HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 À 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE XIX. — LE GOUVERNEMENT DU CENTRE GAUCHE.

 

 

La société des Saisons. Le Moniteur Républicain et L'Homme Libre. Insurrection du 12 mai 1839. Condamnation et grâce de Barbès. — L'Espagne de 1836 à 1839. Constitution de 1S37. Trahison de Maroto. Don Carlos est interné à Bourges. — Discours de M. Thiers en faveur de l'alliance anglaise. — M. Guizot est nommé ambassadeur à Londres. — Projet de loi pour la dotation du duc de Nemours. La conspiration du silence. Démission du cabinet du 12 mai. — Formation du Ministère du 1er mars 1840. — Programme de transaction. — La gauche dynastique prête son concours à M. Thiers. — Discours de Lamartine. — Vote des fonds secrets. — Politique de bascule enterrement de la proposition Remilly ; rejet de la conversion des rentes. — Amnistie du 27 Avril. — Renouvellement du privilège de la Banque de France. Loi sur le sucre de betterave et le sucre indigène. — Lois sur les chemins de fer, les canaux, la navigation transatlantique, le travail des enfants dans les manufactures. — Médiation de la France entre l'Angleterre et le royaume de Naples dans la querelle des soufres de Sicile. — Le bonapartisme de M. Thiers. M. de Rémusat annonce à la Chambre des députés le retour des cendres de Napoléon 1er. Courageuses paroles de Lamartine. Le prince de Joinville est envoyé à Sainte-Hélène. La cérémonie du 15 décembre 1810. L'instinct et l'intérêt national. Une sublime imprudence. — Intrigues du prince Louis-Napoléon Bonaparte. L'expédition et le complot de Boulogne. Le capitaine Gol-Puygellier. Le prince Louis devant la Cour des Pairs sa condamnation.

 

L'affaire du 12 mai, cet essai de révolution par escalade, ce cri d'un parti aux abois, cette émeute qui profitait d'une lacune dans le pouvoir pour troubler la capitale, était l'œuvre de la société des Saisons, à laquelle l'amnistie de 1837 avait rendu des soldats et des chefs. A peine libres, ces derniers se remirent à l'œuvre la société des Droits de l'Homme et la société des Familles n'avaient plus de secrets pour la police ; frappés de leurs inconvénients, Blanqui, Martin Bernard, Barbès, imaginèrent un système plus propre à déjouer la surveillance de l'autorité et les indiscrétions des affiliés. Ils prirent pour la société nouvelle le cadre des Saisons six hommes formaient une Semaine, commandée par un Dimanche. ; vingt-huit hommes donnaient un Mois à la tête duquel était un Juillet trois mois formaient une Saison, placée sous les ordres d'un Printemps ; un agent révolutionnaire commandait une Année composée de quatre Saisons ou de 356 hommes. Chaque conspirateur ne connaissait que son chef immédiat, et les membres du comité directeur ne devaient se révéler aux affiliés qu'au moment du combat ; aucune écriture, aucune liste, aucun nom propre des revues fréquentes à des époques indéterminées, tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre chaque sociétaire était désigné par un numéro.

Grâce à cette mystérieuse organisation, la société des Saisons put se développer rapidement, et dès le mois d'avril 1839, elle comptait plus d'un millier d'hommes[1], recrutés surtout parmi les ouvriers. Ses meneurs recouraient à tous les moyens de propagande révolutionnaire de nombreux imprimés ne cessaient d'exciter le peuple à la révolte, au régicide ; quelques jours après l'amnistie de 1837, on répandait dans Paris une pièce de vers, sous ce titre : Ode au roi. On y lisait ce qui suit

Demain, le régicide ira prendre sa place

Au Panthéon avec les dieux.

Oui, quel que soit l'élu pour le saint homicide.

De vols, d'assassinats eût-il flétri sa vie,

II redevient sans tache et vierge d'infamie,

Dès qu'il se lave au sang des rois.

Et nous le jurons tous en face de la France,

Nous, républicains purs, si, malgré sa souffrance,

Le peuple trop longtemps marchandait ton trépas,

Nous serons tes bourreaux. Nous avons de la poudre

Et du plomb de juillet assez pour nous absoudre.

Louis-Philippe, tu mourras !

On essaya aussi de la presse clandestine, et pendant les années 1837, 1838, le Moniteur républicain et l'Homme libre, eurent un certain nombre de numéros. Quelques citations feront connaître le but et l'esprit de ces deux journaux : C'est à Louis-Philippe que nous devons nous en prendre, c'est sur lui que doivent tomber nos anathèmes. Il est coupable du crime de lèse-progrès, de lèse-peuple et de lèse-humanité... il est la clef de voûte de l'état antisocial où se trouve la France. Ainsi notre principale tâche sera d'attaquer Louis-Philippe les gens de sa race, les gens de sa suite viendront après... Il n'y a qu'une seule ressource à employer, le régicide, le tyrannicide, l'assassinat, comme on voudra qualifier cette action héroïque... Il est sans doute beau d'être athée, mais cela ne suffit pas il faut encore bien se pénétrer de la nécessité que le devoir impose de faire disparaître les rois et les royaumes... Nous demandons la communauté des biens, telle ou à peu près que l'a comprise Babeuf, et comme lui nous ne cesserons de travailler à la propagande de nos principes... ce que le riche possède n'est, le plus souvent, que le fruit de la rapine. La terre doit appartenir à tout le monde ceux qui ne possèdent rien ont été volés par ceux qui possèdent.

De semblables prédications devaient redoubler l'impatience des conjurés. Depuis longtemps ils réclamaient à grands cris la bataille les intrigues des Montagnards, société révolutionnaire formée en 1839, menaçaient de dissoudre les Saisons le moment semblait bien choisi l'anarchie parlementaire, les. crises ministérielles, les souffrances du commerce, tout paraissait inviter au combat. Les sociétaires déclaraient se séparer si l'on ne prenait pas les armes, l'armée échappait aux meneurs à moins qu'elle ne les entraînât. Ils crurent devoir précipiter l'action avant qu'un ministère ne parût, et l'insurrection fut soudainement décidée.

Le 12 mai, à trois heures de l'après-midi, sept où huit cents hommes, divisés en plusieurs bandes, s'élancent dans les rues, aux cris de : Vive la République, forcent et dévalisent des boutiques d'armuriers, désarment les postes du Palais de Justice, de l'Hôtel de Ville, assassinent un officier, des soldats, des gardes nationaux. Ils échouent à l'attaque du Châtelet, et sont vigoureusement repoussés à la préfecture de police c'est à peine s'ils peuvent entraîner cinq ou six cents hommes ; les ouvriers restent indifférents, et la population regarde passer ces furieux avec étonnement. Bientôt la garnison mise sur pied, a quitté ses casernes, le rappel est battu, la ville se remplit de soldats et de gardes nationaux les postes du Palais de Justice, de l'Hôtel de Ville sont repris, le poste du Châtelet dégagé, les insurgés contraints à demeurer sur la défensive, à recourir au vieux moyen de barricades. Ils se battent avec l'énergie du désespoir, mais les soldats qui marchent toujours à découvert, s'emparent de leurs positions et font beaucoup de prisonniers, non sans perdre eux-mêmes des blessés et des morts. Déjà, dans la soirée du 12, la révolte est privée de ses principaux chefs, fugitifs ou arrêtés. Le lendemain, il y eut encore quelques tentatives isolées ; bientôt tout rentra dans le calme : une centaine de morts, cent quarante-trois blessés, insurgés ou défenseurs de l'ordre, militaires ou civils, tels furent les douloureux résultats de cette frénétique tentative.

Le 27 juin, la Chambre des Pairs se constitua en cour de justice et procéda au jugement de l'attentat des douze et treize mai ; afin d'éviter une prolongation inutile de la détention préventive, le dépérissement successif des preuves et les embarras d'une longue procédure, elle divisa en deux catégories les accusés. Le 22 juillet 1839, elle condamna Armand Barbès à la peine de mort, quatorze de ses complices à la déportation ou à la prison.

Quand la nouvelle de la condamnation de Barbès se répandit dans Paris, plus de trois mille jeunes gens, étudiants et ouvriers, firent en faveur de l'abolition de la peine de mort des processions que la force armée dut disperser. On écrivit des lettres anonymes pour menacer de représailles les Pairs et les plus jeunes fils du roi, les ducs d'Aumale et de Montpensier, tous deux élevés au collège Henri IV. Ces coupables démonstrations manquaient leur but et trouvaient le conseil des ministres inflexible ceux-ci voulaient faire un exemple contre ces fauteurs de troubles, que la clémence royale avait rendus à la liberté du crime, ils doutaient avec raison que l'armée, la garde nationale, décimés par les balles des insurgés, pussent accueillir favorablement un nouvel acte d'indulgence. Armand Barbès était un de ces sombres fanatiques qui haïssent tout état social raisonnable, et ne reculent devant aucun moyen pour assouvir leurs passions anarchiques mais on ne pouvait lui refuser un grand courage, et la générosité avec laquelle il avait essayé, pendant le procès, d'assumer sur lui toute la responsabilité de la révolte, sa contenance énergique avaient favorablement impressionné beaucoup de personnes. En France on oublie trop souvent la victime en faveur du meurtrier, on donne raison au brigand contre le gendarme, à l'insurgé contre le magistrat le pouvoir a l'air de demander pardon au désordre de l'avoir vaincu, et M. Dupin rapporte qu'un député influent du centre gauche disait au sujet de Barbès l'envoyer aux galères, ce serait sanctifier le bagne. La sœur de Barbès était venue se jeter aux pieds du roi qui lui avait promis la grâce du condamné et qui maintint son droit, malgré l'avis contraire de ses ministres : La main qui a été arrosée des larmes de la sœur de Barbès ne peut plus, disait-il, signer l'arrêt qui l'enverrait à la mort. La peine de mort fut commuée en celle des travaux forcés, et bientôt après le ministre de l'intérieur la transforma de son plein gré en une simple détention au Mont-Saint-Michel. Il y avait contradiction entre la peine subie et l'arrêt prononcé, et le ministre, qui substituait sa volonté à la volonté royale, méconnaissait son devoir et la loi d'une manière flagrante. Mais les journaux de l'opposition approuvèrent à l'unanimité cette décision, montrant ainsi ce qu'il faut penser de la logique des partis, combien ceux-ci font bon marché des principes, quand leur violation flatte leurs passions et leur intérêt. Le Siècle félicita le ministre d'avoir substitué de fait la détention dans une forteresse à la peine des travaux forcés. De cette manière, il est vrai, la loi reste sans exécution aussi bien que l'arrêt, et cela, parce que la première annulation n'était pas une grâce réelle mais du moins l'humanité est respectée...

La formation du Ministère du 12 mai, après une longue crise ministérielle, avait produit un sentiment de détente et de soulagement ; on se montrait généralement bien disposé envers des hommes que l'urgence du péril public avait seule décidés, et la nomination de M. Sauzet, élu par 213 voix contre 206 données à M. Thiers, fut une preuve du bon vouloir de la Chambre à leur égard. Ils obtinrent sans peine le vote du budget et de deux lois qui avaient pour objet, l'une de régler l'organisation de l'état-major général de l'armée, l'autre d'affecter une somme de 44 millions à l'amélioration des ports. La principale discussion s'éleva au sujet d'une demande de dix millions, applicables à l'augmentation des forces navales dans la Méditerranée. Tous les orateurs se montraient unanimes pour voter ce crédit, mais la plupart saisirent l'occasion d'expliquer leurs vues, leur système sur l'Orient, de formuler leurs jugements sur le passé, leurs conseils pour l'avenir. A la Chambre des députés 26 voix, à la Chambre des Pairs deux voix seulement se prononcèrent contre ce projet de loi.

La session avait été close le 6 août 1839 quelques semaines après, la guerre civile prenait fin en Espagne. Ainsi se trouvait tranchée cette question de l'intervention qui avait fait tomber le cabinet du 22 février, et contribué à prolonger la dernière crise ministérielle. Ferdinand IV disait à son lit de mort je suis le bouchon de la bouteille de bière, quand je sauterai, tout sautera. Cette prédiction qui rappelait le mot de Louis XV après moi le déluge, paraissait sur le point de se réaliser en Espagne. Depuis 1833, la Monarchie se trouvait en proie à deux graves maladies une minorité, une guerre de succession compliquée de la guerre civile. Après la révolte de la Granja et le rétablissement de la constitution de 1812, la situation avait empiré élues sous la pression des juntes insurrectionnelles, les Cortès régnaient et gouvernaient ; la royauté n'existait plus que de nom. La régente Marie-Christine, la jeune reine, retenues dans leur propre palais, soumises à une surveillance injurieuse, subissaient un traitement semblable à celui de Louis XVI, après la journée du 6 octobre 1789. Le comte de Latour-Maubourg, nommé ambassadeur de France auprès de la reine, n'avait pu obtenir une audience particulière, parce que M. Calatrava s'y était opposé. Les ministères succédant aux ministères avec une désastreuse rapidité, les provinces en insurrection, les villes et les campagnes rançonnées, ravagées par les troupes de la reine aussi bien que par les carlistes, les généraux christinos paralysés par des rivalités d'ambition et des jalousies sans pudeur, laissant don Carlos arriver deux fois aux portes de Madrid, Espartero conduisant son corps d'armée dans la capitale, contraignant la régente à changer ses ministres et à lui conférer la présidence du conseil, les régiments sans pain, sans vivres, sans vêtements, se révoltant contre leurs officiers et parfois les assassinant, des escarmouches insignifiantes exaltées comme de glorieux triomphes, les populations se faisant de l'émeute une habitude, du massacre un passe-temps et une distraction, voilà les maux qui affligeaient l'Espagne de 1836 à 1839. Deux faits seulement méritent d'être signalés au milieu de ce chaos national le siège de Bilbao par les carlistes et sa délivrance par Espartero, assisté de la marine anglaise puis la constitution de 1837, sorte de cote mal taillée entre le statut royal et la constitution de 1812. Mais les lois ne sont rien si les mœurs ne viennent les vivifier, consacrer leur existence, et la robe constitutionnelle dont on affublait la royauté espagnole était de fabrique anglaise la constitution de 1837 avait le malheur de naître d'une révolte militaire, et ce nouvel effort du parti modéré n'eut pas pour effet de rendre la tranquillité au pays.

Les querelles des généraux christinos n'étaient que le reflet de celles qui troublaient l'armée du prétendant, et ces dissensions expliquent comment la guerre civile se prolongeait, sans aboutir à un dénouement. Il s'agissait de savoir dans quel parti la discorde des chefs et la lassitude enfanteraient le plus tôt la trahison la fortune finit par se prononcer contre don Carlos. Ce prince ne possédait ni l'énergie, ni la capacité nécessaire pour dominer ses généraux et conquérir son royaume, comme le fit Henri IV en France il avait indisposé tout le parti constitutionnel par une proclamation où il s'engageait à purger l'Espagne de tous les libéraux qu'il appelait des amis de Satan ; les puissances du Nord commençaient à se lasser de lui fournir des subsides. A la suite d'une révolution de palais, il nomma général en chef don Rafaël Maroto ce choix n'ayant pas été approuvé par les autres chefs carlistes, Maroto se saisit de treize d'entre eux, leur laissa juste le temps de se confesser et les fit fusiller. Irrité de cet acte odieux, don Carlos déclara son général coupable de haute trahison, le destitua et le mit hors la loi ; mais, sans s'émouvoir de cette décision, Maroto se rendit aussitôt auprès du prétendant, et, lui dictant ses conditions, le contraignit à révoquer' ses ministres, à publier un nouveau manifeste pour approuver sa conduite puis, s'instituant maire du palais de ce faible prince, il le mit en tutelle, le retenant prisonnier au sein de sa propre armée.

De tels procédés étaient les précurseurs d'une trahison : Maroto ne tarda pas à s'entendre avec Espartero et le 31 août 1839, les deux généraux signaient la convention de Bergara, qui stipulait, d'une part, le maintien des fueros basques, la conservation de leurs grades aux officiers carlistes, d'autre part, la reconnaissance de la reine Isabelle, la remise du parc d'artillerie, des dépôts d'armes aux christinos.

La trahison de Maroto ne mettait pas fin à la guerre civile : il restait à soumettre l'Aragon et la Catalogne, qu'occupaient le comte d'Espagne et Cabrera. Cependant la cause du prétendant était désormais perdue, et l'Espagne put espérer être bientôt délivrée de son opiniâtre Vendée. Pressé de plus en plus par Espartero, don Carlos franchit la frontière avec six bataillons et un escadron alavais, et chercha un refuge en France. Comme ses lieutenants continuaient de guerroyer en son nom contre la reine Isabelle, et comme il n'avait pas abdiqué ses prétentions à la couronne, le gouvernement français ne crut pas devoir lui, laisser la liberté, tant que la guerre civile durerait, et le fit conduire avec sa famille à Bourges qui lui fut assignée pour résidence.

La session du parlement français s'ouvrit le 23 décembre 1839, et les premiers débats parurent consolider la situation du cabinet. Dans la discussion de l'adresse, M. Odilon Barrot proclama la nécessité d'une réforme électorale ; mais fidèle à ses habitudes d'abstraction nuageuse, il ignorait quand et comment elle devait s'accomplir. Est-ce que vous croyez, s'écriait-il, que j'ai fait des détails d'une réforme un programme politique ? Mon programme politique, c'est que la réforme doit être considérée comme une nécessité, qu'elle ne sera possible que lorsque cette nécessité sera généralement, universellement sentie. M. Villemain n'eut pas de peine à réfuter cette bizarre argumentation c'était une héroïque confiance de remuer l'immense question de la réforme électorale, de la montrer comme une curiosité et de dire qu'il fallait attendre. C'était de plus une imprudence politique. On se plaignait de la faiblesse du pouvoir parlementaire, et de celle plus grande encore des pouvoirs sortis de. son sein ; mais une des causes de cette faiblesse était l'avertissement incessant donné à l'opinion que la base de ce pouvoir était défectueuse, mobile par là on lui ôtait toute autorité.

Malgré les efforts de la gauche radicale et de la gauche dynastique, l'opinion publique demeura indifférente à la question de la réforme l'opposition eut grand peine à réunir deux cent cinquante gardes nationaux en uniforme pour aller faire acte d'adhésion et porter des remerciements à M. Laffitte et à ses collègues du comité réformiste. Chose piquante, cette loi électorale, si mauvaise, si inique, avait été préparée, approuvée, présentée aux Chambres par le même. Laffitte, alors ministre et président du conseil.

A propos de la question d'Orient, le chef du centre gauche, M. Thiers, se trouva amené à une profession de foi explicite en faveur de l'alliance anglaise. Selon lui il y avait eu entre la France et l'Angleterre plus de malentendus que d'hostilités il ne renonçait pas à cette belle et noble alliance, fondée sur la puissance matérielle et sur la force morale des principes car les deux drapeaux de l'Angleterre et de la France portaient pour devise : liberté modérée et paix du monde. M. Thiers ajoutait : C'est la révolution modérée qui gouverne la France, c'est la révolution modérée qui gouverne l'Angleterre. Et la lutte d'intérêt est aussi impossible que celle de principe. La France s'est éclairée sur la voie véritable de sa grandeur... Qui songe aujourd'hui parmi nous à des possessions lointaines ?... c'est que l'esprit de la France a changé, c'est que tout le monde sent que notre grandeur véritable est sur le continent. L'orateur se trompait gravement, au moins dans ses dernières paroles appuyée sur l'Océan et la Méditerranée, la France doit être une grande puissance coloniale en même temps qu'une grande puissance continentale. Son génie cosmopolite, ses ports, ses trois cents lieues de côtes, son activité industrielle et commerciale, tout lui commande de ne pas laisser d'autres peuples usurper l'empire de la mer, de se rappeler les temps où elle luttait pour la domination de l'Inde, où elle possédait le Canada, la Louisiane, tant de magnifiques colonies.

Le discours de M. Thiers produisit une profonde impression, parce qu'il indiquait une grande confiance dans la solution pacifique de la crise orientale. Les journaux dévoués à cet homme d'État le portèrent aux nues, l'appelèrent un discours-ministre, et chacun demeura convaincu que M. Thiers venait de poser sa candidature du haut de la tribune.

Loin d'imiter M. Thiers, M. Guizot avait gardé une attitude très-effacée dans tous ces débats il cherchait à faire oublier aux conservateurs sa conduite dans la coalition, semblait désireux d'échapper aux hésitations, aux menées parlementaires, et, mettant de côté toute vue personnelle, soutenait loyalement le cabinet. Cependant il restait pour ce dernier, sinon une inquiétude, du moins un embarras. D'autre part, le général Sébastiani, ambassadeur à Londres, ne paraissait pas à la hauteur de la tâche qui lui incombait en ce moment on le croyait trop favorable à la Turquie, trop rapproché des opinions de lord Palmerston pour lui en présenter d'autres avec force. Le ministère nourrissait contre lui un autre grief dans le monde parlementaire, on accusait le général Sébastiani d'être complètement inféodé à la politique de Louis-Philippe, de correspondre avec le roi par-dessus la tête des ministres, d'être le chef d'une diplomatie occulte qui se substituait à la diplomatie officielle. Assis dans son fauteuil, disait un écrivain, sans portefeuille, sans attribution, il constitue à lui seul un ministère, placé au-dessus de l'autre, qui reçoit avant lui les nouvelles et les dépêches, qui a le secret des missions diplomatiques, le vrai chiffre des ambassades, où se font les véritables plans des sessions, les projets de gouvernement pour l'avenir. Il joue le rôle de la nymphe Egérie près d'un autre Numa. Le cabinet proposa l'ambassade de Londres à M. Guizot Louis-Philippe eut quelque peine à se séparer d'un conseiller commode et fidèle, mais il savait mettre de côté ses déplaisirs, et, le 6 février 1840, il signala nomination de M. Guizot.

Le ministère se croyait assuré de l'avenir, lorsqu'un vote de la Chambre des députés le renversa de la manière la plus imprévue.

En 1840, le duc de Nemours allait se marier avec une princesse de Saxe-Cobourg Gotha, sœur du roi de Portugal, nièce du roi des Belges et cousine de la reine d'Angleterre. Cédant aux instances du roi, les ministres présentèrent un projet de loi pour obtenir une dotation annuelle de cinq cent mille francs, avec cinq cent mille francs pour frais de mariage. Le projet souleva une violente polémique dans la presse de l'opposition, et M. de Cormenin écrivit un pamphlet intitulé Questions scandaleuses d'un Jacobin au sujet dune dotation, libelle rempli de fiel, de verve insultante et de mensonges, qui fit grand bruit dans le public. Cependant les bureaux de la Chambre nommèrent une commission favorable au projet du gouvernement, et le rapport de celle-ci faisait justice des calomnies, des exagérations accréditées au sujet de la fortune du roi.

Les ministres se croyaient assurés du triomphe ils avaient compté sans M. Thiers, qui gardait rancune à ses anciens lieutenants d'avoir passé généraux. A force d'intrigues, de sourdes manœuvres, il décida un certain nombre de mécontents, d'anciens partisans du ministère Molé à s'allier aux gauches pour faire échec au cabinet. On convint que les diverses oppositions s'interdiraient tout débat, et que les orateurs ministériels resteraient sans adversaires à la tribune. C'était une véritable conspiration du silence qu'on ourdissait contre le gouvernement. Le 20 février, au jour de la discussion, les orateurs de l'opposition renoncèrent à la parole, et comme plusieurs membres de cette nouvelle coalition auraient été fort embarrassés de justifier leur connivence avec les gauches, vingt des plus compromis demandèrent le scrutin secret. Les Ministres s'aperçurent alors de la faute qu'ils avaient commise en gardant aussi le silence, en ne provoquant pas un débat rendu nécessaire par l'incertitude des esprits. Il était trop tard à une. majorité de deux cent vingt-six boules noires contre deux cents boules blanches, la Chambre déclara que le projet de loi serait considéré comme non avenu. C'est comme à Constantinople, s'écriait M. Villemain, nous venons d'être étranglés entre deux portes par des muets. — C'est souvent le sort des eunuques, répondit-on avec plus d'esprit que de justesse.

En vain Louis-Philippe essaya de retenir ses ministres ceux-ci donnèrent aussitôt leur démission, voulant montrer qu'ils prenaient l'échec pour eux et non pour la couronne. L'échec était bien pour cette dernière, et l'amiral Duperré traduisit l'impression générale dans ce mot pittoresque : Le ministère a reçu dans le ventre un boulet qui est allé se loger dans le bois de la couronne. De son côté Louis-Philippe n'était pas à l'abri du reproche en sollicitant la dotation, il faisait acte d'humilité et se mettait à la discrétion de la Chambre des députés. Sans doute il crut que l'inauguration du musée de Versailles avait dissipé les préjugés de la bourgeoisie, mais il n'aurait pas dû ignorer combien celle-ci est facile à séduire, à détourner du devoir monarchique. Le rejet de la dotation, écrit Henri Heine, et surtout le silence dédaigneux avec lequel on la rejeta, ne furent pas seulement une offense pour la royauté, mais aussi une injuste folie ; car, en arrachant peu à peu à la couronne toute puissance réelle, il fallait au moins la dédommager par une magnificence extérieure, et rehausser plutôt que de rabaisser sa considération aux yeux du peuple. Quelle inconséquence Vous voulez avoir un monarque et vous lésinez sur les frais de l'hermine et des joyaux ! Vous reculez d'effroi devant la République et vous insultez publiquement votre roi ! Et certes ils ne veulent pas de la république, ces nobles chevaliers de l'argent, ces barons de l'industrie, ces élus de la propriété, ces enthousiastes de la possession paisible qui forment la majorité du parlement français.

Il en coûtait à Louis-Philippe d'appeler M. Thiers, un des principaux chefs de la ligue parlementaire de 1839, l'inspirateur avéré du refus de la dotation, dont il redoutait les dispositions aventureuses. Au Château, M. Thiers était appelé le ministre révolutionnaire, et l'on sait cette réponse naïve de la nourrice du comte de Paris au médecin de l'enfant royal : Ah ! monsieur ! aujourd'hui nous allons tous bien, puisque M. Thiers n'est pas ministre. Mais Louis-Philippe était roi constitutionnel dans toute la force du terme ; le vent continuait de souffler au centre gauche, le changement ne pouvait porter que sur les personnes et non sur les choses ; le duc de Broglie poussait vivement le roi dans cette voie. Il se résigna donc à charger M. Thiers de former un cabinet. Je signerai demain mon humiliation, disait-il à M. Duchâtel le 28 février, et comme le lendemain, M. Thiers se montrait embarrassé pour trouver un ministre des finances convenable : Cela ne fera pas de difficulté, dit le roi, que M. Thiers me présente, s'il veut, un huissier du ministère, je suis résigné.

M. Thiers, qui par ses récentes manœuvres, venait de s'aliéner les hommes les plus considérables du centre gauche, sentait le besoin de rallier autour de lui des partis très-divers, des doctrinaires, des membres de la coalition contre M. Molé, des adhérents à M. Molé, et, ce qui semblait le plus difficile, la gauche dynastique tout entière, qu'il se flattait de contenir, de discipliner, d'endormir, plutôt que de satisfaire. Il avait compris qu'il ne pouvait se composer une armée parlementaire qu'en recrutant partout et en semant le désordre dans tous les anciens rangs. Il procéda à cette œuvre complexe avec beaucoup de dextérité, et, le 1er mars 1840, son ministère se trouva formé. Il prenait le portefeuille des affaires étrangères et la présidence du conseil ; deux doctrinaires, MM. de Rémusat et le comte Jaubert devenaient ministres de l'intérieur et des travaux publics ; trois députés du centre gauche, MM. Vivien, Gouin et Pelet de la Lozère entraient aux ministères de la justice, du commerce, des finances ; MM. Cousin, le général Cubières et l'amiral Roussin étaient des spécialités et retenaient les portefeuilles de l'instruction publique, de la guerre et de la marine. M. Léon de Malleville fut nommé sous-secrétaire d'État à l'intérieur, et M. Billault sous-secrétaire d'État au ministère du commerce. Ce dernier était le lien du cabinet avec la gauche, tandis que MM. de Rémusat et Jaubert lui assuraient la bienveillance ou du moins la neutralité du centre doctrinaire.

La gauche voyait avec déplaisir M. Guizot ambassadeur à Londres, mais le président du conseil préférait le tenir éloigné au lieu de le voir en face de lui à la tribune. Laissons, répondait-il à ses nouveaux alliés, laissons M. Guizot à Londres, il y sera moins gênant qu'à Paris. Puis se retournant du côté des conservateurs, il leur disait : Le ministère actuel, c'est le ministère du 11 octobre à cheval sur la Manche. M. Guizot consentit à rester ambassadeur : M. de Rémusat lui avait écrit que le ministère s'était formé sur cette idée point de réforme électorale, point de dissolution ; il prenait acte de ces promesses et déclarait ne pouvoir marcher avec M. Thiers que sous ce drapeau. MM. Thiers et Guizot restaient unis par ce qu'on appela alors un mariage de raison.

A l'exception du premier ministre, les membres du cabinet étaient presque tous des nouveaux venus dans l'arène ministérielle. Le comte Jaubert, MM. de Rémusat et Cousin n'avaient pu donner encore la mesure de leurs talents aux yeux du public, le président du conseil demeurait la signification, la caution du ministère entier, les autres membres semblaient être ses hommes de paille, ses séides, les humbles serviteurs de sa politique[2].

Il s'agissait avant tout de traverser le défilé des fonds secrets, de savoir si l'on obtiendrait du centre conservateur le même concours qu'en avait eu le cabinet du 12 mai, grâce à la présence du maréchal Soult aux affaires. Le 24 mai, le président du conseil prit la parole, voulant désigner lui-même le terrain où ses adversaires auraient à le combattre, et traçant en quelque sorte les limites du champ de bataille. Le point culminant de son discours fut le mot transaction. D'après M. Thiers, la transaction était le besoin, la nécessité du moment, la tendance naturelle des partis. Les anciennes causes de division n'existaient plus. la question de Belgique, la question d'Ancône, la question d'Espagne avaient été emportées par le temps... A l'intérieur, il y avait un sujet de divisions sérieuses, la réforme électorale sans doute, la difficulté serait grande dans l'avenir, elle ne l'était pas aujourd'hui. Dans les nuances moyennes de la Chambre, aucun de ceux qui la repoussaient n'avait dit jamais aucun de ceux qui l'appelaient de leurs vœux ne disait aujourd'hui. M. Thiers se félicitait d'avoir l'appui de la gauche dynastique il n'avait de préjugés contre aucun parti. Il ne croyait pas qu'il y eût dans la Chambre un parti exclusivement voué à l'ordre et un autre parti voué au désordre, il n'y avait que des hommes qui, voulant l'ordre, le comprenaient différemment. En 1830, disait-il encore, je me suis jeté au milieu des amis de l'ordre, au milieu de ce qu'on appelle le parti conservateur, parce que je croyais l'ordre menacé. Mes convictions m'ont séparé de lui, et m'ont jeté plus tard dans l'opposition ; j'ai vu, messieurs, tous les esprits tendre u même but, j'ai vu qu'il n'y avait personne de prédestiné pour l'ordre ou pour le désordre, qu'il n'y avait que des amis du pays, et si vous voulez placer entre eux ce triste mot d'exclusion, il portera malheur à qui le prononcera[3].

M. Thiers reprenait et s'appropriait, en cherchant à la rajeunir par des arguments et des mots nouveaux, la politique du 22 février, du 15 avril et du 12 mai. Lorsqu'on avait demandé à M. de Rémusat quelle différence existait entre le ministère Soult-Dufaure, et le ministère du 1er mars, il avait répondu : celle de l'habileté, et M. Thiers formulait la même pensée en ces termes nous jouerons le même air, mais nous le jouerons mieux. Avec son état-major de la presse quotidienne, auquel il donnait chaque matin le mot d'ordre, et qui lui obéissait avec une discipline toute militaire, le président du conseil se flattait d'être et de rester le généralissime de l'opinion publique. Quant à la gauche dynastique, il lui prodiguait les caresses et les flatteries, allait même jusqu'à promettre et donner des fonctions publiques aux amis de M. Odilon Barrot, mais il lui demandait en revanche de sacrifier ses principes, de lâcher la proie pour l'ombre.

M. Odilon Barrot se montra satisfait des déclarations du premier ministre, et il monta à la tribune pour lui prêter son concours[4]. A ses yeux, le nouveau ministère réalisait dans toute sa sincérité et sa vérité le gouvernement parlementaire il le réalisait puissamment, non pas dans les mots, mais dans le fait même du pouvoir il se trouvait sympathique avec la gauche, dans sa manière de concevoir la politique étrangère, dans le juste orgueil avec lequel il invoquait la révolution de 1830, avec lequel il l'honorait.

Le parti conservateur ne pouvait se contenter de semblables déclarations MM. Desmousseaux de Givré, Béchard, de Lamartine firent entendre d'assez dures vérités au cabinet, et ne lui dissimulèrent pas leurs motifs de défiance. Certes, c'était une belle devise que cette parole de transaction prononcée par le président du conseil c'était la parole des révolutions qui finissent ; mais cette pensée de conciliation n'était pas assez nettement formulée. Ce qui effrayait le centre droit, ce qui satisfaisait la gauche, malgré l'ajournement de la réalisation de ses doctrines, c'était la marche générale du ministère. La gauche attend l'arme au bras ; elle n'abdique pas ses doctrines, elle les ajourne ; le ministère marche vers elle c'est donc un ministère de transition et non un ministère de transaction. M. de Lamartine apostropha plus vivement encore M. Thiers, fit ressortir avec amertume sa position équivoque, la mobilité de ses principes, l'inanité de ses promesses. J'aime, dit-il, et je défends l'idée libérale, le progrès du pays et de la législation dans le sens régulier et fécond de la liberté ; vous, vous aimez, vous caressez, vous surexcitez le sentiment, le souvenir, la passion révolutionnaire ; vous vous en vantez, vous dites je suis un fils des révolutions, je suis né de leurs entrailles, c'est là qu'est ma force je retrouve de la puissance en y touchant, comme le géant en touchant la terre. Vous aimez à secouer devant le peuple ces mots sonores, ces vieux drapeaux, pour l'amener et l'appeler à vous le mot révolution dans votre bouche, c'est, permettez-moi de vous le dire, le morceau de drap rouge qu'on secoue devant le taureau pour l'exciter. Il y a encore autre chose en vous... il y a la passion de gouverner, de gouverner seul, de gouverner toujours, de gouverner avec la majorité, de gouverner avec la minorité comme aujourd'hui, de gouverner envers et contre tous régner seul, régner toujours, régner à tout prix.

Un instant, le ministère se crut compromis par cette vigoureuse attaque. Il s'était trop hâté de craindre l'incertitude, la confusion régnaient dans cette Chambre comme dans l'opinion publique ; à la guerre parlementaire, la plupart préféraient la paix, tout au moins une trêve ; 246 voix contre 160 accordèrent un vote de confiance ou d'espoir aux ministres du 1er mars.

A la Chambre des Pairs, le duc de Broglie, nommé rapporteur de la loi des fonds secrets, se montrait favorable mais il mettait des conditions à son adhésion : point de changement dans nos lois fondamentales, ajournement indéfini de toute réforme électorale, point -de destitutions politiques. M. Thiers déclara qu'il acceptait le rapport comme expression exacte de ses opinions et programme de sa politique le 16 avril, 143 voix contre 53 se prononcèrent en sa faveur.

Le mot de M. Garnier-Pagès se vérifiait le ministère était un ministère de bascule, suspendu entre l'ancienne opposition et l'ancienne majorité. Il lui fallait contenter l'une par des mesures soi-disant libérales, auxquelles il prêtait un appui apparent, satisfaire l'autre par des manœuvres secrètes, qui devaient assurera ces mesures la défaite de l'ajournement. L'enterrement de la proposition Remilly et du projet de loi sur la conversion des rentes, mérite d'être raconté comme un double exemple de cette rouerie constitutionnelle.

Le 28 mars, M. de Remilly, député conservateur, esprit flottant et curieux de popularité, proposa d'interdire aux députés de recevoir ni emploi salarié, ni avancement pendant la durée de la législature et l'année suivante. Là-dessus s'élève un grand tumulte les conservateurs purs voient dans la proposition un premier pas vers la réforme électorale et parlementaire, vers la dissolution le journal des Débats gourmande les maladroits auteurs de cette espièglerie législative, la qualifie de loi des suspects contre la probité des députés et l'indépendance des fonctionnaires publics. La gauche dynastique se sent prise au piège, battue avec ses propres armes elle n'ose ni applaudir, ni censurer une mesure qu'elle a autrefois invoquée comme un bienfait et qui aujourd'hui lui est offerte comme une embûche. Le cabinet redoute d'être paralysé dans ses moyens d'influence, car sa force dépend non seulement de ce qu'il peut donner, mais surtout de ce qu'il peut promettre[5]. Que fait-il alors ? Tandis que M. Thiers soutient officiellement la proposition, le comte Jaubert, dans une lettre confidentielle, convie les députés conservateurs à venir l'enterrer dans les bureaux. Ceux-ci révèlent à leurs collègues la manœuvre du ministre des travaux publics interpellé à ce sujet, ce dernier se contente de répondre qu'il désire l'ajournement, que d'ailleurs son opinion est conforme à celle de M. Thiers. L'interpellation n'eut pas d'autre suite la commission déposa son rapport qui concluait à l'adoption, et la Chambre renvoya la discussion après le vote du budget des recettes en réalité, elle l'ajournait indéfiniment.

Le projet de loi sur la conversion des rentes donna lieu à une comédie ministérielle du même genre pour contenter ou endormir ses alliés, le cabinet proposait lui-même la conversion, que la Chambre lui accorda à la majorité de 208 voix contre 163. Mais Louis-Philippe se montrait hostile à cette mesure, et M. Thiers avait à cœur de regagner ses bonnes grâces, d'effacer la mauvaise impression produite par ses intrigues dans l'affaire de la dotation. Devant la Chambre des Pairs, il défendit la loi avec une tiédeur significative qui ressemblait fort à un abandon 101 boules noires contre 46 boules blanches rejetèrent la conversion.

Aussitôt après le vote des fonds secrets, le cabinet s'était signalé par un acte de clémence une ordonnance du 27 avril étendit le bénéfice de l'amnistie du 8 mai 1837 à tous les individus condamnés avant cette époque pour crimes ou délits politiques, qu'ils fussent ou non détenus dans les prisons de l'État. Cette nouvelle amnistie rendait la liberté et la patrie aux contumaces d'avril 1834, entre autres à Godefroi Cavaignac et Armand Marrast. Le roi et ses ministres avaient voulu qu'un généreux pardon consacrât le souvenir du mariage de M. le duc de Nemours, qui se célébrait le même jour. Jamais du reste on n'eut mieux raison de dire qu'il faut faire le bien pour le bien, sans espoir de retour et de récompense l'amnistie de 1840, comme celle de 1837, ne fit que ramener à la dynastie des adversaires acharnés. Louis-Philippe se montrait aussi obstiné dans sa clémence que ses ennemis demeuraient incorrigibles dans leur ingratitude.

Le ministère du 1er mars avait dit allez aux affaires, c'est la meilleure des expériences. Il voulut prouver qu'il avait l'entente des grandes affaires et proposa une série de lois qui touchaient à des intérêts considérables. Le privilège conféré à la Banque par les lois de l'an II et de 1806 n'ayant plus que trois années à courir, le gouvernement pensa, non sans raison, qu'il fallait en assurer la prorogation pendant vingt-cinq ans. Il importait de ne pas laisser planer d'incertitudes sur l'existence d'une institution qui, depuis un demi-siècle, rendait à l'État, au commerce, des services immenses, et demeurait, avec la Bourse, le principal régulateur du prix de l'argent. Ici toutefois se pressaient de graves et nombreuses questions les progrès de l'industrie, de la richesse publique et privée, le mouvement des affaires n'appelaient-ils pas quelques innovations ? Fallait-il continuer à exiger une troisième signature et obliger le petit fabricant à recourir aux banquiers, intermédiaires coûteux et arbitraires, ou bien lui permettre de porter directement son papier à la Banque. Fallait-il prolonger de quatre-vingt dix jours à cent vingt le délai d'échange du papier admis à l'escompte ? La Banque n'admettait point de billets au-dessous de cinq cents francs ce chiffre s'accordait-il avec l'activité de la circulation, et ne convenait-il point de créer des coupures de deux cent cinquante, de deux cents francs ? Les règles appliquées à l'enfance du crédit pouvaient-elles servir à sa maturité ? Ne devait-on pas enfin augmenter le capital de la banque, fonder des banques locales dans tous les départements ?

La plupart de ces réformes étaient présentées par les orateurs du parti radical, tandis que le gouvernement proposait de consacrer purement et simplement le statu quo. Malgré un remarquable discours de M. Garnier Pagès, M. Thiers obtient une majorité de quatre-vingt-seize voix en faveur de son système.

Avant 1837, le sucre indigène ou sucre de betterave circulait sur nos marchés, libre de tout impôt, tandis que le sucre colonial était soumis à un droit de douane de 49 fr. 50 c. par cent kilogrammes. Grâce au système protecteur, le premier prit un accroissement énorme et en dix ans, la production s'éleva de quatre à soixante millions de kilogrammes. Mais les colons firent entendre de si vives réclamations que le gouvernement crut devoir trancher provisoirement la question, et par une ordonnance du 21 août 1839, il réduisit d'urgence à 33 francs l'impôt sur le sucre colonial. Puis revenant sur sa décision, il présenta aux Chambres un nouveau projet qui soumettait les deux sucres rivaux à un droit égal de quarante-trois francs cinquante centimes et introduisait le système de l'indemnité en faveur des fabricants indigènes.

La question était grave et il semblait presque impossible de concilier tant d'intérêts contradictoires il fallait satisfaire les producteurs, et ne pas léser les intérêts des consommateurs. L'agriculture et le commerce se trouvaient en présence les députés des départements maritimes réclamaient la suppression du sucre indigène à les entendre, on sacrifiait les colonies, si l'on ne prenait ce parti, on fermait les grandes voies du commerce, on frappait la marine marchande dans sa puissance, la marine militaire dans sa source. Les représentants des départements betteraviers demandaient avec la même ardeur la suppression du sucre colonial le projet avait pour objet de tuer une industrie par une indemnité, de flétrir le sol français par une interdiction de culture. L'égalité du droit équivalait à la ruine de l'industrie nationale, à la défense de cultiver la betterave en France c'eût été une servitude imposée à la terre. Les uns ne croyaient pas à la coexistence possible des deux sucres, les autres estimaient qu'un dégrèvement provoquerait un développement énorme de la consommation. Dans ce chaos d'opinions, d'intérêts si divers, le gouvernement n'avait pas pris d'abord une attitude bien décidée mais le président du conseil finit par déclarer qu'il combattrait à outrance l'interdiction absolue du sucre indigène il proposa de relever le droit sur le sucre colonial à 49 fr. 50 cent. et de porter à 25 fr. 50 cent. le droit sur le sucre indigène. De guerre lasse, on adopta ce moyen terme, cette trêve économique consentie par les producteurs au détriment des consommateurs, et la solution définitive se trouva de nouveau ajournée.

La situation des chemins de fer avait à son tour appelé l'attention du ministère. Le principe de leur exécution au moyen des compagnies, proclamé en 1838, avait été presque immédiatement entravé dans son application par des difficultés pécuniaires à la fièvre de spéculation des premiers jours avait succédé un découragement profond. Mal organisées, envahies par l'agiotage, les sociétés offraient vainement leurs actions, laissaient leurs travaux inachevés, sollicitaient la résiliation de leurs engagements : vis-à-vis des autres pays, la France se trouvait dans un état d'infériorité déplorable. Il importait d'y remédier avec promptitude et énergie, de relever les compagnies de leur accablement, de leur ramener la faveur du public. Il fallait que le gouvernement leur vînt en aide, leur accordât protection et concours efficaces.

Le système de l'exécution de tous les chemins de fer par l'État ayant été écarté par le ministère et la commission de la Chambre des députés, la discussion ne pouvait porter que sur l'examen dès moyens de suppléer à l'insuffisance des compagnies. Le système de la subvention pure et simple manquait de toute base logique, et grevait l'État d'une lourde charge, sans aucune indemnité. Restaient la prise d'actions, le prêt et la garantie d'intérêt le gouvernement proposa d'appliquer ces trois modes simultanément à différentes compagnies, et la commission le suivit dans cette voie d'éclectisme économique toutefois elle repoussa le mode de prise d'actions avec prélèvement privilégié, et les ministres acceptèrent l'amendement. L'activité de l'étranger nous presse, disait le rapporteur, M. Gustave de Beaumont, partout on travaille, partout on avance résolument dans la voie où nous n'avons fait encore que quelques pas incertains ou malheureux. La Belgique sur son petit territoire a plus de cent lieues de chemins de fer les États-Unis en ont plus de douze cents, l'Angleterre plus de six cents. La Prusse, l'Allemagne possèdent déjà de grandes lignes en ce moment elles en construisent. Tous les États agissent suivant les moyens analogues au principe politique de leur constitution, les uns avec les procédés familiers aux pays libres, les autres avec les facultés propres aux gouvernements absolus. La France écoutera-t-elle encore la voix de ceux qui veulent qu'on ne fasse rien parce qu'ils voudraient qu'on fit mieux, et qui conseillent d'attendre l'expérience des autres peuples, comme si cette expérience n'était point constatée et ne s'appliquait pas d'ailleurs au profit de ceux qui la font ? Disputerons-nous encore sur le choix de la meilleure théorie à adopter en cette matière à l'exclusion de tout autre système, et, faute d'accord sur ce point, une année de plus sera-t-elle perdue ?

Le 16 juin, la Chambre adopta toutes les conclusions de sa commission prêt de douze millions six cent mille francs, de quatorze millions pour les chemins de fer de Strasbourg à Bâle, d'Andrezieux ; garantie d'intérêt de 4 % à la compagnie de Paris à Orléans, construction par l'État des chemins de fer de Montpellier à Nîmes, de Lille et de Valenciennes à la frontière de Belgique. Presque au même moment, le comte Jaubert, ministre des travaux publics, proposa et obtint d'excellentes lois qui devaient accroître la richesse générale du pays, développer la navigation intérieure et transatlantique.

En 1789, la France comptait deux cent cinquante lieues de canaux, en 1840 elle en avait déjà quinze cents ; mais comme le grand réseau navigable était de deux mille trois cents lieues environ, il restait encore un tiers de la tâche à accomplir. Doué d'une grande activité et d'une infatigable ardeur, le comte Jaubert voulut apporter sa part à cette entreprise, et le 27 mai, la Chambre votait sur sa demande l'achèvement du canal de la Haute-Seine, la construction d'un canal de jonction de l'Aisne, des travaux importants pour faciliter la navigation sur l'Yonne, la Saône et la Vilaine.

En même temps, pour marcher sur les traces de l'Angleterre et des États-Unis, pour rapprocher nos ports des grands centres de commerce de l'Amérique, et augmenter notre marine militaire, le ministre des travaux publics résolut d'introduire en France sur une large échelle le système des paquebots à vapeur. Trois grandes lignes de services seraient établies la première du Havre à New-York, la seconde de Nantes au Brésil, la troisième de Bordeaux et Marseille au Brésil. Seule la ligne du Havre à New-York serait confiée à l'industrie privée. L'État se réservait d'exploiter les autres au moyen de dix-huit bateaux à vapeur, et la Chambre accordait au gouvernement une somme de vingt-huit millions quatre cent mille francs pour construire ces bateaux, qui devaient être établis dans les conditions des bâtiments de guerre, et aptes à recevoir de l'artillerie.

Parmi les lois importantes de la session, il faut encore citer celle qui avait pour objet de faire cesser les effets de la concession exclusive de 1825, relative au monopole du sel minéral dans les départements de l'Est, et de lui substituer dans une certaine mesure le principe de libre fabrication. La loi sur le travail des enfants dans les manufactures remédiait à un des abus les plus graves du régime industriel. Astreints à des travaux au-dessus de leurs forces, privés d'éducation morale et religieuse, étiolés, affaiblis par leur séjour dans des ateliers malsains, viciés parla contagion du mauvais exemple et de la dépravation, victimes de l'avidité des fabricants et trop souvent de la cupidité de leurs parents, les jeunes travailleurs méritaient par leur sort misérable d'appeler l'attention de la société et du gouvernement. En 1802, l'Angleterre, tout récemment l'Autriche, la Russie la Prusse avaient pris l'initiative des réformes en cette matière il importait de suivre leur exemple puisque nous n'avions pas su les devancer. Porté devant la Chambre des Pairs par le ministère du 1er mars, qui l'avait emprunté au 12 mai, le projet de loi ne fut définitivement adopté que le 11 mars 1841, après une double et savante discussion dans chacune des Chambres. Concilier les droits de l'autorité paternelle, de l'humanité et de l'Etat, déterminer la durée du travail suivant l'âge des enfants, leur assurer les moyens de recevoir l'instruction morale et religieuse, les placer sous la protection d'inspecteurs spéciaux, garantir le maintien des bonnes mœurs, imposer aux fabricants des conditions d'hygiène et de salubrité dans leurs ateliers, tel était le but, l'effort de la loi : elle ne supprimait pas le mal, mais elle le diminuait sensiblement.

 

Partisan de l'alliance anglaise, M. Thiers n'avait garde de négliger les occasions de cultiver l'amitié de lord Palmerston à peine rentré aux affaires, il lui rendait un signalé service, en intervenant comme médiateur entre l'Angleterre et Naples dans la querelle des soufres de Sicile.

En 1840, le cabinet anglais se trouvait aux prises avec de nombreuses et graves difficultés extérieures. Des croiseurs anglais avaient saisi des navires portugais comme vaisseaux de traite, et cet outrage public fait à leur pavillon avait soulevé l'indignation des Cortès et du peuple portugais. Un conflit territorial existait entre l'Angleterre et les États-Unis au sujet de la délimitation des frontières de l'État du Maine et du Nouveau-Brunswick cette question pendante depuis 1783 perpétuait, envenimait les haines des deux nations au point de rendre possible un conflit armé. Le gouvernement chinois venait de prohiber le commerce de l'opium dont la Compagnie des Indes exerçait le monopole, et qui lui rapportait un bénéfice annuel de cent-vingt millions de francs c'était une mesure de conservation sociale et de haute moralité, rendue nécessaire par les effets désastreux de l'opium sur la population chinoise, et l'exportation considérable du numéraire qui payait ce poison. Mais l'Angleterre est la terre classique de l'économie politique et du trafic, elle subordonne toujours les questions de morale aux intérêts de son commerce elle avait déclaré la guerre à la Chine, pour la forcer à se laisser empoisonner par l'opium de l'Inde. Puis était survenue la querelle des soufres de Sicile qui avait amené des voies de fait entre l'Angleterre et le royaume de Naples. M. Guizot écrivait à ce propos[6] : C'est bien de ce temps et de ce pays-ci d'avoir deux guerres sur les bras, l'une en Chine pour des pilules, l'autre à Naples pour des allumettes.

Jusqu'en 1838, l'exploitation et le commerce des soufres de Sicile étant demeurés libres, des négociants français et anglais avaient pris à bail, acheté des mines de ce produit et étaient devenus propriétaires ou fermiers, en même temps que commerçants. La fabrication de la soude artificielle prit un tel développement qu'il y eut encombrement de produits, renchérissement de la main d'œuvre, et les indigènes se voyaient ruinés par la concurrence étrangère. Le roi de Naples Ferdinand II crut pouvoir apaiser ces plaintes et assurer au trésor un revenu important, en accordant sous certaines conditions et moyennant une redevance annuelle d'un million sept cent mille francs, le monopole des soufres de Sicile à une compagnie française. A l'instigation des négociants anglais, le cabinet de Londres réclama impérieusement l'annulation de ce contrat, et fit entendre un langage si hautain, que le roi crut son honneur et sa dignité engagés à refuser. Aussitôt l'ordre fut donné à l'amiral Robert Stopford de saisir tous les navires napolitains qu'il trouverait dans les eaux de Naples et de Sicile ; il établit ses croisières devant l'île de Capri, mettant une sorte d'ostentation à opérer ses captures en face de la capitale des Deux-Siciles. De son côté le gouvernement napolitain se prépara à des représailles, prescrivit une levée en masse de la réserve de son armée, fit mettre l'embargo sur des vaisseaux anglais. Au 1er mars, la guerre semblait imminente il faut en finir avec ce roitelet, disaient les agents anglais. La dureté et l'insolence de ces derniers, cette facilité à se faire justice dans sa propre querelle, avaient choqué tout le monde on blâmait généralement le défaut de ménagements du cabinet britannique, on le trouvait trop disposé à violer le droit des gens, à se montrer fort contre les faibles, et faible contre les forts. Lord Palmerston lui-même se montrait un peu embarrassé de cette situation, et il accueillit avec beaucoup de satisfaction la proposition que M. Guizot lui fit, le 14 avril, d'une médiation de la France. Le gouvernement de Naples accepta aussi l'arbitrage du cabinet des Tuileries, et, après beaucoup de tergiversations, de négociations minutieuses, les deux intéressés souscrivirent au projet d'arrangement préparé par M. Thiers. Le conclusum du 7 juillet mit fin à la querelle tout en prononçant l'abolition du monopole octroyé à la compagnie Taix, et en déterminant les limites assignées aux demandes d'indemnités anglaises, il réservait expressément les droits de souveraineté de Ferdinand II, soit sur l'exploitation des mines dans son royaume, soit sur la fixation des tarifs imposés à l'exportation des soufres. Pour bien des motifs, je suis ravi que l'affaire des soufres soit terminée, écrivait lord Palmerston le 13 juillet 1840 ; c'est un grand embarras de moins, et nous avons besoin de tous nos vaisseaux dans le Levant, où il y a de la besogne pour nous.

Ainsi le gouvernement britannique faisait face à des périls, à des complications sans nombre, en Orient, dans l'Asie centrale, en Perse, en Chine, en Sicile, au Canada, en Portugal, et l'on ne peut vraiment s'empêcher d'admirer cet esprit de tradition, cette fermeté immuable de vues, cette persévérance hardie de l'aristocratie anglaise, qui lui permettait d'administrer le plus grand empire du monde, de protéger partout les intérêts de sa domination et de son commerce, de réparer ses fautes, souvent même de tirer profit de ses iniquités, de conduire de front mille intrigues diplomatiques, de marcher à son but, malgré les obstacles amoncelés sur sa route. Jamais peut-être la nécessité d'un semblable gouvernement, inébranlable, assuré du lendemain, à l'abri des révolutions, n'apparut plus évidente qu'en 1840 avec des mœurs ultra démocratiques, avec des institutions mobiles et précaires, il n'y a pas de diplomates, il n'y a pas de nations possibles, et c'est parce que nous avons manqué de traditions, de diplomates expérimentés, de corps politiques fortement constitués que le traité du 15 juillet 1840 est venu nous surprendre et nous isoler en face de l'Europe entière[7].

Cependant M. Thiers cherchait un prétexte à l'existence de son ministère il voulait distraire l'opinion publique des préoccupations de la question d'Orient, lui ménager une surprise. Sachant combien la nation française est amoureuse des coups de théâtre, des conceptions brillantes qui parlent à l'imagination plus qu'à la raison, il espéra faire diversion au mouvement des esprits en remuant les souvenirs de l'empire, en exaltant ses gloires. C'était de sa part un véritable bonapartisme, et Louis-Philippe semblait partager son enthousiasme pour Napoléon Ier, lui qui avait mis en relief ses portraits, ses victoires dans le musée de Versailles, fait achever l'Arc de Triomphe, replacé sa statue sur la colonne de la place Vendôme. Le roi accéda au désir de M. Thiers et l'autorisa à négocier auprès du cabinet britannique le retour des cendres de Napoléon Ier.

L'affaire fut conduite dans le plus grand secret entre MM. Thiers, Guizot et lord Palmerston ce dernier qui réservait son hostilité pour des questions plus sérieuses, accueillit avec empressement la demande du gouvernement français, et transmit à M. Guizot la réponse favorable du Foreign Office. Le 12 mai, M. de Rémusat montait à la tribune et annonçait à la Chambre que le roi avait ordonné à S. A. R. le prince de Joinville de se rendre avec sa frégate à Sainte-Hélène ; il demandait un crédit d'un million pour recevoir dignement aux Invalides les restes de l'empereur Napoléon Ier, mort sur ce rocher, où selon le mot de Chateaubriand, on l'apercevait de toute la terre. Il remerciait l'Angleterre, notre magnanime alliée, et ajoutait avec un optimisme peu fondé cette noble restitution resserre encore les liens qui nous unissent. Elle achève de faire disparaître les traces douloureuses du passé. Le temps est venu où les deux nations ne doivent plus se souvenir que de leur gloire. Désormais la France et la France seule possédera tout ce qui reste de Napoléon. Son tombeau, comme sa renommée, n'appartiendra à personne qu'à son pays. La monarchie de 1830 est en effet l'unique et légitime héritière de tous les souvenirs dont la France s'enorgueillit. Il lui appartenait sans doute, à cette monarchie, qui la première a rallié toutes les forces et concilié tous les vœux de la révolution française, d'élever et d'honorer sans crainte la statue et la tombe d'un héros populaire. Car il y a une chose, une seule qui ne redoute pas la comparaison avec la gloire, c'est la liberté.

A la Chambre, et surtout dans le peuple des villes et des campagnes, cette communication inattendue fut accueillie avec enthousiasme, et M. Thiers y gagna une immense popularité. La commission trouva la somme proposée insuffisante par l'organe de son rapporteur le maréchal Clausel, elle demanda que le crédit fût porté à deux millions et qu'on ajoutât une statue équestre. Mais la Chambre des députés avait eu le temps de se calmer et de revenir à des impressions plus raisonnables elle crut voir dans les termes du rapport une tendance à exalter le système guerrier de l'empire et les idées de son héros ; voulant se tenir en dehors de toute idolâtrie rétrospective, elle se contenta d'adopter le chiffre d'un million et repoussa le projet de statue équestre.

Seul, M. de Lamartine ne craignit pas de s'opposer au projet de loi, au nom de la liberté foulée aux pieds par celui dont on voulait glorifier la mémoire ; avec une courageuse éloquence, il exprima les appréhensions que lui causaient cette apothéose solennelle, ces couronnements posthumes en l'honneur du despotisme heureux et du génie à tout prix. Il ne croyait pas qu'il fût bon de déifier ainsi la guerre, comme si la paix qui est le bonheur et la gloire du monde pouvait être la honte des nations. Les sophismes des gouvernements, ajoutait-il, deviennent bientôt les crimes ou les malheurs des nations. Ne séduisons pas tant l'opinion d'un peuple qui comprend bien mieux ce qui l'éblouit que ce qui le sert. Gardons-nous de lui faire prendre en mépris ces institutions moins éclatantes, mais mille fois plus populaires, et pour lesquelles nos pères sont morts, après avoir tant combattu. N'effaçons pas tant, n'inclinons pas tant notre monarchie de raison, notre monarchie nouvelle, représentative, pacifique ; elle finirait par disparaître aux yeux du peuple... j'ai peur, je l'avoue, qu'on ne fasse trop dire ou penser au peuple : — Voyez, au bout du compte, il n'y a de populaire que la gloire, il n'y a de moralité que dans le succès ; soyez grand et faites tout ce que vous voudrez ; gagnez des batailles et faites-vous un jouet des institutions de votre pays. Si ce grand général eût été un grand homme complet, s'il eût été le Washington de l'Europe, si, après avoir défendu le territoire, intimidé la contre révolution au dehors, il avait réglé, organisé les institutions libérales et l'avènement de la démocratie en France si, au lieu d'abuser de l'anarchie, de profiter du désenchantement momentané de l'esprit public, il l'avait relevé s'il s'était fait le tuteur du progrès social, la providence du peuple si après cela, il s'était effacé lui-même comme Solon, ou comme le législateur de l'Amérique... qui sait si tous ces hommages d'une foule qui adore surtout ce qui l'écrase lui seraient rendus ?... Puis, dans une saisissante antithèse, M. de Lamartine comparait la destinée posthume de Mirabeau, de Lafayette, à celle qu'on préparait à Napoléon Ier. Mirabeau, le prophète des idées libérales, reposait dans je ne sais quel caveau d'un monument profané qui avait servi deux fois de chemin à l'égout ; Lafayette reposait sous l'humble croix d'une sépulture de famille, et l'homme à qui la France dut tout excepté la liberté, la révolution triomphante va le chercher au delà des mers pour lui faire une tombe impériale La révolution triomphante se demande si elle a sur la terre de France quelque monument assez grand, assez saint, assez national pour le contenir !

Placé par le roi à la tête de cette expédition toute pacifique, le prince de Joinville s'acquitta de sa mission avec tact et dignité. Partie le 7 juillet 1840, la frégate la Belle-Poule arrivait le 8 octobre à Sainte-Hélène, et le 30 novembre, elle mouillait devant Cherbourg, rapportant les restes de Napoléon. Le 15 décembre, au milieu d'un peuple immense, avec une pompe solennelle, le convoi funèbre s'avança lentement dans les rues de Paris, entre les rangs de l'armée et de la garde nationale. Quatre maréchaux de France tenaient les cordons du poêle impérial. Le roi, les Chambres, les ministres, les grands corps de l'État attendaient le cortège, réunis dans l'église des Invalides, sous le dôme et autour du catafalque. Au moment où la dépouille mortelle de l'empereur pénétrait dans l'église, le clergé alla le recevoir sous le porche on entendit une marche à la fois triomphale et funèbre, les vieux Invalides formaient la haie sur le passage du corps ; au dehors le canon retentissait, les tambours drapés de noir battaient aux champs, la garde nationale présentait les armes. Le prince de Joinville, l'épée à la main, conduisait le cortège ; le roi s'avança à sa rencontre. Sire, dit le prince en baissant son épée jusqu'à terre, je vous présente le corps de l'empereur Napoléon Le roi répondit d'une voix forte je le reçois au nom de la France ! Puis remettant au général Bertrand l'épée du héros Général Bertrand, je vous charge de placer l'épée de l'empereur sur son cercueil. Ensuite, se tournant vers le général Gourgaud Général Gourgaud, placez sur le cercueil le chapeau de l'empereur. Le cercueil fut déposé sous le catafalque élevé au milieu du dôme, et l'archevêque de Paris célébra le service funèbre. A cinq heures, la cérémonie était terminée, le roi rentrait aux Tuileries, tandis que la foule s'écoulait tranquillement. Dans cet océan d'hommes, étranger à toute fermentation politique, dans cette multitude de cinq à six cent mille personnes, chacun avait été dominé par la grandeur et la poésie du spectacle c'est à peine si deux ou trois cents tapageurs avaient cherché à troubler la solennité par des cris séditieux contre les ministres mais ces clameurs se perdaient isolées, et ne rencontraient point d'écho.

Dans cet hommage spontané rendu à la mémoire de Napoléon Ier, il y avait, de la part de Louis-Philippe et de son premier ministre, un acte d'une généreuse intrépidité, une confiance héroïque dans la bonté, de leur cause et de leur principe. Mais comme l'écrivait M. Thiers lui-même à M. Guizot, c'était là une affaire de sentiment. L'instinct national était-il d'accord en cette circonstance avec l'intérêt dynastique ? L'empereur Napoléon n'avait-il plus de partisans et d'héritiers ? Avait-on déjà oublié l'entreprise de Strasbourg, les menées récentes du prince Louis ? Fallait-il réveiller les souvenirs belliqueux de l'empire, mettre en présence le Napoléon de la paix et le Napoléon de la guerre ? Le ministre de l'intérieur prétendait que la liberté ne redoute aucune comparaison, pas même celle de la gloire il pouvait avoir raison au point de vue idéal, mais la réalité n'a-telle pas trompé bien souvent cet optimisme généreux, et notre bon sens n'a-t-il pas eu en France de longues et de terribles intermittences ?[8] Le peuple des campagnes qui conservait un culte naïf et irréfléchi pour la mémoire de Napoléon Ier, saurait-il discerner les vrais motifs de cette apothéose, faire au gouvernement sa part ? Comprendrait-il que la monarchie de Juillet ne voulait pas déifier le despote couronné, qui avait épuisé, ruiné la France au profit de son ambition, mais qu'elle acceptait comme un patrimoine national l'héritage de toutes les grandeurs de ses devanciers ? En réalité, le retour des cendres de Napoléon, était une sublime imprudence ; c'était faire, pour ainsi dire, de la poésie politique, et lord Palmerston écrivait ironiquement au sujet de la demande de M. Thiers voilà une requête bien française. Le 15 décembre, on vit en effet l'enthousiasme populaire se manifester pour l'illustre mort, la légende napoléonienne revivre dans toute sa force, les vivants réduits au rôle de comparses. Ainsi la pacifique monarchie de 1830 eut tort de s'envelopper du linceul impérial qui fut pour elle une tunique de Nessus, et toutes ces démonstrations en faveur de l'Empire ont, avec l'histoire de M. Thiers, contribué à assurer l'élection du 10 décembre 1848.

On eut bientôt la preuve que les héritiers du nom de Napoléon songeaient à escompter l'honneur et le profit du projet de M. Thiers. Depuis son départ forcé pour l'Angleterre, le prince Louis redoublait d'ardeur dans la poursuite de ses desseins. Les brochures de 1837 et 1838, la condamnation Laity, la publication des Idées napoléoniennes et des Lettres de Londres, contenant un mélange de doctrines socialistes et démocratiques destinées à rallier les radicaux de toute nuance, la création à Paris du journal le Capitole, l'achat du journal le Commerce, la distribution de nombreux pamphlets dans les casernes, des tentatives d'embauchage auprès d'officiers, de mécontents de tous les partis, tout indiquait que le prétendant n'avait pas été ébranlé par l'insuccès de Strasbourg. Rien ne donne une idée plus nette de son indomptable confiance que cet extrait des Lettres de Londres, où, après un parallèle entre Napoléon et César, il se compare lui-même à Octave Auguste. Ce n'est pas tout : cette inconcevable et mystérieuse ressemblance se poursuit même après la mort des deux grands hommes. Le nom de César et le nom de Napoléon, tous deux si puissants sur l'imagination des peuples, ne doivent pas avoir d'héritiers directs. A la mort du dictateur, c'est son petit-neveu, c'est Octave qui ose porter le grand nom de César, comme c'est aujourd'hui le neveu de Napoléon qui semble vouloir jouer un rôle analogue.

Le prince se vantait d'avoir l'appui secret de lord Palmerston, de l'empereur de Russie, il se flattait d'avoir gagné le général Magnan, commandant le département du Nord. Il oubliait que ni la bourgeoisie, ni l'armée, ni les fonctionnaires n'avaient de sympathies pour la cause bonapartiste chez les ouvriers et les paysans, l'affection pour l'empereur était avant tout un sentiment et un instinct ; les souvenirs de l'épopée impériale formaient une grande légende populaire plutôt qu'une pensée politique.

Le retour des cendres de son oncle parut au prétendant une excellente occasion de tenter un nouveau coup de main il sait qu'en France, l'impossible, l'invraisemblable surtout se réalisent son fatalisme lui tient lieu de génie, lui donne l'énergie, la persévérance, ces instruments des grandes fortunes. Mais, comme en 1836, il se trompe de temps et d'heure la monarchie constitutionnelle, gouvernement d'ordre et de liberté n'a rien à redouter de lui, et l'opinion publique reste tout entière absorbée par les incidents de la question d'Orient, et le célèbre procès de madame Lafarge.

Le mois de juillet a été consacré aux derniers préparatifs de la conjuration on a négocié des emprunts, acheté des armes, des uniformes français avec les boutons d'un même régiment, le 40e de ligne. Puis on a frété un bateau à vapeur, le City-Edinburg, qui doit porter le nouveau César et sa fortune ; des ordres en blanc, des proclamations, des décrets ont été rédigés d'avance, pour l'organisation de l'armée insurrectionnelle, pour appeler la France autour du neveu de l'Empereur. De ce nombre est un décret, par lequel ce dernier, au nom du peuple français, prononçait la déchéance de la dynastie d'Orléans, la dissolution des deux Chambres, déliait les troupes du serment de fidélité, nommait M. Thiers président du gouvernement provisoire, le maréchal Clauzel commandant en chef de l'armée de Paris. C'était mettre en pratique la doctrine de la souveraineté du but et vouloir compromettre dans une complicité apparente le premier ministre de la monarchie mais les conspirateurs ne se contentent pas de pratiquer l'ingratitude, ils n'hésitent pas plus à fouler aux pieds les lois, l'humanité, la morale.

Le 3 août 1840, tout le matériel de l'expédition, y compris neuf chevaux, des voitures, de l'argent, un aigle vivant, est à bord du paquebot. Le 4, le prince s'embarque avec ses soixante compagnons le lendemain il les réunit sur le pont et leur dit : Mes amis, j'ai conçu un projet que je ne pouvais vous confier à tous, car dans les grandes entreprises, le secret seul peut assurer le succès. Compagnons de ma destinée, c'est en France que nous allons. Là nous trouverons des amis puissants et dévoués. Le seul obstacle à vaincre est Boulogne une fois ce point enlevé, notre succès est certain, de nombreux auxiliaires nous secondent. Et si je suis aidé comme on me le fait espérer, aussi vrai que le soleil nous éclaire, dans quelques jours nous serons à Paris, et l'histoire dira que c'est avec une poignée de braves tels que vous, que j'ai accompli cette grande et glorieuse entreprise. Des cris de : Vive l'Empereur ! répondent à ces paroles le prince lit les proclamations, l'ordre du jour, distribue de l'argent, les armes, les uniformes, répartit les rôles, donne ses dernières instructions.

Le 6 août, à deux heures du matin, les conjurés débarquent sur la côte de Vimereux, à quatre kilomètres de Boulogne : on comptait être rejoint par cinq cents hommes, on en trouve quatre, parmi lesquels le lieutenant Aladenise. Celui-ci fait partie des deux compagnies du 42e qui tiennent garnison à Boulogne, et par lui, on espère les enlever et se rendre maître de la ville.

La troupe, resplendissante de galons et d'épaulettes, se met en marche, et à 5 heures du matin, arrive à la caserne du 42°. Le lieutenant Aladenise fait lever les soldats, leur ordonne de prendre les armes, les harangue et leur présente Louis-Bonaparte. A son tour, le prince leur adresse quelques paroles chaleureuses, prodigue les promesses de grades et de croix d'honneur. Étonnés, cédant à un mouvement machinal, les soldats répondent par un cri de : Vive l'Empereur !

Mais le capitaine Col-Puygellier a été prévenu et accourt à la caserne. En vain les conjurés tentent de l'arrêter il repousse les offres, les prières qu'on lui adresse, et se débat énergiquement pour arriver à ses soldats. Vous pouvez m'assassiner, dit-il, mais je ferai mon devoir ! Sa voix est entendue, les sous-officiers se précipitent à l'appel de leur chef, le dégagent des étreintes des conspirateurs, qui font un mouvement en arrière. Le capitaine Col-Puygellier s'écrie d'une voix forte : On vous trompe ! Vive le roi ! L'ennemi revient en rangs serrés, le brave et loyal officier se porte vivement à la rencontre du prince Louis : Retirez-vous, ou j'emploierai la force ! puis se tournant vers sa troupe : A moi, grenadiers ! Au même instant le prince qui tient à la main un pistolet, lève le bras, le coup part, et la balle va frapper un des grenadiers à la figure.

Ce coup de pistolet devient comme un signal de départ la marche des conspirateurs, repoussés de la caserne, n'est plus qu'une déroute. Vainement ils essaient d'entraîner la population et tentent contre la citadelle un coup de désespoir l'éveil a été donné, le rappel est battu, les gardes nationaux avec la troupe accourent à la défense de l'ordre. A leur vue, les conspirateurs qui ont gagné le rivage, se débandent et se dispersent de tous les côtés. Le prince Louis, le colonel Voisin, Faure, Mésonan, Persigny, d'Hunin entrent dans un canot, s'efforcent de pousser au large et de gagner le City-Edinburg, mouillé non loin de là. Les gardes nationaux qui les ont suivis de près, leur crient de s'arrêter, et n'obtenant pas de réponse, font feu sur la barque. Le sous-intendant Faure est tué, le colonel Voisin blessé un brusque mouvement fait chavirer le canot, d'Hunin se noie, tandis que le prince et ses compagnons sont recueillis et faits prisonniers. Les autres conjurés, répandus dans la ville et la campagne, sont saisis presque au même instant le nombre des arrestations est de 53.

La leçon de Strasbourg avait profité : le 28 septembre 1840, le prince comparut avec ses complices devant la Cour des Pairs. Comme on pouvait s'y attendre, il avoua hautement son entreprise, ses prétentions, essaya de convertir en un piédestal la sellette de l'accusé, et récusa ses juges : Je représente devant vous, dit-il, un principe, une cause, une défaite. Le principe, vous l'avez reconnu ; la cause vous l'avez servie ; la défaite, vous voulez la venger. Non, il n'y a pas de désaccord entre vous et moi, je ne veux pas croire que je puisse être destiné à porter la peine des défections d'autrui. Représentant d'une cause politique, je ne puis accepter comme juge de mes volontés et de mes actes une juridiction politique. Vos formes n'abusent personne ; dans la lutte qui s'ouvre, il n'y a qu'un vainqueur et un vaincu. Si vous êtes les hommes du vainqueur, je n'ai pas de justice à attendre de vous, et je ne veux pas de votre générosité. Dans ces paroles théâtrales, il n'y avait qu'un sophisme menteur, un argument banal invoqué depuis dix ans par tous les conspirateurs avec de semblables raisonnements on abolirait bien vite la justice, les lois, la société elle-même, on aboutirait au droit de la force, on ressusciterait la barbarie.

L'opinion publique suivit avec une profonde indifférence le procès des accusés de Boulogne, et ce fut avec une égale indifférence qu'elle en apprit le résultat. L'arrêt de la Cour des Pairs condamnait le prince à la détention perpétuelle dans une forteresse du royaume, quatorze de ses complices à des peines qui variaient de la déportation à deux ans de prison.

Plus tard le prince Louis reconnut lui-même l'inanité de son système de défense devant la Cour des Pairs et le crime de son entreprise le 22 juillet 1849, il fit amende honorable sur les lieux mêmes où il avait subi sa peine. Dans un banquet que lui offrait la ville de Ham, il prononça ces paroles mémorables : Aujourd'hui qu'élu par la France entière, je suis devenu le chef légitime de cette grande nation, je ne saurais me glorifier d'une captivité qui avait pour cause l'attaque contre un gouvernement régulier. Quand on a vu combien les révolutions les plus justes entraînent de maux après elles, on comprend à peine l'audace d'avoir voulu assumer sur soi la terrible responsabilité d'un changement. Je ne me plains donc pas d'avoir expié ici, par un emprisonnement de six années, une témérité contre les lois de ma patrie et c'est avec bonheur que, dans les lieux mêmes où j'ai souffert, je vous propose un toast en l'honneur des hommes qui sont déterminés, malgré leurs convictions, à respecter les institutions de leur pays. Les circonstances avaient bien changé l'ancien conspirateur de Strasbourg, de Boulogne, devenu président de la République, se souvenait enfin du droit, de la légalité. Mais ces nobles sentiments qu'il exprimait en 1849, il eût fallu leur obéir toujours, et ne pas se laisser entraîner par ambition dans des complots criminels en écoutant ces protestations tardives, on ne peut s'empêcher de se dire qu'il est commode d'invoquer la morale et la loi, lorsqu'on est arrivé au but, de vouloir alors interdire à ses adversaires les moyens dont on a abusé pour s'élever ces convertis du lendemain, hier révoltés, aujourd'hui hommes d'ordre et de gouvernement, donnent à penser que pour eux les principes sont les circonstances et que le scepticisme reste à leurs yeux le dernier mot de la science politique.

 

 

 



[1] On peut lire dans la Revue rétrospective de Taschereau un curieux rapport au Ministre de l'Intérieur sur la Société des Saisons. Des républicains tels que Barbès accusèrent Blanqui de l'avoir écrit afin d'obtenir sa grâce, et un homme d'État, qui a joué un grand rôle sous la monarchie de Juillet, nous a affirmé l'exactitude de cette révélation, qui montre l'auteur du document sous ces deux faces si opposées en apparence conspirateur incorrigible et policier. On sait quel scandale produisit en 1818 la publication de cette pièce dans la Revue rétrospective.

[2] C'est ainsi qu'Alphonse Karr leur infligeait dédaigneusement l'épithète de Gazelles de M. Thiers. Faisant allusion à la personnalité absorbante et à la volonté dictatoriale de ce dernier, il annonçait la composition suivante du cabinet du 1er mars.

Présidence du conseil et ministère des affaires étrangères M. Thiers.

Ministère de la guerre, M. Thiers sous le nom de M. de Cubières.

Ministère des travaux publics, M. Thiers sous le nom de M. Jaubert.

Ministère des finances, M. Thiers sous le nom de M. Pelet de la Lozère.

Ministère de la marine, M. Thiers sous le nom de l'amiral Roussin.

Intérieur, M. Thiers, sous le nom de M. de Rémusat.

Justice, M. Thiers sous le nom de M. Vivien.

Commerce, M. Thiers, sous le pseudonyme ridicule de M. Gouin.

Voici donc, ajoutait le spirituel écrivain, voici M. Thiers roi de France, et le roi Louis-Philippe passé à l'état de fétiche, de grand lama, ayant dans l'État précisément la même influence qu'aurait un de ces bustes de plâtre qui décorent les mairies et les théâtres. Car on sait que M. Thiers est l'auteur de la maxime : Le roi règne et ne gouverne pas. Or, comme le roi n'est ni électeur, ni juré, ni garde national, il se trouve qu'il est aujourd'hui le moins important, le plus humble, le moins considéré de tous les Français, qu'il n'y a pas un épicier, pas un bonnetier, pas un écrivain à échoppe qui n'ait plus de droits politiques et plus d'influence que lui. Il est remarquable qu'un ministère qui est arrivé aux affaires, sous prétexte d'être enfin un gouvernement parlementaire, ait commencé par annuler un des trois pouvoirs, en forçant, au moyen de la coalition, le roi à nommer M. Thiers, malgré ses répugnances personnelles, annule ensuite le deuxième pouvoir, qui est la Chambre des Pairs, par l'apport tardif des lois qu'elle a à voter, le tout en s'appuyant sur le troisième pouvoir, la Chambre des députés, annulé par la corruption.

[3] Par son dernier discours, M. Thiers a justement montré sa puissance comme homme d'État. M. Berryer a peut-être, avec ses phrases sonores, ses fanfares déclamées, produit un effet plus pompeux sur les oreilles de la multitude, mais cet orateur est à M. Thiers ce que Cicéron était à Démosthène. Quand Cicéron parlait au Forum, l'auditoire disait que personne ne savait parler mieux que Marcus Tullius, mais quand Démosthène parlait t les Athéniens disaient guerre à Philippe. Pour toute réponse, après que Thiers eut fini son discours, les députés délièrent leurs bourses, et lui donnèrent l'argent demandé. Henri Heine, Lutèce.

[4] Voici comment la Revue des Deux-Mondes, organe de M. Thiers, appréciait le subit optimisme et la conversion de la gauche dynastique : La gauche a voté publiquement les fonds secrets, les fonds de la police, les fonds dont on ne rend pas compte et qui sont particulièrement destinés au maintien de l'ordre. La gauche en les votant a abdiqué elle a abdiqué ses préventions, ses préjugés, ses utopies ; elle les a abdiqués à la face de ses électeurs et de la France entière ; on ne revient pas d'un tel vote, car on en reviendrait brisé, déconsidéré, presque annihilé. Les fonds secrets, mais c'est le mot sacré de la franc-maçonnerie gouvernementale ; une fois prononcé, on est initié. C'est à M. Thiers qu'est due cette grande initiation, il est juste de le reconnaître.

Si M. Barrot se méprenait sur les aspirations libérales de M. Thiers, d'autres esprits plus fins, plus perspicaces, ne s'y trompaient guère. M. Thiers se vantant d'être révolutionnaire, écrivait le vicomte de Launay, cela nous paraît d'une incroyable fatuité. Lui révolutionnaire ! mais en fait d'administrateur, il n'y a pas au monde un esprit plus routinier, plus rétrograde. M. Thiers gouverne tout à fait à l'ancienne méthode, avec l'état de siège, le cabinet noir, toutes les vieilles traditions de la police, tous les vieux préjugés des bureaux, tout l'antique décorum des ministères ; les forts appointements, les grands dîners, les courbettes devant les ambassadeurs, les plaques de diamants, les cordons en écharpe, toute la vieille friperie de l'Empire, moins la gloire, et de la Restauration, moins la dignité. Du reste, pas une réforme pas une idée neuve de l'organisation de la démocratie, pas un mot ; du perfectionnement électoral, pas une idée ; du bien-être et de la moralisation du peuple, pas un souci. Que voulez-vous ? ces choses-là ne sont pas assez brillantes pour M. Thiers, elles n'ont pas l'attrait des coups de théâtre, et la mise en scène n'en rapporterait que peu d'honneur.

[5] A propos de la proposition Remilly, l'auteur des Guêpes écrivait : Les incorruptibilités fatiguées crient beaucoup en effet, que devient la politique constitutionnelle dont un philosophe faisait cette définition ? C'est l'art de faire payer à une nation la corruption de ses représentants.

[6] Aux graves historiens, aux philanthropes qui s'étonnent un peu légèrement de voir l'Angleterre bouleverser le monde pour des pilules, du coton ou des allumettes, on aurait pu répondre avec le vicomte de Launay : Cet opium et ce coton, mais c'est son sang, c'est sa fortune, c'est son honneur, c'est sa vie. L'humanité dites-vous Est-ce que les puissances factices peuvent pratiquer la charité ? Est-ce qu'il leur est possible de s'oublier un jour sans périr ? L'Angleterre en politique ne peut pas faire du sentiment. L'Angleterre n'est pas une chose, c'est une idée ; ce n'est pas un pays, c'est une combinaison, une combinaison admirable, mais qu'un chiffre déplacé peut détruire. Elle ne. s'appuie pas sur un sol, mais elle vit sur un crédit ; elle est dans la situation d'un banquier, qui, malgré toute la bonté de son âme, ne pourrait se montrer ni complaisant ni généreux sans risquer sa fortune et son honneur. Ici l'écrivain humoristique voyait plus juste et plus profondément que les économistes et les politiques de profession.

[7] Voir les chapitres XX et XXI.

[8] Comme poète et comme philosophe, j'aimais voir le tombeau de Napoléon à Sainte-Hélène : ce tombeau solitaire, sur un roc battu par les vents et la mer, avait une grandeur qu'on ne pourra lui donner à Paris... Napoléon à Sainte-Hélène était aussi loin de nous et aussi déifié que s'il eût été dans le ciel. C'est à la Mecque que l'on va révérer la tombe de Mahomet. C'est à Jérusalem, sur le lieu témoin de son supplice infâme, que les chrétiens allaient adorer le Christ. A Karr, Guêpes, t. I, p. 246.