HISTOIRE DE LA MONARCHIE DE JUILLET DE 1830 À 1848

TOME SECOND

 

CHAPITRE XIV. — LE PREMIER MINISTÈRE MOLÉ.

 

 

M. le comte Molé. Les croyants, les indifférents, les faux dévots et les athées en politique. Il faut souvent changer d'avis pour rester de son opinion. Qu'est-ce que gouverner ? — Formation du cabinet du 6 septembre 1836. Conseils du duc de Broglie à M. Guizot. — Un acte de justice mise en liberté des anciens ministres de Charles X. — Affaires de Suisse la question des réfugiés ; le conclusum du 11 août ; l'espion Conseil. — Le prince Louis-Napoléon. Rêveries politiques. Le complot de Strasbourg. Indulgence de Louis-Philippe. 1836, 1840, 1851. Acquittement des coupables subalternes par le jury. Mort de Charles X à Goritz. — Attentat de Meunier. — Discussion de l'adresse. Une lettre du comte de Montalivet. — Le budget de 1830 ; un mot de M. Thiers. — Les projets de disjonction, de non-révélation, de déportation et d'apanage. Discussion et rejet de la loi de disjonction. Une garde nationale judiciaire. — Le pamphlet du vicomte de Cormenin. Le ministère est mort, mais il ne vent pas qu'on le sache. Dissensions entre MM. Molé et Guizot. Le ministère des questions réservées. Formation du cabinet du 16 avril 1837.

 

Louis XIV demandait un jour au cardinal de Janson où il avait si bien appris la politique : Sire, répondit le prélat diplomate, c'est lorsque j'étais évêque de Digne, en courant avec une lanterne sourde pour faire un maire de la ville d'Aix. En effet, la politique ne saurait être qu'un apprentissage successif, où la connaissance des petites affaires mène à l'intelligence des grandes. A l'encontre de beaucoup de ses contemporains, M. le comte Molé, successeur de M. Thiers, président du conseil du nouveau ministère, n'a pas été improvisé homme d'État brusquement, sans préparation. Il entra au conseil d'État sous Napoléon Ier, auquel tout plaisait en lui l'urbanité des formes, la sagacité du jugement, l'ardeur au travail, un grand nom noblement porté préfet de la Côte-d'Or, directeur général des ponts et chaussées, grand juge ministre de la justice en 1813, il sut rester à la hauteur des situations les plus délicates. Molé, disait l'empereur, esprit solide, ministre monarchique, plus occupé du fond que de la forme. Moins que tout autre, il garda cette empreinte indélébile, ce goût du despotisme qui semblait inhérent aux anciens fonctionnaires de l'Empire l'aménité de son caractère, la modération de ses idées le préservèrent de ces actes de violence et de rancune auxquels beaucoup se laissaient entraîner elles le rendaient propre à accepter et servir des formes de gouvernement très-différentes de l'absolutisme impérial. Orateur facile et élégant, adroit, insinuant, toujours plein de discrétion et de dignité dans ses relations parlementaires, ministérielles ou diplomatiques, le comte Molé possédait au plus haut degré la science des détails, le côté domestique des affaires, l'art de séduire les hommes aux manières, à la tenue d'un grand seigneur de l'ancien régime, il joignait un sens pratique très-fin, l'intelligence des besoins et des tendances de son époque. Politiquement parlant, il n'avait pas eu de jeunesse, et le souvenir de son père, mort sur l'échafaud en 1793, n'était pas de nature à lui inspirer un ardent amour de cette liberté au nom de laquelle il se commettait alors tant de crimes. Au rebours de la plupart, il alla de l'autorité à un libéralisme conciliant et mitigé, et cette métamorphose permit à l'ancien conseiller de Napoléon I" de devenir ministre de la Restauration en 1819, de la monarchie de Juillet en 1830 et 1836. Lorsque l'empereur veut dépouiller le Corps législatif du dernier droit qui lui reste, celui de présenter les candidats à la présidence, le comte Molé n'hésite point à justifier cette mesure arbitraire par des raisons de forme et d'étiquette ; au contraire, en arrivant au pouvoir, le cabinet Villèle trouve à la Chambre des Pairs M. Molé parmi ses adversaires les plus redoutables l'apologiste du césarisme en 1810, devient, en 1824, le champion résolu du régime représentatif. La publicité, dit-il alors, n'est pas un des moyens du gouvernement représentatif, elle en est au contraire le but ; toutes les institutions ont pour objet direct ou indirect de la garantir elle est le premier besoin des siècles éclairés, parce qu'elle rend inévitable à la longue le triomphe de la justice et de la vérité.

C'est dans ces divergences qu'il faut chercher le côté faible du caractère de M. Molé. On l'a dit avec esprit en matière de doctrines politiques et religieuses, on peut diviser les hommes en quatre classes les croyants, les indifférents, les dévots et les athées. Etranger à tout dogmatisme étroit et tyrannique, plein d'aversion pour les formules et les idées arrêtées, ne trouvant dans nos révolutions perpétuelles rien qui ressemblât à un principe fixe, toujours prêt à se contenter de l'à peu près, du médiocre même de crainte du pire, M. Molé ne ressemblait aucunement aux doctrinaires que M. Dupin accusait de maximer leurs pratiques et de ne point pratiquer leurs maximes. C'était plutôt un indifférent et un éclectique il eût volontiers rangé la politique au nombre des sciences inexactes entre l'astrologie et l'alchimie, et c'est pour lui que semble fait ce mot du cardinal de Retz il faut souvent changer d'avis pour rester de son opinion. Sans avoir le fanatisme de l'immobilité, M. Molé se rattachait d'abord à tout régime qui représentait une idée d'ordre et de stabilité une fois ce point acquis, il se montrait souple, conciliant pour les personnes et les choses, persuadé que la société vit de concordats, que dans la vie publique et privée, la paix ne subsisterait pas sans mutuelles concessions et tolérance réciproque. A ses yeux, le meilleur gouvernement n'était pas celui qui découle logiquement de telle ou telle doctrine, mais celui qui garantit le mieux aux gouvernés la sûreté des personnes et des propriétés. De là une politique toute de circonstance et d'expédients, politique à la Talleyrand, moins habile, mais plus scrupuleuse. La mode n'était plus aux principes et M. Molé suivait la mode, se contentant de gouverner avec les intérêts, peu soucieux du lendemain, de l'avenir. Il aurait pu jouer un rôle considérable, garder une grande influence sous un régime de traditions et de mœurs douces, mais son talent était peu propre aux luttes implacables, à ciel ouvert, des Chambres parlementaires ; il manquait aussi des qualités qui pénètrent et dominent les événements, et n'était pas à la hauteur des crises extraordinaires. Gouverner, c'est prévoir, c'est précéder, diriger l'opinion, sans cesser de demeurer en contact avec elle, en sachant l'attendre au besoin ; gouverner c'est prévenir les difficultés, éviter les frottements, c'est embrasser d'un coup d'œil l'ensemble d'une situation, en découvrir le fort et le faible, c'est avoir un système pour réparer et pour améliorer gouverner, c'est vouloir gouverner, c'est agir, c'est savoir parler non-seulement à la raison, mais aussi à l'imagination d'un peuple gouverner enfin, c'est croire, c'est avoir un idéal supérieur vers lequel on se dirige à travers les incertitudes, les obstacles de la politique quotidienne. Il faut, pour bien gouverner, avoir des croyances profondes, et ce n'est pas seulement dans la sphère religieuse que la foi transporte les montagnes Louis XI, Henri IV, Richelieu avaient la passion de l'État mais ces vertus sublimes auxquelles on reconnaît l'homme de génie, deviennent de plus en plus rares, se développent et s'épanouissent très-difficilement dans notre société toute pénétrée de démocratie, fanatique d'égalité, ivre de changement et d'inconstance.

Ce n'était pas sans peine que le ministère du 6 septembre avait pu se former, et M. Guizot montrait d'abord quelque répugnance à entrer dans le cabinet. Personne, disait M. Bertin de Vaux, personne ne surpasse M. Molé dans la grande intrigue politique il y est plein d'activité, de longue prévoyance, de sollicitude habile, de soins discrets pour les personnes, de savoir faire avec convenance et sans bruit... Il y a plaisir à s'en mêler avec lui... plus de plaisir que de sûreté. On reprochait en effet à M. Molé de se préoccuper trop exclusivement de lui-même et de son succès, et d'oublier trop aisément ses associés et ce qu'ils devaient attendre de lui. M. Guizot avait d'autres motifs d'hésitation il voulait rentrer aux affaires avec le duc de Broglie, que Louis-Philippe eut le tort d'oublier trop vite, de ne pas appeler ni consulter en cette circonstance. De son côté, l'illustre doctrinaire, dégoûté de nos crises perpétuelles, était déjà presque décidé à ne plus descendre dans l'arène politique. Dans sa généreuse et fière abnégation, il conseillait à M. Guizot de former un cabinet, mais d'en assumer la direction tout entière. Le ministère nouveau, écrivait-il à son ami, doit vous accepter pour chef, non-seulement de fait, mais de nom ; quoi qu'il en soit, vous en aurez la responsabilité, il faut que vous en ayez la direction. Un ministère qui a deux présidents, l'un de nom, l'autre de fait, n'en a réellement point. C'est là un dissolvant inévitable et prochain... Le nouveau ministère doit être le produit de combinaisons nouvelles et qui surprennent le public s'il se présentait comme une résurrection, comme une contre-épreuve affaiblie et pâle du ministère qui s'est dissous il y a six mois... cela lui serait mortel. Pressé par les instances du roi, entraîné par l'assurance que M. Molé resterait fidèle à la politique de résistance, M. Guizot finit par accepter la nouvelle combinaison il ne voulut prendre pour lui-même que le ministère de l'instruction publique, persuadé que son autorité tenait à sa personne, non à ses fonctions. On se préoccupa d'assurer l'équilibre entre les deux éléments juxtaposés, mais non confondus dans le cabinet ; il se fit un partage à peu près égal des portefeuilles. Trois amis de M. Guizot, MM. de Gasparin, Duchâtel et Martin du Nord entrèrent aux ministères de l'intérieur, des finances et du commerce ; M. le comte Molé devint président du conseil et ministre des affaires étrangères ; MM. Persil, de Rosamel et le général Bernard, ministres de la justice, de la marine et de la guerre se rapprochaient plutôt de M. Molé, appartenaient au groupe désigné alors du nom de Politiques.

Les premières mesures du cabinet furent accueillies avec sympathie la nomination de M. de Rémusat au sous-secrétariat du ministère de l'intérieur, de M. Gabriel Delessert à la préfecture de police, obtinrent une approbation générale. Peu après, le roi fit grâce à un grand nombre de condamnés pour crimes ou délits politiques, et mit fin à la captivité des ministres de Charles X au fort de Ham MM. de Chantelauze, de Peyronnet, de Guernon-Ranville purent s'établir sur parole dans des résidences choisies par eux-mêmes ; la peine de mort civile prononcée contre le prince de Polignac fut commuée en vingt ans de bannissement hors du royaume l'amnistie de 1837 devait bientôt mettre un terme à son exil et lui rouvrir les portes de la France. C'était le don de bienvenue du nouveau cabinet, et c'était un acte de réparation. Les ministres de Charles X avaient sans doute commis une violation éclatante de la loi mais leur roi vaincu, exilé, sa dynastie renversée, le gouvernement changé de fond en comble, n'était-ce pas là un châtiment bien assez terrible ? On l'a écrit très-justement[1] il n'était ni bon, ni digne, ni logique, que les vainqueurs allassent chercher parmi les vaincus des victimes expiatoires pour faire peser sur elles les dernières convulsions d'une colère épuisée. M. Berryer avait raison de dire que la charte étant violée dans la personne du roi déchu, elle ne pouvait plus s'appliquer à ses ministres personne n'avait plus le droit de se faire leur accusateur, et il ne leur voyait plus de juges sur la terre de France. Si Charles X était irresponsable, on ne pouvait le détrôner et le chasser une révolution avait méconnu son caractère inviolable dès lors ses conseillers devenaient, eux aussi, irresponsables et couverts par la révolution elle-même. Cependant d'implacables nécessités avaient contraint le nouveau gouvernement à subir le despotisme de l'opinion parisienne. En 1836, les rancunes désarmaient, et les esprits ne s'étonnaient plus de cet acte de justice.

Le cabinet du 6 septembre était à peine installé que de nombreuses difficultés extérieures venaient l'assaillir, le rejeter dans les grandes luttes et les grands périls : c'étaient la question suisse dont le ministère du 22 février lui léguait le pesant héritage, le désastre de Constantine[2] et le complot de Strasbourg.

Après l'Italie, le pays qui inspirait les plus vives inquiétudes aux puissances du Nord, était la Suisse, devenue, grâce à sa neutralité, le refuge des anarchistes de l'Europe entière. Sous le nom de Jeune Allemagne, de Jeune Pologne, de Jeune Italie, de Jeune France, ceux-ci avaient établi des affiliations vehmiques formant en quelque sorte les anneaux d'une vaste association, la Jeune Europe, reliée elle-même par des liens étroits à la Haute vente universelle, pouvoir central établi à Paris. Ils prenaient pour manifeste la déclaration des Droits de l'Homme de Robespierre, pour but la révolution cosmopolite, pour programme l'extermination de tous les tyrans et la république européenne. Le danger s'accrut lorsqu'en 1835, ils eurent réussi à fonder parmi les citoyens suisses une association dite la Jeune Suisse, qui devait semer l'agitation démocratique, renverser les gouvernements cantonaux, anéantir le pacte de 1815, organiser des corps francs et favoriser les projets des conspirateurs étrangers. La tentative d'invasion dirigée et préparée en 1834 par Ramorino contre la Savoie dans les murs de Genève, avait augmenté la mauvaise humeur des gouvernements monarchiques, dont la plupart adressèrent des notes très-vives contre un pareil abus de l'hospitalité pour appuyer leurs réclamations, ils établirent un rigoureux blocus sur toutes les frontières de la Confédération et menacèrent d'intervenir à main armée.

Seule la France avait jusqu'alors résisté aux instances de M. de Metternich, et refusé de se joindre à cette croisade diplomatique des puissances intéressées à obtenir de la Suisse l'expulsion des fauteurs de désordres. Au point de vue de l'équilibre européen, ce pays lui garantissait la sûreté d'une portion considérable de son territoire, maintenait entre elle et ses anciens adversaires ce puissant rempart que M. Guizot appelait à la tribune un rocher de glace et de braves gens. Mais en 1836, M. Thiers désirait faire fléchir un peu la politique de l'alliance anglaise, et s'assurer la faveur du premier ministre autrichien. Nos exhortations, nos remontrances n'avaient produit aucun résultat dans plusieurs cantons, le pouvoir avait, de gré ou de force, passé du parti modéré réformateur et gouvernemental au parti démocratique et unitaire, qui appuyait les conspirateurs de sa complicité active ou passive. M. Thiers résolut d'agir sous sa propre initiative, en faisant respecter le principe de l'inviolabilité du territoire de la Suisse, et sans se mettre à la remorque des autres puissances.

Au mois de novembre 1835, M. le duc de Montebello chargé de représenter la France près de la Diète helvétique, trouva le directoire fédéral animé de dispositions plus conciliantes qu'on ne l'espérait. Le gouvernement de Berne avait paru dominé d'abord par le parti violent et disposé à protester contre toute concession aux puissances. En devenant Vorort, c'est-à-dire pouvoir exécutif de la Suisse, il fit ce que font d'ordinaire les oppositions quand elles passent de la parole à l'action il reprit les procédés, les errements de son prédécesseur, s'appropria sa politique, et le 22 juin 1836, il remit à l'ambassadeur français une note où il manifestait son intention d'expulser les réfugiés, et exprimait le vœu de voir le cabinet des Tuileries seconder ses désirs en donnant passage à travers le royaume à ceux-ci.

Toutefois, il était hors de doute que les déclarations du Vorort resteraient à l'état de lettre morte car il se bornait à engager de la manière la plus pressante les gouvernements cantonaux à faire arrêter et tenir à sa disposition les réfugiés dangereux. Qu'arriverait-il si ceux-ci, demeurés souverains sur leur territoire, ne tenaient pas compte de ses recommandations ? Le Vorort n'avait aucun moyen constitutionnel de les contraindre, et ses promesses devenaient illusoires. Le duc de Montebello fut donc chargé par M. Thiers de réclamer un conclusum (une loi) voté par la Diète, investissant le directoire fédéral du pouvoir d'obliger les cantons à exécuter la note du 22 juin.

Le 18 juillet, l'ambassadeur français adressa au Vorort la réponse de son gouvernement. Celui-ci consentait à accorder aux réfugiés expulsés les moyens propres à assurer leur subsistance pendant un certain temps à partir de leur embarquement dans un des ports du royaume. Sans méconnaître ce que le droit d'asile a de réel et de sacré, ce droit ne pouvait être aussi étendu en Suisse qu'en Angleterre et en France la constitution fédérale de la Suisse, son fractionnement en vingt-deux États souverains, régis par des législations différentes, par des principes divers d'administration, ne sauraient permettre qu'elle eût au même degré les moyens de surveillance et de répression contre les réfugiés qui, accueillis sur son territoire, oseraient abuser du bienfait de l'hospitalité au détriment des États avec lesquels la Confédération était en paix. Sans parler de l'expédition de Savoie, des machinations ourdies contre l'Allemagne, la France elle-même était éminemment intéressée dans cette importante question de droit international il était avéré que les réfugiés en Suisse étaient en rapport avec les anarchistes français, que leurs indiscrétions attestaient la connaissance qu'ils avaient des projets des régicides, et leurs desseins se liaient tout au moins d'intentions et d'espérances aux crimes récemment tentés en France. Le gouvernement du roi aimait à trouver dans la note du 22 juin la preuve qu'aucune de ces graves considérations n'avait échappé à la pénétration du directoire fédéral. Dès lors, il ne restait plus au gouvernement de Sa Majesté qu'à souhaiter que des manifestations aussi rassurantes ne demeurassent point infructueuses. Si cet espoir était déçu, si les gages que l'Europe attendait devaient se borner à des déclarations, sans qu'aucun moyen de coercition vînt les appuyer au besoin, les puissances intéressées seraient pleinement en droit de ne plus compter que sur elles-mêmes. Il n'était pas moins évident que la France, après s'être inutilement efforcée par des conseils et des avertissements répétés, de prémunir la Suisse contre ce danger, n'aurait plus qu'à pourvoir dans le même but, en ce qui la concernait, à ce que lui prescrirait l'intérêt non moins légitime de sa propre sécurité.

Cette note, à laquelle les représentants des diverses puissances en Suisse donnèrent leur formelle adhésion, fut immédiatement transmise à la Diète, qui décida qu'elle serait renvoyée à une commission. Le 7 août, celle-ci déposait son rapport et confirmait pleinement les plaintes des ambassadeurs étrangers le 11 août, après de violentes discussions, le conclusum était voté dans les termes suivants à la faible majorité de treize États et demi. Article premier : Les étrangers qui auront compromis par des faits constatés, la sûreté, la tranquillité intérieure, la neutralité de la Suisse et ses rapports internationaux, seront expulsés du territoire de la Confédération avec le concours du directoire. Article 2 : Les cantons connaissent avec toute la promptitude possible des cas, et pourvoient à l'exécution de l'article premier dans leur territoire respectif. Ils se concertent à cet effet avec le directoire fédéral.

La note du duc de Montebello avait provoqué une explosion de colères et d'imprécations de la part de la démagogie européenne. La Diète, écrivait le Bon Sens, feuille démocratique parisienne, la Diète aurait pu rappeler à l'ambassadeur de Louis-Philippe, que son maître, frappé par les tempêtes révolutionnaires, avait été heureux autrefois de trouver un refuge et du pain dans ces tranquilles vallées que les partis vaincus ou triomphants devraient respecter comme un sanctuaire protégé par la conscience du genre humain. En Suisse, l'exaspération fut au comble dans les cantons démocratiques ; les déclamations mensongères de la presse attisaient les colères de ces ombrageuses républiques helvétiques qui, dans leurs rapports avec de puissantes nations, prennent si facilement le ton d'une morgue hautaine et d'une jactance déplacée pour celui d'une noble indépendance. Des voisins qui ne voulaient pas permettre à la Suisse d'établir chez elle un droit de conspiration, furent représentés comme lui contestant le droit d'asile, le plus beau et le plus saint de tous les droits. On confondait le droit et l'abus, on dénaturait les intentions de la France, on oubliait que la Suisse n'est pas seule en Europe, qu'il y a entre tous les peuples civilisés une certaine solidarité de traditions, d'habitudes, de devoirs, qui s'appelle le droit des gens. Tel était l'égarement des esprits qu'un tiers des cantons, et parmi eux Saint-Gall, Thurgovie, Vaud et Genève, quatre des plus considérables, tous cantons frontières, refusèrent de ratifier le conclusum voté par la Diète, préférant s'exposer aux conséquences d'un blocus hermétique, se brouiller avec la Sardaigne, l'Autriche et la France, plutôt que de cesser de servir de point de ralliement aux anarchistes européens.

Sur ces entrefaites, le différend survenu entre la France et la Suisse se complique d'un fâcheux incident auquel les passions hostiles au gouvernement de Juillet essayent de donner les proportions d'un événement. Un agent de police, nommé Conseil, a été envoyé en Suisse par M. de Montalivet, ministre de l'intérieur, dans le but de surveiller les menées des réfugiés afin de tromper plus sûrement les sociétés secrètes, cet homme se prétend l'ami et le complice de Fieschi ; le duc de Montebello a reçu et exécuté l'ordre de le signaler à la Diète comme un conspirateur dangereux et de demander son expulsion. Conseil procède avec une telle maladresse qu'il éveille les soupçons des réfugiés quatre Italiens lui tendent un guet-apens, l'obligent, le poignard sur la gorge, à confesser sa qualité véritable, le fouillent, enlèvent ses papiers, saisissent trois passeports, tous sous des noms différents, tous visés par l'autorité française. Avec une incroyable légèreté, le directoire de Berne et la Diète acceptent comme prouvées les affirmations des Italiens désireux de compromettre le gouvernement français, de prendre leur revanche du conclusum, ils feignent de croire au témoignage qu'un misérable, menacé par d'autres misérables, a porté contre M. de Montebello. Une inconcevable procédure est introduite, non-seulement contre le droit des gens, mais encore contre le droit civil, puisqu'un ambassadeur accusé n'a été ni prévenu, ni averti, ni entendu, est resté étranger à l'enquête. Le 9 septembre, la commission donne lecture à la Diète d'un rapport qui conclut de la manière suivante : Qu'on pense ce qu'on voudra de l'emploi des espions par les gouvernements et les ambassadeurs ; qu'on admette comme vrai ou faux que la limite entre ce qui est permis et ce qui ne l'est pas, ne se trace pas pour la diplomatie et la police selon les idées ordinaires des hommes sur l'honneur et sur la probité, nous ne pourrons jamais nous persuader que des actes tels que ceux dont il est question, que la fraude et le faux, qui, dans tous les pays du monde, sont qualifiés crimes et tombent dans le domaine du mépris public, soient, lorsqu'ils émanent de la diplomatie, qui a la haute mission de rapprocher et de réunir les peuples, des actes ordinaires et de tous les jours... L'honneur de la France et de son roi sont également compromis. Mais la France et son roi ne fabriquent pas de faux passeports, la France et son roi ne commettent point de crimes et ils n'ont chargé personne d'en commettre en leur nom, et quiconque ne craindrait pas de le faire aurait cessé d'agir comme leur représentant... Il faut qu'ils connaissent la vérité. Aussi la commission conseillait à la Diète de charger le Vorort d'informer le roi des Français ainsi que son gouvernement, du véritable état de l'affaire, et de joindre à cette communication copie certifiée des pièces.

C'était un acte d'accusation contre la France, et la majorité de la Diète n'avait pas hésité à voter les conclusions du rapport. La situation du duc de Montebello n'était plus tenable grossièrement insulté par la presse prétendue patriote, en butte à mille menaces anonymes d'assassinat, il se trouvait réduit à ne plus pouvoir sortir de son hôtel après la chute du jour et contraint de s'entourer des plus grandes précautions. Excités jusqu'au délire par la conduite de leur gouvernement, les Suisses se laissaient entraîner dans une voie pleine de périls. On formait des corps de volontaires de l'indépendance qui s'exerçaient au tir ; à entendre les journaux radicaux et les tribuns populaires, il ne s'agissait de rien m oins que de renouveler les victoires de Granson et de Morat, de marcher contre l'Europe et la France, d'ajouter à la Confédération les républiques de Franche-Comté, de Bourgogne, d'Alsace et de Lorraine. Tel était le prix de la bienveillance, de la longanimité dont la France usait depuis 1830 envers la Suisse.

Sans doute la conduite du ministre n'a pas été exempte de tout reproche en cette circonstance M. de Montalivet a eu tort de garder le secret vis-à-vis de M. Thiers, qui, de son côté, a cru pouvoir affirmer que Conseil est un imposteur et n'appartient pas à la police française. C'est aussi une faute d'avoir demandé au Vorort l'expulsion de ce dernier, et de l'avoir induit en erreur sur sa qualité véritable à son tour, M. de Montebello est resté dans une excessive réserve envers le Directoire, au lieu de se concerter avec lui pour étouffer le scandale dès sa naissance. Mais cette triple imprévoyance est loin de justifier les allégations passionnées du rapport de la Diète. Comme l'écrit M. de Nouvion, l'indignation de la commission eût été plus justement inspirée par la conduite des réfugiés, qui préparaient dans leurs sociétés secrètes la révolution ; la guerre civile, l'assassinat, le régicide, ou par celle de la Suisse qui tolérait un si criminel abus de l'hospitalité, que par les mesures du gouvernement français pour découvrir ces trames et les déjouer. Il serait absurde d'appliquer les règles de la morale commune aux rapports de la police avec les malfaiteurs. Les voleurs seraient bien tranquilles, s'il était prescrit aux agents de la sûreté publique de ne procéder à leur recherche que revêtus de leurs insignes. Les conspirateurs tiendraient entre leurs mains le sort de tous les gouvernements, si la police ne pouvait sans crime acheter les trahisons ou prendre les moyens d'introduire dans leurs conciliabules des agents chargés de livrer leurs secrets. En résumé, il n'y avait là qu'un espion stupide, ayant donné lieu à une affaire désagréable, un fait d'espionnage très-commun dans les grands comme dans les petits États much ado for nothing, beaucoup de bruit pour rien, telle était la morale de ce triste conflit.

M. le comte Molé ne pouvait tolérer la conduite de la Diète, la situation faite au gouvernement français, à son ambassadeur, mis sur la sellette, accusés, jugés, à l'instigation d'obscurs conspirateurs, contre tout droit, contre toute équité. Avant que le Vorort eût exécuté les décisions de la Diète, M. de Montebello lui remit le 27 septembre une dépêche de M. Molé, à la suite de laquelle toutes les relations diplomatiques étaient interrompues entre la France et la Suisse. Le gouvernement du roi demeurait convaincu que l'indépendance helvétique était prête à tomber sous le joug d'une tyrannie intérieure et que c'en était fait des influences pacifiques auxquelles la Suisse avait dû jusque-là son bonheur et son repos. Une faction composée d'éléments divers avait usurpé, soit dans l'opinion, soit au sein des pouvoirs publics, une prépondérance fatale à la liberté de la Suisse. Un guet-apens avait été concerté presque publiquement contre l'ambassadeur de France chose plus étrange, il s'était trouvé des pouvoirs assez faibles ou assez dupes pour se rendre complices d'une manœuvre tramée par les ennemis de tout pouvoir. Quelques réfugiés semblaient s'être proposé d'amener la Confédération à rétracter les mesures, à désavouer les principes énoncés dans le conclusum du 11 août. Le succès avait dépassé leurs espérances un acte de basse vengeance contre le représentant d'un grand État, conçu et accompli par quelques révolutionnaires, avait été pour ainsi dire adopté par l'autorité légale, comme une représaille de gouvernement à gouvernement. On arrache ou l'on feint d'arracher à un aventurier, le poignard sur la gorge, de prétendus aveux ceux-là mêmes qui l'ont pris pour instrument renouvellent entre eux une sorte de tribunal vehmique il est livré par cette justice occulte à la justice publique, qui se reconnaît régulièrement saisie, et qui accepte toute cette série de crimes secrets comme un commencement d'instruction. Une enquête' est ordonnée, non contre les affiliés d'une association redoutable, mais sur les faits qu'ils créent et dénoncent. Le Directoire défère cette enquête sans exemple à la Diète une commission est nommée et la Diète sanctionne par son vote les conclusions d'un rapport où les principes du droit des gens sont outrageusement méconnus. Ainsi les étrangers font la police, les conspirateurs provoquent des arrêts, saisissent les autorités. Certes, la France peut le dire, le jour où de tels actes s'accomplissent, c'est bien moins le respect dû au nom français que le sentiment de l'indépendance helvétique qui est anéanti dans les cantons qui n'ont pas craint de s'associer à de pareilles machinations. C'est de la Suisse égarée et asservie à la Suisse éclairée et libre que la France en appelle. Elle croit fermement que la Suisse ne tardera pas à retrouver dans ses souvenirs, dans ses intérêts bien compris, dans ses sentiments véritables, des inspirations qui la préserveront des périls auxquels l'expose une poignée de conspirateurs étrangers. Si par malheur il devait en être autrement, forte de la justice de sa cause, elle n'écoutera plus que sa dignité offensée, et jugera seule des mesures qu'elle devrait prendre pour obtenir une juste satisfaction. Enfin, elle saura, sans compromettre la paix du monde, montrer qu'elle ne laissera jamais un outrage impuni.

Ni le Directoire, ni la Diète n'avaient prévu l'effet de leurs bravades diplomatiques. La note du comte Molé plaçait la Suisse entre les désastres d'un blocus commercial, suivi peut-être de la guerre, et la nécessité d'une réparation. Il ne restait plus qu'à rétracter le rapport du 9 septembre et à se soumettre. Le 5 novembre, après d'orageux débats, la Diète adopta une réponse où il était déclaré que le différend survenu entre la France et la Suisse provenait d'un malentendu, d'une erreur, et que des explications loyales étaient le moyen de le terminer. La Diète n'avait jamais pu songer à porter atteinte aux relations amicales des deux États l'envoi des pièces avait été décidé sans arrière-pensée et sans avoir l'intention d'offenser le gouvernement français ni son ambassadeur il ne serait pas donné suite à cette décision. Dès lors, la Suisse espérait que les rapports d'amitié entre la France et elle, cimentés par le temps, seraient rétablis dans l'intérêt des deux pays ; elle aimait à croire que les liens d'une vieille alliance, momentanément relâchés, ne serviraient qu'à mieux faire sentir aux deux nations les avantages réciproques d'une union qui n'aurait jamais dû être troublée.

Le gouvernement se tint avec raison pour satisfait de cette réponse ; il fit cesser aussitôt les mesures prohibitives et les mouvements de troupes qu'il avait ordonnés sur la frontière.

Le ministère du 6 septembre n'avait franchi le défilé de la question suisse que pour se heurter à d'autres obstacles plus graves ; il était dans sa destinée de voir les difficultés, les dangers naître sous ses pas, s'amonceler avec rapidité, et compromettre son existence, déjà menacée par le vice de sa constitution intérieure. Le 1er novembre 1836, Paris, la France apprenaient avec étonnement la nouvelle du complot avorté de Strasbourg.

Du château d'Arenenberg, en Suisse, où il s'est retiré après sa campagne de 1831 avec les révolutionnaires italiens, le prince Louis-Napoléon Bonaparte entretient en France avec les chefs des partis mécontents des relations suivies. Il a vu M. de Chateaubriand, le général Lafayette, Armand Carrel, et s'imagine les avoir gagnés à sa cause ; afin d'attirer l'attention, il publie quelques brochures, entre autres des Rêveries politiques, où il amalgame les principes les plus contraires, le nom de république, un empire démocratique, le rétablissement de la conscription et de la garde nationale, le suffrage universel, le droit au travail, la liberté illimitée de la presse, un souverain héréditaire et inviolable avec des ministres responsables et deux chambres élues, l'une à temps, l'autre à vie il veut de la sorte satisfaire tous les partis, monarchistes, bonapartistes, républicains, socialistes ; cette étrange constitution ressemble à ces idoles de l'Inde qui ont plusieurs têtes, sept ou huit bras, autant de jambes, et certains de ses articles semblent écrits sous des inspirations saint-simoniennes.

A la mort du jeune duc de Reichstadt, en 1832, le prince Louis se croit appelé à lui succéder dans ses prétendus droits à la couronne de France, et c'est avec une foi superstitieuse dans le nom de Napoléon Ier avec une confiance sans bornes en sa propre étoile, qu'il va tenter de réaliser son rêve ambitieux. L'idée fixe du rétablissement de la dynastie napoléonienne l'a mordu au cœur cette inébranlable assurance, cette obstination persévérante, telle est sa force, force toute personnelle et cachée, tel est le ressort qui le précipite dans les entreprises les plus téméraires. Mais Louis-Napoléon commet un grave anachronisme politique ce qui deviendra possible et facile avec la France républicaine et anarchique de 1848, de 1851, est impossible avec la France monarchique et libre de 183G, de 1840, qui n'a pas oublié de quel prix il a fallu payer la gloire de Napoléon Ier. Le jeune prétendant n'a point de parti tout au plus est-il l'homme d'une petite coterie, composée de quelques officiers, d'anciens fonctionnaires sans emploi, de mécontents épars qui prennent pour des éléments de force présente les souvenirs gigantesques d'une puissance ensevelie vingt-cinq ans auparavant dans les conséquences de ses propres excès ; le reste de la France ignore profondément son existence.

Entretenir dans chaque régiment des affidés qui donneront le signal et l'exemple, se jeter dans Strasbourg, enlever la garnison au cri de Vive l'empereur ! appeler les citoyens à la liberté, la jeunesse aux armes, puis se diriger à marches forcées sur Paris, traverser rapidement l'Alsace, la Lorraine, la Champagne, réveiller les souvenirs de l'invasion et des grandes guerres, renouveler en un mot les merveilles du retour de l'île d'Elbe, faire de nouveau voler l'aigle impériale de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame, tel est le plan chimérique conçu par le prince. Tout arrive en France, a dit M. de Talleyrand, et si ce mot paraît contenir la philosophie de notre histoire depuis quatre-vingts ans, il faut lui ajouter un correctif tout arrive en France, à son temps, à son heure ; cette fois les conspirateurs se trompent de temps et d'heure.

Le 30 octobre, à 6 heures du matin, le prince Louis, accompagné de quelques amis travestis en officiers supérieurs, se présente à la caserne du 4e régiment d'artillerie, dont le colonel Vaudrey, gagné au complot, l'attend à la tête de sa troupe en armes. Dès qu'il l'aperçoit, il met le sabre à la main, et, se tournant vers son régiment : Soldats, s'écrie-t-il, une révolution vient d'éclater en France ; Louis-Philippe n'est plus sur le trône ; Napoléon II, empereur des Français, vient prendre les rênes du gouvernement. Il arrive sur le sol de la patrie pour rendre au peuple ses droits usurpés, à l'armée la gloire que son nom rappelle, à la France ses libertés qu'on méconnaît Soldats, votre colonel a répondu de vous criez donc avec lui : Vive Napoléon ! vive l'empereur ! Et il pousse ce cri qui est machinalement répété par les soldats. Le prince les harangue à son tour, et son allocution est encore suivie des cris de : vive l'empereur !

Il se met aussitôt à la tête du régiment, et envoie trois détachements, qui, placés sous les ordres des conjurés, réussissent à arrêter le préfet, le général commandant le département, à s'emparer du télégraphe ; un quatrième s'installe dans une imprimerie afin d'y préparer des proclamations. De son côté, il se dirige vers le quartier général de la division, fait cerner l'hôtel, monte entouré de son escorte, chez le général Voirol qui refuse en termes énergiques d'entrer dans le mouvement. Il le laisse alors sous la garde du commandant Parquin et se rend à la caserne du 46e régiment d'infanterie. Mais le colonel Talandier a été prévenu à temps, et sa présence change la face des choses il appelle à lui ses soldats un instant incertains, les harangue, leur dit qu'on les trompe, les rallie, donne l'ordre d'arrêter le prince et ses complices qui se réfugient dans les rangs des artilleurs. Aux cris de vive l'empereur poussés par ceux-ci, les fantassins répondent par le cri de vive le roi les deux troupes se mesurent du regard et semblent prêtes à en venir aux mains. La fermeté du colonel Talandier en impose à tous, et au milieu d'une mêlée assez confuse, les soldats s'emparent du prince, du colonel Vaudrey, de la plupart des conjurés. Quelques-uns réussissent à s'enfuir, et le 4e régiment d'artillerie, honteux de son égarement, regagne en bon ordre ses quartiers aux cris de : Vive le roi !

Le même jour où s'exécutait cette tentative de restauration impériale, un autre complot était prévenu à Vendôme il avait pour chef et promoteur principal un brigadier de hussards nommé Bruyant, pour agents une douzaine de soldats ; on avait résolu de s'emparer des officiers, des autorités de Vendôme, de proclamer la république. Avertis par des révélations, les chefs de corps prirent des mesures et firent arrêter les conspirateurs avant tout commencement d'exécution. Seul, le brigadier fit résistance, tua un sous-officier qui empêchait sa fuite et après avoir erré toute la nuit aux environs de Vendôme, revint de lui-même se constituer prisonnier. Il est probable qu'il y avait un lien entre cette équipée et le complot de Strasbourg, mais l'instruction ne put l'établir d'une manière formelle. Bruyant fut condamné à mort et relevé de la peine capitale par la clémence du roi.

Louis-Philippe et ses ministres résolurent de ne point traduire Louis-Napoléon devant les tribunaux et de l'envoyer en Amérique sur un bâtiment de l'État. Loin d'être arbitraire, cette mesure se trouvait fondée sur une loi positive ; elle était la conséquence logique de la loi de 1832, qui mettait hors du droit commun les membres de la famille impériale et de la branche aînée des Bourbons, en leur interdisant le sol de la France. Pour mon compte, écrit M. Guizot, je n'ai jamais servi l'empereur Napoléon Ier, mais je respecte la grandeur et le génie, même quand j'en déplore l'emploi, et je ne pense pas que les titres d'un tel homme aux égards du monde descendent tous avec lui dans le tombeau. L'héritier du nom, et, selon le régime impérial, du trône de l'empereur Napoléon, devait être traité comme de race royale, et soumis aux seules exigences de la politique. Conduit à Paris, le prince apprit du préfet de police, M. Delessert, la grâce dont il était l'objet ; il écrivit au roi pour lui témoigner sa reconnaissance et intercéder en faveur de ses complices. Lorsqu'il fut sur le point de s'embarquer à Lorient, le sous-préfet, M. Villemain, lui demanda s'il avait quelques ressources pour faire face à ses premiers besoins aux États-Unis ; sur sa réponse négative, il lui remit de la part de Louis-Philippe une somme de 16.000 francs en or.

Bien des années et quelles années se sont écoulées depuis cette époque ! Leurs enseignements sont clairs. Deux fois, en 1836 et en 1840, avec la persévérance de la foi et de la passion, le prince Louis-Napoléon a tenté de renverser la monarchie constitutionnelle ; il a échoué deux fois et dès les premiers pas. En 1851, il a renversé du premier coup la République... La monarchie constitutionnelle était un gouvernement régulier et libre qui donnait des garanties aux intérêts vrais et complets de la France ; la France qui l'avait désiré en 1789, en 1814 et en 1830, n'a jamais prêté son franc concours à ses destructeurs, et en 1848 elle a subi sa chute avec surprise et alarme. — La République commença en 1848 par l'anarchie et ne menait qu'à l'anarchie ; la France a accepté et soutenu l'Empire comme un port de refuge contre l'anarchie. Il y a des temps où les peuples sont gouvernés surtout par leurs désirs, et d'autres où ils obéissent surtout à leurs craintes. Selon que l'une ou l'autre de ces dispositions prévaut, les peuples recherchent de préférence la liberté ou la sécurité. C'est le premier secret de l'art de gouverner, de ne pas se méprendre sur leur vœu dominant.

Quant aux coupables subalternes, ils furent traduits devant la Cour d'assises de Strasbourg. En recourant à ce moyen, le ministère commettait une faute et témoignait d'un optimisme exagéré il fallait ou bien livrer les accusés à la justice de la Cour des Pairs, puisqu'il s'agissait d'un attentat contre la sûreté de l'État, ou bien leur infliger un dédaigneux pardon, en se bornant à des peines disciplinaires contre les officiers qui avaient méconnu leurs devoirs. Il y avait dans l'impunité accordée au principal coupable, des motifs de haute politique, qui devaient échapper au public on courait au-devant d'un échec inévitable en remettant le jugement d'une si grave affaire au jury, qui, depuis 1830, avait rendu de si déplorables et nombreux verdicts d'acquittement. La presse de l'opposition s'éleva avec violence en faveur du droit commun, de l'égalité devant la loi, contre les prétendues tendances du pouvoir à l'absolutisme. Égarés par ce concert de réclamations, séduits par l'idée d'infliger un blâme indirect, de donner une leçon au ministère, les jurés de Strasbourg crurent ne pas devoir frapper les instruments du crime, alors que son auteur principal était mis hors de cause, et que le procès se trouvait décapité en quelque sorte ; ils ne voulurent point se montrer plus sévères que le gouvernement lui-même en dépit des aveux des conspirateurs, des témoignages les plus décisifs, du texte formel de la loi, ils prononcèrent l'acquittement des accusés.

Et tandis que la dynastie de Juillet résistait aux tempêtes révolutionnaires, aux complots, aux émeutes, pareille à un rocher battu en vain par une mer furieuse, le vieux roi Charles X mourait obscurément en exil, à l'âge de quatre-vingts ans. Après son départ de l'Angleterre, la famille proscrite s'était retirée au château de Prague, puis à Goritz en Styrie. En quittant la ville de Prague, Charles X avait dit tristement : Nous abandonnons ce château, sans bien savoir où nous allons, à peu près comme les patriarches qui ignoraient où ils planteraient leurs tentes. A Goritz, de mornes pressentiments ne cessèrent de le poursuivre, il sentait l'ombre de la mort planer sur sa tête, il ne s'écoulera pas longtemps, disait-il, d'ici au jour où l'on fera les funérailles du pauvre vieillard. Plein de grandeur et de sérénité dans son immense infortune, Charles X puisait dans la religion le courage de vivre, et, sans abdiquer les principes qui lui avaient fait perdre sa couronne et sa patrie, ne proférait aucune plainte contre les auteurs de sa ruine. Le 6 novembre 1836, il succomba à une attaque de choléra[3].

Toutes les cours prirent le deuil d'étiquette, excepté la famille d'Orléans. Pour justifier cette abstention, le ministère invoqua un double motif d'abord la déchéance de Charles X, qui ne permettait pas de lui rendre les hommages décernés aux seules têtes couronnées ; puis les souverains ne portent le deuil que sur la notification qu'ils reçoivent d'un des membres des familles régnantes ; ni le duc d'Angoulême, ni le duc de Bordeaux ne feraient ! cette notification qui eût impliqué la reconnaissance de Louis-Philippe comme roi de France. Ces raisons semblent insuffisantes les convenances, les liens d'affection et de parenté faisaient à Louis-Philippe un devoir étroit de ne point se réfugier derrière de pointilleuses susceptibilités d'étiquette, d'honorer la mémoire d'un petit-fils de saint Louis et de Louis XIV qui avait été son bienfaiteur et son roi. Le ministère eut le tort de ne pas le comprendre, de trop se préoccuper de l'opposition, de la presse, des mesquines rancunes de la bourgeoisie parisienne.

La session des chambres approchait. Le cabinet franchirait-il ce Rubicon parlementaire, sortirait-il sain et sauf de cette redoutable épreuve ? Répondrait-il avec succès au sujet des affaires de Suisse, de l'Algérie et de Strasbourg ? La Chambre voterait-elle ses projets de lois ? Autant de questions de la solution desquelles dépendait son existence. Tout faisait présager de vifs débats renforcée de M. Thiers, l'opposition revenait nombreuse, disciplinée, prête à une guerre sans trêve ni merci.

Le 27 décembre 1836, à une heure, le roi, accompagné de M. le duc d'Orléans, du duc de Nemours et du prince de Joinville, sortait des Tuileries pour aller ouvrir la session au moment où il met la tête à la portière pour saluer la garde nationale, la détonation d'une arme à feu se mêle aux acclamations de la foule, une balle effleure la poitrine du roi, passe entre le duc de Nemours et le prince de Joinville, brise la glace de devant dont les éclats blessent deux des princes. Une nouvelle tentative d'assassinat vient d'avoir lieu saisi, arrêté sur l'heure, le coupable répond à ceux qui l'interrogent sur le mobile de son crime, qu'il le médite depuis plus de six ans, parce que ses lectures lui ont appris que les d'Orléans firent toujours le malheur de la France. Traduit devant la Cour de Paris, condamné à la peine des parricides, Meunier ne persista pas dans son cynisme de parade il se repentit, implora sa grâce, et sa peine fut, par la clémence royale, commuée en un perpétuel exil. Quelques jours après cet attentat de la police découvrait chez un mécanicien, nommé Champion, une machine infernale toute construite et prête à fonctionner. Arrêté aussitôt, et très-compromis par les premiers interrogatoires qui établissaient son intention criminelle avec une évidence écrasante, Champion s'étrangla dans sa prison.

Les premiers actes du Parlement furent loin de consolider la situation du cabinet, qui, pour la présidence de la Chambre des députés, n'osa pas combattre la candidature de M. Dupin, adversaire systématique de M. Guizot. Au contraire, la discussion de l'adresse eut pour résultat de le raffermir. L'opposition avait choisi comme principaux points d'attaque les affaires de Suisse et d'Espagne. Au sujet de l'espion Conseil, le comte Molé désavoua le fait comme antérieur à son ministère, rejetant le tort, s'il y en avait un, sur le cabinet du 22 février. M. Thiers essaya de se disculper en disant qu'il n'avait pas tout su. C'était une lourde faute de préparer ainsi un triomphe à l'opposition aux dépens de la fiction constitutionnelle, de divulguer à la tribune un démêlé qui ne devait pas franchir l'enceinte du conseil, de mettre en cause le roi lui-même, que beaucoup accusaient de s'immiscer dans les moindres détails de politique et de police. C'était aussi une faute et un procédé malveillant de la part de M. Molé de rejeter les torts sur son prédécesseur, au lieu de se refuser à toute explication touchant des faits de police secrète. Au point de vue des principes, si les ministres qui se succèdent appartiennent à des nuances diverses, parfois même à des partis opposés, le gouvernement est un. Il s'établit par la force seule des choses, entre ceux qui y prennent part, même lorsqu'ils y apportent des idées différentes, une sorte de solidarité qu'on pourrait appeler extérieure, et qu'ils ne sauraient répudier sans affaiblir et déconsidérer le pouvoir.

Une lettre du comte de Montalivet au président du conseil, fit tomber ce débat un peu mesquin, et s'évanouir cette effervescence parlementaire cette lettre était l'acte d'un homme de cœur, d'un homme de gouvernement, bien mieux pénétré que M. Thiers de ce principe constitutionnel le roi n'est responsable devant personne. Je déclare, écrivait M. de Montalivet, que la responsabilité de tous les actes du ministère de l'intérieur, depuis le 22 février jusqu'au 6 septembre, m'appartient et doit m'appartenir. Il n'est pas un acte de mon administration qui n'ait eu pour motif et pour but le véritable bien du pays, son honneur et la sûreté personnelle du roi. Je me borne à donner cette assurance, dont j'espère que personne ne suspectera la sincérité. Tout le monde comprendra que ma réserve est fondée sur les véritables principes du gouvernement constitutionnel.

La discussion sur la question espagnole donna lieu à un brillant tournoi oratoire auquel prirent part MM. Molé, Thiers, Guizot, Odilon Barrot et Berryer. En vain M. Thiers entreprit de justifier sa politique d'intervention dans un de ces discours lumineux et incisifs dont il avait le secret en vain il tenta de passionner le débat en incriminant le cabinet du 6 septembre, en lui reprochant sa timidité et son inertie. Le comte Molé et M. Guizot avaient beau jeu à le réfuter, à l'opposer à lui-même. Vous avez eu, lui répondirent-ils, deux politiques : d'abord vous ne vouliez pas l'intervention, puis vous en avez fait la condition impérative de votre cabinet nous sommes loin de refuser à l'Espagne l'autorisation de recruter des hommes en France ce que nous refusons, c'est une coopération directe, telle est la seule question. M. Thiers avait entrepris une tâche impossible, celle de convaincre de la bonté de son système une Chambre qui toujours s'y était montrée hostile le vote du paragraphe de l'adresse sur l'Espagne à une majorité de soixante et onze voix, fut la condamnation formelle de sa politique extérieure.

Dans les débats relatifs à l'expédition de Constantine et à l'échauffourée de Strasbourg, la majorité continua de prêter hautement son appui au cabinet du 6 septembre. Au sujet du prince Louis, M. Dupin accusa le ministère d'avoir commis un acte arbitraire, une infraction aux règles sur la séparation des pouvoirs, une violation du principe de l'égalité devant la justice et devant la loi. Le président de la Chambre parlait en procureur général, M. Martin du Nord, lui répondit en homme politique l'adresse fut adoptée à une majorité de quatre-vingt-cinq voix — deux cent quarante-deux contre cent cinquante-sept.

Peu de temps après, sur la proposition du ministère, le Parlement votait plusieurs lois importantes, relatives aux caisses d'épargne, aux attributions municipales, à la garde nationale, aux travaux publics. L'exposé des motifs du budget de 1838, par M. Duchâtel, attestait que, malgré les désordres et les crises de l'intérieur, le bienêtre général se développait depuis six ans d'une manière satisfaisante l'aisance descendait dans toutes les classes, y faisant sentir la nécessité de l'ordre et le prix de la liberté. Telle était l'extension de la richesse publique et l'accroissement des consommations, que les taxes indirectes dont le produit n'était que de 522 millions en 1830, avaient donné 612 millions en 1836. En résumé, M. Duchâtel évaluait pour 1838 les revenus de l'État à la somme totale de 1.053.340.078 francs, les dépenses à 1.037.288.050 francs ; ce qui devait laisser un excédant de plus de 16 millions de francs. Lorsque pour la première fois, le budget des dépenses s'était élevé à un milliard, M. Thiers avait dit saluez ce milliard, messieurs, vous ne le reverrez plus.

Le ministère du 6 septembre se croyait consolidé par ses triomphes parlementaires, et la discussion de l'adresse à la Chambre des Pairs avait eu pour lui le résultat le plus favorable. Il avait trop présumé de la fortune, de lui-même, de ses partisans le 17 janvier 1837, il apprenait l'issue du procès de Strasbourg, le verdict d'acquittement, ce démenti donné à la loi, à la vérité, cette victoire des partis sur les pouvoirs publics, le scandale des jurés s'érigeant en censeurs du gouvernement, assistant à un banquet offert aux accusés absous, protégeant jusque dans le sein de l'armée l'indiscipline et la défection. Qu'on vienne nous parler maintenant de désarmer le pouvoir, s'écria M. Guizot !

Le ministère présenta aussitôt trois projets de loi destinés, selon lui, à corriger l'insuffisance des lois de Septembre, à prévenir le résultat de désordres tels que l'attentat de Meunier et le verdict de Strasbourg. Un de ces projets remettait en vigueur trois articles du Code pénal de 1810, abrogés par la loi du 28 avril 1832, qui punissaient de la réclusion la non-révélation des complots formés ou des crimes projetés contre la vie ou la personne du roi. Un autre demandait qu'il fût établi à l'île Bourbon une prison pour recevoir les individus condamnés à la déportation. Le troisième avait pour but d'en appeler à la fois au jury et aux conseils de guerre pour tout crime exécuté en commun par des militaires et de simples citoyens.

C'était déjà beaucoup de demander aux Chambres l'adoption de ces trois projets le cabinet ne craignit pas de leur adjoindre d'autres propositions. Il crut l'instant favorable pour résoudre une question restée en suspens depuis 1830, celle de la dotation des princes de la famille royale. A côté des lois répressives, il présenta plusieurs lois dynastiques tendant à constituer une dot d'un million à la reine des Belges, à augmenter d'un million le revenu du duc d'Orléans, à donner en apanage au duc de Nemours le château de Rambouillet avec les forêts de Sénonche, de Châteauneuf et de Montérant.

L'effort de la lutte se porta tout d'abord sur la loi dite de disjonction trente et un orateurs prirent part à la discussion qui dura sept jours et dont l'éclat, l'élévation, la profondeur rappelèrent les grandes batailles oratoires de la Restauration. M. Dupin parla le premier contre le projet son dévouement bien connu au roi, son talent de jurisconsulte rendaient sa parole d'autant plus redoutable que l'opposition allait réunir toutes ses forces pour le seconder, et qu'il avait pour lui les instincts et les habitudes de la plupart de ses auditeurs. La loi, disait l'orateur, violait deux principes fondamentaux en matière de procédure criminelle, l'indivisibilité et la connexité passant en revue toutes les phases si diverses de notre législation criminelle, et sous l'ancien régime et depuis la révolution, M. Dupin montrait que dans tous les temps on avait respecté cette règle et faisait ressortir avec beaucoup d'énergie les embarras d'une nouvelle juridiction qui amènerait un double jugement. Il apercevait quelque chose de plus terrible dans les deux procès qui se feraient séparément. Si les accusés du conseil, de guerre étaient condamnés, l'accusateur public se présenterait au jury, leur tête à la main en quelque sorte, pour demander la tête des autres... la loi serait funeste à la discipline militaire et détruirait chez les soldats le caractère de citoyen... La société .civile ne devait pas abdiquer sa propre tutelle ; la justice ordinaire du pays offrait enfin plus de garanties aux citoyens que la justice confiée à des juges militaires, excellents pour juger des faits de discipline, mais qui ne trouvaient pas dans leurs études les mêmes lumières que les magistrats, ni peut-être la même indépendance pour juger des délits politiques.

Le ministère, reprenait M. Berryer, vient vous dire que les gouvernements passés avaient des armes pour se défendre et que ces armes lui manquent. Eh qu'il nous dise donc en quoi toutes ces fausses et injustes juridictions ont servi les gouvernements qui ont précédé le gouvernement actuel ! A quoi ont servi et la cour martiale, et le tribunal révolutionnaire, et les conseils extraordinaires, et les commissions spéciales de l'Empire, et les cours prévôtales ?... La force des gouvernements, c'est d'être appuyés sur un bon principe et surtout d'être fidèles au principe qui les a constitués... Le passé nous le dit assez tous les gouvernements se sont suicidés, ou parce que leur principe était mauvais, ou parce qu'ils se sont détournés, écartés, éloignés de leur principe. Aux yeux de M. Nicod le verdict de Strasbourg n'était qu'un fait isolé. Les jurés avaient donné au pouvoir une leçon qui ne serait pas perdue, car on devait croire que le principe d'égalité devant la loi ne serait plus violé. De la part d'un jurisconsulte, il y avait là une étrange 'confusion d'idées et de principes. Ce pouvait être le langage d'un avocat. ce n'était pas le langage d'un magistrat, ni d'un législateur. Mais l'esprit de parti est un Procuste qui couche fort mal la vérité. Louer les jurés d'avoir violé la loi, c'était les pousser à se considérer avant tout comme des hommes politiques, comme des juges du pouvoir. A vrai dire, le jury sous le gouvernement de Louis-Philippe, fut à la magistrature ce que la garde nationale est à l'armée régulière, et l'on aurait pu le définir : une garde nationale judiciaire.

A l'argumentation de leurs adversaires, les orateurs du gouvernement objectaient à leur tour de puissantes raisons. D'après M. de Lamartine, rien n'autorisait le jury de Strasbourg à venger la patrie et la légalité qu'on disait violées par le gouvernement. Le jury était-il un corps politique ? Avait-il reçu un mandat de contrôler les actes du pouvoir et de les venger au gré de ses passions politiques, par des arrêts ou des dénis de justice ? Pouvait-on appliquer au prince Louis-Napoléon le niveau ordinaire de la pénalité et le joug de l'ostracisme ? Pouvait-on vouloir qu'il fût l'égal de tous devant les lois pénales, et qu'il fût un ilote devant la loi politique ? Non, le gouvernement ne pouvait le traiter d'après la loi commune ; il n'avait qu'une loi à lui appliquer c'était la loi de sa nature, c'était la loi de sa naissance.... la loi de son perpétuel exil. — Y avait-il parité, assimilation possible, entre un simple citoyen qui n'exerce aucune fonction dans la société, qui n'a pas de responsabilité, pas de grade, pas de commandement, qui ne viole aucune confiance, qui n'est armé d'aucun pouvoir exceptionnel et un chef de corps, par exemple, qui est investi par la société tout entière des plus hautes et des plus graves attributions ? Comparerait-on cet individu à un chef de corps qui a le grade, cette fonction dont la société l'a pour ainsi dire sacré, à un chef militaire qui a le drapeau, cette patrie dans la patrie, qui a la discipline cette loi particulière, cette loi de fer, inventée par toutes les nations pour réprimer les tentatives audacieuses des armées qu'elles sont obligées de mettre sur pied ? Le comparerait-on à un chef militaire qui peut, d'un mot, d'un signe, commander à deux ou trois mille hommes, faire tourner les baïonnettes contre le pays, opprimer les citoyens, violer les domiciles ? Dans un pays tout militaire comme la France, la question n'était pas de savoir si l'indivisibilité ou la connexité étaient des éléments plus ou moins parfaits de conviction pour le juge, mais de donnera la société des garanties contre le danger des révolutions militaires. Enfin M. de Lamartine peignait avec les plus vives couleurs les soulèvements des armées, cent fois plus redoutables que les insurrections de l'anarchie.

Le poète-orateur avait pénétré dans les entrailles de la question, élevé le débat à une hauteur d'où le faisaient sans cesse descendre les jurisconsultes, légistes et humanitaires de la Chambre. La loi de disjonction n'avait rien de contraire à la morale, à la raison en soi, aux principes essentiels du droit naturel et constitutionnel elle ne créait point de juridiction exceptionnelle, et renvoyait les divers prévenus devant leurs juges ordinaires ; elle était opportune pour raffermir la justice et l'esprit militaire. Le gouvernement se proposait seulement d'empêcher que par un subterfuge, on ne parvînt à retirer aux conseils de guerre leurs justiciables, à ménager une véritable impunité aux plus grands coupables. La règle de l'indivisibilité avait subi et subissait de nombreuses exceptions, en cas de contumace ou de maladie des accusés, en matière de désertion, d'embauchage, de vol, de recèlement d'effets militaires. N'était-ce pas une dérision de venir parler du respect de la république, de l'empire pour cette règle, alors que le tribunal révolutionnaire et les commissions militaires soumettaient les conspirateurs avec leurs complices, soldats ou citoyens, au même jugement ?

En dépit de ces considérations supérieures, le projet de loi sur la disjonction fut rejeté par 211 voix contre 209 ; les autres projets demeurèrent frappés par ce premier échec, comme dans une bataille, la débandade du premier bataillon entraîne souvent la panique du reste de l'armée. Royer-Collard alla trouver le président du conseil, lui déclara qu'il parlerait contre le projet de non-révélation, et lui lut un discours très-étudié qu'il devait prononcer. A ses yeux, cette loi choquait le droit de la conscience, insultait, violait les mœurs nationales ; c'était une loi de tyrannie et d'inquisition politique. C'était la délation dans son plus vil caractère, c'était le tronc de Venise que la loi instituait comme un ressort permanent, journalier du gouvernement, transportant l'espionnage dans l'intimité de la vie civile, donnant à chacun le pouvoir secret de faire courir à chacun le risque d'une accusation capitale. Le procès de Cinq-Mars était là pour attester à jamais qu'il n'est pas vrai qu'il y ait dans la nature des choses, par une invincible conséquence, complicité dans la non-révélation. De Thou était, de son aveu, non-révélateur, et de l'aveu de Laubardemont et de l'arrêt, il n'était pas complice.

Le rejet de la loi de disjonction, la gravité des circonstances, l'opposition de Royer-Collard dont on connaissait la légitime autorité sur la Chambre, les motifs exposés par lui avec tant de force, firent réfléchir le ministère et le décidèrent à retirer le projet ; la loi de déportation eut le même sort.

Rien n'est contagieux comme la défaite il semblait qu'une épidémie parlementaire atteignît tous les projets du cabinet. Les lois de dotation avaient tout d'abord soulevé de violentes attaques dans la presse opposante, rencontré un accueil plein de froideur parmi les amis eux-mêmes du gouvernement. Les journaux dynastiques se renfermaient dans une réserve muette, ne faisaient rien pour arracher le public aux influences qu'il subissait. On flétrissait les lois d'apanage du nom de petites lois du cœur, de petites lois intimes ; on rapprochait les lois de rigueur présentées contre le pays et les demandes d'argent pour la famille royale. Le pamphlet du vicomte de Cormenin sur la dotation du duc de Nemours eut le plus grand retentissement 24 éditions le répandirent en France, et sous toutes les formes infestèrent les villes et les campagnes. Représenter le roi comme un insatiable thésauriseur, semer à pleines mains la dérision et l'injure sur toute sa famille, colporter, accréditer l'imposture et la calomnie, accumuler, grouper avec art les chiffres mensongers et les fausses assertions, mettre beaucoup d'esprit au service du scandale et de l'envie, tel fut le but, le résultat du pamphlet. Le succès dépassa les espérances, et la loi, avant même de venir en discussion, était frappée à mort. C'étaient là des considérations toutes républicaines, écrit Louis Blanc ; elles touchèrent néanmoins une bourgeoisie qui se disait monarchique. Ils ne comprirent pas, ces bourgeois inconséquents, qu'il est dans la nature des choses qu'une royauté s'entoure d'éclat... ils voulaient un maître qu'ils eussent le droit d'humilier au besoin.

Ces discussions byzantines, cette timidité pusillanime du plus grand nombre, cet engouement du public pour un libelle calomniateur ne révélaient que trop le défaut de perspicacité, la myopie intellectuelle du parti de l'ordre. C'était le même spectacle, c'étaient les mêmes petitesses qu'au sujet de la liste civile en 1832. Et, non content d'annoncer hautement son intention de repousser les projets d'apanage, le centre gauche laissait échapper cette impertinente apostrophe c'est une question de haute mendicité.

Aux adversaires de ces projets, on aurait pu rappeler l'opinion du général Foy, de MM. Dupin et Laffitte qui voyaient jadis dans l'apanage princier une institution nationale et monarchique. D'ailleurs, les propriétaires apanagés jouissaient de leurs biens aux mêmes conditions que les autres citoyens, ne pouvaient ni les vendre, ni les laisser prescrire, et, s'ils arrivaient au trône, devaient les rendre à l'État. Quant aux insinuations de M. de Cormenin sur la fortune et les économies de Louis-Philippe, nous examinerons un peu plus loin ce qu'il faut penser de ces invectives.

L'attitude du duc de Nemours mit fin à ce déplorable incident plein de désintéressement ce prince se rendit chez M. Molé et lui manifesta en termes formels son désir que le projet ne fût pas mis en discussion.

Sous le poids de ses échecs, le ministère se traînait languissant, divisé. En vain il avait annoncé qu'il ne se retirerait pas après le rejet de la loi de disjonction on considérait son agonie comme commencée, on résumait l'impression générale dans ce mot piquant il est mort, mais il ne veut pas qu'on le sache. Les dissensions intestines du cabinet auraient seules suffi pour l'énerver et le désagréger ses deux grandes personnalités, MM. Molé et Guizot, tous deux différents par leur caractère, leurs mœurs politiques, se heurtaient, se jalousaient, demeuraient vis-à-vis l'un de l'autre dans cet état voisin de l'hostilité qu'on appelle la neutralité armée, et que l'urbanité des formes, la parfaite convenance des rapports déguisaient à peine.

M. Guizot avait reconnu qu'on ne gouverne pas avec des combinaisons factices, et qu'il s'était vainement flatté d'exercer, comme ministre de l'instruction publique, toute l'influence dont sa politique avait besoin. Ainsi se réalisaient les pressentiments du duc de Broglie, lorsque celui-ci lui écrivait le 12 septembre Pourquoi le personnage principal, celui qui fait le nœud et la force du cabinet, se trouve-t-il à la dernière place ? Quand ce ne serait là qu'une apparence, ce serait déjà un grand mal, mais je crains bien qu'il n'y ait là plus qu'une apparence. il ne faut pas se faire illusion sur ce point ; le public est très-las des crises ministérielles, presque autant qu'il est las des révolutions. Au dire de M. Guizot, M. Molé savait mieux vivre avec des supérieurs qu'avec des égaux. Quand il se trouvait au contraire avec des égaux ou des associés, il devenait méfiant, ombrageux, susceptible, et livré tantôt à des inquiétudes, tantôt à des prétentions mal fondées et incommodes. D'autre part, M. Molé, homme de transaction, habile à pressentir les tendances de la majorité, peu accessible aux engagements et aux liens de parti, se souciait avant tout de gouverner avec et par la Chambre des députés, où divers symptômes lui avaient révélé que la politique de résistance perdait du terrain.

Les doctrinaires insistèrent pour que M. Guizot prit à l'Intérieur la succession de M. de Gasparin, que sa modestie, la difficulté de son élocution rendaient peu propre aux luttes de la tribune. M. Molé refusa ; en peu de jours sa rupture avec M. Guizot et la complète dissolution du cabinet furent des faits accomplis.

La question se posait de savoir lequel des deux l'emporterait et reconstituerait le ministère, M. Guizot représentant de la politique de résistance, ou M. Molé qui s'apprêtait à devenir le chef de la politique de concession. Pendant plusieurs semaines, les deux rivaux essayèrent tour à tour de former un ministère capable de grouper autour de lui une majorité. M. Guizot avait conçu une grande et généreuse pensée, celle de ressusciter le ministère du 11 octobre avec MM. de Broglie, Duchâtel et Thiers ; le refus de ce dernier fit échouer cette tentative. Le maréchal Soult s'efforça aussi de mettre fin à l'interrègne ministériel mais MM. Thiers, Humann et Passy, tout en acceptant ses propositions, ne s'entendaient pas sur des points capitaux, tels que la conquête de l'Algérie, la conversion des rentes, l'intervention en Espagne. Les journaux conservateurs criblaient de sarcasmes les nouveaux candidats, les montrant divisés sur presque toutes les questions, quoique unanimes sur le partage du pouvoir, et désignant ironiquement le ministère projeté du nom de Ministère des questions réservées. Ces pourparlers n'eurent pas de suite.

Le 13 avril 1837, M. Guizot offrait au roi une nouvelle combinaison dans laquelle figuraient avec M. de Montalivet et le duc de Montebello, MM. Duchâtel, de Rémusat, Dumon, le général Bugeaud. Louis-Philippe ne crut pas devoir aller aussi loin dans la voie de la résistance, et le 15 avril, le Moniteur annonçait la formation d'un nouveau cabinet où M. Molé restait président du conseil, ministre des affaires étrangères ; MM. Barthe, de Montalivet, de Salvandy, Lacave-Laplagne devenaient ministres de la justice, de l'intérieur, de l'instruction publique et des finances. MM. de Rosamel, Martin (du Nord) et le général Bernard gardaient leurs portefeuilles.

 

 

 



[1] Voir les très-intéressants ouvrages de M. Ernest Daudet sur M. de Martignac et le procès des ministres de Charles X.

[2] Voir sur l'expédition de Constantine le chapitre XV.

[3] Il est triste, écrivait madame de Girardin, de voir toujours les rois proscrits, guillotinés pour des malentendus de peuples ! Autrefois un homme déplaisait au prince qui l'envoyait à la Bastille ; aujourd'hui c'est le prince qui déplaît au peuple et le peuple absolu le proscrit. La terre de l'exil est donc la Bastille des rois.