L'Algérie et ses habitants en 1830 Turcs, Maures, Arabes, Kabyles ; les hommes de la maison et les hommes de la tente. — Une société patriarcale et féodale Le Fellah, le Khammas, le Djouad. Les marabouts. — Une Suisse sauvage : les Kabyles, leurs kanounes. La Djemâa, la Rekba, le Soff, l'Anaïa. Difficultés que présentait pour la France la conquête de l'Algérie. — Formation du corps des zouaves. — Les premiers combats de l'armée d'Afrique. — Prise de Bone et de Bougie. — L'émir Abd-el-Kader entre en scène : un Jugurtha moderne. — Le traité du général Desmichels, 26 février 1834. — La question de la conservation ou de l'abandon de l'Algérie se pose devant les Chambres. — La Macta. — Les Hadjoutes. — Victoire de l'Habra et prise de Mascara. Tlemcen, la Tafna. — Tactique du général Bugeaud, victoire de la Sickah. — Le maréchal Clauzel : première expédition de Constantine. Belle conduite du commandant Changarnier.La conquête de l'Algérie a été l'épopée héroïque de la monarchie constitutionnelle, son meilleur titre d'honneur et de gloire militaire. L'œuvre de la Restauration continuée et achevée, les côtes de la Méditerranée délivrées des pirates qui les infestaient depuis plusieurs siècles, dix-sept ans de luttes et de combats acharnés, une nation guerrière, intrépide, domptée, subjuguée ; notre armée reprenant les traditions de Napoléon, luttant avec une infatigable persévérance contre les hommes et les éléments, ressuscitant les merveilles de l'administration romaine ; des villes restaurées, fondées, des marais desséchés, des routes, des canaux établis, la civilisation substituée à la barbarie, voilà les résultats de la politique de Louis-Philippe, secondé par ses fils et par le sentiment national. L'Algérie semble complètement entrée aujourd'hui dans la phase du progrès économique, industriel et pacifique les questions de colonisation préoccupent d'une manière exclusive nos Chambres qui paraissent se prononcer de plus en plus contre le régime militaire en faveur du régime civil, et s'approprient le mot de Cicéron : cedant arma togæ. Toutefois, l'insurrection de 1871 est là pour inviter à la prudence, pour prouver que chez les Arabes le vieil esprit de révolte, d'indépendance n'a pas abdiqué, qu'il existe en eux une haine, un fanatisme éternel il y a eu là comme un reflet de ces luttes opiniâtres dont nous allons retracer les principaux épisodes. L'Algérie[1] où la prise d'Alger venait de faire pénétrer nos armées, se divise en quatre zones bien distinctes, le Sahel, le Tell, les Hauts Plateaux et le Sahara. On donne le nom de Sahel aux massifs montagneux qui bordent la mer, celui de Tell à la région où la terre produit des céréales sans irrigation et qui occupe les bords de la Méditerranée, le versant septentrional de l'Atlas, une partie des Hauts Plateaux ; sa profondeur varie entre 100 et 180 kilomètres. Entre le Tell et le Sahara existe la zone des Hauts Plateaux, couverte d'alfa, de plantes aromatiques, habitée par les tribus nomades qui la parcourent avec leurs immenses troupeaux, du nord au sud, suivant les saisons ; ces nomades sont les peuples pasteurs de la Bible ils ne cultivent pas et échangent leur laine contre des grains et les produits fabriqués dans les villes du Tell ou venant d'outre-mer. Enfin le Sahara ou Grand-Désert est la région où les pluies du ciel sont insuffisantes pour la culture des céréales. Le Sahel, le Tell, les Hauts Plateaux et le Sahara réunis équivalent aux quatre cinquièmes de la France. Dans cette vaste contrée où plusieurs races de conquérants sont venues se superposer, les villes avaient pour habitants avant 1830, les Turcs qui y tenaient garnison, les Koulouglis, nés de l'alliance de la milice turque avec les femmes arabes, les Maures, les Juifs, les Nègres. Pris dans leur ensemble, connus sous le nom générique de Hadars, tous composaient la population fixe c'étaient les hommes de la maison par opposition aux Arabes, qui sont les hommes de la tente, de la maison de poil, les hommes du village ou de la ferme. Ils ne tenaient d'ailleurs qu'une place minime vis-à-vis des deux grandes races qui se partagent l'Algérie sur une population de 2.400.000 âmes, c'est à peine s'ils pouvaient revendiquer un chiffre de cent mille. Pour comprendre l'Arabe et le Kabyle, l'Européen doit oublier ses idées, ses habitudes, se croire transporté dans un monde nouveau car un abîme religieux et social les sépare. Comme aux temps bibliques, la base du gouvernement arabe repose sur la tribu qui forme un petit État dans le grand État, avec ses alliances, ses haines, son organisation propre, ses traditions. La tribu se divise en un certain nombre de douars, formés par la réunion de plusieurs familles qui réunissent leurs tentes autour d'un chef dont elles reconnaissent l'autorité. La propriété arabe a pour principe le communisme[2], de même que la société indigène est fondée sur une hiérarchie féodale les terres arch sont soumises au régime de l'indivision dans la tribu, les terres melk à l'indivision dans la famille. La famille arabe, c'est la famille patriarcale c'est-à-dire un arbre séculaire dont il devient impossible de compter les rameaux. A côté de ces deux variétés de la propriété, on distingue encore le bien beylik ou domaine de l'État, provenant de réserves qui datent de la conquête musulmane, d'achats, de confiscations ; le bien habous qui est consacré par le donateur à des fondations pieuses. Le fellah est celui qui possède des attelages ; il représente, en quelque sorte, la classe moyenne de la tribu. Au-dessous la classe des prolétaires, de beaucoup la plus nombreuse ; on les désigne sous le nom de Khammas — de khons, cinquième —, parce qu'ils ont droit au cinquième de la récolte. Ce sont des fermiers au service des fellahs ; ceux-ci fournissent la semence, la charrue et l'attelage. Leur destinée est précaire, et dans les mauvaises années beaucoup meurent de faim. Dans la grande famine de 1867, près de 500.000 Arabes périrent de misère. Au-dessus des fellahs, plane l'aristocratie guerrière et religieuse. Les membres de la noblesse militaire portent le nom de djouad ; ce sont les descendants des familles anciennes et illustres, ou bien encore les rejetons d'une tribu célèbre, les Koraïche, dont Mahomet et sa race faisaient partie. Ce sont eux qui, accompagnés de leur clientèle, mènent les Arabes au combat ; ils cherchent à traiter ceux-ci comme matière taillable et corvéable à merci, comprennent l'administration d'une tribu comme les proconsuls romains concevaient l'administration d'une province conquise. Les fellahs résistent autant qu'ils peuvent, se réunissent en assemblées afin de discuter les exigences des chefs et leurs propositions pour la guerre ou pour la paix. Les Djouad cherchent et réussissent à maintenir leur influence en accordant généreusement leur hospitalité et leur protection. Semblables aux chevaliers du moyen âge, ces cavaliers n'estiment rien que la guerre ou les images de la guerre, la chasse, les tournois, les fantasias l'âpreté au gain, l'amour du faste, tels sont encore les traits dominants de leur caractère. Aucun goût pour les lettres ; on demandait à l'un d'eux s'il savait lire ; pour toute réponse, il fit un signe significatif, et d'un geste orgueilleux montra ses éperons. Ce sont par excellence, en effet, les hommes qui vivent de l'éperon et du fusil ; ils augmentent leur fortune par le pillage, l'invasion au premier prétexte du territoire de la tribu voisine, le rapt des troupeaux, des femmes[3], des enfants semer l'intrigue, recueillir l'agitation, voilà leur drame, leur spectacle, leur poésie. Cette société patriarcale et féodale n'a d'autre lien que sa langue et sa religion, elle ne paie aux Turcs qu'un faible tribut sous le nom d'Achour et de Zekka ; elle repousse obstinément le progrès, ne connaît ni le crédit, ni l'épargne ; vouée à la vie nomade et pastorale, elle considère le sol comme un terrain de parcours pour ses troupeaux, ne s'inquiète guère d'améliorer, vit au jour le jour, se contente d'écorcher la surface du sol sans tirer parti de la profondeur. Comme aux temps de la conquête, l'Arabe ne connaît d'autres modes de transport que les ânes, les mulets, les chevaux et les chameaux — qu'il appelle les vaisseaux de la terre ou les messagers du désert —. Il ne construit pas de routes, et depuis des siècles les derniers vestiges des voies romaines ont disparu[4]. Tandis que le génie de l'Europe est l'industrie, le génie de l'Orient est l'oisiveté ; pour l'habitant du Sahara, travailler est une honte, c'est l'affaire des femmes, des nègres, des khammas : il n'a que des occupations politiques, guerrières ou religieuses ; il veut continuer les routines de ses aïeux, dans cette pensée qu'étant moins près de la création, il ne peut faire mieux que ses pères ont fait. C'est à la fois le lazarone et le protée du désert, l'homme des extrêmes et des contrastes, infatigable dans la parole comme dans le silence, dans le farniente contemplatif comme dans l'action, paresseux d'esprit, poétique, tour à tour fier et suppliant, hospitalier et voleur, sobre et glouton, attachant une importance incroyable aux rites de l'étiquette, observant les formules reçues et consacrées, de même que les courtisans respectaient le cérémonial usité à la cour de Louis XIV. Le Coran, voilà le véritable sultan de l'Arabe : de là son fétichisme pour ses interprètes, les marabouts qui composent l'aristocratie religieuse héréditaire de la tribu. Comme les brahmes, comme les augures romains ; ils conservent intact le flambeau de la loi musulmane, ces hommes que les prières ont le plus rapprochés d'Allah. Le Coran étant la loi suprême, la loi des lois, réglant avec minutie les moindres actes de la vie religieuse, sociale, individuelle, on comprend cette vénération de l'Arabe pour les marabouts qui ont le monopole du dogme, de la science, dont les paroles deviennent des oracles, et tranchent à la fois les discussions privées et les questions d'intérêt général[5]. Tour à tour ils échauffent ou apaisent le fanatisme des fidèles, réconcilient ou brouillent les tribus ennemies, accordent leur protection aux voyageurs, aux caravanes, déchaînent la guerre sainte contre le chrétien. Cette influence que nos évêques exerçaient autrefois, lorsqu'ils entraînaient les croisés en Palestine aux cris de Dieu le' veut les marabouts l'ont gardée tout entière elle s'augmente encore par les sectes religieuses qui pullulent en Afrique, et à la tête desquelles ils se trouvent. Prendre la rose de tel ou tel marabout, c'est entrer dans un ordre où désormais on doit obéir au grand maître, se lever, s'armer au premier signal, sans hésiter. Abd-el-Kader, Bou-Maza devaient rencontrer dans ces affiliations vehmiques un redoutable levier, un point d'appui contre nous. Ce sont des cadres d'armée tout formés qu'une volonté habile et énergique peut mettre en mouvement. L'ambassadeur du Maroc n'avait pas tort de dire en 1845 au plénipotentiaire français : Vous ferez bien plus sur les Arabes avec des médecins et des marabouts qu'avec des canons et des fusils. A côté de l'Arabe, le Kabyle ou Berbère qui représente la couche humaine primitive, établie depuis un temps immémorial sur les côtes septentrionales de l'Afrique : ce n'est ni un Vandale, ni un Carthaginois, c'est le vieux Numide, le descendant des sujets de Masinissa, de Syphax, de Jugurtha. Vaincus par les Arabes, les Kabyles furent refoulés dans les massifs montagneux de l'Algérie ; la plupart habitent la grande Kabylie comprise dans le territoire de la province d'Alger, et la petite Kabylie dans la province de Constantine. Arabes et Kabyles sont deux races, deux peuples différents par les mœurs, l'organisation sociale ; ils n'ont de commun que la langue et la religion. Au rebours des Arabes, cavaliers, nomades et pasteurs[6], les Kabyles sont piétons, sédentaires, agriculteurs et surtout horticulteurs ils tirent leur principale richesse de l'olivier et du figuier. Ils ont un code à eux, des kanounes, sorte de droit coutumier, qui ne dérive ni du Coran ni de ses commentaires sacrés, mais d'usages antérieurs. Cette charte kabyle n'est pas écrite : elle reste gravée dans l'esprit des vieillards, des savants, et le peuple l'observe depuis deux mille ans malgré les changements de religion. Les Kabyles ne connaissent ni la polygamie, ni l'indivision ; ils sont monogames et jouissent des avantages de la propriété individuelle, à laquelle ils doivent leur esprit d'initiative et d'industrie, leur aisance relative. Chacun a son champ, son jardin, sa petite maison couverte de briques ou de pierres blanchies à la chaux, avec un toit de tuiles. Il aime la terre avec passion, cultive les moindres parcelles, quelque périlleux qu'en soit l'accès ; au besoin, il se fait attacher par la ceinture et travaille ainsi au bord de l'abîme ; on pourrait dire de lui ce que Michelet dit du paysan français il aime la terre comme sa maîtresse. IL réussit assez bien dans certains métiers tels que la fabrication des huiles, des lins et des tissus, la préparation des cuirs, la savonnerie, la poterie, la menuiserie, l'art du forgeron. Une tribu a, pendant plusieurs siècles, fait de la fausse monnaie dont le commerce était interdit en Kabylie, mais qu'on exportait sans scrupules au dehors. L'Arabe consentait à payer aux Turcs les impôts prescrits par le Coran, la Zekka et l'Achour, fixés au centième pour les troupeaux, au dixième pour les grains plus fier, plus indomptable, le Kabyle s'y refusa toujours. Il disait volontiers la prière pour le sultan de Constantinople, mais on n'en tirait guère d'autre tribut ; il fallait négocier pour obtenir le passage sur son territoire. Au point de vue politique, la Kabylie est une espèce de Suisse sauvage depuis des siècles, elle a atteint l'idéal de la démocratie pure, le gouvernement direct, ce rêve de tant d'utopistes. Possédé du démon de l'égalité, le montagnard du Djurjura rejette tout pouvoir central, la monarchie absolue aussi bien que la monarchie constitutionnelle, la république unitaire aussi bien que la république fédérative. Point d'armée, point de dynastie, point de noblesse militaire. La conception de l'État demeure étrangère à son intelligence c'est l'individualisme dans ce qu'il a d'excessif et d'exorbitant. L'unité de la société kabyle est le village, la commune, petite république indépendante et souveraine, ayant pour autorité l'assemblée générale des habitants ou Djemâa. La Djemâa émet des décisions sans appel, qu'elle exécute elle-même, prononce l'amende et la peine de mort ; elle constate, fait respecter les coutumes, décide de la paix et de la guerre, lève l'impôt, gouverne, administre, règne. Elle nomme tous les six mois ou tous les ans, un amine — chef du pouvoir exécutif et chef des guerriers — dont les fonctions sont gratuites et les prérogatives fort restreintes ; il doit, au moins, pour la forme, prendre l'avis de la Djemâa sur les moindres affaires. Voilà pour le droit en fait — il y a de l'oligarchie dans ces assemblées ; sur le forum kabyle, on rencontre plus de comparses que d'acteurs véritables —. Les notables, sorte d'aristocratie innommée, sans titre défini, provenant de l'estime, de la richesse, de l'éloquence, même de la naissance, concentrent dans leurs mains le gouvernement, excluent la jeunesse des affaires, ne laissent guère au menu peuple que le droit d'applaudir, de s'incliner devant leurs arrêts. Ainsi la commune kabyle existe, grâce à l'empire incontesté de la coutume, à une très-puissante organisation de la famille et à une sélection de personnes désignées par une supériorité quelconque à la considération publique. On comprend combien est insuffisante une semblable organisation, et l'on ne s'expliquerait pas qu'une pareille société ait duré tant de siècles, si les mœurs n'étaient venues au secours de la loi. En effet, l'autorité de la Djemâa se trouve contrariée, dominée, diminuée par des garanties diverses, des habitudes, des pratiques invétérées le droit de l'individu et de la famille, l'association volontaire ou soff, l'autorité religieuse et l'anaïa. Le droit de l'individu et de la famille, la rekba, c'est le droit de venger son honneur, le droit de punir tandis que l'Arabe se contente de la dia (prix du sang) en expiation du meurtre commis sur un des siens, le Kabyle poursuit l'assassin jusqu'à la mort ; comme en Corse, la vendetta devient héréditaire, engendre des duels de village à village, de tribu à tribu. Ici le droit privé tient en échec le droit public ; trop souvent, il en est de même dans les marchés où la justice régulière se trouve en conflit avec la justice sauvage des temps barbares, où la foule, témoin d'un délit, applique la loi de lynch, lapide et enterre sous les pierres le coupable. L'association volontaire ou soff revêt les formes les plus variées, a lieu en vue de toutes les difficultés de la vie. Tantôt le soff est restreint quant à l'objet et quant aux personnes on s'associe pour exploiter la terre en commun, pour une industrie ou un commerce quelconque. Les femmes forment un soff pour élever des poules et des canards, les enfants pour chasser aux gluaux. Souvent l'association prend un caractère plus général ainsi une tribu en guerre avec une autre, appelle ses voisins à son secours ici le signe matériel de l'amitié jurée, de la solidarité établie, c'est un fusil, un sabre, une lance échangés. Parfois, en cas de péril universel, lorsqu'on redoute l'invasion des chrétiens, lorsque les marabouts prêchent la guerre sainte, la Kabylie se lève tout entière et ne forme plus qu'un soff. Ce sont, en résumé, des coteries, des factions, des groupements artificiels, très-mobiles et accidentels leurs membres prennent au pied de la lettre le vieil adage kabyle aide les tiens, qu'ils aient tort ou raison. Ils ont leur hiérarchie, leurs chefs, leurs cadres, leur budget, et paralysent fréquemment l'autorité de la Djemâa. Les marabouts exercent une grande autorité sur les Kabyles comme sur les Arabes ce pouvoir religieux, indépendant du pouvoir civil, se transmet héréditairement au sein de plusieurs familles. Les marabouts résident dans les zaouïas, qui sont à la fois des universités religieuses et des auberges gratuites. Sous ce double rapport, elles offrent de frappantes analogies avec les monastères du moyen âge. La générosité des pèlerins, des dotations foncières, une portion de l'Achour et de la Zekka, des corvées générales en cas de besoin permettent de subvenir à leurs dépenses. Après le principe d'association mutuelle, l'honneur est la base de cette société étrange tandis que dans nos pays civilisés, une législation de plus en plus complexe vient au secours des mœurs, ici une coutume inviolable et inviolée supplée à la pénurie des moyens de police, rand la sécurité au commerce, à l'industrie, crée une solidarité étroite entre tous les Kabyles. La charte kabyle rend, en effet, l'honneur obligatoire, et y met une sanction, l'anaïa. L'anaïa, qui tient à la fois du passeport et du saufconduit, peut être promis par un simple particulier, par un village, par une tribu il a pour but la protection d'autrui, pour mobile l'amour et la charité ; c'est la garantie suprême, la fleur de la civilisation kabyle. L'anaïa, disent eux-mêmes ces fiers montagnards, est le sultan du Kabyle aucun sultan du monde ne peut lui être comparé il fait le bien sans prélever l'impôt. Un Kabyle abandonnera sa femme, ses enfants, sa maison ; jamais il n'abandonnera son anaïa. L'anaïa, chante un de leurs poètes, est une montagne de feu, mais c'est sur elle qu'est notre honneur. Briser, selon l'expression consacrée, l'anaïa de son village, de sa tribu, est un crime puni de confiscation et de mort. Si cette institution témoigne d'un état social peu avancé, où l'individu est obligé de se substituer à la loi pour sauvegarder les personnes, du moins a-t-elle un singulier caractère de grandeur, et indique-t-elle une large part faite aux sentiments de fraternité, de miséricorde. Sans doute, les Kabyles en sont restés aux premiers linéaments de la civilisation, et leur patriotisme ne va pas au delà des limites de la tribu, formée par la réunion de plusieurs villages. Ce délire de liberté individuelle rappelle le liberum veto polonais qui permettait à un seul noble de paralyser la vie de toute la nation ; il empêche la formation d'un pouvoir supérieur, capable de s'interposer comme médiateur, de juger les différends des tribus, qui sont entre elles dans un état de guerre et d'hostilité permanentes. Ce défaut d'institutions centrales fait encore comprendre la facilité avec laquelle les conquérants étrangers ont pu pénétrer en Afrique, cerner, enfermer les Berbères dans leurs montagnes. Sans doute, nos modernes apôtres du gouvernement direct rencontreraient ici bien des déceptions et seraient vite dégoûtés de leur chimère, de leur prétendu paradis politique, à la vue de cette médiocrité, de cette race positive et terre à terre, étrangère aux sciences, aux arts, au confort, qui se traîne péniblement dans l'ornière du passé. Et cependant cette société existe depuis deux mille ans elle n'a pas les avantages d'une nationalité forte et homogène, elle n'en a pas non plus les inconvénients elle garde au plus haut degré le sentiment de l'hospitalité. On n'y rencontre pas la richesse, on n'y trouve pas non plus le prolétariat, la pauvreté élevée à la hauteur d'un danger social. A certains points de vue, le village est organisé comme une famille, comme une communauté le pauvre est traité avec une indulgence excessive, nourri en partie par le produit des amendes, par des distributions gratuites, par des partages de viandes, sorte d'agapes officielles, soldées aux frais du trésor public, auxquelles prennent part tous les membres de la commune. Point de partis politiques ni religieux tout le monde est d'accord pour respecter la coutume, le Coran. Le commerce et l'industrie n'existent qu'à l'état embryonnaire, et la loi ne reconnaît point de différence entre les classes[7]. En 1830, la France connaissait aussi peu les populations de l'Algérie, leurs mœurs, leurs coutumes, le climat, le sol, la géographie que nous connaissons aujourd'hui les peuples de l'Afrique centrale, visités récemment par Livingstone et Stanley. Elle allait entreprendre une guerre formidable avec les procédés européens, sans se douter qu'ici comme en Espagne il fallait modifier la stratégie, la tactique, l'hygiène, l'éducation, l'armement des soldats. En Europe, il suffit de deux grandes batailles pour décider du sort d'un empire ; en Afrique, notre armée allait se heurter contre 2.300.000 Arabes ou Kabyles, répartis en plus de 1.500 tribus indépendantes, où tout homme est un combattant depuis l'âge de quinze ans jusqu'à soixante, où la guerre est une distraction, une passion, une loi du Coran. Ajoutons l'extrême parcimonie des Chambres où un parti considérable, celui des arithméticiens et des économistes, penchait en faveur de l'abandon de l'Algérie, les jalousies de l'Angleterre qui ne cessait de contester notre conquête et de réclamer contre nos prétentions envahissantes, les difficultés d'un gouvernement naissant, obligé de diminuer l'effectif de l'armée d'occupation pour faire face au péril possible d'une coalition européenne et l'on comprendra comment, de 1830 à 1836, nous avons remporté tant de triomphes inutiles, subi de douloureux revers diplomatiques et militaires, gaspillé tant d'héroïsme, et, par une politique pleine de tâtonnements, de tergiversations, compliqué, aggravé le fardeau de la conquête. Après la prise d'Alger, la victorieuse et la bien gardée, les indigènes avaient eu un premier moment de stupeur il fallait profiter de ce succès pour frapper leur imagination par de brillants faits d'armes, substituer notre empire à celui des Turcs, continuer leur gouvernement, en apportant aux gouvernés, à défaut du prestige religieux, le prestige nouveau pour eux de la justice et de la probité appuyée sur la force. Surpris de notre inaction, ils se rassurèrent bien vite partout les chefs proclamèrent leur indépendance les beys de Tittery[8], de Constantine se préparèrent à la lutte contre le chrétien envahisseur, et la régence tout entière retomba du même coup dans l'anarchie. Les Arabes et les Kabyles dont l'audace croissait de jour en jour, s'avançaient jusque sous les murs d'Alger pour faire le coup de feu, massacrant impitoyablement les Français qui s'écartaient de l'enceinte, empêchant l'approvisionnement de la ville, tenant l'armée concentrée et bloquée dans ses retranchements. Pour combler les vides produits par la maladie et le rappel d'une partie des régiments, le général Clauzel commença par créer des corps indigènes et chargea les commandants Maumet et Duvivier de former un escadron de spahis avec deux bataillons de zouaves. Les Zouaoua, tribu belliqueuse des gorges du Djurjura, race d'hommes intrépides, dont la soumission aux Turcs ne fut jamais que nominale, et qui avaient l'habitude de louer leurs services aux princes barbaresques, composèrent les premiers éléments de cette milice. On leur adjoignit des indigènes sans distinction d'origine, ainsi qu'une partie des Volontaires de la Charte que le gouvernement s'était empressé de diriger sur l'Afrique, pour n'avoir point à contenir leur humeur effervescente. Leur bravoure valut bientôt aux zouaves droit de cité dans l'armée française, et leur élégant costume oriental rendit leur recrutement facile. On sait quels services ils ont rendus à la France en Algérie et sur les champs de bataille de l'Europe. Après ces premières mesures, le général Clauzel voulut frapper un coup décisif, débloquer ses troupes, châtier l'insolence du bey de Tittery. Il part d'Alger avec 8.000 hommes, passe le col du Teniah, franchit sous le feu de l'ennemi la première chaîne de l'Atlas, formée de montagnes abruptes, met en déroute les Arabes par une savante manœuvre, entre à Médéah et y installe un nouveau bey. Mais il commet une faute, en y laissant une garnison de 1.200 hommes que des milliers de Kabyles viennent assiéger, et mettent dans l'obligation de demander du secours. Un peu plus tard, il est obligé de faire revenir la garnison de Médéah, car l'armée d'occupation vient d'être réduite encore, et les difficultés extérieures ont décidé le gouvernement à ne laisser que quatre régiments d'infanterie en Afrique. Le général Clauzel fut bientôt rappelé en France et remplacé par le général Berthézène auquel on laissait 9.000 hommes à peine, juste de quoi empêcher les Arabes de lui couper la tête. A l'activité énergique, aux vues aventureuses de son prédécesseur, le général Berthézène crut pouvoir substituer une réserve poussée jusqu'à la timidité, un système de mansuétude et de bons procédés qui eut pour résultat d'accroître l'insolence des Arabes, de nous déconsidérer à leurs yeux. Leur audace ne connut plus de bornes, et c'est à grand'peine que le commandant en chef parvint à conduire une partie de son armée jusqu'à Médéah pour y appuyer l'autorité du bey que nous y avions établi. Au retour de l'expédition, son arrière-garde fut assaillie par 12.000 Arabes, comme elle descendait du col de Mouzaïa. Malgré leur épuisement, les troupes, un moment surprises et troublées, firent face avec leur courage habituel à un ennemi bien supérieur en nombre, et la colonne expéditionnaire rentra dans ses cantonnements, ayant combattu et marché sans interruption pendant quatre jours, avec deux cent cinquante-cinq hommes tués ou blessés. Mais l'uniforme français avait rétrogradé devant le burnous, et le prestige de nos armes était détruit aux yeux des Arabes pour lesquels tout mouvement de retraite est une défaite aussi s'empressèrent-ils d'accourir de toutes parts sous les drapeaux d'un chef renommé, Ben-Zanoun, et pendant plusieurs mois ce ne fut qu'une série de petits combats incessants, où nos .troupes, toujours victorieuses, devaient se montrer partout à la fois à peine avaient-elles contraint une tribu à la soumission, qu'une autre se mettait en campagne. Le duc de Rovigo qui remplaça le général Berthézène (décembre 1831) parut dès l'abord décidé à prendre le contre-pied des errements de ce dernier, à inaugurer contre les tribus hostiles un véritable système de terreur et d'exécutions sommaires. Après avoir remporté de brillants succès à Koléah, Bouffarik, puni les Blidiens par une razzia, il imagina d'accorder des saufconduits à deux chefs arabes qu'il fit arrêter ensuite, juger et exécuter. Sans doute, ces chefs avaient été convaincus de trahison, mais rendre perfidie pour perfidie, ce n'était pas le moyen de donner une haute idée de notre bonne foi et de notre civilisation supérieure. De tels procédés devaient amener de sanglantes représailles plusieurs de nos détachements, surpris par l'ennemi, furent massacrés jusqu'au dernier homme. Grâce à l'habile administration du général Voirol, la province d'Alger put jouir d'une tranquillité relative en dehors de deux expéditions heureuses contre les Hadjoutes, il s'établit une sorte de trêve tacite entre les Arabes et les Français. Le général Voirol en profita pour multiplier avec les indigènes les relations de commerce et de bon voisinage il imprima un redoublement d'activité aux travaux de dessèchement des marécages, entreprit la construction d'ouvrages considérables, d'un réseau de routes dans toutes les directions, installa de nombreux postes pour protéger les colons de la Mitidja. Sans plaintes, sans murmures, par de véritables prodiges de patience, de résignation courageuse, les troupes exécutèrent cette tâche ingrate, ignorée, où tant de soldats contractaient le germe de maladies mortelles. Dans la province de Constantine, notre situation restait précaire et chancelante il avait fallu trois expéditions pour réduire la place de Bone, un des ports les plus rapprochés de Constantine, le point sur lequel il importait le plus de prévenir Achmet-Bey. Le général Munk d'Uzer s'y montra aussi bon administrateur que brillant officier ; ayant puni et sévèrement châtié les tribus des Ouled-Attia, coupables de nombreux actes de brigandage, il s'appliqua et réussit à entretenir des relations amicales avec ses voisins. En 1833, le général Trézel s'empara de Bougie, malgré l'opiniâtre résistance des Kabyles qui défendirent leur ville avec acharnement. Entourés, bloqués par des tribus belliqueuses, le commandant Duvivier et ses compagnons d'armes sentirent leur courage grandir avec le péril, maintinrent leur conquête en dépit des retours offensifs, des continuelles tentatives d'un ennemi dix fois plus nombreux, en dépit des maladies qui exerçaient de terribles ravages dans cette faible garnison. Au commencement de 1835, Bone et Bougie étaient les seuls établissements de la France dans la province de Constantine. C'est la province d'Oran qui allait devenir le théâtre des événements les plus considérables, c'est là qu'une politique décousue et incertaine devait enfanter les périls les plus grands là fut, grâce aux fautes accumulées de nos gouverneurs, le berceau de la puissance d'Abd-el-Kader. Les choses avaient d'abord semblé se présenter d'une manière satisfaisante parmi les indigènes, aucune unité de volonté, de commandement chacun courait à sa haine, à ses querelles, ne s'occupant que de secouer définitivement le joug des Turcs. Le bey d'Oran demandait aux Français de le débarrasser de son beylik après quelques hésitations, le général Clauzel, craignant les menées de l'empereur du Maroc qui convoitait cette riche proie, envoya à Oran un régiment d'infanterie. En même temps, pour n'avoir plus à s'occuper de cette ville et de Constantine, le général en chef conclut avec le bey de Tunis une convention par laquelle il lui abandonnait ces deux provinces, à la condition que celui-ci reconnaîtrait la suzeraineté de la France et paierait un tribut annuel. Le ministère refusa de ratifier ce traité, blâma et rappela le général, par ce motif capital que la convention préjugeait la question de savoir si nous garderions indéfiniment Alger. Chargé du commandement de la province, le général Boyer ne pouvait s'aventurer loin de la place d'Oran avec les faibles ressources dont il disposait. Jusque-là les Arabes n'avaient pas osé nous attaquer le soin de leurs propres affaires, leurs dissensions intestines les absorbaient, les chefs se disputaient le pouvoir à main armée, toute la province se trouvait en proie à l'anarchie. Dans cette situation indécise, qui n'était ni la paix ni la guerre, l'empereur du Maroc cherchait à tirer parti de l'agitation indisciplinée des Arabes, de l'inaction forcée du général Boyer non content d'étendre de jour en jour son influence sur la province d'Oran, il osa envoyer à Médéah et Milianah des agents qui s'installèrent comme gouverneurs en son nom. A la fin, les indigènes se lassèrent de l'anarchie qui les dévorait. Les tribus voisines de Mascara, affranchies de la domination turque, voulurent se donner pour chef un vieux marabout vénéré, nommé Sidi-el-Hadji-Mahiddin, qui leur conseillait de réunir leurs forces contre les chrétiens, de rendre à la nationalité arabe sa suprématie d'autrefois. Il refusa cet honneur, en alléguant son grand âge, et offrit à sa place son troisième fils, Abd-el-Kader, âgé de vingt-quatre ans, qu'il assurait être doué de toutes les qualités d'intelligence, de valeur et de piété nécessaires pour les mener à la victoire. Pour entraîner ces peuples épris du merveilleux, il leur raconte que dans son dernier voyage à la Mecque, un vieux fakir l'a abordé et lui a remis trois pommes en lui disant l'une est pour toi, une autre est pour ton fils que voilà, la troisième est pour le sultan, celui que tu as laissé à la maison. L'auditoire acclame le jeune chef ainsi proposé peu après, la ville de Mascara qui s'était constituée en république, le reconnaît pour émir et lui donne ainsi un avantage marqué sur les autres chefs indigènes, ses rivaux d'influence et d'ambition. Abd-el-Kader est à la fois l'homme le plus éloquent et le meilleur cavalier de son pays : il n'a rien négligé pour devenir un taleb (savant) et se dit shériff ou descendant du prophète. Nul mieux que lui ne connaît et n'observe les lois du Coran doué d'une irrésistible puissance d'attraction, il possède les qualités de l'apôtre, du général, n'a qu'à paraître au milieu des tribus pour dominer les volontés et subjuguer les cœurs. C'est un Jugurtha moderne, cet homme ambitieux, pensif et pâle, qui hait ardemment la France, incarne les rêves, les passions de tout un peuple, et qui, vis-à-vis des siens, se pare du titre de coupeur de têtes de chrétiens pour l'amour de Dieu. Aussitôt qu'il entre en scène, il imprime à la lutte un caractère nouveau il prêche la guerre sainte, la croisade musulmane contre les chrétiens, rassemble dix mille cavaliers et vient assaillir Oran. Mais notre garnison est sur ses gardes, et diverses expéditions de l'émir restent sans succès. A leur tour, nos soldats vont chercher l'ennemi en rase campagne, le mettent plusieurs fois en déroute, opèrent de fortes razzias sur les troupeaux d'une tribu hostile, celle des Garabas. Dans ces premières luttes, Abd-el-Kader semble avoir surtout pour but de discipliner ses troupes, de les familiariser avec l'uniforme et le canon français ; il dirige l'attaque et la défense, donne à tous l'exemple du sang-froid, lançant son cheval contre les boulets et les obus qu'il voit ricocher à ses côtés, saluant de ses plaisanteries ceux qui viennent siffler à ses oreilles. L'émir a compris que sa seule supériorité consiste dans le nombre, qu'il importe de nous fatiguer par des attaques multipliées, de nous condamner à de perpétuels combats de détail. Il ne perd pas une occasion d'étendre la sphère de son pouvoir, et tandis que le général Desmichels, successeur du général Boyer, s'empare de deux points importants de la côte, Arzew et Mostaganem, Abd-el-Kader marche sur Tlemcen, et fait reconnaître son autorité par les Maures, maîtres de la ville toutefois il ne peut obtenir le même résultat des Turcs et des Koulouglis qui occupent la citadelle. Dès la fin de 1833, la plupart des tribus de la province subissent l'ascendant du héros arabe, qui a mis les Français en dehors de toutes relations commerciales avec les indigènes. Oran, Arzew, Mostaganem sont comme en quarantaine par rapport à l'intérieur, et les vivres n'arrivent dans ces villes que par mer. Cette situation paraît intolérable au général Desmichels qui, reprenant la pensée de se décharger sur le peuple conquis de tous les embarras de l'occupation, essaie de faire de son ennemi l'allié de la France. Le 26 février 1834, il signe avec lui un traité, qui le constitue de fait souverain de la province d'Oran, lui donne le monopole de tout le commerce à la manière de Méhémet-Ali, le reconnaît prince des croyants. Tout le commerce d'importation et d'exportation se fera par le port d'Arzew abandonné à l'émir ; liberté absolue laissée aux Arabes, pour acheter des armes, des munitions de guerre interdiction à ceux-ci de traiter directement avec les Européens ils devront vendre à l'agent d'Abd-el-Kader, et celui-ci revendra à nos marchands d'après un tarif fixé par lui-même. Au prix de ces conditions désastreuses, l'émir promet de faire cesser les hostilités, de rendre les prisonniers, de laisser les marchés libres, de permettre de voyager dans l'intérieur à tout chrétien muni d'un sauf-conduit de son consul à Oran. Pour comble d'aberration le général Desmichels a conclu ce traité sans autorisation, à l'insu de son chef et de son gouvernement, sans aucune réserve de ratification enfin le traité a été divisé en deux parties, et il n'a pas communiqué les conditions des Arabes. Ce n'est qu'à la suite de réclamations de nos négociants contre le monopole réservé à l'émir, que l'on connut la vérité le général Desmichels fut rappelé et remplacé par le général Trézel. Ainsi nous élevions de nos propres mains l'édifice de cette puissance qui devait nous coûter si cher un jour ; nous forgions des armes contre nous-mêmes. Ce sont les chrétiens qui t'ont fait ce que tu es, disait à Abd-el-Kader un chef de Garabas avant leur arrivée, tu n'étais rien, je suis plus grand que toi. Cependant, la question de la conservation ou de l'abandon de l'Algérie se posait devant les Chambres françaises et l'opinion publique. Le gouvernement nomma, en 1834, une commission qui visita pendant trois mois la régence, et dont les rapports furent soumis à une autre commission de dix-neuf membres présidée par le duc Decazes. Après un examen approfondi, elle se prononça à la majorité de dix-sept voix contre deux pour la conservation de l'Algérie. A la Chambre des députés, la discussion fut ardente et se prolongea ; les uns avec M. Dupin, firent valoir les sacrifices considérables que nous coûtait la colonie, les autres, mieux inspirés, invoquèrent l'honneur, l'intérêt bien entendu et la dignité de la France, demandant au ministère plus de suite dans les idées, plus de vigueur dans l'exécution. N'était-il pas coupable de délibérer si l'on garderait une terre qu'arrosait le sang français au moment même où l'on parlait ? La victoire resta à ces derniers, mais le débat se posa alors entre les partisans de l'occupation limitée et ceux de l'occupation complète. Telle était l'indécision des esprits et l'ignorance des nécessités de la conquête, que les Chambres réduisirent les crédits demandés par le maréchal Soult comme si l'on prenait plaisir à multiplier les chances de désorganisation, on envoya à Alger un intendant civil indépendant du général en chef, dont l'humeur envahissante devint la source des plus fâcheux tiraillements puis on nomma gouverneur général le comte Drouet d'Erlon, auquel l'âge n'avait plus laissé la vigueur d'esprit et de corps nécessaire pour une si lourde tâche. Abd-el-Kader a employé les loisirs que lui a faits le
traité du général Desmichels ; en peu de mois, il a formé le noyau d'une
nation arabe, groupé les tronçons épars de la race indigène, créé des
finances, attiré des ouvriers européens, établi des fabriques de fusils et de
poudre, organisé une armée régulière contre laquelle aucune révolte partielle
ne peut tenir[9].
Les marabouts voyaient en lui l'homme prédestiné qui
devait faire sortir l'empire arabe de ses ruines, et cet élément de désordre
était devenu une force de plus dans les mains de l'émir qui commandait au nom
du ciel et de la terre. Il était vraiment l'élu du peuple, car il en avait
toutes les passions et il en personnifiait tous les instincts le besoin
d'ordre, cette première nécessité des sociétés imparfaites, et la soif de la
nationalité, cette première passion d'une race longtemps déchue et cependant
pleine des souvenirs de sa grandeur, entraînaient toutes les populations
musulmanes sous sa loi, et cette attraction s'étendait jusque dans les villes
que nous occupions. Il semblait être aussi l'élu de Dieu, car chaque jour de
sa destinée était marqué par l'accomplissement merveilleux des prophéties, et
on eût dit que le doigt de Dieu le guidait au milieu des dangers, qui se
multipliaient, comme pour faire ressortir encore la protection céleste dont
le peuple le croyait entouré. Par le fer, les honneurs et les
dignités, il détruit ou conquiert l'aristocratie oligarchique des tribus la
fortune le débarrasse de ses plus redoutables rivaux Sidi-el-Aribi, Mustapha,
Ben Ismaïl Mouça meurent ou sont obligés de fuir devant lui ; le succès, cet argument auquel les musulmans n'ont point de réplique,
cette auréole toujours divine, lui rallie tous les dissidents. Il
franchit le Chélif, ce fleuve sacré, nouveau Rubicon, donne des chefs à la
province de Tittery. Bientôt du Maroc à Alger, sauf les villes d'Oran et de
Mostaganem, tout obéit à sa loi ; bientôt ces Arabes, dans leur haine contre
le chrétien, ne font plus qu'un seul fusil. Il se montre aussi habile
diplomate que bon administrateur grâce au juif Durand, homme adroit et fin,
il parvient à circonvenir le comte d'Erlon et l'intéresse à sa fortune comme
il a su capter la confiance du général Desmichels. Mais il commet une première faute : il semble que sa grandeur nouvelle lui donne le vertige ; il manque de patience, et dans sa hâte d'arriver au but, ne garde même plus les apparences. Peut-être veut-il profiter des incertitudes, des erreurs du gouvernement ; peut-être aussi est-il forcé de nous combattre sans cesse, sous peine de voir son autorité méconnue, remplacée par l'anarchie qu'il a fait cesser ; son système en effet repose sur la guerre sainte ; la guerre est sa légitimité, son titre à l'obéissance passive des Arabes. Le prince des croyants lève le masque dès le mois de juin 1835 ; habitué à tout exiger et à tout obtenir, il annonce au général Trézel qu'il ira chercher et châtier sous les murs d'Alger deux tribus, les Douairs et les Zmélas, qui se sont mises sous la protection de la France il signifie que sa religion ne lui permet pas de laisser aucun musulman sous l'autorité des chrétiens. Le général Trézel ne peut supporter tant d'insolence il relève le gant et se décide à entrer en campagne. Avec 2.300 hommes, il marche contre un ennemi huit fois plus nombreux après un premier succès, il se trouve surpris dans les défilés de la Macta par l'armée d'Abd-el-Kader. Celle-ci va peut-être anéantir le faible corps expéditionnaire qu'une panique soudaine a saisi, et dont les bataillons éperdus, haletants, se heurtent, se confondent, n'entendent plus la voix de leurs chefs, perdent le sentiment de leurs devoirs et jusqu'à l'instinct de la conservation. Mais une partie des Arabes, ivres de carnage, se sont débandés pour massacrer nos blessés et piller le convoi. Grâce aux efforts surhumains des chasseurs à cheval, d'un bataillon du 66e et de l'artillerie, le brave et malheureux général Trézel parvient à opérer sa retraite, laissant à l'ennemi quatre cents têtes, la majeure partie de son matériel avec un obusier de montagne. L'émir a rassasié les musulmans des trois plus grandes jouissances qu'ils puissent concevoir tuer, piller, humilier les chiens de chrétiens l'Algérie est pleine de sa gloire. Mais il a perdu trois mille de ses meilleurs guerriers, il prévoit que la France ne laissera pas impuni l'échec infligé à ses armes, et s'efforce d'en diminuer l'importance aux yeux du gouverneur général, auquel il persuade que l'événement est le résultat d'une querelle toute personnelle entre le général Trézel et lui. La France s'est émue à la nouvelle du revers de la Macta ce que n'ont pu faire cinq années de victoires, une seule défaite le produit soudain. Louis-Philippe, le duc d'Orléans remportent un premier triomphe. La Chambre repousse les réductions proposées par la commission du budget ; le maréchal Clauzel qui passe pour être l'homme d'exécution par excellence, remplace le comte Drouet d'Erlon, avec mission de tirer d'Abd-el-Kader une éclatante vengeance. Il est accompagné du prince royal qui a demandé à partager les fatigues, les périls de nos soldats. Cependant il ne dispose encore que de moyens bien insuffisants contre un peuple qui peut mettre sur pied quatre cent mille guerriers, il n'a que 25.000 soldats parmi lesquels le choléra-morbus exerce de terribles ravages ; on lui a enlevé la légion étrangère, et le ministre de la guerre paralyse l'effet des renforts annoncés, en déclarant qu'ils ont un caractère temporaire, et que bientôt l'armée se trouvera de nouveau réduite. Mais le maréchal est homme de talent, d'énergie et de ressources ; nul plus que lui n'est capable avec peu de faire beaucoup. Avant son arrivée, notre armée restait sur la défensive, dans une sorte d'état de siège, pressée entre l'émir qui a derrière lui les tribus arabes et marocaines, entre Achmet, bey de Constantine, appuyé sur Tunis et la Turquie. Sa présence est un gage de victoire aux yeux de nos soldats, dont elle raffermit le moral. Avant de s'engager à fond contre Abd-el-Kader, le maréchal
exécute une série de brillants coups de main dans la province d'Alger au
nombre de nos adversaires les plus acharnés figurent les Hadjoutes, peuplade
turbulente et guerrière, avide de butin, refuge des aventuriers de toutes les
tribus, vrais flibustiers à cheval, qui ne laissent ni repos ni trêve à nos
avant-postes. Leur habileté à faire la guerre de
partisans et leur adresse individuelle comme voleurs, tiennent à la fois du
cosaque, du guérillero et du sauvage. Ils forment l'avant-garde du bey
nommé à Milianah par l'émir. Plusieurs fois le maréchal réussit à atteindre
cet ennemi presque insaisissable puis il met en déroute la petite armée du
bey de Milianah et ravage le pays des Hadjoutes. Alors il se retourne contre Abd-el-Kader à la tête de dix mille hommes, il marche sur Mascara, capitale du prince des croyants. Avec la sagacité d'un vieux général, comme s'il eût connu par intuition la stratégie cette partie divine de l'art militaire, ce dernier a établi son armée dans une position formidable, protégée d'un côté par un bois, de l'autre par la montagne il s'est ainsi assuré une retraite facile en cas d'échec, et a placé les quatre pièces de canon qui composent toute son artillerie au haut d'une colline escarpée, d'où elles prendront en écharpe les bataillons chrétiens. C'est en vain la furia francese et la tactique européenne ont bientôt raison du fanatisme musulman, et la victoire de l'Habra ouvre au maréchal le chemin et les portes de Mascara. Abd-el-Kader fait une cruelle épreuve de la mobilité et de l'ingratitude des Arabes. Rien n'est sacré pour ces barbares ; dans leur besoin d'assouvir la rage de leur fanatisme trompé, ils rendent leur chef responsable d'un revers dont ils n'osent accuser ni Dieu, ni le courage des chrétiens. La femme de l'émir n'échappe point aux outrages de la populace ; ses boucles d'oreilles lui sont arrachées, et lorsque Abd-el-Kader, insensible aux insultes dirigées contre son autorité, s'émeut et s'irrite de l'affront fait à sa compagne unique, les Arabes, semblables à ces sauvages qui brisent, pour les punir de leur impuissance, les faux dieux qu'ils viennent d'adorer, les Arabes lui enlèvent le parasol doré, emblème de la souveraineté dont ils l'ont revêtu, et lui disent insolemment quand tu seras redevenu sultan, nous te le rendrons. Lorsque les Français pénètrent à Mascara, ils trouvent une ville presque déserte et atrocement saccagée : l'émir a emmené la population musulmane, puis il a abandonné Mascara aux troupes régulières et aux cavaliers qui lui sont demeurés fidèles ; ceux-ci se sont vengés de leur défaite par l'incendie, par le vol et le meurtre des juifs. Le maréchal Clauzel ne peut songer à occuper Mascara, il faudrait venir la ravitailler sans cesse, consacrer à cette besogne une armée mobile ; il décide qu'elle sera détruite. Après avoir anéanti les établissements, les arsenaux et fabriques d'armes, porté partout l'incendie, il reprend la route de Mostaganem. Cette fois on ne rencontre plus les Arabes, mais les troupes ont à lutter contre un autre ennemi aussi terrible les maladies, la faim, des pluies diluviennes qui transforment les chemins en rivières de boue. La patience des soldats ne se démentit pas un seul instant ; ils oublièrent leurs souffrances pour venir en aide aux juifs de Mascara échappés au massacre, qui avaient obtenu de rentrer à Oran avec la colonne expéditionnaire. L'émir domine le malheur par sa fermeté il ne se montre ni abattu, ni découragé, repousse avec hauteur des ouvertures pacifiques qu'on lui fait indirectement. Après un pèlerinage au tombeau de ses pères, il revient au milieu des tribus qui déjà ne se souviennent plus de l'Habra, et accourent en foule sous ses drapeaux. C'est lui-même qui indique au général en chef le champ clos sur lequel il veut tenter une nouvelle épreuve ; le premier il arrive devant le Méchouar de Tlemcen qu'il essaie d'enlever à nos fidèles et vaillants alliés les Koulouglis. Depuis six ans, ceux-ci ont combattu tous les jours, résisté à l'ennemi, au découragement, aux privations ; ils ont gardé cette place pour nous, sans nous et malgré nous. Le maréchal Clauzel marche à leur secours avec 7.500 hommes, entre sans coup férir dans la ville ; puis il va chercher l'émir sur les rochers au milieu desquels il a planté son camp, tout près de Tlemcen.. Dans une furieuse attaque, nos soldats et les Koulouglis gravissent ce nid d'aigle, enfoncent tout ce qui se trouve devant eux, obligent Abd-el-Kader à prendre la fuite, en abandonnant ses tentes, ses bagages. Le prince des croyants ne doit son salut qu'à son fameux cheval noir, son buveur d'air, comme les Arabes appellent leurs coursiers dans leur langage imagé. Trompé par de faux rapports, le maréchal eut la malencontreuse idée de frapper les habitants de Tlemcen d'une contribution de 500.000 francs, destinée à payer une partie des frais de l'expédition, et à donner une gratification aux soldats. Les agents chargés de la perception de cette somme s'acquittèrent de leur mission avec une déplorable rigueur, et les victimes de ces exactions furent pour la plupart ces Koulouglis qui nous avaient rendu de si grands services. On renonça à poursuivre le recouvrement de la contribution entière mais l'affaire eut beaucoup de retentissement ; la presse française l'opinion publique s'émurent, se répandirent en commentaires malveillants. Le gouvernement condamna cette mesure brutale, impolitique, et les Chambres votèrent l'argent nécessaire pour indemniser les. musulmans spoliés. Une faute pareille devait, aux yeux de ces derniers, affaiblir notre position morale et notre considération, tandis qu'elle devenait un argument pour les détracteurs du régime militaire en Algérie. Après avoir pris ses mesures pour occuper Tlemcen d'une manière définitive, et laissé dans le Méchouar, avec les Koulouglis, 500 hommes sous le commandement du capitaine Cavaignac, le général en chef rentre à Oran, harcelé par l'infatigable Abd-el-Kader. Celui-ci a déjà reformé ses goums dispersés, attiré à lui de nombreux volontaires du Maroc ; mais il ne peut mettre en défaut la vigilance du maréchal, et se borne à l'inquiéter par des alertes de nuit et des agressions de détail, aisément réprimées. Durant cette absence, l'état des choses ne s'est pas amélioré dans les provinces d'Alger et de Tittery les Hadjoutes, d'autres tribus de la plaine ont recommencé leur guerre de rapines, d'embuscades, d'escarmouches. Il devient indispensable de mettre un terme à leurs brigandages et de se hâter ; car les députés qui demandent des résultats à notre héroïque armée, lui refusent le temps et les moyens, et le siège périodique d'Alger va recommencer à la Chambre. La commission du budget a proposé de réduire de 23.000 à 19.000 le modeste effectif demandé pour l'année 1837, et le ministre de la guerre vient de désigner quatre régiments qui doivent s'embarquer pour la France. Le général en chef ne veut pas les laisser partir avant d'avoir franchi l'Atlas. A la tête d'une colonne de 6.000 hommes, il passe le col de Mouzaïa, ces Thermopyles de la Numidie, brise la résistance opiniâtre des Kabyles qu'il fait poursuivre et déloger de pic en pic, dans des positions inaccessibles. De leur côté, avec la sape et la mine, les ingénieurs entreprennent le siège de la montagne, et, sous les ordres du colonel Lemercier, à travers les masses rocheuses, le génie établit une voie praticable à l'artillerie, construit en cinq jours une route carrossable de 16.000 mètres, qui va de la plaine de la Mitidja à la ville de Médéah. C'est le résultat le plus précieux de l'expédition, car notre apparition passagère ne peut produire une impression profonde sur les indigènes, déjà rendus méfiants par nos perpétuelles fluctuations, et portés par, leurs sympathies vers Abd-el-Kader, qui s'incruste partout au sol que nous effleurons à peine. Arrêté dans l'exécution de ses projets par l'exiguïté de ses ressources et la défense formelle d'occuper aucun point nouveau, le maréchal dut renoncer à s'établir en permanence dans la province de Tittery. Cependant le général d'Arlanges, commandant à Oran, a reçu l'ordre d'installer à l'embouchure de la Tafna un camp fortifié qui permette de soutenir la garnison de Méchouar, d'ouvrir entre Tlemcen et la mer une ligne de communications régulières. Il dispose de 3.500 hommes à peine, mais il compte sur la fermeté de ses troupes, et parvient sans trop de difficultés à l'embouchure de la Tafna, en face de l'île de Rachgoun, où il fait commencer les travaux. Abd-el-Kader n'a pas encore paru avec le gros de son armée, et cependant le général se sent bloqué sans le savoir et devine un ennemi invisible. Il veut chercher où est la garde de cette épée dont il rencontre partout la pointe, et part à la tête d'une colonne de 1,800 hommes, pour opérer une reconnaissance dans la direction de Tlemcen. A peine a-t-il fait deux lieues, il se trouve en face de 8.000 fantassins kabyles, de 5 ou 6.000 cavaliers arabes ou marocains, commandés par l'émir en personne. Une lutte désespérée s'engage, véritable combat de géants, où durant quatre heures nos soldats soutiennent le choc de cette nuée d'ennemis. Chrétiens et musulmans font des prodiges de valeur ; en vain, nos canons sèment la mort dans les rangs des Kabyles, ces Vendéens de l'Afrique ; ceux-ci se précipitent sur l'artillerie avec la frénésie de fanatiques qui voient le paradis de Mahomet au bout de leurs fusils. Un instant nos batteries se trouvent compromises mais les Français restent fermes comme un roc à la voix du colonel Combes, qui, par sa sombre énergie, domine ce terrible péril et parvient à regagner le camp, sans perdre un seul canon, une seule voiture, un seul blessé. Trois cents hommes tués ou blessés, et parmi ces derniers, le général avec son chef d'état-major, voilà le bilan de cette journée ; les pertes de l'ennemi sont bien plus considérables, mais Abd-el-Kader est resté sur le champ de bataille, et ses nouvelles proclamations appellent aux armes les vrais croyants, célèbrent cette affaire comme une victoire éclatante remportée sur les infidèles. Le bruit du revers des Français bloqués à la Tafna vaut des armées à l'émir. La nouvelle sur son chemin prend des villes et conquiert des provinces. Les tribus, naguère infidèles, s'empressent de nouveau autour de lui ; et du fond du désert d'autres reconnaissent pour sultan celui qui vient de prouver que si le jour appartient quelquefois aux chrétiens, le lendemain est toujours aux musulmans. Les Arabes de Tittery lui livrent le bey et les Koulouglis de Médéah dont il se débarrasse par de sanglantes exécutions. A la nouvelle de l'échec du général d'Arlanges, le roi
ordonne le départ immédiat d'une brigade de 6.000 hommes d'infanterie sous
les ordres du général Bugeaud. A peine débarqué, ce dernier a deviné le
secret de cette guerre meurtrière dans laquelle s'épuisent depuis six ans nos
soldats et nos chefs il réunit ses officiers et leur dit : Les Arabes sont vaillants, mais ils ne le sont pas plus
que vous... Ayez le sentiment de votre
incontestable supériorité, et portez-le avec vous dans le combat, de manière
à le faire passer dans l'âme de vos adversaires. Ils vous croient compromis,
livrés à l'abattement, réduits à une défensive sans remède et sans issue. Eh
bien, nous allons les surprendre par une offensive si rapide, énergique et
imprévue, que par un revirement moral dont l'effet est immanquable, le
trouble et l'incertitude remplissant leurs esprits, nous frapperons un grand
coup qui les abatte à leur tour. Mais comment, traînant avec vous tant de
canons et tant de voitures dans un pays montagneux, très-difficile, sans
routes, comment prendre l'offensive sur un ennemi qui l'a toujours eue
jusqu'à présent, qui va partout, qui est dégagé d'attirail et mobile à ce
point que vous le déclarez insaisissable ? Il faut vous faire aussi légers
que lui, il faut vous défaire de ces impedimenta, qui, bien loin d'être une
force, sont pour vous une cause permanente de faiblesse et de péril. Vous
êtes liés à leur existence ; vous les suivez péniblement là où ils peuvent
passer, quand ils peuvent passer ; vous ne marchez jamais à l'ennemi quand il
serait à propos, et votre temps s'use, tous vos efforts s'épuisent à défendre
vos canons et vos voitures, alors que l'ennemi est habile à choisir le moment
de vos embarras. Je vous déclare que j'ordonne l'embarquement de ce matériel
de campagne et son renvoi à Oran. Nos soldats porteront plus de vivres. Une
petite réserve sera chargée sur des chevaux et des mulets, avec lesquels nous
organiserons aussi le transport de nos blessés et de nos malades ; avec ces
moyens sommairement constitués, je vous promets de vous mener immédiatement à
l'ennemi et de le battre. Le général Bugeaud ne craint pas la responsabilité, cet épouvantail des âmes pusillanimes ; il ose, lui nouveau venu, rompre en visière aux vétérans algériens qui répugnent à se séparer de l'artillerie de campagne il heurte de front toutes les théories, tous les sophismes, toutes les routines de la guerre. Avec son système, on pourra passer de la défensive à l'offensive, s'écarter des routes battues, de celles qu'on nomme Trek-es-Soultane — les chemins du sultan — ; on pourra donner le combat au lieu de le recevoir, attaquer sérieusement les indigènes dans leurs intérêts matériels, en allant les chercher à droite, à gauche, dans les montagnes, dans le ravin, dans la vallée latérale où sont cachés leurs femmes leurs enfants, leurs richesses. Fort de ses principes, de son génie intuitif, le général se rend à Oran, en trompant la surveillance d'Abd-el-Kader, et par ce premier succès prouve que sa division ne dépend plus ni des Arabes ni du convoi. Puis il s'achemine vers Tlemcen, dont le ravitaillement est devenu indispensable ; mais il n'apporte des vivres à la garnison de Méchouar que pour un mois, et revient chercher de nouveaux approvisionnements. Deux fois de suite, en allant à la Tafna et en revenant, grâce à la rapidité de ses mouvements, à ses habiles stratagèmes il met en défaut la vigilance d'Abd-el-Kader et lui escamote le passage des montagnes. Ce Français est un renard, s'écrie le prince des croyants, et son armée est un serpent, mais sera-t-il un lion ? Et séduite par l'espoir de s'emparer du convoi, fascinée par cette riche proie qui vient de lui échapper, l'armée musulmane quitte la montagne et vient livrer bataille aux chrétiens en rase campagne, au confluent de la Sickah et de l'Isser. Avoir attiré l'ennemi où il veut, c'est, pour le général Bugeaud, l'avoir vaincu. Dès huit heures du matin le combat est terminé 1.200 Arabes tués, 130 prisonniers, sept cents fusils, six drapeaux tombent entre nos mains. De notre côté, on ne compte que 32 hommes tués et 70 blessés. La victoire du 6 juillet arrive deux ans trop tard ; la puissance de l'émir a déjà assez de racines pour résister à une tempête passagère. Toujours supérieur à sa fortune, il demeure plein de confiance dans le triomphe final de sa cause, refuse les présents du bey de Constantine, déporte des tribus dont il redoute la trahison, fait tomber les têtes des chefs suspects, agit en un mot comme s'il était plus puissant que jamais. Les Arabes ont exagéré leurs avantages ils demeurent incrédules à leurs revers. Aussi bien, les défenseurs, de l'Algérie ont remporté la victoire dans les Chambres, et le maréchal Clauzel s'est exagéré les conséquences de ce succès de tribune. Tandis que le vote du Parlement n'a été qu'une simple négation de l'abandon d'Alger, et n'implique aucunement la résolution d'accroître l'effectif de l'armée, le gouverneur général a de nouveau rêvé la conquête immédiate de toute la régence, soumis ses projets à M. Thiers, président du conseil et au maréchal Maison, ministre de la guerre. Ceux-ci l'ont écouté avec complaisance ; dans son ardeur aventureuse, il s'est cru autorisé à agir et a agi ; ses ordres, fondés sur des espérances, ont devancé même les promesses ses instructions au général Rapatel, son remplaçant intérimaire en Algérie, indiquent sa ferme volonté de tout préparer pour une expédition sur Constantine. Sur ces entrefaites, le ministère Molé-Guizot vient de se constituer, et se montre hostile au plan général de conquête, que, sous le cabinet précédent, le maréchal a tenté de faire adopter. Déjà, dans une dépêche du 30 août, le maréchal Maison lui a marqué son étonnement au sujet de sa précipitation, et prescrit de se restreindre dans les limites de l'occupation actuelle, dans celles de l'effectif disponible et des crédits législatifs. Un peu plus tard, le 27 septembre, il reçoit du général Bernard, nouveau ministre de la guerre, une lettre plus explicite encore. Le plan du gouverneur général paraît trop vaste au cabinet, et ne peut se réaliser sans un accroissement de dépenses qu'il n'est point permis de faire, au moins quant à présent. Il aurait désiré qu'il n'eût pas encore été question de l'expédition de Constantine, mais il a été frappé des conséquences que pourrait présenter dans un pays comme l'Afrique et avec l'esprit des populations indigènes, l'ajournement d'une expédition annoncée. C'est donc parce qu'elle a été annoncée et par ce seul motif, que le gouvernement du roi l'autorise aujourd'hui, mais il ne l'autorise que comme une opération toute spéciale nécessitée par les événements, et sans que cela puisse tirer à conséquence pour l'exécution du plan général d'occupation. Il doit être bien entendu que cette expédition se fera avec les moyens (personnel et matériel) qui sont actuellement à la disposition du maréchal. Toutes les instances de ce dernier pour obtenir des renforts demeurèrent infructueuses ; le ministre répondit par un refus absolu, lui déclarant qu'il n'était qu'autorisé à exécuter l'expédition, et qu'il pouvait se dispenser de la tenter. Pour faire acte de prévoyance, il fit partir le général de Damrémont, avec l'ordre secret de prendre le gouvernement de l'Algérie, si le maréchal persistait dans ses intentions de retraite. Cette précaution est inutile Yusouf, commandant des spahis, a été depuis six mois nommé bey de Constantine in partibus par le général en chef. On croit facilement ce qu'on désire, et Yusouf n'a pas eu de peine à persuader au maréchal qu'il a un parti nombreux dans la province de Constantine, qu'il suffira de s'y présenter avec quelques troupes pour amener la chute d'Achmet et la reddition presque spontanée de la place. En arrivant à Bone, le gouverneur général aurait pu se convaincre de l'inanité de ces assertions par ses procédés tyranniques et ses violences, Yusouf n'a réussi qu'à provoquer la défection de nombreuses tribus, et se trouve bloqué dans la ville. Au lieu des 1.500 mulets qu'il s'est engagé à fournir, il en a obtenu 450 à peine on manque de voitures, et le service de l'ambulance est mal organisé. Mais l'ardeur d'imagination du maréchal, la force inflexible de sa volonté, et le besoin qu'il avait du succès lui firent prendre pour des réalités, les espérances d'abord, puis les illusions, enfin les impossibilités sur lesquelles il reposa successivement son plan. Fasciné par ce mirage, il communique sa confiance à ses troupes officiers et soldats, presque tous croient n'entreprendre qu'une partie de plaisir, une simple promenade militaire, et plusieurs se plaignent déjà de la perspective qu'ils n'auront pas à faire parler la poudre. Le 13 novembre, le maréchal part, emmenant 7.000 hommes d'infanterie, 1.500 de cavalerie, artillerie et génie il laisse 2.000 hommes malades des fièvres d'automne dans les hôpitaux de Bone l'artillerie se compose d'une batterie de huit et de deux batteries de montagne ayant en tout 1.380 coups à tirer, l'armée emporte pour quinze jours de vivres seulement. Il n'a pas fait reconnaître la route et dans son fatal aveuglement, s'imagine n'avoir que 25 lieues à parcourir en pays plat et par le beau temps, alors qu'il faut en faire près de 40, franchir des montagnes, des rivières, des terrains détrempés. Au bout de 24 heures, le temps devient affreux, les ruisseaux se transforment en torrents, la terre en une boue liquide où attelages et soldats n'avancent qu'avec une peine extrême ; on laisse, à chaque étape de nombreux malades, des hommes morts de froid, de fatigue. Un de ces bivouacs, où l'armée campa une nuit, reçut le nom pittoresque et trop bien mérité de camp de la boue. Nous fûmes exposés là, écrivit le maréchal, à toutes les rigueurs d'un hiver de Saint-Pétersbourg, en même temps que les terres entièrement défoncées représentaient aux vieux officiers les boues de Varsovie. C'est une copie en miniature de l'expédition de Russie. Le 21 novembre enfin, après sept jours de souffrances inouïes, l'armée arrive en face de Constantine les auxiliaires qui, suivant les- promesses de Yusouf, devaient accourir sous nos drapeaux, n'ont point paru. Cependant le maréchal n'est pas encore désabusé il espère toujours. voir s'ouvrir devant lui les portes de la ville. Avec le duc de Nemours et une faible escorte, il part en avant et se porte sur le plateau de Mansourah les musulmans le reçoivent à coups de canon la population et la garnison se précipitent aux remparts bientôt la cavalerie d'Achmet, l'infanterie de son intrépide lieutenant Ben-Aïssa attaquent de tous côtés la petite armée française qui réussit à les repousser. Cette fois, le doute n'est plus permis la réalité apparaît menaçante, inexorable. Le général en chef sort de son rêve fantastique, comprend toute l'étendue de la responsabilité qu'il a si légèrement assumée. Repartir sur le champ ou tenter un coup de main pour s'emparer de la ville, tel est le dilemme redoutable qui se pose. C'est bien à juste titre qu'on a surnommé Constantine : le Gibraltar du désert, la cité aérienne suspendue sur un énorme rocher vertical, elle ne tient à la terre que par un isthme étroit, Condiat-Aty, qui a 600 mètres de développement, et se trouve percé de trois portes, Babel-Djedid, Bab-el-Oued et Bab-el-Djebia. Une quatrième porte, Bab-el-Cantara, communique seule avec le Mansourah par un pont, ouvrage grandiose des Romains, jeté à 200 pieds au-dessus de l'abîme. Sur trois autres faces larges de 900 mètres chacune, Constantine est séparée du plateau de Mansourah par un ravin de 60 mètres de largeur, d'une profondeur effrayante, au fond duquel coule le Rummel, qui, faisant le tour de la ville, présente pour escarpe et contrescarpe un roc à pic inattaquable par la mine et parle boulet. La couleur des maisons, les toits couverts de tuiles donnent à Constantine l'aspect d'une ville espagnole, avec des mosquées à la place des églises. C'est la capitale d'Achmet une artillerie nombreuse, des troupes aguerries la protègent, et ses 25.000 habitants fournissent encore plus de 2.000 fusils pour la défense. Voilà l'ancienne Cirta des Numides et des Romains, la Constantine du Bas-Empire, des Vandales, des Arabes et des Turcs, et ce nid d'aigle n'a encore connu d'autre vainqueur que la famine. Le maréchal ne peut songer ni à assiéger la place, ni à
l'investir il n'en a ni le temps ni les moyens, mais il donne l'ordre de
tenter un vigoureux assaut pour enlever la ville de vive force. Cette
manœuvre demeure inutile et n'a d'autre résultat que de mettre hors de combat
bon nombre de soldats et d'officiers. Le général Trézel est grièvement blessé
; le colonel Lemercier, le commandant Richepanse tombent pour ne plus se relever.
A trois heures de la nuit, écrit un témoin
oculaire, la lutte avait cessé, tout était rentré
dans le silence ; quand le signal accoutumé de la dernière prière nocturne
partit du minaret de la principale mosquée de Constantine, des versets du
Coran, lancés dans les airs, furent répétés sur les remparts par des milliers
de voix fermes, calmes, assurées. Nos soldats ne refusèrent pas leur estime à
de tels ennemis. C'en est fait : il faut quitter Constantine au plus vite, avec une armée démoralisée par l'insuccès, la maladie, la famine, décimée par la mort. Devant un péril si imminent, devant la lugubre réalité, le général en chef a retrouvé tout son sang-froid et se montre plus grand que son malheur. Il semble que l'armée n'ait été si compromise que pour être sauvée avec plus d'éclat et d'habileté. Le maréchal va l'arracher à l'anéantissement presque certain sur lequel comptent les musulmans. C'est en effet l'assiégé qui prend l'offensive et les rôles se trouvent intervertis. Le 24 novembre au matin, l'armée française est en pleine retraite, tandis que la garnison de Constantine, la population, les Arabes de la campagne se ruent à sa poursuite, menacent de l'envelopper, et déjà s'emparent de plusieurs voitures pleines de blessés. Changarnier a reçu le commandement de l'extrême arrière-garde, et c'est sur lui que pèse d'abord le flot des musulmans. Cet héroïque officier protège la retraite de l'armée tout entière, et recule lentement, de position en position sur le plateau de Mansourah. Dans un moment des plus critiques son bataillon va être écrasé par la cavalerie d'Achmet qui se dispose à faire une charge générale. Alors Changarnier forme son bataillon en carré : Mes amis, dit-il à ses soldats, regardez ces gens-là ; ils sont six mille et vous êtes trois cents ; vous voyez bien que la partie est égale. Attention à mon commandement Vive le roi ! Ces paroles électrisent les soldats, et à vingt-cinq pas la nuée des cavaliers arabes est reçue par un feu de deux rangs qui jonche le sol d'hommes et de chevaux. Étonnés d'une pareille audace, les musulmans reculent sous les murs de Constantine, et ralentissent leur poursuite, sans toutefois l'arrêter. Le maréchal Clauzel put écrire dans son rapport que le commandant Changarnier s'était couvert de gloire. La retraite s'acheva lentement, douloureusement ; les attaques des Arabes, des Kabyles, la pénurie des vivres, le manque de bois diminuaient chaque jour les restes de notre colonne. Enfin, le 1er décembre, elle rentrait à Bone, réduite de moitié. Nous laissions entre les mains de l'ennemi une grande partie du matériel de guerre, et, chose triste à dire, plusieurs centaines de têtes chrétiennes qui, selon la coutume musulmane, demeurèrent longtemps étalées sur les portes de Constantine. Les éléments, ces dangereux ennemis auxquels le Grand Doria ne connaissait de vainqueurs que mai, juin et juillet, avaient combattu en faveur de l'ennemi, et puissamment contribué à notre défaite. |
[1] Les personnes qui voudraient obtenir des renseignements plus complets sur l'Algérie pourraient lire avec fruit les ouvrages suivants : Campagnes de l'armée d'Afrique, par M. le duc d'Orléans. — Les Zouaves, par M. le duc d'Aumale. — Mœurs et coutumes de l'Algérie, par le général Daumas. — Les Annales algériennes, par le capitaine Pélissier de Reynaud. — Hanoteaux et Letourneux : La Kabylie et les institutions kabyles, trois volumes in-8°. — Jules Duval, l'Algérie, 1859. — L'Algérie : Impressions de voyage, par Clamageran, 1874, un volume in-12. — Souvenirs du maréchal Bugeaud, par Christian, deux volumes. — Annuaire historique universel, par Lesur, années 1830 à 1860. — Guizot, Mémoires, tomes IV et VII. — De Nouvion, tomes III et IV. — De Loménie, tomes VIII et IX : Notices sur le maréchal Bugeaud et sur Abd-el-Kader. — Citons encore les remarquables études de MM. Renan et Arsène Vacherot dans la Revue des Deux-Mondes, années 1869, 1873. — L'auteur de cet essai se fait un devoir de remercier plusieurs officiers généraux et supérieurs qui lui ont donné de précieux renseignements sur l'Algérie où ils ont brillamment combattu : parmi eux, le général de Bourgon, le général Nayral, le commandant Bouissou, ancien chef de bureau arabe.
[2] Ce principe souffre de nombreuses exceptions : le bien melk reste indivis entre parents habitant la même tente ou la même maison mais lorsque l'un des membres se marie et va faire souche à part, il retire de l'indivision le lot qui lui revient. Le melk est basé sur des actes authentiques de propriété, que chacun conserve précieusement et transmet à ses enfants.
La terre arch est celle qui a pour origine la conquête ou le don fait par un bey à une tribu. Les tribus mises en possession de ces terres se sont partagé les terrains de culture ; en peu de temps, ceux-ci ont pris le caractère de la propriété particulière, mais les parties non défrichées sont restées communes à toute la tribu. — Qu'il s'agisse d'un terrain melk ou arch, l'Arabe sait mieux qu'on ne pense défendre ses droits, en se faisant justice lui-même ou en s'adressant à l'administration, lorsque l'on empiète sur son domaine.
[3] La femme arabe est à la fois la mère, la nourrice, l'ouvrière, l'artisan, le palefrenier, la servante, et à peu près la bête de somme de la maison. (Fromentin, Un été dans le Sahara.)
[4] Il faut faire une exception pour les canaux d'irrigation des indigènes dans les pays montagneux, il existe des réseaux de canaux très-bien conçus. Chaque riverain connaît ses droits, et les distributions se font exactement sans gardes champêtres et sans syndicats.
[5] Suivant la croyance vulgaire, il y a un mois de l'année où Dieu envoie sur la terre 380.000 calamités de toute nature, morts, blessures, maladies, épidémies, chagrins, etc. l'humanité périrait bien vite sous ce déluge de maux, sans l'intervention de quelques marabouts, saints entre les plus saints et révérés entre tous, appelés, dans l'islamisme, du nom de ghouls, qui prennent pour leur compte les trois quarts de ces fléaux. De telles légendes ne peuvent que consacrer et fortifier le pouvoir des marabouts.
[6] Il faut cependant noter que les grandes plaines du Tell algérien sont cultivées par les Arabes et non par les Kabyles ; l'antithèse n'est donc pas tout à fait exacte.
[7] La conquête définitive de la grande Kabylie, accomplie en 1857 par le maréchal Randon, l'insurrection de 1871 ont fait perdre aux Berbères une partie de leurs antiques fueros. Isolés, cachés dans leurs montagnes, ils se croyaient protégés par celles-ci comme par une imprenable forteresse, d'où ils s'élançaient à loisir pour piller les gens de la plaine. Des colonies françaises installées au milieu des tribus, des routes pratiquées à travers les montagnes, la Rekba, les exécutions sommaires des marchés abolies, les ateliers de fausse monnaie rigoureusement fermés, l'anaïa privé et local remplacé par l'anaïa général de l'autorité civile et militaire, les crimes jugés par nos tribunaux d'après notre droit pénal, la juridiction de la Djemâa diminuée et restreinte, subordonnée au contrôle des fonctionnaires français, l'établissement, la conservation et la transmission contractuelle de la propriété immobilière soumis en 1873 aux règles de nos Codes, voilà l'œuvre de la conquête et de l'annexion. Comme le dit M. Clamageran : le développement de l'instruction, la connaissance de nos procédés industriels, l'ouverture de débouchés nouveaux, l'extension des relations commerciales, le perfectionnement des voies de transports, le maintien des libertés municipales et économiques, l'avantage d'une sécurité plus grande, doivent peu à peu rapprocher de nous les Kabyles et les consoler de la perte de leur indépendance politique.
[8] Sous la domination des Turcs, la régence était divisée en trois provinces principales ou Beyliks ; la province d'Oran à l'ouest, celle de Constantine à l'est, celle de Tittery au midi. Seule cette dernière ne portait pas le nom de sa capitale Médéah la province d'Alger au nord était directement administrée par le dey et ses ministres, les autres par des beys turcs que nommait le dey.
[9] Voir les Campagnes de l'armée d'Afrique, page 3. On trouvera au premier volume de notre travail une analyse de cet ouvrage.