Situation parlementaire du cabinet de M. Molé. — Politique de conciliation. — L'amnistie. — Réouverture de l'église Saint-Germain l'Auxerrois. — Mariage du duc d'Orléans avec la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin. — Les fêtes de Fontainebleau. — Inauguration des galeries historiques du musée de Versailles. — Réfutation des calomnies accréditées au sujet des prétendues économies de Louis-Philippe sur sa liste civile. — Mariage de la princesse Marie d'Orléans. — Dissolution de la Chambre des députés. Nouvelles élections. Discussion parlementaire des fonds secrets. — Lois sur les justices de paix, les faillites, les aliénés. — Proposition Gouin pour la conversion des rentes. Présentation et rejet d'un projet de loi pour la création d'un grand réseau de chemins de fer. — Mort du prince de Talleyrand. Naissance du comte de Paris. — Couronnement de la reine Victoria.Ce que les hommes politiques pardonnent le moins au pouvoir, c'est de se passer d'eux cet aphorisme donne l'explication de l'histoire parlementaire du ministère du 15 avril. Ses principaux membres sortaient de la Chambre des Pairs aucun des grands orateurs de la Chambre élective, aucun des chefs reconnus des divers groupes politiques n'y prenait place ni l'habileté du comte Molé, ni l'esprit gouvernemental de MM. de Montalivet et de Salvandy ne pouvaient compenser l'absence d'hommes tels que MM. Guizot, Duchâtel, Thiers, Dupin, jaloux d'occuper une situation en harmonie avec leur influence parlementaire et leurs talents aussi devait-il arriver un jour où ils s'irriteraient de cette exclusion et voudraient la faire cesser. Entreprendre de se maintenir dans les voies et les principes du parti de l'ordre, tout en rompant avec ses chefs, de s'appuyer sur l'opposition sans adopter ses doctrines, c'était se mettre dans une situation fausse, hérissée de périls et de complications. Le nouveau cabinet ne cherchait pas d'ailleurs à maîtriser la majorité sentant combien son existence était précaire, il essayait par un langage évasif, énigmatique, de satisfaire les uns et les autres, de vivre au jour le jour. Au lieu de diriger la Chambre, de l'amener à son programme, il attendait que celle-ci lui indiquât de quel côté il pourrait trouver une majorité et se mettre à sa remorque. C'était une politique un peu humble et subalterne : en revanche, le comte Molé était agréable au roi, aux puissances étrangères ; à la Chambre des Pairs, il s'était ménagé le puissant concours du chancelier Pasquier et exerçait lui-même une sérieuse influence sur cette Assemblée. Il savait se rendre populaire parmi le vulgaire de la Chambre des députés son savoir-faire, une conversation variée, insinuante, l'emploi judicieux et mesuré des moyens de gouvernement attiraient à lui beaucoup d'indécis c'est là ce qui explique la longévité politique relative de son ministère, au milieu des difficultés amoncelées sur sa tête. Le cabinet ayant, dès le 18 avril, décidé le retrait des lois d'apanage, la Chambre voulut aussitôt lui témoigner sa satisfaction. Par 307 boules blanches contre 49, elle fixa la dotation du prince royal à la somme de deux millions par an, ajoutant un million pour frais d'établissement et trois cent mille francs pour le douaire de la princesse. La dot de la reine des Belges ne fut discutée que par des orateurs d'extrême gauche à une majorité de 99 voix, un million lui fut accordé, non comme dette, mais comme dot. M. le comte de Montalivet saisit cette occasion pour expliquer la situation financière de la famille royale ; par des chiffres indiscutables, il fit justice des calomnies de M. de Cormenin. Amené à la tribune par cette vigoureuse réfutation, le député pamphlétaire ne sut que plaider les circonstances atténuantes en faveur de son libelle, et se montra aussi pitoyable orateur qu'il était brillant écrivain. Toutefois, ces votes étaient inspirés par un sentiment dynastique et ne préjugeaient rien quant aux rapports du ministère avec la Chambre. La loi des fonds secrets allait fournir l'occasion de vider la question, car il s'agissait d'un blanc-seing, d'un vote de confiance à donner ou à refuser au cabinet, et cette loi serait la pierre de touche de son crédit parlementaire. Chaque année en effet, les fonds secrets devenaient à la Chambre le signal d'une bataille générale où les ministres se trouvaient mis sur la sellette, sommés de justifier leurs actes, leurs paroles, leurs intentions, interpellés tantôt sur la politique extérieure, tantôt sur la politique intérieure. Dans ces tournois politiques, toutes les célébrités de la tribune faisaient assaut d'esprit, d'éloquence, et l'on mesurait les forces vives du cabinet à la majorité qui accordait le chiffre demandé pour les dépenses secrètes. C'étaient là des journées décisives et historiques pour lui, et s'il franchissait ce redoutable défilé, il pouvait espérer un peu de tranquillité pendant le reste de la session. Chargé du rapport sur les fonds secrets, M. Duvergier de Hauranne, un des adeptes les plus exclusifs de la secte doctrinaire, ne sollicitait le concours de la majorité qu'à des conditions impérieuses, mêlant à des conclusions favorables des conseils pleins d'une défiance hautaine. Jamais, selon lui, le maintien de la politique du 13 mars et du 11 octobre n'avait été plus nécessaire ; jamais n'avait été plus à redouter, non seulement son abandon, mais toute déviation qui, sans la changer en apparence, l'affaiblirait et la frapperait d'impuissance. Le pays avait surtout besoin d'un pouvoir dont l'attitude ferme et digne rassurât, encourageât les amis du gouvernement, intimidât et contînt ses adversaires. De tous côtés, à droite, à gauche, au centre, on voulait obliger le ministère à se découvrir, à expliquer sans ambages le système qu'il entendait suivre. Ainsi mis en demeure, le président du conseil se jeta dans les faux-fuyants et tourna la difficulté. Quanta la sommation d'avoir à produire son programme, il trouvait la question bien vague. A ses yeux, un gouvernement devait avant tout se dégager des liens du passé et rester libre de faire face aux circonstances. Ce qu'il croyait fermement, c'est que la politique suivie depuis sept ans avait sauvé la France, ce qu'il pouvait promettre, lui et ses collègues, c'était de gouverner selon cette conviction, d'après les besoins du moment. On l'interrogeait à la fois sur l'avenir, sur le présent, sur le passé l'avenir n'appartenait à personne, et ce ne pouvait être sérieusement qu'on lui demandait de l'engager. Tout le discours du comte Molé semblait se résumer dans ce mot bien connu il n'y a pas de principes, il n'y a que des circonstances. Les discours de MM. Guizot et Odilon Barrot ne firent que mettre en lumière la situation effacée du cabinet. Quant à M. de Lamartine, il se constituait son champion, mais le brillant orateur n'avait derrière lui ni un parti, ni même une coterie il ne représentait que lui-même et son appui n'avait rien de flatteur. Le ministère, disait-il, ne serait renversé qu'au profit d'un 22 Février, et je le défends, non pour ce qu'il est, mais pour ce qu'il empêche. Quant à l'opposition, il la qualifiait : d'obstacle éloquent à toute espèce de gouvernement. Simples spectateurs de la lutte qui se livrait au-dessus de leurs têtes, les ministres ne pouvaient sortir de cette rude épreuve sans le concours de M. Thiers, qui, par son autorité sur le centre gauche, tenait leur sort entre ses mains. Il craignit, en les renversant, d'ouvrir aux doctrinaires le chemin du pouvoir, et se flatta de les dominer jusqu'au jour où il se sentirait prêt à les remplacer. Son discours, véritable chef-d'œuvre d'habileté insinuante, eut un résultat décisif pour le cabinet 250 députés contre 112 accordèrent les fonds secrets. Une fois raffermis par ce triomphe un peu singulier, les ministres devaient sceller par des actes populaires la défaite de leurs adversaires, leur alliance avec le centre gauche. Afin d'effacer le souvenir des mesures sévèrement jugées sous le ministère du 6 septembre, on arrêta le retrait définitif des lois de déportation et de non-révélation puis on voulut infliger un démenti aux prédictions menaçantes des doctrinaires, et l'amnistie, que Royer-Collard appelait : de la miséricorde judicieusement appliquée, l'amnistie fut décrétée. Tous les procès politiques se trouvaient jugés ; il ne s'agissait plus de mettre des entraves au cours de la justice, mais d'adoucir le sort des condamnés ; le mariage du prince royal disposait favorablement les esprit ?. Le roi, qui avait refusé l'amnistie aux clameurs de la presse, aux menaces de l'opposition, se montrait plus impatient que personne de la proclamer pleine et entière, maintenant qu'elle serait aux yeux de tous, le don libre et spontané de sa volonté. Consultés par lui, les présidents des deux Chambres, MM. Dupin et Pasquier répondirent que le moment opportun leur semblait venu. Toutefois, afin de ménager les légitimes susceptibilités du centre droit, les ministres obtinrent, au nom de la raison d'État, que cette grande mesure fût environnée de certaines précautions restrictives qui ne lui enlevaient rien de son généreux caractère. Le roi céda avec peine, et dès qu'il eut signé l'ordonnance, il embrassa le ministre de la justice en signe de la satisfaction que lui causait cette amnistie qui s'accordait si bien avec sa douceur et sa bonté. Un tel acte, disait le rapport de M. Barthe, ne peut plus être qu'un éclatant témoignage de l'ordre et des lois. Votre Gouvernement, Sire, après avoir plus combattu et moins puni que tout autre, aura tout pardonné. La nation applaudit à cette politique hardie et magnanime. Tant de clémence aurait dû désarmer les parricides, ramener les factieux au respect de la légalité par le sentiment de la reconnaissance. Le ministère se faisait illusion à cet égard les républicains n'acceptèrent le bienfait que pour le retourner contre le bienfaiteur, et les rares pessimistes qui dans l'amnistie du 8 mai voyaient une concession sentimentale, eurent raison de prédire qu'elle ferait surtout des ingrats. Elle repeupla les sociétés secrètes, elle rendit à l'émeute, à la conspiration ses meneurs ses soldats les amnistiés du 8 mai furent les révoltés du 12 mai 1839 ; ils donnèrent un chef, des recrues à l'insurrection du 23 février 1848, deux dictateurs au gouvernement provisoire, ses tribuns les plus violents à l'Assemblée qui proscrivit Louis-Philippe et sa famille. Leur conduite prouva que, si la clémence, la grandeur d'âme sont des vertus royales et françaises, elles ne deviennent pas toujours une sauvegarde pour la chose publique[1]. Le comte Molé savait à merveille discerner et placer les mesures capables de donner aux opinions diverses des satisfactions ou des compensations satisfaisantes quatre jours après l'amnistie, il entrait dans une voie de réaction salutaire contre les excès impies qui avaient entaché la révolution de Juillet. Il vengea l'honneur de la religion en rouvrant à la piété des fidèles l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, restée fermée depuis l'émeute du 13 février 1831 il rétablit dans la salle de la cour royale de Paris le crucifix qui en avait été banni par la victoire populaire en 1830. De telles mesures lui conciliaient l'estime et la reconnaissance des catholiques s'il était beau de pardonner aux régicides, aux fauteurs de complots, il était juste et nécessaire de réparer des profanations auxquelles ceux-ci avaient pris part. Le 18 avril 1837, M. Molé avait annoncé à la Chambre des députés le prochain mariage du prince royal avec la princesse de Mecklembourg-Schwerin. On se rappelle que le vieux roi de Prusse Guillaume IV, séduit par les rares mérites du duc d'Orléans, avait offert de s'y employer il tint sa promesse, et malgré l'opposition systématique de la cour de Russie, de ses proches parents, parvint à aplanir les difficultés, à déjouer toutes les intrigues. Le duc de Mecklembourg-Strélitz, frère de la feue reine de Prusse, était allé jusqu'à rédiger et répandre clandestinement un écrit où une alliance avec la dynastie révolutionnaire des d'Orléans était représentée comme une honte pour sa famille. Irrité de cette conduite, le roi de Prusse lui fit répondre par son ministre de la justice M. Kamptz, dans un mémoire secret, qui, envoyé à toutes les chancelleries d'Allemagne, fut bientôt connu du monde diplomatique et produisit une grande sensation. Il y eut, de la part du gouvernement français, de la dignité à ne pas divulguer certains passages de ce document où le ministre d'un roi absolutiste parlait en termes très-flatteurs de l'alliance française —. A interpréter le dogme de la légitimité d'une manière étroite et trop absolue, il n'y aurait pas eu, selon M. Kamptz, une seule maison souveraine en Europe, qui fût en légitime possession du trône qu'elle occupait aujourd'hui. Quant à la déchéance prononcée contre le duc de Bordeaux en 1830, elle avait son analogue dans les révolutions d'Angleterre, de Suède, de Russie, où la postérité du roi déchu fut déclarée inhabile à lui succéder. Dans ces pays comme en France, on avait craint de voir le fils suivre les principes de gouvernement du père en conséquence les descendants exclus avaient été considérés comme morts civilement, et la succession dévolue au plus proche héritier. Était-il permis d'ailleurs de penser qu'une nation de trente millions d'hommes se serait laissé gouverner au nom d'un enfant ?... L'impératrice Élisabeth, après avoir prêté hommage à l'empereur Iwan, que la loi de succession appelait au trône, comme chef de la branche aînée des Romanow, l'avait déposé, enfermé, avait fait monter sur le trône la seconde branche de la maison impériale. Et cependant personne ne mettait en question la légitimité de cette princesse et de ses descendants. Louis-Philippe avait accepté, accompli la tâche d'enrayer la révolution, et depuis des siècles, les puissances européennes reconnaissaient les changements dans l'ordre de succession, toutes les fois qu'ils se bornaient à des membres de la dynastie. De son côté, la princesse Hélène n'avait pu être ébranlée
par les lugubres souvenirs et les terribles présages que ses proches
évoquaient pour faire fléchir sa résolution. Elle savait le sort de
Marie-Antoinette et de Marie-Louise, les épreuves du roi et de ses fils, les
angoisses continuelles de la reine Marie-Amélie mais elle se sentait attirée
vers un pays si fatal aux princes, vers la famille d'Orléans, par cela même
qui éloignait les cœurs moins fermes. Elle n'avait jamais connu un sentiment
égoïste, disaient les personnes qui l'avaient élevée, et la générosité de son
cœur devenait le mobile de toutes ses actions. C'était une âme vraiment
royale, un esprit élevé, riche, plein d'intuition et de spontanéité, enclin
peut-être au mysticisme et trop disposé à s'élancer vers l'idéal, sans tenir
compte des difficultés de la vie réelle, des compromis nécessaires de la
politique. Jamais elle n'aurait su faire céder un
sentiment à un intérêt, à un intérêt personnel moins encore. Ses idées
étaient trop intimement liées à ses devoirs pour qu'elle se crût en droit de
les sacrifier. Si intelligente qu'elle fût, elle sentait plus qu'elle ne
savait ; c'était là son charme, son défaut peut-être, mais ce qui en tout cas
rendait si pénible de différer d'avis avec elle. On s'en voulait d'avoir
parfois à la combattre, car elle soutenait toujours la cause qui plaisait le
plus à l'imagination, et l'on avait honte de lui parler sagesse, raison,
quand, de son côté, était le point de vue le plus généreux, le plus fier, le
plus libéral. Les événements contraires, ce qu'on nomme les leçons de
l'expérience, n'agissaient pas beaucoup sur elle ; on avait donc peu d'espoir
de la convaincre. C'est qu'à vrai dire ses opinions étaient des sentiments...
Sincèrement libérale, ce qu'elle aimait de la liberté,
c'était surtout l'ordre de sentiments généreux que ce mot réveille... De là une certaine vivacité émue comme d'un cœur blessé,
quand, à son dévouement, on répondait par les calculs un peu froids de la
politique. La princesse Hélène était luthérienne, mais cette différence de culte fut loin de déplaire en France elle offrait à la dynastie nouvelle une occasion de donner un grand exemple de tolérance religieuse, et l'opinion publique y vit une consécration, un gage de la liberté des cultes. Le duc de Broglie fut chargé par le roi d'accompagner la princesse à Paris comme ambassadeur extraordinaire. On raconta que, pendant le voyage, celle-ci fit arrêter sa voiture sur les hauteurs de Berghen et adressa au duc de Broglie un messager pour lui répéter ces paroles : Monsieur le duc, madame la princesse vous prie de porter votre attention sur les hauteurs de Berghen. C'est dans ce lieu que votre grand-père, le maréchal de Broglie, a remporté une victoire mémorable. Le 25 mai, la princesse Hélène passait la frontière sous un arc de triomphe où le mot de France était écrit en grandes lettres de fleurs. Dans les réceptions officielles qui se succédèrent de Forbach à Fontainebleau, elle sut captiver les suffrages de chacun, tant il y avait d'harmonie et de noblesse dans toute sa personne, de charme dans sa physionomie et sa conversation. L'arrivée à Fontainebleau fut un des plus beaux spectacles dont ce lieu, plein de grands souvenirs, ait été témoin. La cour était brillante et le public confiant ; le mariage du duc d'Orléans semblait conjurer toute inquiétude pour l'avenir ; la nation et la famille royale croyaient entrer dans une ère indéfinie de prospérité. On savait gré à cette jeune femme de venir se faire fille de France avec tant de courage, d'affronter la destinée orageuse peut-être qui l'attendait. A la vue de la princesse que le duc d'Orléans était allé recevoir avec le duc de Nemours au bas de l'escalier, le roi descendit quelques marches pour se porter à sa rencontre, et comme elle fléchissait les genoux pour baiser sa main, il se hâta de la retenir et l'embrassa avec effusion. Quelques instants après la réception eut lieu, et, dit M. Dupin, ce fut chose merveilleuse de voir avec quelle aisance la princesse Hélène, parlant admirablement notre langue, sans le moindre accent étranger, passa toute l'assistance en revue, connaissant la biographie de tous les hommes publics et trouvant pour chacun, à mesure qu'on les lui nommait, des paroles obligeantes qui rappelaient leur genre de mérite. Quelques jours après, lorsqu'on lui présenta Odilon Barrot, elle lui dit J'ai beaucoup entendu parler de vous dans mon pays, et comme le leader de la gauche dynastique paraissait craindre qu'on n'eût dit du mal de lui : Mais du bien aussi, reprit-elle gracieusement, et je n'ai cru que le bien. Elle eut aussi un mot charmant pour Victor Hugo, l'auteur de Notre-Dame de Paris : Le premier édifice que j'ai visité à Paris, c'est votre église, dit-elle à l'illustre poète. Le 30 mai, le mariage civil fut célébré dans la galerie de Henri II, par le baron Pasquier, qui venait de recevoir le titre de chancelier ; il était le cent quarante-huitième chancelier de France depuis saint Boniface, investi de cette dignité à l'avènement de Pépin-le-Bref, en 752. La célébration religieuse du mariage s'accomplit aussitôt après, selon le rit catholique dans la chapelle de Henri II, par M. l'évêque de Meaux, selon le rit luthérien, dans la salle dite de Louis-Philippe, par M. Cuvier, président du consistoire de la confession d'Augsbourg. Des fêtes suivirent cette journée solennelle et se succédèrent pendant près de trois semaines à Fontainebleau et Versailles. J'ai assisté à bien des fêtes, dit le prince de Talleyrand, j'ai vécu dans toutes les maisons royales de l'Europe, mais je n'ai jamais vu suffire avec autant de magnificence, avec autant d'ordre et de goût, à un service aussi nombreux, aussi compliqué et qui ait duré si longtemps. La ville de Paris voulut à son tour se signaler par des manifestations l'entrée dans cette capitale, au milieu d'un peuple immense, avait été un véritable triomphe ; mais un événement sinistre jeta un voile sur les joies de la famille royale. Le 14 juin eut lieu au Champ-de-Mars une grande fête de nuit avec des illuminations et un feu d-'artifice simulant la prise d'Anvers. Malheureusement, par suite de mauvaises dispositions, faute d'avoir assuré par des débouchés suffisants l'écoulement de la foule, vingt-quatre personnes périrent t asphyxiées, foulées aux pieds, écrasées à la grille de l'Ecole Militaire, au milieu d'une horrible confusion[2]. Très-ému de cette catastrophe, le duc d'Orléans exigea que le bal qu'on devait lui donner le lendemain à l'Hôtel-de-Ville fût différé, et s'empressa d'envoyer des secours aux familles des victimes ; déjà il avait consacré à des actes de bienfaisance, à des fondations de bourses, la moitié du million que les Chambres lui avaient alloué pour frais de premier établissement. Une fête nationale, qui n'était ni une fête de cour, ni une fête populaire, l'inauguration des galeries historiques de Versailles, marqua dans les souvenirs de cette époque. Le roi avait conçu la grande et patriotique idée de rendre à ce palais, abandonné depuis le 6 octobre 1789, sa splendeur première, d'effacer les ravages du temps, de le préserver d'une destruction barbare ou d'un emploi vulgaire. Depuis cinquante ans, on ne savait que faire de cette magnifique résidence une aile avait été convertie en caserne tout y était solitude et délabrement, l'herbe poussait dans les cours. En 1831, la pensée d'établir à Versailles des Invalides militaires fut reproduite et faillit triompher. Pour protéger l'ancienne demeure de Louis XIV, si souvent menacée par l'incessante mobilité du pouvoir et des idées, Louis-Philippe résolut de la mettre hors de l'atteinte des révolutions par la grandeur d'une destination nouvelle, et il atteignit ce but en faisant du palais de Versailles le Panthéon de toutes les gloires de l'histoire. Le premier devoir d'un souverain, c'est de comprendre son époque le premier devoir d'un monument, c'est de la représenter aucun monument n'offrait un caractère plus national. C'était l'histoire de France en action, et l'œuvre personnelle du roi qui, pendant plusieurs années, y consacra tous les loisirs que lui laissait la politique et presque toutes les ressources de la liste civile. Lui-même, avec la haute compétence que lui donnaient ses connaissances en histoire et en généalogie, ses souvenirs si étendus et si précis, lui-même discuta, traça le plan, dirigea l'exécution de toutes les salles, de toutes les galeries qu'il orna de 4.000 tableaux ou portraits et d'environ mille œuvres de sculpture. Il ne recula devant aucun acte de l'impartialité la plus hardie, décida que tout ce qui était national devait être mis en lumière, que tout ce qui était honorable devait être honoré. Tous les temps étaient réunis, toutes les gloires déifiées, toutes les victoires se suivaient : les origines, avec Clovis et Charlemagne, le moyen âge avec les Croisades et les rudes barons bardés de fer, la Renaissance, les règnes de Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, les campagnes de la République, l'épopée impériale, la Restauration, les principaux événements de 1830 à 1837, les portraits des grands amiraux, connétables, maréchaux de France, guerriers, savants, magistrats, lettrés, politiques célèbres, tous avaient trouvé place dans ce temple de l'immortalité car le roi le voulait, et jamais historien ne fut plus impartial. Le 10 juin 1837, tout un peuple d'invités, l'élite de la France, recevait à Versailles l'hospitalité royale, et pour la première fois contemplait ces galeries des morts rappelées à la mémoire des vivants. Pairs de France, députés, ministres, magistrats, artistes, poètes, généraux, plus de quinze cents personnes se pressaient autour du roi, qui les promena pendant cinq heures à travers ce splendide panorama historique, et jouit pleinement de leur admiration unanime, de leur enthousiasme sincère. Ce jour-là, Louis-Philippe eut comme un avant-goût des grandes justices de l'histoire, et put se dire qu'une œuvre si nationale suffirait à honorer son règne. Le musée de Versailles répondait victorieusement aux attaques de la presse, aux calomnies des pamphlétaires, si facilement accueillies par un public et des députés trop crédules, au sujet des prétendues économies de Louis-Philippe. Les sommes dépensées par lui pour cette création, s'élevèrent à 23.494.000 fr.[3]. Et ce prince ne se bornait pas là avec ses seules ressources, il restaurait le château de Henri IV à Pau, les palais de Fontainebleau et de Saint-Cloud ; il érigeait un monument à la mémoire de saint Louis sur les ruines de Cartilage. Il ne se contenta pas de conserver, d'entretenir, de jouir en un mot de la dotation de la couronne comme d'un usufruit ordinaire, sans faire ni plus ni moins que ce qui est permis ou ordonné par le Code civil, cette charte du droit commun il voulut embellir les palais, pourvoir les forêts de plantations nouvelles, encourager les arts, exercer royalement la charité. Il avait, disait de lui son beau-père, Ferdinand IV de Naples, il mal di pietra, et lui-même reconnaissait qu'il aimait la truelle. Je n'ai, remarquait-il un jour, ni maîtresse, ni favori, je n'aime ni la guerre, ni le jeu, ni la chasse ; on dit que j'ai trop de goût pour les constructions, mais le trésor n'en souffre pas plus que la morale. N'était-ce pas d'ailleurs un beau défaut pour un prince d'aimer à bâtir, de suivre les exemples de saint Louis, François Ier, Henri IV, Louis XIV, Napoléon, qui, eux aussi, aimaient la truelle ? Peut-être Louis-Philippe se donnait-il trop facilement l'apparence de défauts qu'il n'avait pas, se montrait-il trop inquiet sur l'avenir de ses enfants, sur les exigences qui assiègent la royauté, et la difficulté d'y suffire ; mais peut-on le blâmer après la révolution du 24 février, après les décrets de spoliation de 1852 ? Henri IV disait à ses contemporains vous ne me rendrez justice qu'après ma mort, et Louis-Philippe répétait souvent ces douloureuses paroles de son aïeul. — Ce sont les implacables ennemis de sa dynastie qui, en fouillant après 1848, ses papiers, ses correspondances intimes, ses archives, en ont fait ressortir une justification éclatante, au lieu des preuves qu'ils comptaient y trouver à l'appui de leurs allégations. — Des chiffres indiscutables établissent qu'une somme de plus de quarante-huit millions a été dépensée par le roi, en sus des obligations de l'usufruit, dans la partie immobilière de la dotation de la couronne ; c'est donc quarante-huit millions dont il gratifiait la nation, quand il avait le pouvoir de les employer pour son avantage particulier, quand une dépense de cent cinq millions avait déjà pourvu largement à la conservation et à l'entretien du domaine. Blessé par la calomnie, ce poison lent de son règne, Louis-Philippe écrivait plus tard à M. de Montalivet ils semblent prendre à tâche de me faire regretter tout l'argent que j'ai employé à embellir et à augmenter le domaine qui a fait retour à l'État, mais ils auront beau s'y donner du mal, ils ne parviendront pas à me faire repentir du bien que je leur ai fait. Les grandes pensées du roi vinrent trop souvent échouer contre la pénurie d'une liste civile restreinte et obérée. Cependant il consacrait une dépense annuelle de près d'un million au musée du Louvre qu'il considérait comme le sanctuaire de la grande école de l'art ; grâce à lui, les manufactures de Sèvres, des Gobelins, de Beauvais ne déchurent pas du rang qui leur appartenait sous Louis XIV et Louis XV. De 1830 à 1848, il alloua aux musées, manufactures royales, haras, bibliothèques, près de cinquante-un millions de francs, et cette liste civile des arts, des lettres, de l'industrie fut, en 1848, réduite à la somme de 150.000 francs ; comme on l'a dit très-justement, la République du 24 février prête ici une haute éloquence aux chiffres de la Monarchie. Nous n'entreprendrons pas de rappeler les bienfaits de Louis-Philippe, sa royale sollicitude pour toutes les infortunes, grandes ou petites, les subventions accordées à MM. Benjamin Constant, Audry de Puyraveau, Laffitte, à beaucoup d'établissements industriels, cette protection éclairée de l'art dramatique et musical, les présents diplomatiques, une magnifique hospitalité offerte aux souverains étrangers, ces millions consacrés, en 1830 et 1831, à des distributions de vivres, de vêtements et d'argent à la population indigente de Paris et des départements, ces trois cents enfants élevés secrètement aux frais de la reine dans les collèges et les écoles de la capitale, cette charité systématiquement enveloppée dans une simplicité discrète, ce mépris exagéré sans doute de la publicité et de l'apparat. En résumé, écrit M. de Montalivet, Louis-Philippe a dépensé, année moyenne, dans l'intérêt de l'État, une somme supérieure à 12.700.000 francs, c'est-à-dire plus des deux tiers du revenu brut de la liste civile et de toutes les parties du domaine de la couronne, revenu qui a été annuellement de 18.984.000 francs environ. Ila employé seulement 6.300.000 francs aux dépenses réelles de la royauté, au service personnel et d'honneur, à l'entretien d'écuries qui contenaient 380 chevaux, à toutes les dépenses de maison, à celles d'une table qui recevait jusqu'à vingt-huit mille invités dans le cours d'une année, aux voyages royaux, à ceux des souverains étrangers, aux dépenses s des princes de la famille royale dans leurs voyages ou dans leurs commandements, enfin au paiement des dots stipulées par leurs contrats de mariage et que l'inexécution de la loi du 2 mars 1832 avait laissées à sa charge... Le roi avare, usufruitier du domaine de l'État, l'a entretenu avec plus de soins et à plus grands frais que ne le fait l'État rentré en possession de son domaine. Le roi cupide a affecté des améliorations, à des encouragements, à des dons de toute espèce, une somme de 110 millions environ, dont l'emploi sans contrôle appartenait tout entier à son libre arbitre, à sa volonté absolue... Louis-Philippe a répondu sur tous les points par des bienfaits aux accusations incessamment dirigées contre sa parcimonie, si bien que le public, s'éclairant chaque jour davantage, ne sait déjà ce qui doit l'étonner le plus, de l'impudence des calomniateurs ou de sa propre crédulité. Quelques mois après le mariage du prince royal, le 17 octobre 1837, le roi mariait avec le duc Alexandre de Wurtemberg, cousin du roi de Wurtemberg et de la reine d'Angleterre, sa seconde fille, la princesse Marie, auteur de la célèbre statue de Jeanne d'Arc, ce chef-d'œuvre de grâce et d'inspiration. Son admirable talent d'artiste, son instruction, la noblesse de son caractère l'avaient placée très-haut dans l'amour de la nation le duc d'Orléans et elle étaient les plus brillants et les plus populaires de la famille royale, et tous deux devaient mourir à la fleur de la jeunesse, avant d'avoir joui du bel avenir qui les attendait. Le double mariage de l'héritier de la couronne et de la princesse Marie n'était point indifférent à la politique. L'empereur de Russie vit avec un profond déplaisir la dynastie de 1830 prendre pied par des alliances au sein des familles royales d'Allemagne ses conseils ne prévalaient plus exclusivement à Berlin, la campagne du blocus matrimonial avait désormais pris fin. Le comte Molé s'était convaincu de l'impossibilité de conserver l'appui de la majorité à la session prochaine il ne convenait ni à sa fierté, ni à sa dignité d'homme d'État, de subir avec résignation ses propres échecs et ceux de la couronne, de n'oser jouer son existence ni sur les lois politiques, ni sur les lois d'intérêt matériel. Il songeait donc à une dissolution qui lui permît de se créer dans la Chambre un parti absolument dévoué et indépendant de toute coterie. Le roi se résigna, non sans peine, à se séparer d'une législature monarchique qui avait voté les lois de Septembre, et une ordonnance du 3 octobre convoqua les électeurs pour le 4 novembre. L'abandon des lois de résistance, la politique de conciliation, le mariage du prince royal, un certain retentissement de luxe et de grandeur, la prise de Constantine, tels étaient les titres du ministère à la confiance des électeurs. La prospérité industrielle et financière était immense, le crédit prenait un prodigieux essor ; la rente 5 pour 100 dépassait 111 francs, et la rente 3 pour 100 81 ; l'argent abondait, et les capitaux, en quête de placements avantageux, s'aventuraient dans des entreprises de toutes sortes, qui, trop souvent conçues dans un esprit d'agiotage effréné et de spéculation immorale, amenaient des fortunes scandaleuses, des ruines lamentables et rappelaient de loin les temps de Law et de la rue Quincampoix. Le cabinet résolut d'agir avec vigueur il créa cinquante nouveaux pairs dont vingt-trois sortant de la Chambre des députés, et intervint activement dans les élections en faveur de ses candidats préférés. Tandis qu'il abandonnait ou combattait sourdement les doctrinaires, il secondait sous main le tiers-parti qui lui plaisait davantage à cause de ses opinions flottantes. Mais les élections se faisaient sans principes certains, sans drapeau déployé, sans aucune nécessité politique et générale il n'y avait pas d'autre question en jeu que de se prononcer sur le système du comte Molé, de lui faire une majorité, aux dépens d'adversaires séparés de lui par des conflits d'ambition ou de simples nuances d'opinion, tous d'ailleurs également dévoués à la Monarchie. Elles ne donnèrent pas ar ministère les résultats qu'il se croyait en droit d'espérer les doctrinaires et l'extrême gauche firent quelques pertes le tiers-parti fut renforcé d'autant ; sur 459 députés, 149 sortis de rangs très-divers, se trouvaient remplacés par des nouveaux venus. Tout annonçait que le cabinet rencontrerait une assemblée partagée comme la précédente, en groupes et coteries, avec lesquels il se maintiendrait difficilement en équilibre, et aurait bien de la peine à découvrir cette pierre philosophale du gouvernement parlementaire, une majorité ministérielle. Toutefois, dans cette chambre, étrangère aux engagements fermes et publics, dominée par des intérêts et des sentiments personnels, le comte Molé ne désespéra point d'attirer à lui la plupart des nouveaux députés, de désagréger les partis par des défections individuelles, de se rendre indépendant des chefs, réduits à l'impuissance. C'était, comme on le lui reprocha non sans raison, l'application de la maxime de Catherine de Médicis diviser pour régner. La session, qui s'ouvrit le 18 décembre 1837, lui permit d'entreprendre ce travail de décomposition, d'étudier son terrain, tandis que la Chambre cherchait à se reconnaître, à se classer. M. Dupin eut encore la Présidence, et la discussion de l'adresse ne retentit que de vaines et bruyantes redites. Tout l'effort de la lutte se concentra sur le paragraphe relatif à l'Espagne le président du conseil se prononça contre le système d'intervention de M. Thiers, et se rallia à un amendement qui réunit la majorité. Mais c'était une victoire à la Pyrrhus qui lui créait un ennemi redoutable d'autre part, la protection hautaine des doctrinaires l'importunait plus encore que l'appui de M. Thiers. Il chercha ouvertement à s'en affranchir, en préparant une alliance avec le tiers parti et les défectionnaires du centre gauche. Les doctrinaires se sentirent atteints dans leur influence et menacés par l'abandon probable de la politique de résistance sans faire acte d'opposition systématique, ils voulurent constater leurs dissentiments. La discussion de la loi des fonds secrets leur en offrit le moyen le comte Jaubert ouvrit les hostilités par un discours plein de verve. Il y avait, selon lui, deux manières d'accorder les fonds secrets on pouvait les donner selon la formule parce que, et selon la formule quoique. L'orateur signalait les inconvénients de l'absence de tout système, de toute idée arrêtée chez les dépositaires du pouvoir, s'élevait avec vivacité contre les subventions prodiguées aux journaux, contre le travail souterrain entrepris pour former une majorité ministérielle, en semant parmi les députés la défiance et l'irritation. Il regardait le vote des fonds secrets non comme un vote de confiance, mais comme un vote de nécessité, il l'accordait au gouvernement, il l'aurait refusé au ministère. Le comte Molé n'acceptait pas la question posée en ces termes ce qu'il venait demander à la Chambre, ce n'était pas de l'argent, c'était sa confiance. Il y avait, selon lui, certains esprits qui aspiraient bien moins au pouvoir qu'à une sorte de protectorat. La domination, c'est là ce qu'ils veulent partout : en haut, en bas, ils veulent dominer ce qui gouverne... Le ministère ne devait pas durer quinze jours, vous le savez il était mort-né frappé d'incapacité. La durée et le succès, voilà nos crimes, voilà pourquoi on nous en veut tant. Appelé à la tribune par cette allusion transparente, M. Guizot se défendit avec embarras : son nouveau rôle d'opposition ne lui plaisait guère, et il n'était pas résolu encore à soulever la tempête parlementaire qu'il prévoyait. Il signala avec regret l'incertitude du pouvoir, la dislocation du parti de gouvernement, les progrès de l'esprit d'opposition et d'hésitation dans les idées, de mollesse dans les volontés. Quant à M. Odilon Barrot, il se bornait à prendre acte des divisions et des morcellements de la majorité conservatrice, s'affligeait de voir la Chambre dépenser toute sa vitalité dans de misérables questions de personnes, à l'imitation de ces corps puissants, qui, ne sachant que faire de leur énergie, la tournent contre eux-mêmes. Au moment où la politique de résistance venait de recevoir un sérieux échec, où elle avait le plus grand besoin de renforts, on retranchait du ministère du 6 septembre, par une sorte d'opération césarienne, sa partie la plus vigoureuse. Les hommes ainsi traités avaient bien le droit de dire : Pourquoi faites-vous de nous des victimes expiatoires dévouées aux dieux infernaux ? Depuis qu'il assistait aux différentes phases du gouvernement parlementaire, la liste des hommes impossibles s'était singulièrement accrue ; il s'effrayait de voir s'étendre incessamment cette liste, et comprendre tout homme qui avait une volonté, une force propre. Le président du conseil reparut à la tribune pour répondre à M. Odilon Barrot et à M. Passy qui, au nom du centre gauche, accusait le ministère de pratiquer une politique décolorée et vacillante. On reprochait au comte Molé de n'être pas parlementaire, de n'avoir pas de majorité à vrai dire, il craignait qu'il n'y eût là un peu de fantasmagorie. Dans son opinion, F opportunité demeurait, la loi de l'homme d'État ; c'était à l'état révolutionnaire de la France depuis cinquante ans et non au cabinet qu'il fallait imputer les incertitudes, l'anxiété des esprits. Le scepticisme politique était le produit des temps que l'on avait traversés un changement de ministres n'y apporterait aucun remède. Découragé par l'attitude de M. Guizot, M. Thiers n'osa pas prendre la parole, et la coalition tacite des chefs parlementaires se trouva vaincue le comte Molé obtint une majorité de cent dix voix en faveur des fonds secrets, le vote des budgets et des crédits supplémentaires. A la Chambre des Pairs, le vote des fonds secrets n'était pas douteux, mais des orateurs éminents, MM. Villemain, Cousin, le duc de Broglie déclarèrent à la tribune qu'en accordant l'argent demandé comme nécessaire au maintien de l'ordre et à la sûreté du roi, ils n'entendaient pas adhérer à la politique du ministère. M. Villemain accusa ce dernier d'avoir sacrifié sa dignité à l'ambition de durer, de s'identifier avec la royauté stable et héréditaire il lui reprocha la diversité de son origine et de ses éléments. Jamais ministère ne s'était trouvé dans une situation pareille : pairs et députés lui donnaient les moyens de gouverner et lui refusaient même une parole de confiance. Ce dernier semblait, au surplus, se soucier davantage du nombre que de la qualité des votes, et peu lui importait l'hostilité déguisée de ses adversaires, si elle ne lui enlevait pas la possibilité d'exercer le pouvoir. Il cherchait à inspirer confiance et à augmenter son crédit en faisant les affaires du pays à l'extérieur et à l'intérieur : 'grâce aux projets de loi qu'il présenta, la session de 1838 compta parmi les plus laborieuses et les mieux employées du règne. C'est ainsi que le Parlement introduisit d'excellentes réformes dans l'organisation des tribunaux de commerce, en augmentant le nombre des notables chargés d'élire les juges et entourant de nouvelles garanties la formation des listes. Le code de commerce reçut d'autres modifications grâce à une loi sur les faillites et les banqueroutes, qui abrégeait les procédures et tempérait la dureté avec laquelle le législateur de 1807 sévissait contre le failli, souvent plus malheureux que coupable. Couvrir d'une protection efficace les intérêts civils et commerciaux engagés dans la faillite, assurer la répression énergique des délits pouvant résulter de la banqueroute, tel était le but de la loi. La juridiction paternelle des juges de paix était depuis quarante ans un bienfait pour la nation. L'Assemblée Constituante, renfermant son action dans d'étroites limites, avait jeté le germe et laissé au temps le soin de le féconder : à ses yeux, le juge de paix, véritable magistrat du pauvre, devait statuer d'après l'équité, comme ce préteur romain du droit des gens qui se dégageait des entraves du vieux droit quiritaire formaliste et rigide, pour s'élever à un droit plus spiritualiste et plus humain. En 1838, l'épreuve était faite le gouvernement, les Chambres comprirent la nécessité de tirer les conséquences naturelles des prémisses posées en 89, d'agrandir le cercle de cette juridiction. La législation antérieure à 1789 n'avait en quelque sorte rien prévu au sujet de la démence et de l'aliénation mentale on ne songeait alors qu'aux dangers dont l'insensé furieux pourrait menacer la sécurité publique. A la Salpêtrière, à Bicêtre, on considérait la folie comme incurable les aliénés dangereux étaient enchaînés comme des bêtes fauves, dans des loges basses, humides et froides en hiver, brûlantes en été, traités avec une négligence barbare. On ne s'était point occupé de la protection due au malheur dans la personne de l'aliéné, des conditions nécessaires à sa guérison pour lui, l'hospice devenait une prison, lorsqu'il n'était pas confondu avec les criminels dans les prisons ordinaires.. De 1789 à 1838, malgré de grands travaux théoriques, malgré les bonnes intentions des gouvernements, malgré d'incessantes réclamations et d'immenses progrès dans l'art de guérir, il n'existait pas de service public pour les aliénés : l'erreur ou l'oubli de l'ancienne législation se prolongeait. Préparée par le conseil d'État, présentée, développée par le comte de Montalivet, discutée par les Chambres, la loi du 30 juin 1838 vint combler cette grave lacune, concilier dans la mesure du possible les droits et les devoirs des familles, de la société et de l'humanité. En dépit de quelques imperfections, elle reste aujourd'hui, comme la loi sur les juges de paix, le code de la matière. Une autre loi d'une importance majeure fut présentée par le ministre de l'intérieur, afin de régler les attributions des conseils généraux et d'arrondissement. Concilier les intérêts locaux avec l'intérêt national, augmenter les pouvoirs des assemblées départementales sans porter atteinte au principe de la centralisation, tel était le but de cette loi, qui constituait alors un progrès réel et répondait à l'esprit du temps. Le ministère fut moins heureux dans deux questions de la plus haute gravité la conversion des rentes et la création du grand réseau des chemins de fer français. La première était une des armes de guerre des adversaires du cabinet, et la proposition de convertir, dont M. Humann avait sonné les premières vêpres à ses dépens en 1836, fut reprise par M. Gouin et déposée le 15 février 1838. Un grand nombre d'orateurs prirent part à la discussion générale. Les partisans de la conversion invoquaient le droit du débiteur de se libérer en rendant la somme qu'on lui a prêtée, droit reconnu par l'art. 1911 du Code civil. Il ne s'agissait donc pas de réduire, mais de rembourser les rentiers seulement, la conversion leur serait offerte comme moyen d'échapper, s'ils le voulaient, à l'exercice du droit qu'a l'État de rembourser. Avec la conversion, on réaliserait une économie de treize millions par an ; en faisant baisser l'intérêt des effets publics, on ferait baisser celui des capitaux que réclament l'agriculture et l'industrie, car le prix des rentes payé par l'État est un prix régulateur qui sert de comparaison et de thermomètre dans les transactions commerciales. On rappelait cette belle définition de Turgot la baisse de l'intérêt de l'argent, c'est la mer qui se retire, laissant à sec des plages que le travail de l'homme peut féconder. Les adversaires de la conversion demandaient ce que c'était qu'un droit reposant sur l'interprétation du contrat par un seul des contractants. Ils regardaient comme une injustice de dépouiller, alors que la France était prospère, des hommes qui l'avaient assistée de leurs deniers dans les temps difficiles : ils accusaient la commission de travailler à détruire la force du crédit et la confiance dans l'État, de vouloir mettre la légalité à la place de la justice, ils s'apitoyaient sur le sort des petits rentiers qu'on allait atteindre dans leurs modestes revenus, fruits de laborieuses économies. Les partisans de la conversion étaient en majorité, mais, d'accord pour demander la réduction des rentes, ils différaient sur le mode de conversion. Serait-ce en 4 ½, 4, ou 3 ½, serait-ce avec ou sans augmentation de capital ? Là-dessus s'élevaient autant de systèmes que la Chambre comptait de financiers, et tous, MM. Gouin, Passy, Laffitte, Garnier-Pagès avaient également à cœur de faire prévaloir leurs théories. Une majorité de 106 voix adopta la proposition Gouin : pour trancher le nœud gordien de la conversion, la commission demanda et obtint qu'au lieu de choisir entre les systèmes proposés, la Chambre laissât l'option au ministre des finances. Ainsi, par une adroite manœuvre, on transportait tous les embarras de la mesure au gouvernement qui, au fond, n'en voulait pas. On désirait faire preuve d'initiative, relever la prérogative parlementaire afin de mieux prouver qu'elle regardait la loi adoptée comme une victoire remportée sur le cabinet, la Chambre lui imposa l'humiliante condition de rendre un compte détaillé dans les deux mois qui suivraient l'ouverture de la prochaine session. A la Chambre des Pairs, une grande majorité se prononça (26 juin 1838) contre la réduction de la rente. La question des chemins de fer devint, pour le ministère Molé, l'occasion d'un autre échec. Il s'agissait dans le projet du gouvernement, de créer un réseau général, comprenant neuf lignes principales, avec un développement de onze cents lieues et une dépense de plus d'un milliard. La construction du réseau demeurait réservée à l'État, les lignes secondaires et les embranchements devant être abandonnés à l'industrie privée. On ne pouvait refuser à ce projet ni la hardiesse, ni l'éclat, ni la grandeur, et cependant il allait succomber devant de mesquines et étroites préventions. Présenté par M. François Arago, au nom de la commission parlementaire, le rapport concluait au rejet pur et simple de la loi, pour deux raisons principales. L'art des chemins de fer étant encore dans l'enfance, il y aurait, selon M. Arago, avantage à différer, afin de profiter des perfectionnements qui se révélaient chaque jour chez les autres peuples. En outre, il fallait confier l'exécution des chemins de fer à l'industrie privée et non au gouvernement. Le premier motif invoqué par M. Arago, aussi pauvre économiste que savant astronome, témoignait d'une étrange aberration d'esprit vouloir attendre le perfectionnement des chemins de fer, c'était condamner la France à l'immobilité absolue, à la routine, c'était vouloir attendre toujours, car le progrès de la science ne pouvait point s'arrêter. Peut-être, pour l'exécution de ces travaux, devait-on préférer à l'État les compagnies financières, malgré leurs inconvénients trop réels, malgré le danger certain de l'agiotage et de la spéculation peut-être aussi valait-il mieux associer dans une juste mesure l'État et les compagnies, suivant le principe qui prévalut plus tard. Dans tous les cas, la Chambre pouvait modifier, amender le projet du gouvernement sans le détruire de fond en comble : l'honneur et la dignité de la France lui commandaient de se mettre au niveau des autres peuples, et le vœu public appelait depuis longtemps cette sorte d'égalité pacifique et industrielle. Mais la plupart des députés, à droite comme à gauche, obéissaient à de vulgaires préoccupations, et le rapport de M. Arago avait produit sur eux un effet considérable. En vain, le comte Molé, le ministre des finances et celui des travaux publics prirent la parole pour défendre le projet ; en vain, M. de Lamartine essaya de les secourir, montrant avec éloquence que le gouvernement était la nation agissante, et non un ennemi commun, comme certains esprits se le figuraient. Le projet fut rejeté à une majorité de 127 voix. Tandis qu'avec des chances diverses le ministère luttait pour l'adoption de lois sages et utiles, d'autres incidents vinrent distraire l'attention du public et du monde politique. Le 17 mai 1838, mourait un homme qui pendant quarante-six ans joua un grand rôle dans les affaires de l'Europe, le prince de Talleyrand[4]. Comme Voltaire, l'illustre diplomate renia son passé à son lit de mort, et ce fut un jeune prêtre, M. l'abbé Dupanloup, qui eut l'honneur de le réconcilier avec l'Église. Pour marquer d'une manière éclatante la sincérité de sa conversion, et montrer qu'il l'accomplissait dans la pleine fermeté de sa pensée, le prince voulut que sa lettre au Pape, où il abjurait ses erreurs, fût datée du jour où il avait lu à l'Institut sa notice du comte Reinhard, c'est-à-dire six semaines auparavant. Dérogeant à l'étiquette des rois, Louis-Philippe alla visiter son ami moribond, et le vieux courtisan, ranimé par un éclair d'orgueil, eut la force de dire : C'est le plus grand honneur qu'ait reçu ma maison. Il mourut en faisant un bon mot : M. l'abbé Dupanloup lui ayant rapporté ces mots de Monseigneur de Quélen, archevêque de Paris : Pour M. de Talleyrand, je donnerais ma vie, — il aurait un meilleur usage à en faire, répondit-il, et il expira. Pendant les trois dernières années de sa vie, le prince de Talleyrand avait été précédé dans la tombe par beaucoup de contemporains célèbres Armand Carrel, esprit modéré jeté dans un parti violent qui le surveillait, le tenait en suspicion au lieu de lui obéir, libéral de nature, républicain de circonstance, plein de goût et de finesse, esprit chevaleresque, n'ayant ni l'âme, ni les entrailles d'un tribun, tué en duel le 24 juillet 1836 par M. Émile de Girardin ; MM. Raynouard, Flaugergues, de Marbois, l'abbé de Pradt, le maréchal comte Lobau, MM. Silvestre de Sacy, Laromignière, le docteur Broussais le baron Louis qui, chargé trois fois de rétablir les finances de la France, bouleversée par les révolutions ou épuisée par la guerre, les remit trois fois à flot, et fonda le crédit sur l'ordre et la probité[5]. Peu de mois après le prince de Talleyrand, mourait le comte de Montlosier, un des derniers survivants de la Constituante, homme d'une nature très-forte et d'une puissante originalité, pétri de contrastes, défendant ses opinions comme on défend sa maison ou sa vie, avec une opiniâtreté fougueuse et passionnée. Libéral et aristocrate, monarchique et indépendant, chrétien et se méfiant des prêtres, le publiciste féodal s'était porté le champion des évêques en 1789 : Vous leur enlevez leurs biens, disait-il avec éloquence, ils n'auront plus leurs croix d'or, ils porteront une croix de bois, et c'est une croix de bois qui a sauvé le monde. Mais il avait soutenu ardemment les doctrines gallicanes, dénoncé avec âpreté et sans mesure l'invasion des jésuites, des congrégations religieuses. L'évêque de Clermont crut devoir l'excommunier, et poussa l'intolérance jusqu'à lui refuser les prières de l'Église après sa mort. Cette décision fit scandale, et le 30 décembre, un arrêt du conseil d'État déclara qu'il y avait abus dans la conduite du prélat à l'égard du comte de Montlosier. La session avait été close le 12 juillet un des derniers actes du Parlement fut le vote d'une pension de cent mille francs en faveur de la veuve de Murat, la comtesse de Lipona, ex-reine de Naples et sœur de Napoléon Ier. Le 24 août 1838, madame la duchesse d'Orléans donnait le jour à un fils qui reçut du roi le titre de comte de Paris[6]. Le canon des Invalides apprit aussitôt cette nouvelle à la population, et selon l'étiquette royale, Louis-Philippe la communiqua au Conseil municipal de Paris. La France monarchique vit dans cet événement un nouveau gage de durée pour la dynastie, de stabilité pour ses institutions. L'acte de naissance fut dressé par le chancelier comme officier de l'état civil de la famille royale, et l'archevêque de Paris, rallié au gouvernement depuis la réouverture de l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, vint aux Tuileries ondoyer le nouveau-né. Tandis qu'en France la naissance d'un héritier direct du trône paraissait consolider la monarchie, le couronnement de la reine Victoria offrait à l'Angleterre le spectacle des pompes traditionnelles et mystiques de la royauté politique et religieuse. Les grandes cours d'Europe se firent représenter à cette solennité par des ambassadeurs extraordinaires, et le maréchal Soult, désigné par le roi lui-même pour cette mission d'honneur et d'apparat, reçut à Londres un accueil digne de sa renommée. Les ovations populaires en faveur du duc de Dalmatie eurent leur écho dans les rangs de la société anglaise, et toutes les corporations, tous les salons aristocratiques s'empressèrent de fêter l'ancien adversaire, souvent heureux, du duc de Wellington sur les champs de bataille. |
[1] Louis-Philippe ne se faisait guère d'illusions sur la reconnaissance des factieux : Je joue, disait-il, la partie de l'État contre les anarchistes. Voyons les enjeux. J'y mets ma vie, ma fortune, celle de mes enfants ; et, ce qui est bien plus, j'y joue le repos et le bonheur de mon pays. Et qu'y mettent-ils ? Rien qu'un peu d'audace. Ils essayent deux, trois, quatre fois de renverser le gouvernement. Le jour où ils réussissent, ils ont tout, et l'État perd tout. En attendant le succès, ils risquent la prison, où ils entrent à grand renfort de fanfares populaires. Ils ont l'appui des journaux, des partis, des hommes d'Etat de l'opposition, dont la politique consiste toujours à réclamer des amnisties pour faire pièce aux ministres pourvus de portefeuilles. Tel est le jeu des anarchistes contre l'Etat. On est toujours sûr d'y gagner, de leur côté, avec de la patience ; on n'y engage que sa liberté mais même sans y gagner une révolution qui vous fera ministre, colonel de légion ou président de l'Assemblée nationale, on y gagne la célébrité surfaite que donne la fausse popularité, à défaut de gloire. Si on n'est pas Mirabeau, on est Barbès.
[2] Ce n'est pas à dire que l'envie et la malignité ne fussent mêlées aux joies et aux acclamations bienveillantes ; dans la presse comme dans le monde, mainte voix hostile s'éleva pour comparer la douloureuse catastrophe du 14 juin aux malheurs qui attristèrent les fêtes du mariage de Louis XVI avec l'archiduchesse Marie-Antoinette, soixante-sept ans auparavant. C'est à ces commentaires qu'un brillant écrivain royaliste faisait allusion, lorsqu'il adressait à la princesse Hélène ces paroles étincelantes de verve et d'ironie Soyez la bienvenue Madame, dans notre beau pays, dans notre hospitalière patrie ! Eh ! ne trouvez-vous pas que nous sommes de bien courtois chevaliers ? Pendant deux mois, nous avons parcouru le monde en proclamant à haute voix que vous étiez la femme la plus laide de toute l'Allemagne. C'était un mensonge, pardonnez-nous. Nos galants députés vous ont marchandé, pendant trois séances, un million pour votre ménage ; ils vous ont traitée comme leur cuisinière dont ils rognent le budget et les gages avec tant de plaisir ; ce sont les idées libérales pardonnez-leur ! Nos piquants journalistes vous accablent chaque matin des injures les plus grossières, d'épigrammes sans sel, de calembours épais ; c'est de l'esprit français, pardonnez-leur ! Vous avez vu l'autre jour votre nouvelle famille rayonnante de joie ; ce n'était pas sans cause vraiment le roi votre beau-père, pour la première fois depuis deux ans, avait traversé tout son peuple sans un seul coup de fusil. C'était merveille ; lui-même en était confondu... Oui, Madame, vous êtes une femme courageuse, car vous venez chercher en France le désenchantement de toutes vos idées, le démenti de votre éducation ; vous, fille d'un prince d'Allemagne, vous croyez encore à la royauté, et chez nous il n'y a plus de royauté ; vous jeune fille romanesque, vous croyez encore à la dignité de la femme, et chez nous la femme n'a plus de prestige ; sa faiblesse même n'est plus une religion ; on l'insulte bravement, on l'outrage sans honte, comme si elle pouvait se venger. Vous enfin, élève de Gœthe, vous que le grand poète a bénie, vous à qui l'Homère germain a prédit une si brillante destinée, vous qu'il a nourrie de fictions et d'harmonie, vous croyez encore à la poésie et nous n'avons plus de poésie... Demandez à vos augustes parents ce que sont devenus tous nos grands poètes ; parlez-leur de Chateaubriand, du sublime auteur des Martyrs, ils vous diront que c'est un légitimiste, leur plus redoutable ennemi ; parlez-leur de Lamartine, ils vous répondront que c'est un député qui vote quelquefois pour eux ; parlez-leur de Victor Hugo, ils vous diront qu'ils ne le connaissent pas. Car il faut rendre justice à notre royauté moderne, elle est en tout digne de la poésie du pays, c'est de la prose couronnée... (Lettres parisiennes de madame de Girardin sous le pseudonyme du vicomte de Launay.)
[3] Voir le très-intéressant ouvrage du comte de Montalivet sur la liste civile.
[4] Un ambassadeur d'une puissance étrangère vint annoncer la nouvelle en ces termes à M. Guizot : Eh bien ! vous savez ? Le prince de Talleyrand a fait son entrée triomphante aux enfers. Il y a été très bien reçu. Satan lui a rendu de grands honneurs, tout en lui disant cependant : Prince, vous avez un peu dépassé mes instructions.
[5] On sait de quelle manière le baron Louis congédia un jour une nuée de solliciteurs qui lui faisaient perdre son temps. Que voulez-vous ? vos conseils, je n'en ai que faire. Des dénonciations ? je ne les écoute pas ; des places ? je n'en ai qu'une à votre service, c'est la mienne, prenez-la si vous voulez. Puis il ferma brusquement sa porte et se remit au travail.
[6] C'est au sujet de cette naissance qu'Alphonse Karr écrivait : Les Parisiens auront un prince de plus à outrager et à chasser. Il ajoutait tristement : La royauté est aujourd'hui la royauté insultante dont ou aggrava le supplice de Jésus-Christ, une couronne d'épines sur la tête, un roseau pour sceptre et des soufflets sur le visage.