La deuxième expédition de Constantine est résolue. Le traité de la Tafna. Siège de Constantine. Belle défense de Ben-Aïssa. Mort du général de Damrémont. Assaut et prise de la ville du Diable. Le général Valée est nommé maréchal de France. — Expédition des Portes de fer. — Abd-el-Kader, prophète, général, organisateur. — Il prêche la guerre sainte et recommence la lutte en 1839. — Le sous-lieutenant Colomer. — Défense de Mazagran. Soumission de Cherchell, Médéah, Milianah. — Bugeaud est nommé gouverneur général de l'Algérie, son caractère, son génie militaire. Il prend le contre-pied des errements de ses prédécesseurs. Campagnes de 1841, 1842. Le duc d'Aumale s'empare de la smalah d'Abd-el-Kader. — Progrès de la colonisation. — L'émir se réfugie dans le Maroc. Le prince de Joinville bombarde Tanger et Mogador. Bataille d'Isly : 14 août 1844. — L'école spiritualiste militaire et l'école matérialiste. Traité de Lalla-Maghrania. — Nouvelle insurrection ; Bou-Maza, le Maître de l'Heure. — La surprise de Djemma-Ghazaoût : héroïsme de Géreaux et de Dutertre. Campagnes de 1846, 1847. — Le maréchal Bugeaud et son système de colonisation. Il donne sa démission. Le duc d'Aumale le remplace. Soumission d'Abd-el-Kader. — Les ordonnances royales de 1847.En France, la nouvelle du désastre de Constantine eut un immense retentissement. Les amis politiques du maréchal Clauzel, journaux et députés de l'opposition, ne manquèrent pas d'accuser le ministère d'indifférence pour la grandeur nationale celui-ci se défendit victorieusement en invoquant les instructions formelles données au général en chef, en montrant combien il avait été présomptueux, imprévoyant, avec quelle témérité il s'était engagé dans l'entreprise, sans mesurer les difficultés, sans se préoccuper du sort de ses soldats. Mais le sentiment dominant fut celui de la vengeance tous les partis ressentirent avec douleur, avec colère, l'affront infligé à nos armes, se prononcèrent unanimement pour l'extension de notre conquête, représentèrent comme un devoir d'honneur la nécessité d'obtenir une réparation complète du bey de Constantine. Une nouvelle expédition fut aussitôt résolue, et le général de Damrémont nommé gouverneur général à la place du maréchal Clauzel le général Bugeaud reçut le commandement de la province d'Oran. En Afrique, l'échec de Constantine avait aggravé une situation déjà mauvaise, augmenté le prestige d'Achmet et d'Abd-el-Kader. Toute la province de Tittery soulevée de nouveau contre nous, les Hadjoutes, d'autres tribus sillonnant incessamment la campagne, tenant nos soldats sur un perpétuel qui-vive, coupant nos communications, les garnisons d'Oran et de la Tafna bloquées, celle du Méchouar de Tlemcen réduite à une affreuse misère, obtenant de l'émir deux mois de nourriture contre les Arabes faits prisonniers à la Sickah, contre du soufre et du fer, les chrétiens fournissant ainsi des armes et des bras contre eux-mêmes, voilà le tableau qu'offrait l'Algérie en 1837. Le gouvernement du roi fit das efforts sérieux il porta l'effectif de 31.000 à 43.000 hommes, acheta en grand nombre des chevaux, des mulets, et cela, au moment où, fidèle à cette déplorable tactique de vouloir la fin sans vouloir les moyens, le Parlement votait une réduction des crédits. C'est ainsi que dans une certaine mesure, l'histoire de la conquête de l'Algérie devient l'histoire des débats des Chambres, effrayées des dépenses nécessaires, refusant de délier à temps les cordons de la bourse nationale, résistant au roi et à l'opinion publique. En arrivant à Oran, au mois d'avril 1837, le général Bugeaud réussit tout d'abord à ravitailler Tlemcen. Mais sa division, forte de 9.000 hommes seulement, manquait de moyens de transport, cet accessoire qui devient le principal en Algérie, et la campagne de 1837 se trouvait forcément terminée dès le début. Le général savait le gouvernement pressé d'en finir avec l'émir, pour pouvoir tourner toutes ses forces contre le bey de Constantine. Il fit faire à Abd-el-Kader des ouvertures de paix, et le 30 mai 1837, signa le traité de la Tafna, qui fut ratifié par le ministère. Habile homme de guerre, diplomate médiocre, le général français détruisait par une faute politique l'effet de sa victoire de la Sickah et traitait l'émir comme s'il eût été battu par lui. On sait les détails de cette curieuse entrevue des deux chefs chrétien et musulman, où ce dernier sut garder l'avantage du cérémonial et frapper l'imagination de ses sujets par la pompe des manifestations extérieures. Aussi bien notre général jugeait l'émir à travers les trompeuses couleurs de la poésie orientale, ignorant l'orgueilleuse astuce de son adversaire, agissant avec lui comme Richard Cœur de Lion eût pu le faire avec le sultan Saladin, au temps des croisades et de la chevalerie. D'après le traité de la Tafna, l'émir reconnaissait la souveraineté nominale de la France, qui, dans la province d'Oran, ne se réservait que cette capitale, Mostaganem, Arzew, quelques points du littoral avec un territoire fort limité ; dans la province d'Alger, nous gardions la plaine de la Mitidja, bornée au sud par la première chaîne du petit Atlas ; Abd-el-Kader nous fournissait une quantité considérable de froment, d'orge, et 5.000 bœufs. En échange il obtenait le vaste pays compris entre la province de Constantine et le Maroc, avec les places de Tlemcen et de la Tafna. A ces conditions, on ajoutait une garantie mutuelle pour la protection des personnes, des propriétés, la liberté du culte et du commerce sous cette réserve que l'émir devrait nous acheter ses munitions de guerre. Cette trêve avait un caractère onéreux pour la France, puisqu'elle la faisait reculer à 1830 sous le rapport de l'occupation territoriale notre autorité morale demeurait profondément ébranlée par la création d'un pouvoir national arabe, en partie notre œuvre et notre faute, par l'abandon de nombreuses tribus qui s'étaient confiées à notre protection et avaient combattu à nos côtés. Toutefois, la convention avait pour avantage de pacifier les provinces d'Alger, d'Oran, de Tittery, de permettre à la division d'Oran de marcher contre Constantine. Dans la province d'Alger, le général de Damrémont a été forcé avant tout de s'occuper des tribus soulevées à la voix d'Abd-el-Kader. Il semble en effet, que chaque fois que celui-ci secoue son burnous, de ses plis sortent des armées pour la guerre sainte. A son instigation, une prise d'armes générale a été décidée parmi les belliqueuses tribus kabyles des Isser et les Arabes Amraoua. Après deux mois de marches, de contre-marches, d'engagements sans importance, ceux-ci subissent un sanglant échec à Boudouaou. Le général Perregaux pénètre dans la vallée de l'Isser, disperse de nouveau les Kabyles, profite de leur découragement pour imposer un tribut ; des chefs et exiger des otages. Que la main qui tient le glaive s'ouvre pour laisser tomber la grâce ! lui disent les marabouts et les grands du pays, venus pour implorer son aman. A leur tour, les Hadjoutes[1] sont cernés et vont être écrasés, lorsque la nouvelle du traité de la Tafna les préserve de la destruction. Les provinces d'Alger, de Tittery et d'Oran pacifiées, le général de Damrémont partit le 23 juillet 1837 pour Bone, afin de terminer par la paix ou la guerre notre différend avec le bey de Constantine. Dès le mois de mai, il a engagé des négociations avec Achmet, lui demandant la cession d'une partie de son territoire, le paiement d'un tribut, des frais de guerre, la reconnaissance de la suzeraineté de la France. Le bey a paru l'écouter d'abord, afin de gagner du temps, grâce aux mille subterfuges de la diplomatie orientale, et d'atteindre la saison des pluies qui nous a été si fatale l'année précédente. Il compte encore sur l'appui de la Turquie et du bey de Tunis, fortifie en toute hâte Constantine, qu'il espère rendre imprenable. Au mois d'août, il lève le masque et répond avec arrogance au général de Damrémont l'expédition est résolue, mais avec ses lenteurs et ses tergiversations calculées, Achmet a fait perdre un temps précieux, et les pluies d'automne approchent, les pluies déjà une fois victorieuses. Le 1er octobre, le général de Damrémont part avec une colonne d'environ 10.000 hommes ; il a pour chef d'état-major général le général Perregaux. Les généraux Valée et Rohant de Fleury, malgré leur ancienneté de grade, ont, avec la plus grande abnégation, consenti à servir sous ses ordres ils commandent l'artillerie et le génie. Le duc de Nemours a supplié son frère le duc d'Orléans de lui céder sa place et a obtenu le commandement d'une brigade en 1837 comme en 1836, il se fera remarquer par son impassible fermeté d'âme. Les autres brigades ont été confiées aux généraux Trézel, Rulhières, au colonel Combes, tous connus par de beaux faits d'armes. Au moment où notre armée se dirigeait vers Constantine, une flotte turque, portant des troupes de débarquement, cinglait vers les côtes d'Afrique, avec mission de s'emparer de Tunis et de donner la main à Achmet mais elle rencontra dans la Méditerranée deux escadres françaises chargées de surveiller ses mouvements. Après quelques évolutions, elle renonça à tromper la vigilance de nos amiraux. Le 6 octobre 1837, l'armée prend position sur le plateau de Mansourah. Elle n'a pas eu à souffrir des pluies, et les Arabes l'ont à peine inquiétée ; ils réservent toutes leurs forces pour sauver Constantine là est le nœud gordien de la question, et c'est le canon qui le tranchera. Tout fait présager une formidable défense Ben-Aïssa, lieutenant d'Achmet, commande la garnison, forte de 5 à 6.000 hommes ; pour ne laisser aucun doute sur ses intentions, il a puni de mort et de confiscation les riches habitants qui ont tenté d'émigrer afin d'échapper aux dangers d'un siège. Enivrée par un premier succès, fanatisée par les prédications des muftis, des marabouts, la population s'apprête à le seconder ; la ville hérissée de canons contient des vivres, de la poudre, des armes à discrétion. De son côté, Achmet tient la campagne avec une armée de 9 à 10.000 cavaliers, et se charge d'inquiéter les derrières des assiégeants. Pour surmonter tant d'obstacles, pour prendre la Ville du Diable, le général de Damrémont ne dispose que de sept mille baïonnettes, quinze jours de vivres, dix-sept canons de siège, approvisionnés de six cents coups seulement. Il n'a pu suppléer à l'insuffisance des moyens et tous les services sont demeurés incomplets. Il faut donc vaincre en un nombre de jours restreint par la pénurie relative des vivres et des munitions. Au premier coup d'œil, le général Valée a reconnu que Condiat-Aty est le seul point où il soit possible d'établir une brèche. La batterie de brèche sera donc dressée de ce côté, trois autres batteries, dont il détermine l'emplacement, devront éteindre le feu de la Kasbah, prendre de revers et d'enfilade les canons du rempart. Malgré la pluie et la boue, malgré les vigoureuses sorties de Ben-Aïssa, l'artillerie et le génie réussissent à établir ces quatre batteries. Le 9 octobre, celles-ci foudroient la place pendant quatre heures, et, grâce à la précision du tir de nos artilleurs, toutes les batteries découvertes de la Kasbah et de la place sont éteintes. Il faut maintenant transporter à Condiat-Aty les canons du Mansourah, afin d'ouvrir la brèche, cette porte de la victoire. Avec leur énergie habituelle, nos soldats se dévouent pour exécuter ce travail après quatorze heures d'efforts herculéens, l'artillerie a descendu avec les pièces de 16 et de 24 l'escarpement du Mansourah passé le Rummel sous le feu de la place, remonté la glaise à pic de la rive gauche. Dans la nuit du onze, une seconde batterie de brèche est installée à 150 mètres de la place, et le lendemain matin le feu commence. A midi, le général Valée donne l'ordre de commencer le tir en brèche. Le moment est solennel l'armée attend avec anxiété le résultat du tir ; il faut faire brèche en six cents coups, ou bien partir comme en 1836, subir un nouvel et plus humiliant échec. La muraille très-épaisse présente une résistance inattendue. Cependant, vers trois heures, un coup d'obusier pointé par le général Valée lui-même, détermine le premier éboulement le soir la brèche se trouve bien indiquée. Avant de donner l'assaut, le général en chef fait une nouvelle tentative pour obtenir une capitulation. Il rédige une proclamation, et charge un jeune soldat du bataillon turc de la porter. Mais le moral des musulmans reste mieux trempé que jamais, et le parlementaire rapporte cette belle réponse de Ben-Aïssa : Nous avons beaucoup de provisions de guerre et de bouche si les Français en manquent, nous leur en enverrons. Nous ne savons ce que c'est qu'une brèche ou une capitulation mais nous défendrons à outrance notre ville et nos maisons, et tant qu'un de nous sera vivant, les Français ne prendront pas Constantine. Ce sont des braves, dit le général de Damrémont en recevant cette réponse ; l'affaire n'en sera que plus glorieuse. Le douze au matin, le général en chef se dirigeait vers la tranchée avec le duc de Nemours. Il s'était arrêté dans un lieu très-découvert, lorsqu'un boulet le renverse sans vie entre le duc de Nemours et le général Rulhières au même instant le général Perregaux est frappé mortellement d'une balle à ses côtés. Ce fut un véritable deuil pour l'armée qui aimait et appréciait son chef ; mais elle n'ébranla ni les courages, ni la confiance, et ne fit qu'enflammer les troupes du désir de venger promptement leurs généraux morts au champ d'honneur. Par droit d'ancienneté, par l'estime universelle, le général Valée se trouva appelé au commandement en chef ; quelques minutes après ce douloureux accident, le feu de l'artillerie reprenait avec une intensité nouvelle. Le 13 octobre, à trois heures du matin, la brèche est reconnue praticable aussitôt les ordres sont donnés pour l'assaut, qui aura lieu au lever du soleil. Enfoncé Mahomet Jésus-Christ prend la semaine, s'écrient nos soldats. Tous rivalisent d'enthousiasme, de dévouement, tous veulent monter à cette brèche où la mort les attend peut-être. Afin de concilier cette héroïque émulation avec l'intérêt du succès, le général Valée forme trois colonnes d'attaque, où tous les régiments se trouvent représentés elles ont pour chefs les colonels de Lamoricière, Combes et Corbin. A sept heures précises, le duc de Nemours, commandant du siège, donne le signal. Aussitôt la première colonne s'élance de la place d'armes et gravit la brèche sous le feu des musulmans. Le lieutenant-colonel de Lamoricière et le commandant Vieux y arrivent les premiers, et l'enlèvent sans difficulté ; mais bientôt la colonne s'engage dans un labyrinthe de maisons à moitié détruites, de murs crénelés, où elle reçoit à découvert le feu convergent d'un ennemi dispersé et invisible. Avant qu'elle ait pu sortir de ce dédale, l'assiégé parvient à faire écrouler un pan de mur, qui ensevelit une partie du 2e léger, entre autres son brave commandant de Sérigny. Les autres colonnes d'assaut se précipitent au secours de la première après une mêlée meurtrière elles s'emparent des batteries couvertes qui surmontent le rempart. Puis ce sont des barricades, des maisons qu'il faut prendre les unes après les autres, en recevant à bout portant les balles des Arabes qui se défendent avec acharnement. Il faut monter sur les toits pour contre-battre les feux des minarets, engager une sorte de combat t aérien au-dessus des combats de terre ferme. Au moment où la tête de la colonne a découvert un passage vers la ville, une mine fortement chargée engloutit, brûle un grand nombre de soldats. Lamoricière est aveuglé, presque tous les officiers hors de combat ; la colonne décimée, sans direction, hésite, craint d'avancer sur un terrain qu'elle croit partout miné. Mais le colonel Combes arrive et prend le commandement de nouveaux combattants remplacent les morts et les blessés ; la lutte continue, furieuse, sanglante, de tous côtés les musulmans perdent du terrain. Dans ce moment décisif le colonel Combes reçoit deux balles en pleine poitrine ; forcé de quitter le champ de bataille, il a le courage de revenir à la batterie de brèche où il rend compte de la situation au général Valée et au duc de Nemours. Ceux qui ne sont pas blessés mortellement, ajoute cet émule de Desaix, pourront se réjouir d'un aussi beau succès ; pour moi, je suis heureux d'avoir encore pu faire quelque chose pour le roi et la France. Puis ce héros regagne son bivouac, s'y couche et meurt. C'est un Saragosse au petit pied
; car ici, comme à Saragosse, les défenseurs sont plus nombreux que les
assaillants. De faibles têtes de colonnes, guidées par les officiers et les
sous-officiers du génie, cheminent dans ce dédale de rues tortueuses et
infectes, dans les corridors voûtés à mille issues, dont se compose
Constantine. Munis de haches et d'échelles faites avec les côtés démontés des
voitures, ils assiègent une à une les maisons isolées, sans terrasses,
séparées par de petites cours favorables à la défense, et sautent par les
toits dans celles qu'ils n'ont pu prendre par la porte. Le dernier effort
considérable eut lieu contre la caserne des janissaires, grand bâtiment
crénelé, à trois étages, bâti sur le rempart à droite de la brèche, où les
Turcs et les Kabyles se défendirent avec acharnement. Afin de donner une impulsion unique et régulière à ces attaques, afin de mettre les assiégés entre deux feux et de leur couper la retraite, le général Rulhières nommé commandant supérieur de la place, est chargé de pousser vivement l'attaque de gauche. En voyant exécuter ce mouvement, la population, saisie d'une panique soudaine, se précipite hors de la ville et veut fuir par le côté gauche de Condiat-Aty en même temps des hommes sans armes se présentent comme parlementaires au général Rulhières, le supplient de cesser les hostilités, implorent sa clémence. Le général monte aussitôt à la Kasbah pour empêcher la garnison de continuer la défense malgré la soumission des habitants. Ici encore la résistance est brisée les chefs musulmans sont morts ou grièvement blessés, Ben-Aïssa se détermine à quitter Constantine, suivi des débris de la milice et des canonniers. Cependant un certain nombre d'Arabes, leurs femmes, leurs enfants, croyant n'avoir pas de merci à attendre des Français, cherchent à gagner la plaine, et comme il n'existe pas de porte de ce côté, ils accourent en foule vers le ravin, et entreprennent de descendre avec des cordes les sentiers à pic qui surmontent le Rummel ; mais leur terreur ne raisonne pas, ils se pressent, se culbutent, et dans le délire de la peur les derniers poussent les premiers qui roulent dans le gouffre ; une horrible cascade humaine se forme et plus de deux cents cadavres s'aplatissent sur le roc, laissant des lambeaux de chair à toutes les aspérités intermédiaires. A neuf heures du matin, Constantine est prise le drapeau tricolore s'élève sur les principaux édifices, le duc de Nemours vient prendre possession du palais du bey. Le cheik, les autres autorités de la ville sont maintenus dans leurs fonctions ; des ordres sévères sont donnés pour réprimer le pillage, faire respecter la religion et la sécurité des habitants. Bientôt la population se tranquillise sur son sort, et des relations amicales s'établissent entre les musulmans et les chrétiens. Trente et un chefs des tribus environnantes viennent faire leur soumission et reçoivent des burnous d'investiture. Partout l'état de paix succède à l'état de guerre. On ne peut pas dire au bey Achmet ce qu'on disait à Boabdil fuyant Grenade : pleure comme une femme cette ville que tu n'as pas su défendre comme un homme. Pendant les opérations du siège, il n'a cessé de menacer nos positions, d'attaquer la brigade du général Trézel, placée sur le Mansourah. Toujours repoussé, il assista immobile, désespéré, à l'assaut, à la prise de sa capitale ; puis, comprenant que tout était fini, il s'éloigna et disparut dans le désert avec un gros de cavaliers. Mais cette victoire, où nos soldats, d'après l'expression du général Valée, le glorieux vétéran des grandes guerres de l'empire venaient d'égaler ce qu'il avait vu de plus beau dans sa longue carrière, cette victoire était chèrement achetée 153 officiers et soldats tués ou morts de maladies, 554 blessés attestaient la vigueur de la défense. Après avoir pris les premières mesures d'organisation, assuré l'occupation de Constantine, désarmé les habi-1 tants, mis la place en état de prévenir un retour offensif, le général Valée laissa une garnison de 2.500 hommes avec des munitions de guerre, des vivres pour six mois, et ramena la colonne expéditionnaire à Bone, où elle arriva le 3 novembre. Le roi le nomma général en chef de l'armée d'Afrique, et le bâton de maréchal de France fut une noble confirmation d'une nomination préparée par le dévouement, faite par le canon et sanctionnée par la victoire. Les restes du général de Damrémont, tué comme Turenne, furent solennellement déposés aux Invalides, cette sépulture des grands capitaines ; l'État adopta sa veuve et ses enfants. Le gouvernement rendait un juste hommage aux talents que ce général avait déployés, à l'éclat d'une mort glorieuse, et témoignait ainsi de la reconnaissance de la patrie envers l'armée. Exécuter et appliquer le traité de Tafna, créer une société européenne à côté de cette société arabe organisée par le génie d'Abd-el-Kader, achever la conquête de la province de Constantine, tel fut le but du maréchal Valée dans cette période de tranquillité relative qui commençait pour nous. Cette double tâche, il la conduisit avec cette forte impulsion, cet esprit d'ordre et de méthode, cette persévérance qu'il apportait aux travaux de la paix comme à ceux de la guerre. De 1837 à 1839, l'infatigable zèle de ses troupes lui permit de réaliser son plan elles construisirent cent lieues de routes, desséchèrent plusieurs lieues de marais, élevèrent onze camps retranchés, des casernes, des arsenaux, des fortifications ; sans proférer une plainte, sans que la discipline, cette pierre de touche des armées bien constituées, reçut une atteinte, elles firent tous les métiers, par tous les temps, par toutes les saisons, sous un climat insalubre, presque aussi meurtrier que la guerre. Près de 6.000 hommes payèrent de leur vie cet héroïsme d'autant plus beau qu'il demeure obscur et ignoré ; des régiments entiers entrèrent à l'hôpital, et la plupart n'en sortaient que pour aller au cimetière ; ces hôpitaux manquaient des choses les plus nécessaires, et l'on a rapporté cette stoïque réponse d'un malade à son général qui demandait ce qu'on pouvait faire dans de semblables charniers : Nous y mourons, mon général. La chute du bey de Constantine laissait les tribus éloignées de la capitale dans un état d'indépendance qui pouvait promptement dégénérer en anarchie. Le maréchal Valée sentait l'obligation de conquérir la province, il s'y prépara dans les limites du possible. L'espace nous manque pour raconter en détail les souffrances, les travaux, les combats incessants de la division de Constantine de 1837 à 1839, les routes construites à l'exemple des Romains, les villes occupées ou relevées. A la fin de l'été de 1839, le vaste pays qui s'étend des frontières de Tunis au Djurjura était soumis beaucoup de chefs arabes s'étaient ralliés, marchaient dans nos rangs et commandaient de nombreuses troupes indigènes ; parmi eux, Ben-Aïssa, l'énergique défenseur de Constantine, El-Mokrani, le plus noble parmi les plus nobles Arabes, Kaïd-Ali, soldat parvenu qui disait en montrant sa croix d'honneur : Je suis noble, moi aussi, voilà ma généalogie. Une grave question qui restait en suspens, fut résolue pendant l'automne de 1839. Avant d'engager contre le prince des croyants une nouvelle guerre que de nombreux symptômes permettaient de croire imminente, afin de lui opposer une barrière compacte formée par la réunion du réduit de la province d'Alger avec le beylik de Constantine, le gouverneur général tenta une grande reconnaissance dont il confia le soin au duc d'Orléans. Il ne s'agissait de rien moins que de se rendre de Philippeville à Constantine et Alger, en passant à Sétif, aux Portes-de-Fer, au fort de Hamza, d'opérer une marche de 120 lieues, dont plus de moitié à travers des pays inconnus, de tromper la surveillance des lieutenants d'Abd-el-Kader. Deux petites divisions, commandées par les généraux Rulhières et de Gallois, devaient appuyer le mouvement, et donner la main au duc d'Orléans. Cette aventureuse et romanesque expédition eut un plein succès le 20 octobre la division d'Orléans franchit sans coup férir le célèbre défilé des Bibans ou Portes-de-Fer, que les Turcs n'avaient jamais traversé sans payer tribut, où les légions romaines n'étaient jamais parvenues. Dans cette forteresse naturelle, véritable coupe-gorge où quelques hommes auraient suffi pour arrêter une armée, la colonne mit quatre heures à défiler. Après deux rencontres avec Ben-Salem, bey de Sébaou pour le prince des croyants, elle termina par une entrée triomphale à Alger sa longue et pénible reconnaissance. Elle avait en dix jours franchi les 68 lieues qui séparent Sétif d'Alger, livré deux combats, traversé des montagnes réputées impénétrables, enlevé à l'ennemi des chevaux, des prisonniers, et n'avait laissé en arrière ni un homme ni un mulet. Sans doute, le maréchal Valée a beaucoup fait, mais Abd-el-Kader a fait davantage encore. Ce traité de la Tafna, cette paix boiteuse et mal assise, il l'a utilisé pour consolider, étendre cet empire arabe, si habilement ébauché pendant la première trêve. Il s'est débarrassé par la persécution des nombreux restes de la race turque à Tlemcen, Milianah et Médéah aux divisions des tribus, à l'inégalité des conditions, il a tenté de substituer cette fraternelle égalité qui, dans d'autres temps, a fait la grandeur de l'islamisme. L'art de juger et de choisir les hommes, écrit le duc d'Orléans, cette faculté surnaturelle que Dieu n'accorde qu'à ses élus, cette seconde vue dont Abd-el-Kader est doué à un si haut degré, ajoute encore à la force d'un gouvernement qui était puissant, parce qu'il était le gouvernement de toutes les traditions, de tous les intérêts, de toutes les espérances. C'était le Coran mis en action, c'était l'organisation de la guerre sainte. Ce fut selon cette pensée exclusive et passionnée, qu'Abd-el-Kader qui servait pour ainsi dire de moule à la nation arabe, constitua le pouvoir d'abord, puis le peuple, puis le sol lui-même... Il maniait facilement les Arabes par la réunion de l'autorité religieuse, politique et militaire, à tous les échelons d'une hiérarchie simple qu'il résumait tout entière dans son triple caractère de prophète, de prince et de général. Tout en stimulant l'enthousiasme anti-chrétien, en donnant un rapide essor au fanatisme, il se mettait en mesure de se passer de ses capricieux auxiliaires. Son armée régulière fut accrue et perfectionnée, elle devint un moyen d'administration, elle servit de cadre à la landwéhr des tribus et fut le ciment d'une coalition dont il fallait briser jusqu'au dernier chaînon, sous peine de n'avoir rien vaincu. Chaque musulman reçut ou acheta un fusil et un cheval. En même temps que l'émir multipliait ainsi les soldats, dépeuplait les villes et rasait les maisons, le peuple arabe, réarmé, remonté et rendu plus nomade, devint indivisible et insaisissable. L'émir régularisait ainsi systématiquement ce qu'il avait essayé par instinct pendant la guerre. Il ajoutait aux moyens de combattre et diminuait les moyens de vaincre... Tour à tour législateur et bourreau, général et soldat, roi et ouvrier, le fils de Mahiddin subit, comme le czar Pierre, l'obligation imposée à chaque fondateur d'empire, d'être à la fois sublime et trivial, de redescendre momentanément aux derniers échelons d'une société qu'il dominait de si haut. En arrière des villes dont il peut craindre l'occupation par les Français, à quarante lieues au sud de l'Atlas, il a fondé une ceinture de forteresses nouvelles Boghar, Thaza, Saïda, Tafraoua, Tagdent lui serviront au besoin de refuge, de seconde ligne de défense. C'est là qu'il cache son trésor ses dépôts, ses fabriques ses arsenaux il a choisi des montagnes, des points reculés qu'il juge inaccessibles aux colonnes françaises embarrassées par un immense matériel. Il a soumis le désert, les hommes de grande tente un seul homme, le marabout Tedjini, brave encore son autorité dans sa forteresse d'Aïn-Mâdy, située à soixante dix-sept lieues au sud de Mascara. Abd-el-Kader marche contre lui, et, ne pouvant réduire la ville par le canon, forme un blocus pour prendre les habitants par la famine. Après six mois d'une opiniâtre résistance, Tedjini consent à capituler ; l'émir viole le traité, fait démanteler les remparts, sauter les forts d'Aïn-Mâdy, et cette victoire ajoute un nouvel éclat à l'auréole qui l'entoure. L'ambition, le fanatisme le poussent à déborder en dehors du territoire où le traité de la Tafna a vainement prétendu le contenir. Dans le courant de l'année 1839, ses lieutenants essaient d'envahir la province de Constantine, il envoie son bey de Sébaou lever l'impôt dans la Medjana au profit du sultan de l'Algérie, encourage les brigandages des Hadjoutes, provoque à la [désertion les indigènes enrôlés sous les drapeaux de la France, les invite à de nouvelles vêpres siciliennes contre nous, interdit sous peine de mort à ses sujets, la vente des chevaux dont nous avons besoin et la fréquentation des marchés français. Il persuade aux Arabes que les Français ne peuvent pas s'éloigner du littoral. Ils sont comme les poissons, leur dit-il, ils ne peuvent vivre qu'à la mer ; leur guerre n'a qu'une courte durée et ils passent comme les nuages. Vous avez des retraites où ils ne vous atteindront jamais. Au mois d'août, Abd-el-Kader visite lui-même les Kabyles de Bougie, fait prêcher la guerre sainte dans toutes les mosquées, et faire en son nom la prière, dite jusqu'alors pour l'empereur du Maroc. Il inonde les tribus de proclamations qui se terminent par ces paroles : Au reçu de cet ordre, attaquez donc partout l'infidèle avec union et sans relâche ; punissez de mort les renégats qui se soumettraient à lui n'ayez qu'un seul cœur, ne faites qu'un seul fusil, et, s'il plaît à Dieu, la victoire couronnera partout notre persévérance. Dans le Tell et le Sahara, l'enthousiasme déborde en poésies populaires : La guerre ! nous voulons la guerre ! s'écrient les bardes africains. Qu'attendons-nous pour jeter les chrétiens à la mer ? N'avons-nous pas des cavaliers montés sur des chevaux qui volent sans ailes ? N'avons-nous pas une infanterie dont les feux ne s'allument que pour broyer l'ennemi ? N'avons-nous pas des canons qui ruinent ? N'avons-nous pas vendu nos âmes à Dieu ? La guerre nous voulons la guerre La haine du chrétien est un héritage qui nous a été légué par nos pères. Et nous ne pouvons pas refuser l'héritage de nos pères. L'exaltation des Arabes ne connaît plus de bornes, lorsque l'émir, rentrant à Mascara, fait vendre sur la place publique tous les bijoux de sa femme, de sa famille, en verse le produit au trésor. Ils se croient revenus aux plus beaux jours de l'islamisme, et, dans leurs hymnes patriotiques, se promettent non seulement d'expulser l'infidèle de la terre musulmane, mais d'envahir la terre chrétienne. Un jour, nous passerons la mer avec des barques, nous prendrons notre revanche. Nous vaincrons les infidèles, nous habiterons leur pays. Notre pays, ne l'ont-ils pas habité avec leur croix ? Le sultan enverra l'aman aux chrétiens, ils lui conduiront des Gadas, disant : seigneur des seigneurs, vous êtes le couteau et nous la chair. Tranchez comme il vous plaira. Il leur donnera le cachet, le burnous d'investiture, et les fera chefs dans chaque contrée. Quant aux insensés qui voudraient combattre, nous fondrons sur eux comme l'épervier sur les petits oiseaux dont il brise les ailes... Oui, nous envahirons le pays des chrétiens, nous nous y établirons, nous le sèmerons de mosquées ; nous y chanterons les chants les plus chers, nous y proclamerons Dieu l'unique la religion de la croix s'éclipsera, rentrera dans le fourreau, et la religion du Prophète sera connue et confessée. L'orage éclate au mois de novembre 1839 au milieu de la paix, sans déclaration de guerre, en vrai barbare, l'émir a donné le signal d'une prise d'armes générale. Les Hadjoutes surprennent les colons de la Mitidja, saccagent, brûlent nos établissements ; les beys de Milianah et de Médéah, les Kabyles détruisent plusieurs détachements. L'un d'eux que commandé le sous-lieutenant Colomer, est enveloppé par un millier d'Arabes. Souvenez-vous, dit à ses hommes le brave officier, souvenez-vous que vous êtes Français et que chacun de vous vaut vingt Bédouins. S'il faut périr ici, vendons chèrement nos têtes. Les cartouches furent bientôt épuisées, et les trente soldats massacrés, sauf un seul, qui, laissé pour mort sur le terrain, put raconter le combat et la belle conduite de Colomer. Le lendemain, un détachement de 50 hommes est assailli par des nuées d'Arabes ; inquiet sur son sort, le commandant du camp de l'Oued-el-Aleg marche à son secours avec deux compagnies de son bataillon et un peloton de chasseurs d'Afrique ; lui-même est entouré par une véritable armée musulmane, et la petite colonne n'opère sa retraite que diminuée de moitié. Dans ce combat, le capitaine de voltigeurs Grandchamps est blessé de dix-huit coups de yatagan, et tellement défiguré que les Arabes négligent de lui couper la tête. Ayant encore sa connaissance, mais incapable de remuer ou de parler, il subit l'horrible supplice de servir de billot à soixante de ses camarades décapités sur son corps. La garnison du camp de l'Oued-el-Aleg vint le relever au milieu d'un monceau de cadavres ; il guérit de ses blessures et devint un de nos bons officiers généraux. Alors seulement Abd-el-Kader croit devoir annoncer au gouverneur général que tous les musulmans veulent recommencer la guerre sainte. Aux premières nouvelles, le gouvernement a ordonné l'embarquement d'un nombre considérable de troupes, avec de grandes quantités de vivres, de munitions et de matériel. L'exécution de ces ordres va augmenter l'armée d'Afrique d'environ 20.000 soldats, porter son effectif à 65.000 hommes. Les Chambres ont enfin compris qu'il n'y a pas de milieu entre l'occupation complète, la conquête de toute la régence ou son abandon, que l'occupation restreinte est une chimère. Du mois de novembre à la fin de l'année 1840, nos soldats soutiennent de toutes parts de sanglants combats, font face à un ennemi bien supérieur en nombre dans la Mitidja, au col de Mouzaïa, au pied du Chenouan, dans la vallée du Chéliff, sur l'Ouamri, chaque jour est marqué par un engagement, chaque pouce de terrain disputé avec acharnement, chaque passage de montagne défendu par l'infanterie régulière de l'émir et des milliers de Kabyles, tandis que les cavaliers arabes sillonnent la plaine, soutenus et contenus par les Rouges — cavalerie régulière — du prince des croyants. Le premier fait d'armes de l'année 1840, la défense de Mazagran, mérite d'être rapporté comme un des plus beaux traits d'héroïsme de nos annales militaires c'est là que pendant quatre jours et quatre nuits, derrière un pan de muraille, 123 hommes du 1er bataillon d'infanterie légère soutinrent, du 2 au 5 février, le choc de 15.000 Arabes. Devant cette prodigieuse résistance, l'ennemi se retira, emportant ses morts et ses blessés au nombre de cinq cents. Un ordre du jour proclama que la 10e compagnie garderait son drapeau criblé de balles, et pour fêter ce glorieux anniversaire, le gouvernement voulut que chaque année, le 6 février, il fût fait, devant le front du bataillon, lecture de l'ordre du jour et des récompenses accordées à ces braves. Une souscription nationale fut ouverte pour qu'un monument perpétuât le souvenir de ce sublime effort de courage. Un des premiers soins du maréchal Valée fut de venger une
insulte faite à notre pavillon par les Kabyles de Cherchell ; le 15 mars il
fit enlever et occuper cette ville. Presque en même temps, un chef indigène,
notre ami dévoué, le cheik El-Arab-Ben-Gouah livrait un heureux combat à
Ben-Azoun, khalifa de Biscara, lui prenait trois drapeaux, deux pièces de
canon, cinq cents fusils, et envoyait au gouverneur de la province quatre
cent cinquante oreilles droites, étrange et sanglant témoignage de sa
victoire : Nous devons, lui écrivait-il,
ce succès à votre bonne étoile et à la protection de
Dieu. Nous sommes vos enfants et nous vous suivrons jusqu'à la fin avec une
entière fidélité. Au mois de mai 1840, une colonne française, commandée par le duc d'Orléans, marcha sur Médéah, capitale de la province de Tittery, centre des opérations du prince des croyants ; le 12 mai, elle culbutait l'armée ennemie, forte de 20.000 hommes, franchissait le col de Mouzaïa et s'emparait de Médéah évacuée par les Arabes. Quelque temps après les colonels Changarnier et Bedeau prenaient possession de Milianah. Malgré de brillants succès, malgré la soumission de Cherchell, Médéah et Milianah, la situation n'était pas sensiblement modifiée. Afin d'imprimer à la guerre une impulsion plus énergique, le cabinet du 29 octobre décida le rappel du maréchal Valée et son remplacement par le général Bugeaud. Celui-ci avait pour mission expresse de faire une guerre à outrance à l'émir, de soumettre toute l'Algérie ; de 65.000 hommes l'effectif de l'armée arriva aussitôt à 79.000, pour atteindre successivement, en 1847, le chiffre de 100.000. Il n'était pas besoin de recommander au nouveau gouverneur
général une lutte à outrance la trempe de son caractère, son patriotisme
élevé étaient de sûrs garants de la passion et de la ténacité qu'il
apporterait à remplir cette grande tâche : C'était,
dit M. Guizot, un homme d'un esprit original et
indépendant, d'une imagination fervente et féconde, d'une volonté ardente,
qui pensait par lui-même et faisait une grande place à sa propre pensée, en
servant le pouvoir de qui il tenait sa mission. Ni l'éducation ni l'étude
n'avaient, en la développant, réglé sa forte nature jeté de bonne heure dans
les rudes épreuves de la vie militaire, et trop tard dans les scènes compliquées
de la vie politique, il s'était formé par ses seules observations et sa
propre expérience, selon les instincts d'un bon sens hardi qui manquait
quelquefois de mesure et de tact, jamais de justesse et de puissance. Il
avait sur toutes choses, en particulier sur la guerre et les affaires
d'Algérie ses idées à lui, ses plans, ses résolutions et, non seulement il
les poursuivait en fait, mais il les proclamait d'avance, en toute occasion,
à tout venant, dans ses conversations, dans ses correspondances, avec une
force de conviction et une verve de parole qui allaient croissant à mesure
qu'il rencontrait la contradiction et le doute. Il ne se faisait d'ailleurs
aucune illusion sur les difficultés naturelles de sa mission et sur l'étendue
des moyens nécessaires pour les surmonter. Cet esprit, qui par son exubérance
et sa confiance dans ses conceptions, semblait quelquefois chimérique, était
remarquablement exact et pratique, attentif à se rendre un compte sévère des
obstacles qu'il devait rencontrer et des forces dont il avait besoin, n'en
dissimulant rien à personne pas plus qu'à lui-même, sans complaisance pour
les fausses espérances du public, sans ménagement pour les embarras ou les
faiblesses de ses supérieurs. C'était un agent parfaitement véridique et
puissamment efficace, mais peu commode et qui mêlait avec rudesse l'exigence
à l'indépendance. Le général Bugeaud apportait une force toute morale qui fit autant pour la conquête que l'argent et les soldats il ne doutait pas, il avait foi en lui-même. La plupart de ses prédécesseurs n'avaient représenté que l'incertitude des ministres et du Parlement chacun agissait à sa guise, le plus souvent à l'aventure. Les Turcs avaient été sensés et braves en Afrique, nous y avions été braves et impolitiques. Les autres généraux avaient préféré le système de camps multipliés avec de petites colonnes mobiles à celui de grosses colonnes avec peu de camps Bugeaud prit tout d'abord le contre-pied de leurs errements. Il reprit, développa, appliqua sur une grande échelle la théorie qui, en 1836, lui avait valu la victoire de la Sickah, donna à la guerre un caractère d'initiative hardie, de prompte et infatigable activité. Son effort de génie consista surtout à alléger son armée il représentait le rôle de l'infanterie dans la guerre d'Afrique comme celui d'une forteresse mobile qui fait voyager avec elle ses magasins, et peut au besoin envoyer une partie de sa garnison faire des sorties sur l'ennemi. Pour vaincre l'Arabe, il ne fallait pas attendre que celui-ci vînt offrir le combat, il fallait toujours attaquer, toujours poursuivre, jusqu'à ce que l'horizon de la guerre fût partout balayé. Plus on presse cette guerre, moins on prodigue les bras et l'argent. Il fallait que le drapeau français, à la première velléité de révolte, apparût comme le trident de Neptune, pour chasser les vents et abaisser les flots, qu'il eût le don d'ubiquité, afin d'empêcher le mal et de produire le bien ; il fallait être plus rapide que les nomades, plus agile que les Kabyles, plus fort et plus hardi que tous. Aujourd'hui, dirent bientôt les soldats, notre père Bugeaud veut que nous ayons des jarrets de cerf, des ventres de fourmi et des cœurs de lion. Avec le duc d'Orléans, le nouveau gouverneur général avait, un des premiers, compris combien l'émir était un redoutable adversaire ; il savait à quel point il importait de l'empêcher de rien organiser ou consolider, quel prestige il exerçait sur les Arabes par son génie, par son caractère religieux, par l'influence de dix ans de règne. Il voyait en lui non un chef de partisans, mais un apôtre, un prétendant légitime, un prince assuré de l'amour passionné de tous les musulmans, et il était décidé à aller le chercher partout, jusqu'au fond du désert, où, comme le personnage mythologique de la Fable, Abd-el-Kader puisait de nouvelles forces après chaque chute. Pour réaliser cette idée juste et grande, le général Bugeaud conçut la pensée d'établir en Algérie trois lignes de postes parallèles : 1° les postes du littoral, pied-à-terre obligé des arrivages de la métropole, et grandes bases d'opération de l'armée ; 2° les postes agissants de la ligne centrale, embrassant dans leur rayonnement contigu toute la surface du Tell ; 3° les postes de la ligne des Keffs, sentinelles du désert, véritables bras de leviers nécessaires pour nos colonnes mobiles, chargés de visiter les tribus douteuses, de châtier les moindres infractions à l'ordre. Au bout de quelques mois, des résultats décisifs ont prouvé l'excellence du système. Tandis que ses lieutenants, les généraux Baraguay-d'Hilliers et Négrier, détruisent Boghar, Thaza, anéantissent l'influence d'Abd-el-Kader à Msilah le général Bugeaud s'empare de Tagdent, une des meilleures places de l'émir, marche sur Mascara dont il se rend également maître. D'heureux combats, l'invasion de pays encore inexplorés, la capture de nombreux troupeaux ; la création de bases importantes munies de garnisons agissantes ; tels sont les fruits de cette première campagne de printemps. Dans la campagne d'automne, le gouverneur général sort de Mostaganem, pénètre à la poursuite de tribus hostiles dans les montagnes de Sidi-Yahia, où les Turcs n'ont jamais osé s'engager, y opère une forte razzia. Par ses ordres, le général Lamoricière opère le ravitaillement de Mascara, où il établit son quartier général, puis, rayonnant dans toutes les directions, il renverse la forteresse de Saïda, détruit le village de la Guetna, berceau de la famille d'Abd-el-Kader. Dans le discours du trône, le roi a déclaré solennellement que la terre d'Afrique sera une terre désormais et pour toujours française. En 1842, le général Bugeaud, parti de Mostaganem, rallie à sa colonne ; 2.300 cavaliers arabes pris dans les tribus soumises de l'Ouest, rejoint le général Changarnier, enveloppe dans un grand mouvement combiné les rebelles de l'Atlas entre Médéah et Milianah, obtient de nombreuses soumissions. A la fin de l'automne, la guerre se trouve concentrée entre le Chéliff et la Mina. Abd-el-Kader a perdu les cinq sixièmes de ses États, tous ses forts ou dépôts de guerre, son armée permanente, le prestige de sa situation antérieure. La province de Tittery est pacifiée et organisée jusqu'au désert. L'indomptable émir reste inaccessible au découragement suivi de quelques milliers de chevaux, il va de tribu en tribu, détruisant l'effet de nos expéditions, rallumant sur chaque point l'incendie. Dès le mois de janvier 1843, il reparaît, s'assure le concours des Kabyles de Bougie, porte l'insurrection jusqu'à la ville de Cherchell et menace de l'étendre dans tout l'Atlas autour de la Mitidja. A son tour, le gouverneur général jette les bases d'Orléansville et de Ténès, pénètre avec trois colonnes dans le pays soulevé, brûle la ville d'Hainda et refoule son adversaire dans les monts Gouraïa. Alors, il lance le duc d'Aumale à la poursuite de l'émir. Le prince rencontre près de Taguin sa smalah — famille, tentes, troupeaux —, qui compte près de 5.000 combattants : C'était, écrit le général Bugeaud, une grande ville ambulante qu'on pouvait considérer comme la capitale de l'empire arabe. On combat un contre dix mais surpris par la manœuvre habile et l'impétuosité du jeune général, l'ennemi ne sait pas profiter de la supériorité de ses forces le duc d'Aumale lui tue trois cents hommes, prend quatre drapeaux, un canon, un immense butin, fait quatre mille prisonniers. La femme et la mère de l'émir n'échappent que par miracle. Ce brillant coup de main porta une atteinte funeste à la fortune d'Abd-el-Kader. Pendant l'automne, le gouverneur général qui vient d'être nommé maréchal de France, envahit une troisième fois les montagnes de l'Ouarensenis, réduit les chefs de cette contrée, toujours vaincus, et toujours disposés à la révolte. En même temps, les généraux Lamoricière et Changarnier jettent les bases de deux nouveaux établissements militaires, Tiaret et Teniet-el-Had. Enfin, dans un sanglant engagement sur l'Oued-Malah, le 11 novembre 1843, l'émir perd son plus habile, son plus dévoué lieutenant, Sidi-Embareck. L'année 1843 est signalée par des pas décisifs dans la
voie de la conquête et de la colonisation. De 44.000, le chiffre des colons
monte à 65.000 douze grandes routes sont entreprises, douze autres sont déjà
praticables dans tout leur parcours ; le gouvernement du roi a rendu une
excellente ordonnance pour faire admettre dans la métropole, à des prix
réduits, les produits du sol algérien, et favoriser l'introduction dans la colonie
des produits français. La bonne guerre,
écrivait Bugeaud, fait tout marcher à sa suite. Vous
seriez de cet avis si vous pouviez voir la fourmilière d'Européens qui
s'agite en tous sens, d'Alger à Milianah et Médéah, de Ténez à Orléansville,
de Mostaganem à Mascara, d'Oran à Tlemcen. Le premier agent de la
colonisation et de tous les progrès, c'est la domination et la sécurité
qu'elle produit. Que pouvait-on faire quand on ne pouvait aller à une lieue
de nos places de la côte sans une puissante escorte ? On ne voyageait, on ne
transportait que deux ou trois fois par mois. Aujourd'hui, c'est à toute
heure, de jour et de nuit, isolément et sans armes. Aussi le mouvement
correspond à la confiance les hommes et les capitaux ont cessé d'être timides
les constructions pullulent, le commerce prospère, nos revenus grandissent et
l'impôt arabe, malgré les destructions de la guerre, donnera cette année plus
de deux millions. Voilà ce que fait ce gouvernement si lâche, si rampant
devant l'étranger il soumet un peuple puissant par le nombre, et, plus
encore, par ses mœurs belliqueuses, par son sol haché et dépourvu de routes,
par son climat, sa constitution sociale et agricole, sa mobilité qui lui
vient de l'absence de toute richesse immobilière, enfin par son fanatisme
religieux et la dissemblance de ses mœurs avec les nôtres. Voilà, ce me
semble, des faits à imposer aux insolentes déclamations de nos adversaires.
La charrue ne peut aller, comme le voudraient les journalistes, de front avec
l'épée. Celle-ci doit marcher vite, et la colonisation est lente de sa nature. Au printemps de l'année 1844, le maréchal dirige en personne une expédition contre les Kabyles, leur livre deux combats acharnés, s'empare de Dellys, divise le pays soumis en trois Aghalicks, y installe des Aghas et des Khalifas. Dans la province de Constantine, le duc d'Aumale expulse du Zab les agents de l'émir, s'empare de Biskra, soumet les Ouled-Sultan, et pacifie le Belezma tout entier. A la suite d'une heureuse expédition du général Marey au sud de Tittery, une partie du désert et le célèbre marabout Tedjini reconnaissent notre domination. Dès 1843, la lutte n'a plus été, dans le pays facile, qu'une question de vitesse, et le maréchal a commencé à agir avec des colonnes d'infanterie montée ce n'est plus une chasse au lion qu'il mène en Afrique, c'est une chasse au renard. Cependant, l'émir lutte contre sa mauvaise fortune avec une admirable énergie. Dans un de ses moments les plus critiques, il se contente de dire : Quand, placé sur le rivage, on regarde les poissons nager librement dans la mer, il semble qu'il n'y ait qu'à étendre la main pour les saisir et cependant il faut tout l'art et les filets du pêcheur si l'on veut parvenir à s'en emparer. Il en est de même des Arabes. Et semblable au vaillant assiégé qui, pendant la nuit, répare en silence la brèche que le canon a faite de jour à ses remparts, Abd-el-Kader travaille sourdement à retirer de dessous les décombres les débris de son édifice, à les transporter sur le sol du Maroc, à les asseoir dans un ordre semblable à celui d'autrefois. Il s'est réfugié sur la frontière du Maroc pour y chercher de nouveaux auxiliaires et y ranimer un foyer de résistance là, il a choisi pour retraite la province du Riff, habitée par une population féroce qui ne supporte ni lois, ni maîtres, vit de rapines et de violence, retranchée dans des montagnes escarpées, comme le faucon dans son aire. C'est de là qu'il inonde le pays de ses proclamations, qu'il s'élance pour tenter, avec ses bandes errantes, de brusques incursions dans la régence, pour visiter les tribus marocaines et les enflammer par ses prédications. Il a pour complices tous les marabouts, derviches, centons de l'empire ; il a soufflé à leur oreille le nom maudit des chrétiens, embrasé1 leurs cœurs de haine, flatté leurs passions, et les a lancés sur la route de son ambition, dont ils sont devenus les plus actifs instruments. Ce sont eux qui lui créent des prosélytes, eux qui prêchent aux Marocains la guerre sainte, qui leur rappellent ces paroles du Coran : La gloire est la clef du ciel et de l'enfer ! Une goutte de sang versé pour la cause d'Allah, une nuit passée sous les armes sera plus comptée que deux mois de jeûnes et de prières celui qui périra dans une bataille obtiendra le pardon de ses péchés. Au jour du jugement, ses blessures seront éclatantes comme vermillon, parfumées comme l'ambre des ailes d'anges et de chérubins remplaceront les membres qu'il aura perdus. Bientôt Abd-el-Kader menace de devenir plus influent dans l'empire que l'empereur lui-même, le descendant de Mahomet, le chef religieux de tout le nord de l'Afrique. Cet empire, plus vaste que l'Espagne, a 220 lieues de longueur sur 150 de large, n'est qu'une barbarie sauvage qui vit au jour le jour, sous le régime despotique et rapace des pachas, sous le poids de son ignorance. Il n'a qu'une unité factice, une circulation vitale tout artificielle dans ce grand corps peu homogène, la guerre civile et l'anarchie sont à l'état permanent, et le gouvernement, ballotté du nord au sud, du sud au nord, oscille entre les trois résidences de Fez, de Méquenez et de Maroc. Abd-er-Rhaman a donc besoin de la paix, mais Abd-el-Kader a besoin de la guerre, et le premier demeure impuissant à se faire obéir, même quand il a assez peur de nous pour vouloir observer une stricte neutralité. L'émir réussit à soulever un conflit entre ce prince et la France au sujet de la possession de territoires situés sur la frontière du Maroc. Le 30 mai 1844, sans aucune déclaration de guerre, un corps de 1.500 cavaliers marocains et de 500 Arabes commandés par un prince de la famille impériale, vint attaquer le général Lamoricière dans son camp de Lalla-Maghrania, et fut vigoureusement repoussé jusqu'à la frontière française. En présence de cette violation du droit des gens et des traités, le gouvernement donna aussitôt à notre consul général de Tanger l'ordre de réclamer les satisfactions nécessaires et de demander à l'empereur du Maroc : 1° le désaveu de cette inconcevable agression 2° la dislocation immédiate des corps de troupes réunies à Ouchda, près de notre frontière 3° le rappel du caïd de cette ville et des autres agents coupables 4° le renvoi d'Abd-el-Kader du territoire marocain. La France voulait bien ne voir dans cette échauffourée qu'un simple accident et non l'indice d'une rupture décidée, ordonnée par Abd-er-Rhaman elle n'avait pas l'intention de lui prendre un pouce de territoire mais elle ne pouvait souffrir que son empire devint pour Abd-el-Kader un repaire inviolable. En même temps, le prince de Joinville recevait l'ordre de se rendre à Oran avec une escadre, et de se mettre en communication avec le maréchal Bugeaud ; sa présence sur les côtes du Maroc avec des forces navales avait pour but de contenir et d'intimider. L'empereur du Maroc répondit à nos avances en termes pacifiques. On obtenait de lui des promesses, des ajournements, des apparences au fond, les choses restaient les mêmes, la guerre sainte était prêchée dans tout l'empire, partout les populations se soulevaient et se dirigeaient vers la frontière. Ou bien Abd-er-Rhaman partageait le fanatisme de son peuple, ou bien il n'avait pas la force de lui résister. Une nouvelle trahison des Marocains vint compliquer les difficultés, mais le maréchal se vengea aussitôt de leur mauvaise foi, en occupant la ville d'Ouchda, où il entra sans coup férir. Sidi Ben-Dris, fils de l'empereur, somma le gouverneur d'évacuer Lalla-Maghrania, tandis qu'on osait demander à notre consul général, M. de Nion, la révocation, la punition des chefs de l'armée française. En vain, le gouvernement, ses agents militaires et civils agissaient avec une loyauté, une patience à toute épreuve il demeurait hors de doute que la correspondance et les dépêches de la cour de Fez n'avaient d'autre but que de tromper la France, d'effectuer les levées en masse, de donner aux contingents des tribus le temps d'arriver. Le cabinet français avait fait tout ce qui était possible pour concilier les exigences de sa dignité avec les égards dus au gouvernement anglais, protecteur du Maroc, qui concevait d'excessives inquiétudes au sujet de nos prétendus projets de conquête et d'envahissement. Aucune réponse n'ayant été faite à l'ultimatum de M. de Nion, le prince de Joinville et le maréchal Bugeaud reçurent l'ordre de commencer les hostilités. Le 6 août, sans perdre un instant, le prince de Joinville attaque les batteries de Tanger ; au bout de deux heures notre escadre a éteint le feu de la place et détruit les fortifications. Puis il se dirige sur Mogador, ville maritime située à l'extrémité méridionale du Maroc, qui est la fortune particulière, la propriété d'Abd-er-Rhaman le principal centre commercial de l'empire. Le 15 août, l'amiral donne le signal du bombardement : après quelques heures d'une lutte violente, il réduit au silence les batteries marocaines, occupe l'île qui ferme l'entrée du port de Mogador, y établit une garnison de 500 hommes. Cette double victoire fit le plus grand honneur à la flotte et au prince de Joinville dont le sang-froid et l'habileté reçurent des hommages mérités. En huit jours la guerre était terminée sur mer, et nos marins avaient eu pour témoin de leurs succès une escadre anglaise qui n'avait cessé d'assister à leurs opérations[2]. Sur terre, le maréchal Bugeaud gagnait, le 14 août, la
bataille d'Isly. La veille du combat, le général en chef a expliqué à ses
officiers son plan de bataille, les pénétrant de son génie militaire, leur
indiquant d'avance tout ce qui devait se passer. Les
multitudes désordonnées, leur dit-il, ne
tirent aucune puissance de leur nombre, parce que, n'ayant ni organisation,
ni discipline, ni tactique, elles ne peuvent avoir d'harmonie, et que sans
harmonie, il n'y a pas de force d'ensemble. Tous ces individus, quoique
braves et maniant bien leurs armes isolément, ne forment, quand ils sont
réunis en grand nombre, qu'une détestable armée. Ils n'ont aucun moyen de
diriger leurs efforts généraux vers un but commun ; ils ne peuvent point
échelonner leurs forces et se ménager des réserves ils ne peuvent pas se
rallier et revenir au combat, car ils n'ont pas même de mots pour s'entendre
et rétablir l'ordre. Ils n'ont qu'une seule action, celle de la première
impulsion. Quand ils échouent, et ils doivent toujours échouer devant votre
ordre et votre fermeté, il faudrait un Dieu pour les rallier et les ramener
au combat. Ne les comptez donc pas il est absolument indifférent d'en
combattre 40.000 ou 10.000 ; pourvu que vous ne les jugiez pas par vos yeux,
mais bien par votre raisonnement, qui vous fait comprendre leur faiblesse.
Pénétrez au milieu de cette multitude, vous la fendrez comme un vaisseau fend
les ondes, frappez et marchez sans regarder derrière vous c'est la forêt
enchantée, tout disparaîtra avec une facilité qui vous étonnera vous-mêmes. En même temps, le maréchal adressait au ministre de la guerre une dépêche qui se termine par ce passage digne des plus grands hommes de guerre du passé : J'ai environ 8.500 hommes d'infanterie, 1.400 chevaux réguliers et 16 bouches à feu, dont 4 de campagne. C'est avec cette petite force numérique que nous allons attaquer cette multitude, qui, selon tous les dires, compte 10.000hommes d'infanterie, 30.000 chevaux et 11 bouches à feu ; mais mon armée est pleine de confiance et d'ardeur, elle compte sur la victoire tout comme son général. Si nous l'obtenons, ce sera un nouvel exemple que le succès n'est pas toujours du côté des gros bataillons, et l'on ne sera plus autorisé à dire que la guerre est un jeu de hasard[3]. En effet, officiers et soldats n'avaient qu'une crainte, c'est que les Marocains ne voulussent pas accepter la bataille. Mahomet est de semaine pour nous faire enrager, s'écriaient gaiement nos troupiers, mais bientôt nous mangerons la soupe des marabouts. Le 14 août au matin, l'armée passe l'Isly et marche à l'ennemi fiers du souvenir de la destruction de l'armée de dom Sébastien de Portugal, les Marocains ont résolu de combattre, et, dans leur folle jactance, se flattent déjà de nous enlever l'Algérie. Pour surexciter la confiance de ses troupes, le maréchal a défendu de battre la charge, disant que de tels adversaires ne méritent pas cet honneur. En vain leur immense cavalerie vient, à plusieurs reprises, se heurter contre l'infanterie française formée en carré : celle-ci se montre d'une solidité à toute épreuve, demeure inébranlable comme un roc. Bientôt les hordes marocaines, rompues par la formidable immobilité de nos bataillons, foudroyées par le feu des carrés, par la mitraille, sont chargées avec une vigueur irrésistible par 19 escadrons sous les ordres du colonel de Tartas. En peu de temps, leur déroute est complète, elles s'enfuient en désordre laissant 800 morts, 2.000 blessés sur le champ de bataille leur artillerie, leurs drapeaux, leurs bagages, la tente, les papiers, le parasol de commandement du fils de l'empereur tombent au pouvoir des Français. Nos pertes s'élèvent à 27 tués seulement et 96 blessés. Cette victoire de l'Isly qui consacrait la conquête de l'Algérie, le bombardement de Tanger et de Mogador frappèrent de stupeur l'empereur du Maroc. La générosité excessive de la France lui permit de se tirer à bon marché du mauvais pas où il s'était engagé le cabinet du 29 octobre avait résolu de ne rien changer aux conditions de paix formulées tout d'abord, de n'exiger aucune indemnité de guerre, aucune cession de territoire. La jalousie et les défiances de l'Angleterre, l'empire du Maroc indiscipliné et désorganisé, son chef compromis aux yeux de ses peuples par ses hésitations et ses revers, des conspirations éclatant contre lui, de nombreuses tribus guerrières s'engageant dans une sauvage indépendance, ou s'apprêtant à proclamer Abd-el-Kader qui leur paraissait plus capable d'opposer une résistance efficace, voilà les raisons qui avaient amené le gouvernement à user de tant de mansuétude. Le 10 septembre 1845, Sidi-ben-Selam, pacha de Larache, signait avec le duc de Glucksberg une convention exactement conforme à notre ultimatum. Par l'article 4, Abd-el-Kader était excommunié, mis hors la loi dans toute l'étendue du Maroc aussi bien qu'en Algérie. Désormais l'empereur ne lui accorderait aucun appui, aucun secours s'il tombait entre ses mains, il s'engageait à l'interner dans une ville du littoral ouest de l'empire. Par l'article 5, était convenue et arrêtée une délimitation régulière de l'Algérie et du Maroc, conformément à l'état de choses reconnu à l'époque de la domination des Turcs. Le général de La Rue fut chargé d'établir la ligne de démarcation des territoires- il s'acquitta de sa tâche avec prudence et fermeté, et le traité fut signé, le 18 mars 1845, à Lalla-Maghrania, sur ce territoire naguère contesté, que Dieu seul, à entendre Abd-er-Rhaman, pouvait lui faire abandonner. Désormais les limites de nos possessions se trouvaient déterminées, non seulement dans le Tell, mais jusque dans. le Sahara, où, à aucune époque, il n'avait existé de bornage entre la régence d'Alger et le Maroc. La guerre du Maroc produisit un grand effet sur les Arabes. Notre situation, écrivait au mois de février 1845 le général de la Rue, vis-à-vis de nos tribus et des Marocains, est bonne. Ils reconnaissent notre supériorité et la puissance de nos forces militaires. L'expulsion d'Abd-el-Kader de l'Algérie, l'invincible sultan du Maroc battu, son armée dispersée, ont frappé l'imagination des Arabes. Ils disent que Dieu est décidément pour nous, puisque nous sommes les plus forts. Cette impression est déjà répandue, même dans les tribus les plus éloignées, à ce point qu'un marabout vénéré du désert disait hier : Je ne veux ni pouvoirs, ni honneurs, ni richesses, j'ai assez de tout cela ; ce que je voudrais, ce qui ajouterait à l'illustration de ma famille, ce serait de recevoir une lettre du grand sultan de France, à qui Dieu donne la victoire. Le calme partout rétabli favorise de plus en plus les progrès de la colonisation ; une ordonnance vient régler le droit de propriété en Algérie, le dégager de ses entraves. Aux environs d'Alger, la riche plaine de la Mitidja commence à se couvrir d'habitations le Sahel se défriche à vue d'œil, l'armée a élevé plusieurs villages qu'elle a livrés à la direction de l'intérieur. Des tribus de la province d'Oran offrent de souscrire des sommes considérables pour qu'on établisse des barrages sur leurs rivières, afin d'irriguer leurs champs, comme le général Lamoricière vient d'en construire un sur le Sig qui arrose et fertilise 19.000 hectares de terres labourables. D'autres proposent de verser de l'argent pour fonder un journal arabe qui leur apportera des nouvelles et leur dira comment on doit s'y prendre pour bien faire. De Constantine à Tlemcen, d'Alger à Boghar règne une paix profonde. La sécurité devient telle que M. de Beaumont fait plus de quatre-vingts lieues à travers la province de Tittery, seul, avec un aide de camp et un interprète, sans courir le moindre danger. Lorsque le cheval sauvage des pampas a longtemps résisté au gaucho qui le premier lui a mis un mors et une selle, il commence à trotter et semble ainsi reconnaître qu'il a un maître mais, gare au cavalier qui, se fiant à ce premier symptôme d'obéissance, négligerait d'être sur ses gardes et ne continuerait pas énergiquement l'éducation de sa rude monture. En 1845, la situation de la France ressemblait à celle du gaucho qui a soumis son cheval pour la première fois. Comme toujours elle s'était hâtée d'avoir confiance, et méconnaissait le caractère des musulmans, leur profonde aversion pour les chrétiens. Les Arabes en effet reprennent les armes par cela seul que depuis huit mois ils les ont déposées et ne veulent pas les laisser rouiller, parce qu'au sein de la paix, ils se forgent mille illusions pour s'expliquer, se déguiser leurs anciens revers. Les montagnards comptent sur leurs forêts, leurs rochers, leurs défilés ; les gens du Sud sur la difficulté des vivres, des distances, sur le ciel du désert saharien, pendant neuf mois fermé et devenu d'airain ; les agitateurs exploitent le goût d'indépendance des uns, la mobilité des seconds, la crédulité de tous. Abd-el-Kader redoublait d'énergie et d'activité dans le malheur avec sa deïra de 1.500 à 2.000 cavaliers fidèles, il restait sur la frontière du Maroc, dont l'empereur n'avait ni la force ni sans doute la volonté de l'expulser il prêchait de nouveau la guerre sainte, envoyait au loin des émissaires, recommençant ses incursions à travers les provinces d'Oran et d'Alger, depuis les côtes de la mer jusqu'au fond du désert, remuant partout les tribus, tuant ou remplaçant les chefs imposés par nous. Bientôt une sourde fermentation présage une levée de boucliers celle-ci éclate à la voix d'un habile agitateur, Bou-Maza — le père de la chèvre —, ainsi appelé à cause d'une chèvre dont il se faisait accompagner. Cette Egérie d'un nouveau genre était censée lui servir d'intermédiaire avec Dieu lui-même. Trente-cinq tribus donnent leur parole à ce nouveau chef l'empereur du Maroc, le bey de Tunis, Abd-el-Kader lui ont écrit et l'ont reconnu Maître de l'Heure annoncée pour l'extermination des chrétiens. Il appartient à une confrérie religieuse qui a de nombreuses ramifications dans la régence et le Maroc le grand-maître de cet ordre l'a consacré, et, il suffit que ses frères se rangent autour de lui pour composer une petite armée. Au printemps de l'année 1845, le Dahra et l'Ouarensenis donnent le signal de la révolte. Pour réprimer ces insurrections locales et décousues, le maréchal lance de tous côtés des colonnes mobiles sous les ordres des colonels Pélissier, Saint-Arnaud et Ladmirault, des généraux Marey et Bedeau. Ceux-ci soumettent le Dahra, les tribus des monts Aurès, pacifient le Djebel-Dira, tandis que le maréchal se porte en personne dans l'Ouarensenis, atteint successivement les révoltés, les force à capituler, à déposer leurs armes entre ses mains. Dans cette série d'expéditions, il faut rappeler un tragique épisode qui eut un fâcheux retentissement, parce qu'il servit de prétexte à l'opposition et à l'Angleterre pour calomnier notre héroïque armée d'Afrique. Le colonel Pélissier avait battu les Ouled-Riah qui se réfugièrent dans des grottes profondes où ils espéraient paralyser nos efforts ; sommés d'en sortir, ils repoussèrent les conditions du colonel Pélissier qui leur promettait la vie et la liberté en échange de leurs armes et de leurs chevaux, puis ils tirèrent sur nos parlementaires. Alors une des deux entrées de la grotte fut comblée avec des fascines, et on leur déclara que, s'ils persistaient, on y mettrait le feu. Sur leur nouveau refus, le feu fut mis en effet, et presque tous ceux qui se trouvaient dans les grottes, 500 Arabes environ, furent étouffés. La plupart voulaient se rendre en se précipitant par l'autre issue, mais quelques fanatiques se placèrent à cette sortie et tuèrent eux-mêmes ceux des leurs qui essayaient de s'échapper. C'était là, sans doute, un déplorable accident, mais le maréchal Bugeaud, qui couvrit généreusement son lieutenant de sa responsabilité, avait peut-être le droit de demander s'il fallait éterniser la guerre et traiter avec une rigoureuse philanthropie ces Arabes qui ne connaissaient ni l'humanité, ni la clémence et n'appréciaient rien en dehors de la force brutale. Il aurait pu aussi invoquer le souvenir de Napoléon Ier faisant tirer à boulet sur des étangs glacés et anéantissant ainsi plus de 2.000 Russes qui avaient essayé de se frayer un chemin après la bataille d'Austerlitz. La campagne d'automne de 1845 commença par un revers le 21 septembre, un bataillon de chasseurs, attiré dans une embuscade sur la frontière du Maroc, était enveloppé par les forces d'Abd-el-Kader et entièrement écrasé. Emporté par son ardeur, le colonel de Montagnac, commandant la garnison de Djemma-Ghazouât, a voulu, malgré les ordres de son général, marcher au secours d'une tribu fidèle que menaçait l'émir. Cernés par une nuée de Kabyles, ses soldats se défendent avec l'énergie du désespoir ; bientôt les munitions manquent, et les musulmans, se rapprochant du bataillon devenu immobile et silencieux, le font tomber sous leur feu comme un vieux mur. Cependant le capitaine de Géreaux qui commande la compagnie de l'arrière-garde, coupée du centre depuis le commencement de l'action, rassemble sa petite troupe, se saisit du marabout crénelé de Sidi-Brahim, et s'y barricade. Un drapeau tricolore, fait avec des lambeaux de vêtements, est hissé sur le marabout ; on coupe les balles en quatre pour prolonger la défense, et, à plusieurs reprises, les 80 soldats de Géreaux repoussent le choc de 3.000 assaillants. Abd-el-Kader lui envoie, pour l'engager à se rendre et lui promettre la vie sauve, le capitaine Dutertre, adjudant-major du bataillon, fait prisonnier quelques heures plus tôt : Chasseurs, s'écrie cet émule de d'Assas, on va me décapiter si vous ne posez les armes, et moi, je viens vous dire de vous défendre et de mourir jusqu'au dernier plutôt que de vous rendre. A son retour au camp de l'émir, Dutertre paie de sa tête ses exhortations courageuses. Pendant trois jours, les chasseurs restent sans eau, sans vivres, bloqués par l'ennemi qui, ne pouvant les vaincre, se contente de les prendre par la faim et la soif. Le troisième jour, désespérant de recevoir des secours, Géreaux s'élance du marabout avec 70 hommes portant une dizaine de blessés, fait une trouée à la baïonnette au travers de la ligne ennemie et se dirige vers Djemma-Ghazouât ; mais, forcé de traverser un ravin rempli de Kabyles, il tombe pour ne plus se relever autour de lui tout est anéanti treize hommes seulement réussirent à s'échapper. Presque au même moment un détachement de 200 hommes, en partie malades, envoyé au camp d'Aïn-Timouchen pour renforcer la garnison, fut entouré par une multitude de Ghossels et fait prisonnier presque sans combat. Les Arabes ne sont pas de fins appréciateurs en matière de succès ; on l'a dit justement, ils partagent l'opinion de cet empereur romain qui trouvait que le cadavre d'un ennemi sent toujours bon. Aussi jouirent-ils avec exaltation de ce triomphe sans gloire, et chaque marché devint le centre d'une insurrection. Mais le maréchal Bugeaud rentre en toute hâte de France à Alger ; il lance dix-huit colonnes mobiles, leur impose des marches, des contremarches, des fatigues écrasantes lui-même paie de sa personne, avec un courage aussi simple que dominateur, déployant les qualités du général et du soldat, se montrant toujours celui que son armée a si bien nommé l'Homme de Fer. En quelques mois l'Algérie soulevée tout entière est de nouveau subjuguée et apaisée. De cette campagne qui ne fut marquée par aucune action militaire éclatante, le maréchal parlait souvent avec complaisance, et c'était à bon droit elle fut l'une des plus grandes crises, la plus grande crise peut-être de sa carrière algérienne. Quand il rentra dans Alger avec une capote militaire usée jusqu'à la corde, entouré d'un état-major dont les habits étaient en lambeaux, marchant à la tête d'une colonne de soldats bronzés, amaigris, à figures résolues et portant fièrement leurs guenilles, l'enthousiasme de la population fut au comble. Comme tous les grands capitaines, le maréchal Bugeaud aimait ses troupes, dont il prenait les soins les plus attentifs il excellait dans l'art de ménager les marches et le repos, d'assurer les subsistances ; on connaît l'anecdote d'un de ses meilleurs lieutenants, le duc de Nemours, qu'il congédia très-cavalièrement, pour examiner à loisir des caisses de biscuit que l'intendance venait de lui envoyer. La vivacité perçante de son coup d'œil, la netteté de son jugement, l'ingénieuse et originale lucidité de sa parole, son humeur primesautière et parfois fantasque, tout contribuait à le faire adorer de ses soldats, dont il obtenait de prodigieux efforts. Aussi les Arabes, assez enclins d'abord à dédaigner le fantassin, appelaient le nôtre Askeur-Djemel, fantassin-chameau. En 1846, le grand chef arabe, Abd-el-Kader, rentre inopinément dans la régence, visite les tribus du Petit-Désert, les entraîne à sa suite, trompe la surveillance des colonnes françaises, soulève les Kabyles du Djurjura, et apparaît sur le Bas-Isser aux portes d'Alger. Mais le général Gentil, qui garde l'entrée de la Mitidja, se porte contre lui, surprend son camp, lui tue beaucoup de monde. Puis le gouverneur général lance à sa poursuite une colonne légère qui le harcèle, détruit une partie de sa deïra et le rejette dans le Maroc. Alors, désespéré, furieux de se trouver réduit aux abois, l'émir ordonne le massacre des soldats. faits prisonniers aux affaires de Djemma-Ghazouât et d'Aïn-Timouchen 300 Français furent décapités par suite de cet ordre barbare. En même temps les insurrections fomentées par Bou-Maza dans le Dahra et par un khalifa de l'émir dans l'Ouarensenis sont rudement châtiées, le Djebel-Amour, l'Ouennougha pacifiés ; un grand nombre de tribus nomades de la province d'Oran, les Kabyles de Sétif font leur soumission. La première moitié de l'année 1847 est marquée par des résultats considérables dans la province de Constantine, le général Herbillon contraint la grande tribu des Nemenche à payer l'impôt. Bou-Maza, le chef qui a tant contribué à ourdir la prise d'armes de 1845 et 1846, Bou-Maza, le rival d'influence d'Abd-el-Kader, voit son escorte dispersée, son trésor enlevé, et de lui-même se livre au colonel Saint-Arnaud. Ben-Salem, khalifa de l'émir, reconnaît notre autorité, et avec lui, tous les chefs notables du Sébaou, du revers ouest et sud du Djurjura. Le gouverneur général veut mettre à profit ces succès, assurer les communications entre Sétif et Bougie ; il comprend le danger d'une contrée indépendante, belliqueuse, située à vingt lieues seulement d'Alger. Le 6 mai, il dirige contre la Grande Kabylie deux colonnes fortes de sept mille hommes chacune, empêche les tribus hostiles de former une coalition, force les chefs des Beni-Abbès à venir implorer son aman, leur donne des burnous d'investiture. En quinze jours il a livré trois combats et soumis le grand triangle montagneux formé par Hamza, Sétif et Bougie, habité par 55 tribus ayant 33.000 fusils. Il les organise administrativement, leur fait promettre de payer l'impôt, d'obéir dorénavant à notre khalifa Mokrani, et leur défend de se faire la guerre entre elles[4]. Le 30 mai 1847, le maréchal Bugeaud donnait sa démission, et le 5 juin suivant, il quittait pour n'y plus revenir, cette Algérie qu'il avait remplie de son nom, de ses exploits pendant sept ans, qu'il laissait presque entièrement soumise et pacifiée. Comme il le disait avec un juste orgueil, il avait résolu les grandes et premières questions : le système de guerre pour vaincre les Arabes, les moyens de domination et de sécurité pour les Français ; grâce à lui la population européenne était quadruplée, les revenus du pays quintuplés, le commerce décuplé, de grands travaux, routes, ponts, barrages, édifices de toute nature exécutés, plusieurs villes et bon nombre de villages fondés. En sept ans, il avait fait davantage qu'on ne fit après lui en vingt-cinq ans c'est lui qui réorganisa fortement les bureaux arabes, supprimés par le maréchal Valée, et cette institution qu'on attaque vivement aujourd'hui, présentait de précieux avantages[5]. Parelle, on put enlever la direction des affaires arabes aux interprètes qui jusque-là, avaient été seuls intermédiaires entre les indigènes et l'autorité française. Le bureau arabe, c'était l'armée gouvernant. Le maréchal Bugeaud avait adopté, en ce qui concerne la hiérarchie des indigènes, l'organisation d'Abd-el-Kader, rendue mixte par l'adjonction d'agents français, représentants de l'autorité suprême. Par là il imposait aux tribus une hiérarchie des pouvoirs bien combinée, pratiquée et entrée dans leurs habitudes par là, il laissait la preuve de la conquête constamment sous leurs yeux, en marquait la trace dans toutes leurs transactions et assurait la police du pays. Au retour de chacune de ses expéditions, le guerrier s'effaçait, l'administrateur succédait à l'homme d'épée cet autre Cincinnatus, qui avait pris cette devise Ense et aratro, témoignait d'une égale supériorité dans l'art de détruire et de créer ; il personnifiait dans toute leur grandeur les deux forces vitales de la France le paysan et le soldat. Sur cette question de la colonisation, qui préoccupait si hautement les Chambres et l'opinion publique, le maréchal Bugeaud avait une théorie particulière et originale qu'il essayait de propager par de nombreuses brochures, de vulgariser par la pratique. Des prodiges obtenus par ses soldats, il avait déduit cette idée qu'une armée porte en elle tous les éléments d'une société, et qu'elle peut se suffire à elle-même. Seule l'armée, avec ses bras nombreux et à bon marché, pouvait donner une grande impulsion à la colonisation aussi bien, coloniser l'Algérie, c'était entreprendre de faire en quelques années ce que l'humanité n'accomplit qu'à force de siècles c'était soumettre à l'homme le sol, le climat, les éléments, et sur tant de difficultés vaincues édifier une société. L'effectif de 80.000 hommes étant, à ses yeux, insuffisant, il fallait des colonies militaires qui garderaient les magasins, munitions, hôpitaux, et rendraient disponible l'armée entière. Elles serviraient d'exemple aux indigènes, car l'agriculture devait jouer le principal rôle et le plus utile dans la conquête. Le temps de l'armée. compterait pour les colons, qui préféreraient sans doute aux vicissitudes de la guerre, les soins de se marier, de se bâtir une maison, d'exploiter douze ou quinze hectares de bonnes terres, devenus leur propriété, d'élever leurs enfants. Cet établissement coûterait 1.500 fr. par famille on installerait chaque année douze mille familles de colons militaires en dix ans, on aurait 120.000 familles, vivant sous le seul régime qui pût donner l'unité et la force nécessaires pour commander le pays. Ce serait la base du peuple dominateur. Ces colonies se garderaient elles-mêmes, coûteraient moins cher que les colonies civiles, donneraient aux travaux généraux le temps que les saisons ne permettraient pas de consacrer à l'agriculture leur organisation, discipline, équipement, solde, différeraient peu de ce qui existe pour les régiments d'infanterie. Les colonies militaires deviendraient assez vite civiles ; en tout cas la sécurité pour sa tête et ses bras devait Tem porter sur une liberté individuelle absolue. Pour dominer, civiliser, gouverner les Arabes, si peu accessibles, si guerriers, si différents de mœurs, il fallait autant de force matérielle, de persévérance et d'énergie qu'on en avait déployé pour les vaincre. Commerce, agriculture, industrie, population civile, revenu public, tout avait pris naissance par l'armée, tout pouvait se développer par elle, tout périrait sans la protection éclairée et puissante qu'elle seule pouvait donner à ces intérêts. Il s'agissait non de déposséder les Arabes, mais de les mêler à notre civilisation de les resserrer sur leur territoire, lorsque celui-ci était disproportionné avec la population de la tribu. Attaquer la propriété arabe dans son principe, le communisme, la société indigène dans sa base, la hiérarchie féodale, initier ce peuple à notre civilisation supérieure, lui faire comprendre les merveilles du travail en commun, cette pierre philosophale de l'économie politique, lui donner le goût du commerce, le rendre à la fois plus riche et plus nécessiteux, tels étaient les principes du maréchal Bugeaud. L'adoption de ces idées eût épargné à la France bien des tâtonnements et de douloureux mécomptes mais en 1845 elles inspiraient la surprise et le doute bien plus qu'elles ne forçaient les convictions. On avait trop dit et trop laissé dire, après chaque succès, que le triomphé était définitif, la domination complète, la pacification assurée. On consentait avec peine à accorder au maréchal de faibles moyens pour de petits essais. Lui, dont le tact et la mesure laissaient parfois à désirer, se récriait violemment contre la tyrannie parlementaire, et l'aristocratie de l'écritoire, la race la plus pernicieuse, à son avis, avec celle des avocats. Quelquefois même, dans ses diatribes excentriques, il n'épargnait pas le gouvernement, le cabinet du 29 octobre qui lui avaient prêté un si grand et si puissant concours. En 1845, vu la gravité des circonstances, il avait consenti à reprendre son poste, à rouler de nouveau son rocher de Sisyphe, et il écrivait alors à M. Guizot : C'est bien le cas de vous dire aujourd'hui ce que le maréchal de Villars disait à Louis XIV Je vais combattre vos ennemis et je vous laisse au milieu des miens. En 1847, les Chambres ayant définitivement repoussé les crédits nécessaires pour tenter un sérieux essai de colonisation, le maréchal Bugeaud se retira, emportant avec lui la gloire de sa vie, l'indépendance de sa pensée, la réputation d'un stratégiste, d'un organisateur de premier ordre. L'œuvre principale de la conquête étant accomplie, le jour
parut venu où le gouvernement de l'Algérie pouvait être politique et civil en
même temps que militaire. M. le duc d'Aumale fut nommé gouverneur général. Le
cabinet avait fait ce choix, guidé par cette juste pensée qu'un prince, un
fils du sultan, serait plus promptement et plus aisément accepté par les
Arabes. Un prince était le seul homme qui fût à la fois civil et militaire,
qui pût être en même temps obéi du soldat et respecté du colon. Le duc
d'Aumale était aimé et estimé de l'armée, où son intrépidité, son
intelligence et ses actions d'éclat l'avaient classé parmi nos meilleurs
officiers généraux. Le maréchal Bugeaud le demandait lui-même pour successeur.
Je désire, écrivait-il dès 1844, qu'un prince me remplace ici, non pas dans l'intérêt de la
monarchie constitutionnelle, mais dans celui de la question on lui accordera
ce qu'on me refuserait. Le duc d'Aumale est et sera davantage chaque jour un
homme capable. Je lui laisserai, j'espère, une besogne en bon train, mais il
y aura longtemps beaucoup à faire encore c'est une œuvre de géants et de
siècles. La nomination du duc d'Aumale fut en effet accueillie par les
acclamations de l'armée et de toute la population civile [elle avait encore
ce mérite d'identifier l'Afrique à la France, d'opérer la réunion définitive
de la colonie à la mère-patrie le gouvernement britannique la vit avec un
amer déplaisir. Cependant tout n'était pas fini en Algérie, puisque Abd-el-Kader luttait encore et guerroyait sur les frontières du Maroc, décidé à combattre tant qu'il serait suivi d'un homme et d'un cheval. Par ses intrigues il était parvenu à dominer toute la partie orientale de cet empire, à menacer le trône d'Abd-er-Rhaman. Il avait de nombreux partisans dans toutes les villes du Maroc et jusque dans les rangs de l'armée impériale. Maître de la côte entre Tétuan et Melilla, il pouvait protéger le débarquement des munitions que l'Angleterre n'avait cessé de lui adresser secrètement. Il organisait sa petite armée, ne négligeait rien pour séduire les chefs des tribus du Riff, remplissait ses silos d'orge et de blé, levait des contributions en argent. Comprenant enfin qu'il y allait de son pouvoir et peut-être de sa vie, Abd-er-Rhaman se décida à marcher contre lui et s'avança avec 40.000 combattants. L'émir jugea qu'un coup de vigueur et de désespoir pouvait seul le sauver avec deux mille hommes d'élite, il tomba pendant la nuit à l'improviste sur un des deux camps marocains et s'en empara. Mais le lendemain il fut entouré par la masse énorme de ses adversaires qui se ruaient contre lui et l'étreignaient dans un cercle de fer. Au prix de la vie de la moitié de ses réguliers, Abd-el-Kader réussit à empêcher le pillage de sa deïra, composée de plus de 3.000 individus, femmes, enfants, serviteurs, avec toutes leurs bêtes de somme et leurs bagages. Le deïra, aussitôt après avoir franchi notre frontière, fit demander l'aman au général de Lamoricière, qui lui envoya cinq escadrons pour la sauvegarder et des chirurgiens afin de soigner les nombreux blessés qu'elle ramenait. L'émir n'avait pas perdu l'espoir de gagner le désert et d'échapper à une soumission, mais Lamoricière, devinant ses projets, fit garder la route qu'il devait prendre. Abd-el-Kader comprit qu'il n'avait plus qu'à s'assurer le bénéfice d'une reddition volontaire, en se confiant à notre générosité. Il demanda seulement qu'on le conduisît à Alexandrie ou à Saint-Jean d'Acre. Le 23 novembre, il vint se remettre entre les mains de M. le duc d'Aumale. Selon le cérémonial arabe, il déposa ses sandales sur le seuil, attendit un signe du prince pour s'asseoir et prononça les paroles suivantes : J'aurais voulu faire plus tôt ce que je fais aujourd'hui ; j'ai attendu l'heure marquée par Dieu. Le général m'a donné une parole en laquelle je me suis fié. Je ne crains pas qu'elle soit violée par le fils d'un grand roi comme celui des Français. Puis l'illustre prisonnier, le héros malheureux de l'indépendance arabe offrit au fils du sultan un cheval, emblème de sa soumission. Ce mémorable événement amena la pacification complète de la province d'Oran ; les musulmans y virent comme une consécration de la volonté divine ; la fatalité se prononçait pour les chrétiens, il était écrit que nous devions rester leurs maîtres. Quatre ordonnances royales, à la fin de 1847, apportèrent de sensibles progrès à l'œuvre de la colonisation. La première avait pour but de donner à l'administration ce qui lui manquait jusqu'ici ; l'unité dans l'organisation, l'efficacité dans l'action. L'administration s'était montrée à la fois compliquée et stérile, exclusive et anarchique dans leur poétique langage, les Arabes la trouvaient pire que le siroco, pire que la broussaille, le palmier nain et les sauterelles, ces fléaux de l'agriculture algérienne ; la métropole envoyait à la colonie le rebut de ses administrateurs, parfois même des hommes tarés et d'une moralité financière douteuse. La deuxième ordonnance réglait le mode des concessions territoriales et la troisième fondait le régime municipal en Algérie. Cette dernière était, dans un certain nombre de ses dispositions, conforme à notre législation municipale, mais le gouvernement gardait le droit de nommer les conseillers municipaux. Il ne s'agissait pas, en effet, de mettre la charrue avant les bœufs, comme disait le maréchal Bugeaud il n'était pas question d'affranchir les communes, mais de les créer, puisque presque partout la population, les intérêts, les propriétés municipales faisaient défaut. Enfin une ordonnance du 16 décembre décrétait l'établissement d'un comptoir de banque à Alger avec un capital de onze millions. Ainsi, le gouvernement de Juillet, au moment où il fut renversé, avait résolu le problème de la conquête et marchait avec une fermeté prudente dans la voie de la colonisation. Comme l'armée, il avait, lui aussi, combattu le bon combat. Si, au lieu d'être répartis sur un pays immense, ses efforts avaient été condensés sur un territoire comme celui de la Corse, ils auraient excité l'admiration du monde entier ; des villes européennes sorties de terre comme par enchantement, des routes, des ponts, des canaux, une population entreprenante implantée depuis la côte au désert, plus de 20.000 maisons bâties, voilà les résultats obtenus à travers la guerre la plus pénible. La force des nations, l'histoire nous l'enseigne, c'est la prévoyance, c'est l'esprit de suite et de tradition or, la colonisation de l'Algérie est, avant tout, une œuvre de patience, de persévérance. Nul ne sait quel est l'avenir réservé à notre France algérienne ; peut-être sera-t-elle un jour organisée à la manière de ces grandes colonies de l'Australie, du Canada, où les Anglais ont apporté les institutions, la religion, les mœurs de la métropole, leur patrie morale tout entière, se gouvernent par des parlements locaux, disposent librement de leurs budgets et se suffisent à eux-mêmes ; peut-être aussi, par une force d'attraction irrésistible, par suite de cette décadence à laquelle semble fatalement vouée la race musulmane, la France doit-elle dominer, rattacher à sa colonie le Maroc et la régence de Tunis. Dans tous les cas, l'histoire saura rendre justice aux gouvernements et aux hommes qui ont assuré à notre pays la libre et forte possession de l'Algérie elle proclamera ces trois noms dans lesquels vient se résumer et s'incarner cette grande œuvre : Charles X, le maréchal Bugeaud et Louis-Philippe. |
[1] Dans une de leurs rencontres avec nos soldats, les Hadjoutes perdirent un des leurs, le poète Boutelja ; l'historien des campagnes de l'armée d'Afrique a consacré une page touchante à ce Tyrtée du désert dont les chants patriotiques enflammaient la jeunesse arabe du désir de faire parler la poudre contre nous. Il parlait religion à des hommes pour lesquels la religion est à la fois la patrie et le devoir, prescrit avant tout la haine du chrétien ; dans une improvisation poétique, il comparait la guerre à une meule impitoyable qui tourne pour les deux partis, écrasant sans cesse des victimes nouvelles, et qui ne saurait avoir de durée éternelle qu'aux enfers.
[2] L'auteur des Guêpes raconte à ce sujet une anecdote qui laisse fort à penser sur la sincérité de la presse opposante. Lorsque le prince de Joinville fut envoyé en Afrique, celle-ci annonça que c'était une vaine démonstration. A l'entendre, le seul moyen de punir l'empereur du Maroc, c'était de bombarder Tanger ; mais on ne s'en aviserait pas, l'Angleterre l'avait défendu. Sur ces entrefaites, on apprend la nouvelle de la prise de Tanger et de la victoire d'Isly les mêmes journaux changent aussitôt de langage : la canonnade de Tanger est une démonstration sans portée et sans résultats, un vain simulacre de force et de résolution. Tanger n'est plus qu'une ville inoffensive, mal défendue, sans importance. Ce qui serait glorieux, ce serait de bombarder Mogador, mais l'Angleterre ne le permet pas. Et, pendant que les estimables carrés de papier pérorent sur ce nouveau thème, le prince de Joinville bombarde et prend Mogador. Vous croyez MM. Chambolle, Faucher, etc., embarrassés ? point du tout. Mogador n'est plus qu'une bicoque, et ils envoient un nouveau plan de campagne au prince de Joinville et au maréchal Bugeaud. Ils trouvent moyen d'aller plus loin encore au sujet des drapeaux envoyés par l'armée d'Afrique. Eh quoi ! s'écrie l'un, voilà donc ces drapeaux dont on fait tant de bruit ? ils sont tout déchirés ! — Eh quoi ! dit l'autre, mais ils sont tout petits ! ce sont de belles loques.
[3] C'est sans doute à la lecture de cette dépêche qu'un spirituel écrivain divisait les hommes de guerre en deux écoles : l'école matérialiste et l'école spiritualiste ; la première tient surtout aux gros bataillons, à l'artillerie, a une foi absolue en la vertu de l'obéissance mécanique ; sans mépriser ces avantages, l'autre s'inquiète beaucoup des dispositions du soldat et de l'officier, attache une plus grande importance à la discipline, à la tactique qu'au nombre. Ainsi le général Bugeaud appartenait plutôt à l'école spiritualiste militaire qu'à l'école matérialiste.
[4] Une seule fois, les réguliers de l'émir réussirent à mettre en défaut la vigilance de ses fidèles zouaves, et, pendant la nuit, vinrent faire une décharge meurtrière sur la colonne française. Le maréchal, réveillé en sursaut, court au danger, rallie ses hommes et rétablit l'ordre. Le combat achevé, il s'aperçoit que tout le monde le regarde en souriant, porte la main à sa tête, et s'aperçoit qu'il est coiffé comme le roi d'Yvetot de Béranger. Il demande sa casquette et mille voix de crier la casquette, la casquette du maréchal ! Le lendemain matin, les zouaves accompagnaient leurs clairons en chantant ces paroles légendaires, répétées par toute l'armée française : As-tu vu la casquette, la casquette ? As-tu vu la casquette du père Bugeaud ?
[5] L'empereur Napoléon III demandait un jour à un général pourquoi les colons algériens attaquaient si violemment les bureaux arabes : Sire, répondit celui-ci, par la même raison que les contrebandiers détestent les douaniers, et les braconniers les gardes champêtres.