lesur, années 1839, 1810, 1841.

[7] Il est évident depuis longtemps que le gouvernement français nous trompe relativement aux affaires de Buenos Ayres, ainsi qu'il l'a fait à l'égard de presque toutes les affaires que nous traitions ensemble, telles que l'Espagne, le Portugal, la Grèce, Tunis, la Turquie et l'Egypte, la Perse, etc. Sur toutes ces questions, son langage et sa' conduite ont été en contradiction directe. La vérité, quoiqu'il soit bien pénible de l'avouer, c'est que Louis-Philippe est un homme en qui il n'est pas possible de placer une solide confiance. Correspondance de Palmerston, lettre du 16 avril 1840 à Lord Granville. C'est toujours le même procédé Palmerston veut nous enlever notre influence en Egypte, et il s'indigne de nous trouver récalcitrants, peu empressés à le satisfaire.

[8] Cela, écrit Palmerston, nous donnera un avantage immense vis-à-vis de la France, et nous permettra de mener à fin nos projets relativement à la Turquie et à l'Égypte car l'Autriche et la Prusse iront avec nous et la Russie, et la France, si elle s'abstient, se trouvera seule.

[9] La manière dont se conduisit lord Palmerston en cette circonstance donne une idée de sa sincérité. Le 6 août 1840, il répondait à un membre de la Chambre des Communes : Quelles que soient les causes de la révolte, les Syriens n'ont été soulevés ni à l'instigation des autorités anglaises, ni par les officiers anglais. Rien au contraire n'est plus avéré que cette participation nous n'en donnerons d'autre preuve que cette dépêche de lord Ponsonby, le confident du chef du Foreign-Office. Je rappelle à Votre Excellence que comme les Syriens ont été déterminés par les autorités anglaises à prendre les armes pour le sultan et à se déclarer en sa faveur c'est un devoir particulier pour le gouvernement anglais de presser la Porte de prendre des arrangements qui mettent à l'avenir les Syriens à l'abri de l'oppression. De même qu'il n'hésitait pas à surprendre la religion du Parlement, lord Palmerston usait des mêmes procédés vis-à-vis de la reine et de ses collègues. On sait qu'au mois de février 1852, il fut renvoyé du ministère et dénoncé par lord Russell en plein Parlement comme ayant écrit plusieurs dépêches aux ambassadeurs sans y avoir été autorisé par le cabinet, sans en avoir donné connaissance à la reine, et comme ayant altéré de dépêches revêtues de la signature royale, afin de faire prévaloir son avis personnel sur l'état des choses à Paris.